There are stars at the bottom of the sea

Chapitre 1 : Un oiseau de bon présage

3425 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 02/05/2024 08:54



Cette histoire prend place dans une suite alternative à l'épisode 6 de la S2 d’OFMD


1719 ~ Au large d’Hispaniola, mer des Caraïbes


Une volée de mouettes affamées tournait bas dans le ciel dégagé, au-dessus des eaux calmes et turquoises de cette partie du monde, signe de la proximité des terres.

L’une d’elles, plus vorace ou plus courageuse que les autres, entama sa descente en se laissant porter par les vents chauds des Caraïbes. Attirée par le chahut provoqué par deux navires amarrés l’un à l’autre en contrebas, promesse de présence humaine et donc, de nourriture, elle se rapprocha pour se poser délicatement sur la dunette peinte en jaune du plus petit des deux. Il n’y avait aucune activité sur ce navire-ci, simplement bercé par le roulis. L’oiseau le choisit pour étudier la situation, tout en lissant le bout de ses rémiges… Les coups de canon avaient cessé depuis peu, ramenant un calme relatif, perturbé seulement par le fracas des armes et les grincements du bois soumis aux pas précipités des hommes qui se poursuivaient sur l’autre bateau.

L’oiseau, voyant plusieurs tonneaux de vivres éventrés et renversés sur le pont adverse, se décida à s’approcher davantage. En quelques coups d’ailes, il se posa prudemment sur son mât d’artimon afin d’évaluer les dangers qu’il encourrait à atterrir un peu plus bas. 

 

Inclinant avec curiosité sa tête vers le bruit d’une porte qu’on claquait violemment, La Mouette vit un homme de haute stature quitter la cabine. Le visage sévère, encadré par de longs cheveux gris parsemés de blanc, assortis aux couleurs de sa barbe, l’individu s’arrêta un moment pour examiner le foutoir face à lui. Une légère brise faisait danser ses longues mèches ondulées sur les épaulettes de sa veste en cuir à manche unique. Son bras droit, ainsi visible, était habillé exclusivement de tatouages aussi noirs que le reste de sa tenue. Il se terminait par une main puissante recouverte d’une mitaine en cuir, qui reposait sur le pommeau d’une dague, rangée dans son fourreau. 

De l’autre côté de sa ceinture, la crosse en laiton et en bois d’un pistolet à silex dépassait de son étui, seule touche de couleur discernable sur le pirate. Après avoir embrassé du regard son équipage, aux prises avec les derniers survivants, l'homme s’avança soudain à grandes enjambées pour se diriger vers le pont principal. Il ne tenait aucune arme à la main, pourtant chaque homme qu’il croisait s’empressait de s’écarter, dégageant les cadavres de son passage… L’écho de ses bottes sur le chêne massif cessa de résonner lorsqu’il souleva d’un geste vif le panneau de cale pour plonger dans les entrailles du navire. La déflagration des derniers tirs de pistolet ne tarda pas à résonner dans l’immensité de l’océan, suivis de peu par les derniers cris d’agonie…  

Les pirates se rassemblèrent ensuite sous les ordres d’un autre homme vêtu de noir, mais plus petit et avec des cheveux plus courts, bien que de la même couleur. S’accoudant au bastingage en faisant fi des éclaboussures poisseuses sur lesquelles il posa nonchalamment les manches bouffantes de sa chemise, l’homme observait les marins commencer à charger le butin sur le bateau à la figure de proue décapitée.


La Mouette en avait vu d’autres, des scènes comme celle qui se jouait en ce moment sous son bec. Avant que le soleil ne se couche, les vaincus seraient laissés pour compte, les tripes à l’air sur le pont, et ce serait l’heure du buffet pour tous les charognards du ciel. 

Mais La Mouette était maligne ! Première arrivée, première servie…  


                                                                         * * *



Le Paradise Lost n’avait rien d’exceptionnel.


C’était un banal navire marchand anglais comme Edward Teach aka Blackbeard en avait abordé des dizaines, peut-être même des centaines auparavant… L’équipage, terne, n’avait pas opposé une grande résistance et leur capitaine, éteint, s'était retrouvé désarmé en moins de trois minutes de combat. 

Un bateau fade, un capitaine fade, un équipage fade ! 

En ouvrant la cale, Ed s’attendait à trouver une cargaison toute aussi insipide. Une grande partie de la marchandise contenue dans le bateau se résumait en tissus et en verroteries, il y avait également quelques armes, mais pas assez pour que Blackbeard en tire un profit substantiel. Un butin médiocre, à l’image de cet abordage, le pirate avait vu juste ! De rage, il balança un coup de pied dans une des malles de bibelots qui s’écroula dans un vacarme assourdissant, provoquant un petit cri étouffé depuis l’extrémité de la cale. Ravi à l’idée de passer sa colère en effrayant le petit malin qui s'était caché là, il traversa d’un pas décidé la distance qui le séparait de la montagne de tapis estampillés “manufactures Brown”, d’où le cri d’effroi s'était échappé. 

Il jeta ensuite les rouleaux de carpettes un à un, tout en jurant comme un charretier : 


— Putain, mais sors de là, toi ! Putain de vermine, tu crois que tu vas sortir vivant de ce putain de bateau ? T’es en présence du putain de capitaine Blackbeard, putain, tu sais ce que ça veut dire ?  


Il s’arrêta net en tombant sur une paire d’yeux aussi bleus que l’océan qui le fixait d’un regard effrayé, mais déterminé. L’énergumène qui lui faisait face avait un visage doux et rond, quasiment poupin, malgré sa trentaine avancée. Ses cheveux, ses vrais cheveux, puisqu’il ne portait pas de perruque, contrairement aux autres officiers du bateau, étaient mi-longs, d’un blond presque blanc. Ils tombaient en une abondante cascade de mèches frisottantes soignées sur la soie bleu foncé de son gilet en brocart. L’homme se tenait debout, les bras écartés et rabattus légèrement vers l’arrière. 

Lorsqu’il parla, d’une voix un peu fluette aux accents aristocratiques mal dissimulés, il haussa un de ses sourcils, d’un air contrarié :   


— Est-il bien nécessaire d’être aussi grossier ?


Abasourdi par l’assurance des propos de l’homme, inversement proportionnelle à la précarité de sa situation, Ed fronça les sourcils, tout en jetant un coup d'oeil par-dessus son épaule : 


— Putain, mais qu’est-ce que tu crois cacher comme ça derrière toi, l’Anglais ?


Le pseudo-aristocrate leva brièvement des yeux inquiets au ciel, visiblement excédé par tant d’impolitesses, avant de reprendre contenance : 


— Ce n’est que mon valet ! Si je ne peux le soustraire à votre langage, j’ai bien l’intention de le protéger de votre bestialité… 

— On n’est pas des bêtes ! rétorqua Ed.

— Allez dire ça à tous ces pauvres hommes que vous avez envoyés ad patres… 

— Ad pas quoi ? Putain, mais quelle langue tu parles toi, bouffon d’aristocrate ?

— Je ne suis pas un aristocrate et c’est du latin… 


Avant que le blond n’ait le temps de poursuivre, le bras de Blackbeard l’écartait brutalement pour saisir le valet par le jabot de sa chemise : 


— Toi ! Montre-moi tes dents ! grogna Ed, en le forçant à ouvrir la bouche. 

— Ce n’est pas une mule, que diantre ! protesta le pseudo-aristocrate, en tentant de délivrer le jeune homme de la poigne de fer du pirate. 

— Tu feras un bon matelot pour le Revenge ! déclara Ed, en relâchant le jeune homme, rendu mutique par la peur.

— Je vous demande pardon ? intervint le blond.

— Lui, il m’est utile, toi, tu me sers à rien ! Tu vas rejoindre la poignée de survivants attachés au grand mât…

— Je vous prie de m’excuser, mais je sais naviguer ! protesta l’Anglais.

— T’es un peu trop élégant pour être un putain de matelot ! 

— C’est parce que le capitaine m’a chargé du stock et de la comptabilité du navire compte tenu de mes aptitudes ! Voyez-vous, avec l’aide de mon valet, nous…

— Et puis tu parles trop ! le coupa Ed.

— Je vous explique simplement…

— Tu vas la fermer ta putain de gueule ? Allez hop, sur le pont, tous les deux ! 


L’anglais posa une main sur l’épaule de son valet terrorisé pour l'inciter à coopérer. Le jeune homme, aux cheveux bruns coupés courts, dont les boucles rebiquaient au dessus des oreilles, acquiesça silencieusement, mais au moment de passer devant Blackbeard, celui-ci le stoppa d’une large main posée sur son sternum : 


— C’est quoi ton nom, petit ? 


Le valet s’éclaircit la gorge et répondit, après un regard furtif vers son compagnon d’infortune : 


— Mu… Muriel, monsieur ! 

— Capitaine ! le reprit Ed, en le poussant sans ménagement vers la sortie.


L’Anglais s’arrêta ensuite à son niveau : 


— Et… Et moi ? Vous ne me demandez pas mon nom ? 

— J’en ai rien à foutre ! T’as quoi là-dedans ? lui demanda Ed, en lui arrachant la large besace en cuir qu’il tenait serrée contre lui. 

— Rien… N’y touchez pas, s’il vous plaît, ce ne sont que des livres… implora l’Anglais, en voyant le pirate fourrager dans le sac avec ses doigts crasseux. 

— C’est quoi comme bouquins ? 


L’Anglais tentait de reprendre, avec des gestes révérencieux, chaque livre que le pirate sortait de la besace : 


— Ce… Celui-ci, c’est l’Historia Insectorum et… Et celui-ci, c’est l’Historia Plantarum, le deuxième volume ! J’ai… J’ai les trois volumes de la collection. En fait, je possède tous les livres de John Ray (1)... Celui-ci… Attention avec vos grosses pattes ! Celui-ci, c’est L’existence et la sagesse de Dieu, manifestés dans les œuvres de la Création. Une édition originale de 1691 ! 

— Il pèse une tonne ce sac, y a que des putains de livres là-dedans ou des lingots d’or ? Et tous ces carnets, qu’est-ce que c’est bordel ? 

— Ce sont… Ce sont mes notes personnelles, faites attention pour l’amour de Dieu ! Il y a dix ans de recherches dans ces carnets… 


Le regard d’Ed se perdit un instant dans le vague, tandis qu’il remettait pêle-mêle livres et cahiers dans la besace. 




                                                                       * * *




Stede Bonnet, secondé par Lucius, continuait d’explorer la cabine du capitaine dans l’espoir de dénicher quelques livres pour garnir les étagères de sa propre bibliothèque. Il peinait à remplacer tous ses précieux ouvrages, balancés par-dessus bord par son amant lors de leur rupture, deux ans plus tôt… La plupart du temps, il ne trouvait que des livres de comptes, des manuels militaires assommants et une quantité invraisemblable de Bibles ! A de rares occasions, il dénichait quelques classiques anglais, mais cela arrivait moins souvent qu’une épidémie de grippe intestinale… 


— Ces navires marchands sont d’un ennui… soupira Stede, les bras ballants. 

— Vous ne vous attendiez pas à trouver un exemplaire d’Othello, rassurez-moi ? répondit Lucius, gentiment exaspéré.


Le capitaine Bonnet, la cinquantaine fringante avec ses cheveux blonds impeccablement coiffés et ses vêtements aux matières nobles et aux couleurs vives, était l’opposé d’Edward, son co-capitaine et amant. Le visage radieux, marqué par des fossettes et des rides creusées par ses sourires, il brillait par sa gaieté et ses bonnes manières, d’où son surnom de Gentleman Pirate


La trentaine presque fraîche pour sa part, Lucius Spriggs regardait autour d’eux en tripotant le foulard délavé noué à son cou. Il avait réussi à arrêter de fumer (une fâcheuse habitude prise suite à sa séparation accidentelle de l’équipage, deux ans plus tôt), mais avait gardé l’habitude d’occuper ses mains pour chasser l’envie consummante du tabac.


— Que diriez-vous de dévaliser la garde-robe plutôt que les livres de comptes ? Pendant ce temps-là, je vais rassembler l’encre, les plumes et les parchemins, ça pourra toujours servir !

— Bonne idée, Lucius ! Ce serait bien le Diable qu’un capitaine n’ait pas quelques étoffes en soie dans sa cabine… 

— Et ne gardez pas tout pour vous ! Je n’ai plus rien à me mettre… 




                                                                        * * *



Le bruit de la jambe de bois, ou plutôt de la patte (empruntée à la licorne de la figure de proue du Revenge) du second de Blackbeard, Israel “Izzy” Hands, claquait sur le pont du Paradise Lost avec impatience, tandis qu’il invectivait l’équipage : 


— Magnez-vous, on va pas y passer la nuit ! Même avec une seule jambe, je chargerais plus vite que vous, crétins ! 


L’équipage, habitué aux éloges d’Izzy, ne s’en formalisait plus et continuait à transférer coffres, tonneaux et sacs avec la même anarchie d’un navire à l’autre… En tournant son visage vers La Mouette, qui, aussi empressée que lui, s’était rapprochée pour se poser sur le gaillard d’avant, le second repéra deux hommes s’extraire de la cale, poussés par Ed. 

Partagé entre la curiosité et l’exaspération, Izzy s’approcha en claudiquant puis lança de sa voix éraillée : 


— Je les accroche au mât avec les autres ou je les égorge ?

— Ni l’un, ni l’autre, Izz’ ! répondit Blackbeard, en replaçant une mèche de cheveux rebelle derrière son oreille gauche, d’où pendait un long bijou argenté. 


Optant pour l’exaspération, le second jaugea les individus d’un oeil expert : 


— Otages ? Je croyais qu’on avait dit pas de prisonniers ! 

— Non plus ! 

— Eclaire-moi… 


Ed poussa le valet terrorisé dans les bras de son ami : 


— Lui, c’est Muriel ! Nouveau membre enthousiaste du Revenge ! Izzy, Muriel, Muriel… En fait, évite de l’appeler si tu veux pas te prendre une baffe ! résuma le capitaine. 

— Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ?

— J’en sais rien putain, colle-le à Jim !  

— Comme tu veux… L’autre ? Il empeste le parfum… grimaça le second.

— Justement ! Regarde comme il est bien habillé, il sent bon et tout… Il pourrait faire des… Des trucs de gentlemen avec Stede ! s’enthousiasma Ed.

— Je veux rien savoir de vos putains de préliminaires ! 

— Mais non, je parle pas de ça ! C’est juste que… Stede rêverait d’avoir un genre de… Je sais pas… Un homme de compagnie ? Celui-là sait lire, même le… Le quoi, t’as dit déjà ? demanda Ed, en secouant l’homme par la manche de sa chemise.

— Le latin ! répondit l’anglais, d’une voix irritée.

— T’es sérieux ? Tu veux le ramener à bord pour qu’il lise des putains de trucs en latin à Stede ? 

— Ca ou autre chose ! Ils pourraient aussi prendre le thé ensemble, regarde ! Ils s’habillent pareil ! 


Izzy dévisagea un moment Blackbeard, avant de répondre, en secouant la tête : 


— Putain, ce que tu peux être bizarre… 


Avec un sourire fier, Ed ajouta : 


— Il s’appelle Azirafalpala !

Aziraphale ! corrigea l’intéressé, d’une voix grave.

— Te fatigue pas, j’en ai rien à foutre ! Allez, on se bouge ! commanda Izzy, en faisant un signe de tête agacé.

— Je vais rejoindre Stede ! Va planquer l’aristo dans la cabine du Revenge pendant ce temps ! Je vais lui faire la surprise… 

— Ouais, ouais… 


Pendant qu’Ed retraversait le pont à grands pas sous le regard intéressé de La Mouette, Izzy suivait les deux nouveaux de près : 


— Muriel, tu vois le marin là-bas ? Avec des cheveux courts et qui jure à moitié en espagnol ? Il s’appelle Jim, tu vas le voir et tu lui dis de te trouver un truc à faire. Un truc utile, si possible… L’autre, tu avances sur le pont principal ! 


Tandis que Muriel se désolidarisait du petit groupe après un dernier regard apeuré à son compagnon de route, celui-ci tenta de le rassurer avec un petit sourire affectueux qui échappa au second. En poursuivant son chemin, il dut enjamber les flaques de sang et les cadavres qui jonchaient le pont. 

Sous le regard blasé d’Izzy, il ne tarda pas à se signer, tout en récitant en boucle : 


Requiem aeternam dona eis, Domine. Et lux perpetua luceat eis : requiescant in pace. Amen ! 

— Il va me plaire celui-là… marmonna le second dans sa barbe. 




                                                                        * * * 



Bien après qu’Izzy ait poussé l’Anglais sur la passerelle avec une vigoureuse claque sur les fesses, le reste de l’équipage rejoignit le Revenge. Lorsque La Mouette aperçut les deux co-capitaines regagner leur navire, suivis par Lucius, qui retira la planche derrière lui, elle jeta un coup d’œil vers ses congénères, qui amorçaient déjà leur descente. 

Si elle voulait se tailler la part du lion, elle devait faire vite ! 

Trop concentrée sur sa cible, elle perdit en vigilance et se retrouva empêtrée dans un filet de pêche. Malgré ses cris rauques et ses coups de bec, La Mouette, pas si maligne que ça finalement, se faisait hisser avec vigueur plus haut dans les cordes.

La dernière chose qu’elle eut le temps de discerner, avant d’être placée délicatement dans un sac en toile de jute, fut une longue et flamboyante chevelure rousse, balayée par les vents… 







NDA : 


Le Paradise Lost est une référence au livre de Milton du même nom 😉.


Même s’il est majoritairement féminin, Muriel est un prénom mixte !


  1. John Ray (1627-1705) : naturaliste anglais du XVIIe siècle, auteur d’importants travaux en zoologie, il est aussi appelé “le père de l’histoire naturelle britannique”.


Ce travail est le fruit d'une collaboration avec l'artiste emeline_hofmann à l'occasion de Mermay2024 sur Insta. Toutes les illustrations de cette fic seront visibles sur son Insta, le mien, ainsi que sur le topic dédié à cette fanfic, côté forum du site !

~ Cette histoire est également disponible en anglais sur AO3, rattachée à la collection officielle de Mermay2024 ~



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