A l'orée du temps

Chapitre 1 : A l'orée du temps

Chapitre final

1531 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 30/04/2024 23:47

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions .fr : Mon animal-totem (mars – avril 2024).



Le village avait pansé ses plaies. De temps en temps et d’été en hiver, la menuiserie traditionnelle des maisons était revenue à son état naturel, nourrissant l’herbe tondue en s’enfouissant profondément dans la terre désormais meuble, les pas ayant cessé.


Le pas de guerre en premier, puis celui du coursier, avant que ne disparaisse le pas de la marche. Le silence d’une vie prospère, peu à peu, remplace le brouhaha des vies éphémères. Les brins montent et montent encore, s’approprient la roue abandonnée du moulin et le maigre cours d’eau qui l’animait, brise le métronome ligneux que les pales, une à une, composaient avec une endurance qu’on aurait crue éternelle. Les cheminées centrales, nombreuses et encrassées, se couvrent de mousse. L’odeur dégoûtante du charbon se pare du toucher répugnant du moisi, qui noie la première d’un infime espoir. L’espoir que, bientôt, dans quelque fugace temporalité, surgisse la verdure de la noirceur comme naît la forêt du rugissement du feu passé. Le ballet des hommes n’est-il qu’un vague souvenir ? Y a-t-il seulement quelque chose qui se souvient encore ?...


Parmi les bâtisses et les faits des hommes, seuls persistent les plus naturels d’entre eux. Les arbres fruitiers s’enquièrent toujours, comme à chaque été, de la chaleur du soleil et de la pluie qui crache. Ils se parent des couleurs que leur ont assignées les dieux, des roses les plus doux aux oranges les plus passionnants. Leur bois, quant à eux, se parent de noir. La maturité épaissit leurs troncs. Le temps les rend rugueux, les craquelle hasardement. Ils sont pris dans un flot dont ils ignorent le début et la fin, dont ils ne maîtrisent ni la portée ni la durée, pas plus que leur vie ou leur rôle. Le craquellement d’abord imperceptible se divise et se multiplie. Il ronge à petit feu, sans une étincelle, transforme l’armure en déchet, le fruit en sauveur, le meilleur des atours en le pire des fardeaux. L’arbre se fend sous son propre poids et s’écroule de sa hauteur. Les pêches tombent dans la rosée du matin et avec elles s’évaporent leur douce nuance. D’un sursaut d’existence, elles se jettent dans le rayon qui les avale d’un éclat étincelant de précarité, d’un rose qui ne se laisse aller à la flamboyance qu’une seule et dernière fois, à la croisée de sa chute. Le mastodonte écrase les champs tandis que ses fruits aspirent à emprunter le même chemin que lui.


La chaleur de l’été, pourtant, ne peut précéder à elle-même. Les fruits pourrissent comme le bois, la pluie chute comme l’arbre. La lumière se retire derrière les nuages. Ne demeure après la caresse que le frisson de son absence. Quelques moisissures poussent sur la carcasse allongée. Elles absorbent les gouttelettes qui parviennent jusqu’à elles, mais moins que les pousses dans les cheminées. D’un état à l’autre, le charbon s’est décomposé vers une verdure plus agréable. Tout tend à l’infini. Le silence qui règne puis le tronc qui s’affaisse, le cours d’eau qui file puis les herbes qui l’assèchent, le chemin, qui disparaît. Les saisons passent et se ressemblent. Les cycles s’écoulent, et se ressemblent. Seul le village ne se ressemble plus. Le toit surplombé d’une orange géante ou le torii gardant l’entrée se dissipent. Les croyances liées au torii, celles liées à l’arbre sacré qui surplombe le village ; le jardin de navets bien aménagé, la roue à aube, les foyers de feu au sein des habitations ; le chant des oiseaux et l’aboiement des guerriers canins. Je peux sentir, ressentir, voir et entendre toutes ces choses qui ne sont plus, comme si elles étaient encore. Il n’y a pourtant plus rien à distinguer.


Kamiki n’est plus qu’une plaine comme une autre. Tout ce qui le composait est recouvert d’un épais manteau vert dont on ne saurait extraire un passé avec certitude. Les livres et les dessins nous en parlent à la place. Et parmi toutes ces sources de recherche, une seule question est accompagnée d’une seule certitude. Amaterasu, toi qui, sans aucun doute, as existé : comment as-tu vécu ? Le passage de tes coussinets sur la terre meuble a-t-il sauvé le monde ? Ou l’a-t-il seulement dévié d’un avenir différent ? D’où proviennent toutes ces illustrations qui te représentent et ces contes qui narrent tes aventures ? Même la signature de l’artiste ne nous dit plus rien. Il évoque ton pelage duveté et ta peau soyeuse par mille métaphores qui ne semblent correspondre à un apanage canin ni de près ni de loin. Pourtant, ces œuvres sont sans appel. Il a décrit avec toute l’approximation artistique de son pinceau les cercles rouges mystiques dans tes poils, les prolongements de tes pattes semblables à des ailes, ton regard d’une pureté insondable : noir, comme même le jais ne peut suffire à le décrire.


Je sais que beaucoup de mes compères ne croient pas à ces contes de fées. Ils considèrent mes recherches comme une perte de temps, en profitant pour me discréditer. L’avenir est tourné vers l’énergie. Il faut assimiler l’énergie de l’eau, du vent, du soleil, en tirer le potentiel infini qu’ils voient en eux. Ils ne comprennent pas qu’il n’y a rien à assimiler. Ces trois éléments nous ont permis de vivre. Ils nous ont donné la capacité d’en profiter, d’entendre les vagues, de sentir la brise, de voir la source de notre propre lumière. Ce loup que j’examine, dépeins tel qu’il l’est, n’est pas un simple loup. De même, la déesse Amaterasu n’est pas seulement la divinité du soleil. Amaterasu est ce loup, et ce loup est Amaterasu. J’en ai l’intime conviction : je préfère me tourner vers la venue lointaine de la mère du monde que vers l’espoir que peut apporter l’appropriation de son pouvoir. Il est difficile de nier le progrès que l’aboutissement de telles recherches pourrait apporter. Mais même le plus grand des progrès ne saurait défaire mon cœur qui se serre lorsque j’observe le dessin de ce loup majestueux. L’obsession que j’éprouve me vient-elle de cette vieille épée qui traîne contre mon mur ? Qui aurait cru qu’un tel héritage me suive d’aussi loin dans le passé ?


Arpentant les pages et les feuilles, je l’ai croisé au détour d’une phrase. Susano. « Cet empoté », comme signale l’auteur. Il portait une lame vieillotte, un bout de bois à peine unifié. Si personne ne semblait prompt à se souvenir de lui, quelqu’un l’a décrit avec précision, voguant de trait en trait pour le rappeler à moi. Je ne peux ignorer l’appel de mon lointain ancêtre. Plus encore, je ne peux ignorer l’appel de cet auteur désespéré qui, sur le fil du temps, s’est remémoré le moindre de ses instants évanescents, autant ceux en compagnie divine qu’en compagnie humaine, tout en ignorant jusqu’à sa propre vie pour conter celle d’une déesse et d’un combattant. Voué à la cause d’un moment, il a plongé le reste de son passage dans une éternelle réminiscence, oubliant ses présents dans un passé unique, symbole de sa ferveur et de son admiration. En est ressortie l’épopée d’une autre.


Des dragons à huit têtes aux renards de feu, il a raconté sans omettre quelque aventure que ce soit le courage du loup aux pouvoirs divins, marquant dans les mémoires la face animale d’une déesse dont on n’aurait pu croire qu’elle n’existait que dans les cieux. Désormais, elle existe également dans les livres. Et à ceux qui croiraient qu’elle n’existe que dans les livres, je compte bien prouver qu’elle a voyagé monts et marées dans notre monde et que, non contente d’en avoir créé l’essence, elle en a aussi sauvé le cœur. Même si les habitations ne sont plus là pour le dire, même si ces amis ne sont plus là pour en parler, même si seule persiste de l’entièreté de son périple l’herbe qui pousse au gré des vents de Kamiki et de Kusanagi, je serai là pour prouver mes convictions. Car avant de croire en sa venue, je la sens en moi comme je vois l'encre sur le livre que je tiens.

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