La malédiction du manoir Fawley

Chapitre 1 : La malédiction du manoir Fawley

Chapitre final

6016 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 23/02/2024 19:15

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions .fr : Chroniques d’antan (janvier – février 2024).


À peine arrivée dans la demeure familiale, la fillette disparut dans les sombres couloirs. Elle abandonna derrière elle son père, bien trop occupé à donner ses directives aux elfes de maisons venus l’accueillir, pour s’enfoncer à la découverte d’un des nombreux secrets de la maison. Cela faisait maintenant plus d’un an qu’elle n'était pas venue en ce lieu. L’antique demeure familiale n’était que très peu habitée désormais, étant plus considérée comme un lieu de villégiature pour la famille entière qu’une résidence principale. Il faut dire que, depuis le tout premier jour de sa construction, le manoir Fawley avait considérablement perdu de sa superbe. 

Si l’intérieur était toujours aussi somptueux, noblesse oblige, et était décoré de dorures et de tapisseries jusque dans les moindres recoins, l’extérieur avait subi le passage des ans. Du lierre s’était profondément enraciné dans les pierres grises de la façade, tandis qu’une flopée d’herbes folles avait pris possession du jardin. L’eau des quelques fontaines encore debout avait cessé de couler depuis de nombreuses années. Les elfes de maison, bien trop submergés avec l’entretien de l’intérieur, ne trouvaient pas le temps de s’attaquer aux mauvaises herbes et autres parasites qui peuplaient désormais la pelouse de ce qui avait été autrefois l’un des plus beaux parcs de la région. À cela, s'était ajoutée la rumeur terrible de la malédiction qui pesait sur les murs du manoir et ses habitants.

En réalité, nul aujourd’hui ne savait vraiment en quoi cette malédiction consistait, mais sa présence présumée suffisait à faire fuir les potentiels futurs domestiques. Le jardin n’était désormais qu’un vaste terrain vague, et les membres de la famille Fawley devaient avoir recours à la magie afin de créer une illusion sur le domaine, pour faire croire aux possibles invités que tout était aussi splendide qu’au premier jour. Bien sûr, la supercherie ne tenait pas après le départ des propriétaires, par conséquent personne n’était dupe, mais tout le monde faisait semblant. Quelques membres de la famille avaient essayé d’éliminer les parasites de manière définitive, mais, par un étrange coup du destin, les diverses plantes envahissantes étaient toujours de nouveau présentes quelques heures après. Après plusieurs tentatives infructueuses, les Fawley avaient baissé les bras et fait de ce manoir une résidence secondaire, qu’ils habitaient ponctuellement.

Inconsciente de tout cela, Elianor Fawley déambulait dans le manoir avec un but bien précis. Elle voulait trouver une nouvelle pièce secrète. L’année précédente, elle avait passé les fêtes ici avec ses cousins germains, Astrid et Melchior, et ils avaient découvert ensemble, pendant une de leurs expéditions aventureuses qu’ils appréciaient tout particulièrement, une immense bibliothèque, dont la porte était dissimulée derrière une statue en argile d’une jolie fée des bois. Ils avaient occupé le reste de leurs vacances à l’arpenter, en long en large et en travers, à feuilleter les rares livres imagés qu’ils trouvaient sur les étagères sombres et sculptées, à s’asseoir sur les fauteuils moelleux et poussiéreux, dont les teintures étaient quelque peu usées par les ans. En furetant un peu partout de cette manière, ils avaient réussi à comprendre que la pièce avait été magiquement créée par leur arrière-grand-tante, qui désirait un endroit à l’abri des regards pour se plonger dans la lecture de livres jugés “honteux” et “inappropriés” pour l’époque.

Cette année, elle était seule, sans ses cousins, mais bien décidée à faire une nouvelle trouvaille qu’elle pourrait ensuite leur raconter en détail. Elle avait hâte de voir leurs têtes dépitées quand ils comprendraient que sa découverte allait être plus importante que leurs vacances à Hawaï. Si, au départ, l’idée de passer ses vacances seule avec son géniteur ne l’enchantait pas outre mesure, elle avait fait contre mauvaise fortune bon cœur et était désormais déterminée dans sa mission. 

Depuis quelques minutes, elle avançait sans ralentir dans un couloir sombre et étroit, sans avoir le souvenir d’être déjà passée par ce chemin auparavant. En arrivant dans la bâtisse, elle avait immédiatement filé vers l’aile nord, qu’elle n’avait encore jamais explorée, car les elfes de maison le leur interdisaient habituellement. Mais cette fois-ci, les créatures, trop occupées avec les consignes farfelues de son père, n’avaient pas prêté la moindre attention à son départ, et elle avait pu se faufiler en toute tranquillité dans la partie interdite du manoir. Au détour d’un escalier, elle était tombée sur une porte en bois noir, étroite et fermée à double tour. Elle avait un instant pensé à rebrousser chemin, mais la curiosité l’avait emporté. Attrapant l’épingle qu’elle portait toujours dans son épaisse chevelure blonde, elle avait réussi, au bout de laborieuses et longues minutes, à crocheter la serrure, qui s’était ouverte avec un petit “clic” discret. Remerciant silencieusement son cousin pour lui avoir appris ce tour, elle avait doucement poussé la lourde porte, se retrouvant dans ce couloir qu’elle arpentait désormais. 

En plus d’être extrêmement sombre et très étroit, il n’était pas particulièrement rassurant pour la fillette. Il y faisait très froid et elle avait la sensation qu’un courant d’air glacial traversait parfois les murs, rendant l’endroit encore plus inhospitalier. Aucune fenêtre ne permettait de laisser entrer la lueur du jour, et seules quelques torches disséminées ici et là, laissaient s’élever quelques rayons de lumière, créant des auréoles autour d’elles, comme des refuges de lumière, rassurants et chaleureux. Elles étaient toutes espacées par des recoins dans le noir, et Elianor peinait à deviner sur quoi elle mettait les pieds. Elle s’aidait de ses mains en les posant sur les pierres froides des murs, pour se guider. Pour le moment, le couloir lui semblait en ligne droite, ce qui la rassurait quelque peu. En cas de danger, elle n’aurait qu’à se retourner et courir le plus vite possible pour retrouver la sortie. 

 Au bout de quelques minutes à marcher à petits pas, elle se rendit compte que ses yeux commençaient à s’habituer à la noirceur de l’endroit, et que sa vision devenait plus nette. En passant sous une torche, la flamme lui envoya une vague de chaleur qui fit du bien à ses petits bras frigorifiés. Elle aperçut alors le bout d’un cadre en bois, finement ouvragé et décoré de fins filaments d’or. Étonnée de trouver un tableau dans un endroit pareil, elle s’arrêta devant, et plissa les yeux pour essayer de distinguer quelque chose. Malgré la faible lueur de la torche, elle ne réussit à entrevoir que des formes, à peine visibles. En revanche, elle entendit parfaitement la voix grave qui s’adressa soudainement à elle. 

–Que viens-tu faire ici, petite fille ?

 Apeurée par ce son qu’elle entendait mais dont elle ne pouvait déterminer la provenance avec précision, Elianor recula de quelques pas, et se heurta au mur d’en face. Elle serra ses mains contre sa robe, pour se rassurer. Elle qui se prétendait courageuse se sentait minuscule à cet instant, dans cet obscur couloir, face à un probable portrait qu’elle ne pouvait distinguer.

–J’attends. Aurais-tu perdu ta langue ?

–Non Monsieur. 

–Bien, tu n’es pas muette, c’est déjà ça. Qui es-tu ?

–Je m’appelle Elianor Fawley. 

–Tu serais donc ma descendante. D’accord. J’accepte ta présence en ces lieux. Continue jusqu’au bout du couloir, tu trouveras une nouvelle porte. Connais-tu la devise familiale ?

–Oui.

–Parfait ! Tu devrais pouvoir la franchir. Je t’attends de l’autre côté. 

La voix se tut et Elianor se retrouva à nouveau seule. Un peu secouée par cette rencontre, et perplexe, elle se décida pourtant à avancer en direction de la porte, qu’elle distinguait à peine à une centaine de mètres de là où elle se trouvait, faiblement éclairée par une torche qui venait de s’allumer. Les derniers mètres dans le noir lui parurent bien long, pressée qu’elle était de retrouver un semblant de lumière.  

Enfin, elle arriva devant une nouvelle porte en bois, tout aussi décorée que celle qui débouchait sur ce couloir : le bois paraissait gravé de plusieurs arabesques. Elle ne pouvait dire avec certitude ce que cela représentait, à cause de l’obscurité ambiante, mais elle pouvait sentir sous ses petites mains des entrelacs qui lui semblaient bien complexes. En tâtonnant, elle chercha une serrure, mais n’en trouva point. Surprise, et un peu stressée devant ce nouvel obstacle, elle essaya des deux côtés de la porte, sans succès. Elle recula de quelques pas, plissa les yeux dans l’espoir d’apercevoir quelque chose sur les murs avoisinants : elle ne savait pas vraiment ce qu’elle cherchait, mais n’eut pas plus de chance. La porte demeurait désespérément close, sans aucun moyen visible de la faire pivoter. 

Déçue, elle s’apprêtait à rebrousser chemin, quand elle se souvint de l’étrange question du portrait. Jugeant qu’elle n’avait de toute façon pas d’autres options que de tenter cette solution, elle se lança, et déclara, d’une voix peu assurée :

–L’amour n’est qu’un plaisir, l’honneur est un devoir.

Elle n’obtint aucune réaction et, à court d’idées, recula de quelques pas, bien décidée à fixer la porte jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus la voir. Elle s’était éloignée d’une dizaine de mètres lorsqu’un petit cliquetis se fit entendre, et que, dans un grincement horrible, l’ouverture tant convoitée se dévoila enfin. 

Une fois les premiers frissons de crainte passés, elle se décida à s’avancer à petits pas vers l’inconnu. La torche présente au niveau de l’entrebâillement ne permettait pas de voir ce qui se trouvait à l’intérieur, et la fillette ne se sentait pas rassurée de s’aventurer seule dans ce trou sombre. Pourtant, elle ne se voyait pas non plus rebrousser chemin et retraverser le couloir glacial qu’elle devinait encore derrière elle. Serrant fortement le médaillon qu’elle portait autour du cou, elle franchit enfin la porte, respirant fortement, pour se donner du courage.

Elle ne savait pas à quoi s’attendre, mais certainement pas à ce qui apparut sous ses yeux. Elle battit plusieurs fois des paupières, incertaine de ce qu’elle voyait. Elle fit un tour complet sur elle-même, observant avec fascination la pièce ronde dans laquelle elle venait d’entrer. Les murs étaient entièrement tapissés d’un vert sombre, encadrées par des moulures d'angles argentées. Elle reconnut sans peine le célèbre vert de Serpentard, maison de Poudlard qui avait accueilli tous les membres de sa famille. Une gigantesque cheminée en marbre trônait à l’opposé de la porte, et des flammes de toutes les teintes d’orange jaillissaient et ronronnaient tranquillement au centre de l’âtre, diffusant une douce chaleur dans la pièce. Les couleurs se reflétaient sur le bois noir de la table ronde, pièce maîtresse de l’endroit, placée au centre, et entourée de trois tabourets tout aussi sombres. Sur un joli napperon blanc brodé reposait un vase en porcelaine de Chine, duquel s’extrayait un bouquet de géranium d’un rouge éclatant. Il embaumait la pièce de sa légère odeur fruitée, apportant presque une touche féminine à cet ensemble austère. Juste à côté était posé un petit arrosoir en étain, qui semblait se soulever à intervalles réguliers pour déposer une goutte d’eau claire sur les feuilles du bouquet. 

Elianor s’approcha doucement de la table, et passa un doigt curieux dessus. Elle n’y trouva aucun grain de poussière, comme si le ménage était fait régulièrement. En témoignaient d’ailleurs le petit chiffon négligemment posé sur le coffre en bois sombre, et qui chassait paresseusement les quelques saletés qui virevoltaient doucement dessus. Les chandeliers posés de part et d’autre de la cheminée n’éclairaient que peu l’endroit, lui conférant une atmosphère feutrée et intimiste. À la place des fenêtres étaient disposés deux grands tableaux, encadrés par des dorures sculptées dans le plus pur des bois de hêtre. La fillette les contempla à tour de rôle, subjuguée par les détails des peintures, les traits précis et maîtrisés, la délicatesse des paysages. 

–Te voilà enfin ! Tu as mis beaucoup de temps. Je n’aime pas que l’on me fasse attendre !

La surprise la fit trébucher sur un des tabourets, et elle se rattrapa de justesse à la table. Le vase en porcelaine vacilla mais ne chuta pas, à son grand soulagement. Elle se retourna et fit à nouveau face à la cheminée, où un troisième tableau était posé. Au centre de celui-ci se trouvait un sorcier avec une longue barbe grise, et un chapeau en feutre vert foncé vissé sur le crâne. Des lunettes rondes étaient posées sur son nez, lui donnant un visage sévère, tandis qu’un rictus mécontent déformait la fine ligne de ses lèvres. 

–Je suis désolée Monsieur. Qui êtes-vous ?

–Tu ne sais pas qui je suis ? Quel manque flagrant de culture ! Jamais encore on n’avait point reconnu Ferguson Perceval Lancelot Alistair Fawley. 

Elianor resta muette quelques instants, cherchant désespérément dans sa mémoire où elle aurait déjà pu entendre ce nom. À l’entendre, il était un membre de sa famille et, au vu de son ton plus qu’outré, un personnage important. Son père lui avait enseigné la généalogie familiale, mais il s’était arrêté à son arrière-arrière grand-oncle, décrétant que cela suffisait pour pouvoir honorer son nom lors des soirées mondaines. Ce fameux nom que venait de lui dire le portrait n’en faisait pas partie, elle ne connaissait pas ce personnage. Mais, consciente que cela pourrait encore plus l’énerver, elle choisit sa réponse avec soin. 

–Mes connaissances sont insuffisantes, veuillez m'excuser. Pouvez-vous m’éclairer sur votre identité ?

L’étrange personnage bougonna quelques secondes dans son immense barbe, avant de consentir à sa demande, avec l’air de celui qui s’apprête à délivrer un message d’une extrême importance.

–Ferguson Perceval Lancelot Alistair Fawley, autrement dit, moi-même, est une personne éminemment reconnue par tous ses compatriotes. Je suis le premier sorcier à avoir reçu un titre de noblesse de la part de la royauté moldue. 

Plus que stupéfaite, Elianor se demande alors pourquoi son père ne lui avait jamais appris cela. Elle savait que sa famille avait un temps possédé un titre de Lord au Parlement britannique, avant de le perdre lors de la dernière guerre des sorciers. Si elle savait pourquoi sa famille avait décidé de se retirer définitivement du monde moldu, nul ne lui avait expliqué pourquoi elle s’était impliquée dans un premier temps. 

–Je suis également le créateur de la devise de la maison, cela aurait été la moindre des choses que l’on t’ai appris mon nom, jeune fille.

–Nous ne parlons jamais du créateur de la devise familiale. Nous avons posé quelques questions, mes cousins et moi, mais les adultes nous ont dit que ce n’était pas quelque chose qu’il nous serait utile de savoir. Ils ont même ajouté que cette histoire était quelque peu… honteuse.

–Honteuse ?! Mon histoire ?! Quelle outrecuidance ! Il en coûtera à tous ces malotrus d’avoir bafoué ma prestigieuse personne ! 

Elianor recula devant la véhémence du portrait. L’homme semblait réellement scandalisé par cette réponse, comme s’il avait toujours cru que l’on honorerait sa mémoire des siècles après sa mort. Elle resta silencieuse, le laissant crier des insanités sur ses descendants. Elle réfléchissait à un moyen de le calmer, afin qu’il lui explique dans quelle pièce elle se trouvait précisément, quand il reprit enfin contenance, et se racla la gorge de manière gênée.

–Excuse-moi pour mon emportement. Peut-être aimerais-tu entendre mon histoire, celle de tes ancêtres, de la création de notre devise, ainsi que de la fondation de notre si belle maison ?

–Ce serait avec plaisir, Sir Ferguson. 

–Très bien, installe-toi donc sur un tabouret. Cela va prendre un peu de temps, alors autant que tu te sentes à l’aise. 

La fillette obtempéra, et tira vers elle le premier tabouret à sa portée, pour s’y asseoir délicatement. Contrairement à ce qu’elle croyait, il n’était pas dur, mais moelleux, son postérieur s’enfonçant doucement dans le tissu en velours vert sapin. Elle se tint bien droite, les mains sagement posées sur ses genoux, et fit signe au portrait qu’elle était prête à entendre cette légende familiale, aussi curieuse qu’elle avait pu l’être au début de son aventure. Sir Ferguson se racla de nouveau la gorge, chercha un peu sa voix éraillée par les années de silence et ses récents cris, et commença son récit.

–Il y a désormais plusieurs siècles de cela, alors que la Grande-Bretagne et la France se faisaient encore la guerre, et que les contrées se déchiraient, une magnifique sorcière vivait près d’Avalon. Elle était l’élève du célèbre Merlin, et la demi-sœur du roi Arthur Pendragon. Elle se prénommait Morgane, et était réputée à la fois pour sa beauté et son intelligence. 

–Morgane, comme la fée qui tient une place importante dans la mythologie sorcière française ? 

–Elle-même ma petite. Morgane fut mariée au roi Urien, un petit roi anglais, qu’elle n’aimait pas, mais à qui elle donna un fils, Yvain. L’histoire aurait pu s’arrêter ainsi si la superbe sorcière ne s’était pas éprise d’un simple mortel, et n’avait pas été aussi ambitieuse. Son mariage malheureux avec son mari battant de l’aile, elle rencontra un homme du nom d’Accolon. Eperdument amoureuse de son amant, et rêvant de vivre au grand jour avec lui, elle était prête à satisfaire toutes ses exigences, du moment qu’il l’aidait à atteindre son but : récupérer la célèbre épée Excalibur, et ainsi affaiblir Urien et Arthur, pour par la suite récupérer leurs trônes et régner sur les deux nations. Leur plan échoua, comme tu t’en doutes, et Accolon, mortellement blessé, abandonna la fée, éperdue de douleur à la mort de l’être aimé. 

–Quel est le rapport avec notre famille, Sir Ferguson ? 

–Patience, j’y viens. Morgane, endeuillée et furieuse, fit ses bagages et disparu purement et simplement. Son mari ne la revit jamais et décéda bien des années plus tard, persuadé que sa femme avait elle aussi péri. Mais ce n’était pas le cas. Tapie dans l’ombre, Morgane attendait son heure, sa vengeance. Elle s’était réfugiée dans le sud de la France, loin de son demi-frère et de ses chevaliers, et se préparait à exécuter un plan machiavélique. 

Pour cela, il lui fallait l’aide d’un homme, comme son défunt Accolon. C’est à cette époque que je la rencontrais, au détour d’un chemin dans la forêt des Landes. Elle paraissait perdue et blessée, et m’aborda presque timidement. D’abord étonnée de croiser femme si belle au milieu de nulle part, je constatais rapidement qu’elle nécessitait mon aide, et lui offrit le gîte et le couvert.

Sir Ferguson fit alors une pause, sa voix s’éraillant quelque peu. Pendant ce temps, Elianor réfléchissait à toute allure. Elle connaissait la célèbre fée Morgane, cette ensorceleuse aussi belle que redoutable. Toute la famille Fawley connaissait cette sorcière, mais n’en parlait jamais. Son nom était presque banni dans la famille, et les enfants s’étaient toujours demandé pourquoi. Elle sentait qu’elle était sur le point de mettre au jour quelque chose d’encore plus gros que la découverte de la pièce en elle-même. Elle restait silencieuse et attentive, souhaitant au plus profond d’elle que le portrait termine son histoire avant que son père ne s’aperçoive de sa disparition, et ne lance les elfes à sa recherche. 

En attendant que son ancêtre ne daigne reprendre la parole, elle observa à nouveau son environnement. Un éclat brillant attira alors son regard. Elle se leva doucement de son siège, ses petites jambes heureuses de pouvoir se mouvoir après ces longues minutes à rester immobiles. Elle s’approcha d’une vitrine parfaitement dépoussiérée, dans laquelle se trouvait de nombreux bibelots, de toutes sortes et de toutes tailles. Celui qui avait attiré son regard se trouvait au centre, et brillait par intermittence, quand les flammes de la cheminée se reflétaient sur le petit cristal qui se trouvait à son sommet. Il s’agissait d’une petite boîte en bois noir, gravée de toute part. Presque hypnotisée, la fillette s’approcha encore plus de la vitre, allant jusqu’à poser un de ses mains dessus. La boîte semblait l’appeler : elle avait l’impression qu’une petite voix dans sa tête lui demandait en boucle de la prendre et de l’ouvrir. Pas vraiment maîtresse de ses actes, elle se mit à chercher le loquet de la vitrine, obéissant à la pulsion qui résonnait dans son cerveau.

–Que fais-tu malheureuse !? Recule immédiatement !

Elianor sursauta brusquement, rompant le charme qui opérait sur elle. Elle se tourna à nouveau vers le portrait, angoissée à l’idée d’avoir commis une erreur. Le vieil homme la regardait d’un air inquiet, mais ne semblait pas en colère.

–Qu’est-ce que… ?

–Une relique laissée par Morgane lors de son départ. Je n’ai jamais vraiment su à quoi elle servait, mais elle m’a toujours parue maléfique. Morgane l’utilisait rarement. Je lui ai un jour demandé son utilité, mais elle est restée très vague et a balayé ma question d’un geste de la main. Reviens t’asseoir, je préfère que tu t’éloignes de cet objet.

 Docilement, la fillette retourna sur son tabouret, en s’efforçant d’oublier son attirance envers l’étrange objet.

–Que s’est-il passé ensuite entre vous et cette femme, Sir Ferguson ?

–Je suis rapidement tombé éperdument amoureux d’elle. Elle était si belle, si sensuelle, et si puissante. Moi, petit héritier de la famille Fawley, ne pouvait que me trouver chanceux d’être aimé par une femme si magnifique. J’ignorais alors sa véritable identité, car elle s’était présentée à moi sous le nom de Marianne, une simple sorcière fuyant son village où elle n’était pas la bienvenue. Notre idylle dura quelques mois, jusqu’à ce qu’un tragique accident ne survienne. Mon oncle, qui vivait en Angleterre, décéda sans héritier. Mon père devint donc le propriétaire d’un titre anglais, chose qu’il n’avait pas prévu, et donc il n’avait pas la moindre envie. Ce fut à cette époque qu’il décida alors de m’envoyer ici, en Angleterre, pour me confier la gestion du domaine. Mon grand frère étant l’héritier principal de la famille, il ne pouvait pas décemment l’envoyer. Au contraire, moi, le petit dernier, je pouvais être un atout pour lui. Pour agrandir le blason et l’honneur familial. 

–Pourquoi, Sir Ferguson ?

–Perdre ce titre revenait à perdre l'influence que mon oncle avait durement et progressivement acquis au fil des ans. Il possédait le titre de Lord au Parlement britannique et, si la succession n'était pas assurée, ce prestigieux cadeau de la famille royale reviendrait à une autre famille. Pour mon père, il en était hors de question.

« Je ne m’opposais pas à ce projet, y voyant là l’occasion de m’éloigner de la dureté et l’étiquette familiale. La belle Marianne me soutenait dans l’idée, arguant qu’elle avait toujours rêvé de visiter le pays par-delà la Manche. J’ignorais alors que ses motivations étaient toutes autres. Nous partîmes quelques semaines après le décès de mon oncle, la succession devant se régler sans attendre. » 

Elianor ne disait rien, attentive à tout ce que son ancêtre lui racontait. Elle ne voulait pas rater le moindre détail, souhaitait se souvenir de tout, pour pouvoir tout conter à ses cousins par la suite. Elle essayait de saisir la chance inouïe d’avoir pu découvrir ce tableau, jusque-là probablement inconnu de sa famille, ou relégué aux oubliettes pour une raison qui lui était encore obscure. 

Le vieil homme du portrait semblait plongé dans ses souvenirs. Il se remémorait sans aucun doute le voyage et son arrivée sur le sol anglais. Toutefois, Elianor sentait qu’elle allait devoir le relancer si elle souhaitait savoir le fin mot de cette légende familiale. Elle n’avait aucune idée de l’heure qu’il était, ni depuis combien de temps elle avait faussé compagnie à son père, mais elle sentait bien que les elfes pouvaient la retrouver d’un moment à l’autre. Si le chiffon qui s’agitait désormais mollement sur un tabouret était toujours en action alors que cette pièce semblait inoccupée, c’est que les petites créatures avaient accès à cette partie du manoir. Elianor ne comprenait pas parfaitement comment fonctionnait leur magie, mais elle avait la sensation qu’ils pourraient parfaitement la retrouver en un rien de temps.

–Sir Ferguson ? Que s’est-il passé à votre arrivée en Angleterre ? Aujourd’hui, on ne peut plus prononcer le nom de la fée Morgane sans s’attirer les foudres de Grand-Tante Eugénia et Oncle Albert.

–Je pensais que nous pourrions enfin couler des jours heureux dans notre manoir anglais. Mais rien ne s’est passé comme prévu. Marianne, assoiffée de vengeance, passait son temps à parcourir des écrits et des livres traitant de magies toutes plus sombres les unes que les autres. De mon côté, je tentais de me dépêtrer avec la succession de mon oncle, qui m’avait laissé d’énormes dettes. Pour les combler, je dus dilapider une bonne partie de ma fortune personnelle, et rendre mon titre à la chambre des Lords. Marianne en fut alors furieuse, déclarant que je l’avais fait sans demander son avis. Ce fut notre première grosse dispute. Celle qui déclencha le reste.

« En apprenant que j’avais quasiment ruiné la famille, mon père me demanda alors expressément de me marier. Il fit jouer ses relations pour me dégoter une fille de noble famille, riche et puissante. Je rencontrais alors Lady Cunberback, héritière américaine pour qui sa famille cherchait un mari anglais, afin de pouvoir étendre leur commerce. Sous la pression de la famille, j’acceptai le mariage. Il se fit rapidement, trop pour que Marianne puisse intervenir. »

–Comment a-t-elle réagi ?

–Très mal. Je ne l’avais jamais vu aussi furieuse. Elle m’accusa de l’avoir trompé sur mes intentions. Elle hurla. Elle était certaine que je l’épouserais, et lui donnerait les moyens nécessaires à la vengeance. Elle se révéla alors au grand jour, me donnant son vrai nom, et ses véritables intentions maléfiques et vengeresses. Malgré mes explications, mes excuses et mes promesses d’une fidélité amoureuse sans faille, je n'arrivais pas à la calmer. Elle décida alors, sur un coup de colère, de maudire le manoir. Je me souviens encore parfaitement de ses mots.

“Puisque toi, simple sorcier mortel, a décidé de te jouer de moi, la grande fée Morgane, je te rends la monnaie de ta pièce. Jusqu’à ce que j’accepte de te revoir, ton manoir sera maudit. Nulle plante ne pourra y pousser sans faner, nulle mauvaise herbe ne pourra être arrachée sans repousser. Tu devras à jamais porter le poids de ta faute, en te rappelant éternellement ce que tu m’as fait.”

Dès son départ, le jardin s’est inexorablement détérioré, sans que je ne puisse rien y faire. Ma femme, qui n’était pas au courant de ma liaison, ne comprit pas ce qu’il se passait, et s’évertua toute sa vie à régler ce problème, sans y parvenir. Ce ne fut que sur son lit de mort que je lui avouais être à l'origine de nos malheurs. Elle s’éteignit en me détestant, et je me retrouvai seul. 

–Pourquoi avoir donné une telle devise à la famille ?

–J’ai estimé, quelques années après mon mariage et la malédiction de Morgane, que la devise que j’avais apportée de France n’était plus représentative de ce qu’étaient devenus les Fawley. Je ne m’étais pas marié par amour, mais par devoir. Cela ne m’avait pas rendu plus heureux, bien au contraire. Mais il n’y avait que de cette manière que j'avais pu faire perdurer le nom et l’honneur de ma famille. L’expression “ L’amour n’est qu’un plaisir, l’honneur est un devoir”, me sembla à l’époque parfaitement adéquate pour ce que j’avais fait. 

Le silence retomba sur la petite pièce. Sir Ferguson semblait avoir vieilli de plusieurs années en racontant son histoire, comme si le poids de ses fautes le rattrapait toujours, même à travers la peinture. Elianor, assise sagement sur le tabouret, réfléchissait. Elle connaissait désormais le poids de la légende familiale, les explications à tous les maux, et, surtout, à la colère de la famille contre la fée Morgane. Elle essayait de recoller peu à peu les morceaux avec les bribes de conversations qu’elle avait surpris au détour des couloirs dans le manoir parental. 

–Sir Ferguson ? Qu’est devenue Morgane ?

–Je l’ignore. Après son départ, je l’ai longtemps cherché pour tenter de me faire pardonner. Mais je n’ai jamais pu la retrouver. En écoutant les mythes, j’ai d’abord cru qu’elle était retournée en Avalon, auprès de Merlin et de ses sœurs. Mais j’ai vite compris que cela ne correspondait pas à son caractère. Peut-être a-t-elle fini par accomplir sa vengeance, trouvant un autre homme, ou erre-t-elle toujours, dans l’espoir de trouver celui qui deviendra son bras armé, des siècles après la mort de son mari et de ses descendants. Des années après sa disparition, j’ai fait réaliser un portrait d’elle, à partir des souvenirs que j’en gardais. Je me disais que, si elle l’apprenait, sa colère retomberait peut-être, et qu’elle viendrait me voir. Il est toujours resté vide, même encore aujourd’hui.

Elianor se retourna, fixant le tableau qui se trouvait en face de Sir Ferguson. Un somptueux paysage de forêt y était peint, mais nulle trace d’une quelconque vie ne transpirait de la peinture. Effectivement, le tableau semblait ne jamais avoir été visité. Morgane, dans sa colère, devait se refuser à venir voir son ancien amant, sachant que cela annulerait immédiatement les effets de la malédiction. Depuis des siècles, elle devait même probablement avoir oublié la famille Fawley, puisque Sir Ferguson n’était sûrement pour elle qu’un moyen d’arriver à ses fins. Et la famille payait pour les erreurs de son ancêtre, inconsciente, des siècles après, de ce qui avait déclenché un tel malheur. Si Elianor trouva cela injuste, elle se garda bien de le mentionner à voix haute, se contentant de laisser son regard errer sur le tableau, se demandant si, un jour, Morgane daignerait enfin apparaître et mettre fin aux remords du vieil homme, ou si Sir Ferguson était destiné à vivre éternellement dans cette pièce sombre, à se lamenter seul sur ce qu’il avait causé. 

–Vous êtes là, Mademoiselle ! Monsieur vous cherche partout depuis une heure !

La quiétude du lieu se brisa alors qu’une petite elfe apparaissait dans la pièce arrondie. Elle avait les mains sur les hanches, et ses doigts potelés s’agitait rapidement. Elle semblait plutôt soulagée d’avoir retrouvé sa jeune maîtresse. Elle s’inclina révérencieusement devant le portrait de Sir Ferguson, avant d’attraper la main de la fillette. 

–Retournons au salon. Le maître sera rassuré de vous voir. 

–Attends ! J’ai encore des questions à poser à Sir Ferguson !

–Va, ma jeune amie. Il est temps pour toi de retrouver ton cocon familial. Le vieil homme que je suis n’a désormais plus la notion du temps. Si jamais la porte réapparaît à tes yeux, alors tu pourras revenir me voir. 

–Mais ! Sir Ferguson ! Comment… ?

Elianor n’eut pas le temps de terminer sa phrase. L’elfe claqua des doigts et disparut dans un tourbillon, entraînant la fillette avec elle. La pièce redevint silencieuse, comme elle l’avait été pendant très longtemps. Du haut de son portrait, posé sur la cheminée, le premier des Fawley à avoir été maudit sourit tranquillement. Il venait de rencontrer une bien étrange fillette. Tout au long de son récit, il avait remarqué l’intérêt qu’elle lui portait, la fascination qu’elle avait pour cette histoire. Nul doute qu’elle allait désormais mener des recherches, se documenter et essayer d’accomplir la mission qu’elle s’était probablement donnée. Peut-être que, dans quelques années, entendrait-il parler d’une Elianor Fawley qui avait réussi à vaincre la malédiction familiale, en trouvant la célèbre fée Morgane, et en la ramenant à la raison. Ou peut-être resterait-il encore à croupir dans ce portrait, attendant que l’étrange pièce créée par la sublime fée ne daigne lui envoyer un autre descendant, à qui il conterait son histoire, et qui déciderait, à son tour, de tenter de laver l’honneur de la famille, peut-être même au détriment de l’amour. Car, après tout, la devise familiale le montrait bien : pour la famille Fawley, “l’amour n’est qu’un plaisir, l’honneur est un devoir”.


A suivre...

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