Une courbure de l'espace-temps (saison 1)

Chapitre 10 : La chute d'un moineau

3060 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 08/11/2023 09:01

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 3, autour de 30:18 (juste après que Pogo soit vu au balcon).


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26 mars 2019, 16:45


En revenant du boulot, cette fois, j'ai osé entrer par la porte avant d'Hargreeves Mansion en utilisant la clé que Klaus m'a donnée. Ce n'était peut-être pas l'idée du siècle, d'ailleurs, car j'y ai trouvé l'atmosphère chargée d'un silence gênant : clairement, je suis arrivée à la fin d'une conversation tendue. J'ai compris que tout le monde était là, sauf Cinq, toujours fourré à espionner Meritech.


J'ai croisé Allison et Luther dans le hall : ils m'ont saluée sans un mot, leurs visages tendus et bas. Et à présent que je monte les marches du Grand Escalier, je commence à craindre que tout ça ait quoi que ce soit à voir avec Grace. Je me sens un peu mal d'en avoir parlé avec Luther ce matin. Quoi qu'il ait choisi de dire ou faire, j'espère ne pas avoir précipité quoi que ce soit.


En silence, je monte jusqu'à l'aile de la maison qui était occupée par Reginald Hargreeves : des corridors et pièces plus luxueuses, chargées de livres et de vitrines en verre. Des trophées, des tableaux, ainsi que des choses que je ne sais pas toujours nommer. Cet homme avait visiblement une fascination pour la technologie, les spécimens naturalistes et l'art. Comme si tout dans ce monde l'avait intéressé, à l'exception de ses enfants. Sa présence est encore partout, dans cette partie d'Hargreeves Mansion. Et tandis que je grimpe au balcon qui court tout autour du salon de réception, je sens plus que jamais l'influence de cet homme que je n'ai pas connu.


Je trouve là Pogo, assis dans un fauteuil de bois, près des bibliothèques. Son expression est triste, et plus fatiguée que jamais : je le vois de façon évidente au travers de ses petites lunettes. À ses mouvements, je sens que son dos est douloureux : beaucoup de temps a passé depuis sa vie de jeune singe. Je ne connais pas ses origines et son contexte : je ne le demanderai pas. Je devine juste qu'il est unique en son genre, et l'un des rares vestiges d'un monde en voie de disparaître.


Je ne m'approche pas trop, sur le plancher craquant, mais il m'a repérée, et un éclair de surprise est passé dans ses yeux. Je suppose qu'il n'attendait pas de visiteur dans cette galerie. Mais puisque je suis là, je le vois me détailler de haut en bas, et après avoir croisé ses mains noueuses, il finit par prononcer :


"Puis-je savoir ce qui vous amène ici ?"


Je ne peux pas m'empêcher de détourner les yeux. Je ressens du respect pour lui, possiblement parce qu'il sort de l'ordinaire, ou simplement parce qu'il est vieux. Ou peut-être est-ce parce qu'il détient une forme de mémoire de cet endroit et de la famille Hargreeves ? Soudain, je regrette un peu la promesse faite à Klaus. De lui avoir promis de venir parler du carnet de notes à Pogo. Je pense vraiment avoir mis un pied dans quelque chose de trop grand pour moi, cette fois.


"Bonsoir", dis-je poliment, mais mes mains tremblent un peu, alors je les cache dans mes poches.


Je ne suis pas sûre de la façon dont je dois m'adresser à lui, alors j'ajoute : "Monsieur", chose à quoi Pogo laisse filer un rire étouffé et triste. Clairement, il préfère que je ne le désigne pas comme ça.


"Vous pouvez m'appeler Pogo, c'est ce que tout le monde fait. Avez-vous besoin de quelque chose ?"


Je rassemble mon courage. La lumière dorée tombant des lampes Art déco fait briller la monture de ses lunettes, et ne fait que souligner les rides de sa longue vie.


"Je suis venue pour..."

Je soupire.

"Je dois vous dire que Klaus essaye toujours de trouver le carnet de notes qu'il a... égaré. Mais malheureusement, pour le moment... il semble n'être nulle part".


Pogo ferme les yeux pendant un instant, contemplant ma réponse, ou acceptant plus vraisemblablement la confirmation de ses craintes. Il ne semble pas en colère : tout ce que je vois en lui est une tristesse plus profonde encore.


"Il fait de son mieux, je vous promets… dans la mesure de ses moyens..."

"Je sais".


Quand Pogo rouvre les yeux, je vois qu'il est sincère. Qu'il connaît extrêmement bien Klaus et qu'il sait que je dis vrai. Je me demande même s'il s'attendait vraiment à ce qu'il retrouve cet objet, en lui ordonnant de le chercher. Il place sa main sur le bras du fauteuil, et je lui dis :


"Ce carnet de notes de Monsieur Hargreeves... C'était quelque chose de précieux".


Ce n'est pas une question : c'est un fait. Et à en juger par le regard que pose sur moi le vieux chimpanzé, je comprends que 'précieux' est même un faible mot. Il acquiesce lentement et murmure :


"Klaus aurait dû s'en douter".


Le problème, quand Klaus est en manque, c'est qu'il ne se doute plus de grand chose. Pogo soupire :


"Il s'agissait du cahier de recherches de Maître Reginald".

Ses yeux reviennent du plancher jusque dans les miens, et il ajoute :

"Au sujet de l'Umbrella Academy".


Ce sont deux mots que je n'ai jamais entendu Klaus prononcer. Jamais. Enfin peut-être 'Academy', et toujours avec 'fucking' devant. Mais le mot qui me donne un frisson malgré moi, c'est celui de 'recherches'. Parce que j'en sais peu, mais que c'est déjà trop. Je passe ma main sur mes yeux : malgré la chape de plomb émotionnelle qui me passe dessus, je suis en train de mieux réaliser la nature de ce bouquin que Klaus a bazardé dans la rue. Toutes les informations qui pouvaient y être contenues. Des mémoires. Des faits. Au sujet de cet homme qui n'est plus, mais surtout, surtout, au sujet de ses enfants et de leurs pouvoirs. Tout est perdu à présent.


"Je suis désolée".


Je ne sais même pas pourquoi je demande pardon. C'est Klaus qui devrait être navré, pas moi. Et Pogo, en me fixant sans même un soupir cette fois, me dit :


"Que nous soyons désolés ou pas ne changera rien, maintenant il faudra en gérer les conséquences".


Je ne comprends pas bien cette parole, mais un filet d'eau glacée passe sur mon échine. Soudain, j'ai l'impression d'être dans l'une des équations de Cinq, où deux états du monde coexisteraient : l'un où rien ne se passerait... et un autre où les conséquences seraient terribles. Je ne veux pas croire que ses 'investigations' du moment à Meritech puissent être liées, mais mon esprit ne cesse de revenir à cette question, tandis que Pogo secoue sa lourde tête.


"J'en viens presque à espérer que ce cahier a été détruit, maintenant", dit-il. "Certaines informations qu'il contient pourraient faire beaucoup de mal. Et d'autres, qui auraient été bénéfiques, ne seront maintenant sans doute jamais connues".


Je cligne des yeux. Le mal que Reginald Hargreeves a laissé derrière lui s'est imposé à moi depuis un moment, mais je n'avais jamais considéré l'éventualité qu'il puisse aussi avoir détenu nombre de réponses. Pourtant, c'est évident. Je ne bouge pas, sous le coup de sentiments confus, mais Pogo se penche vers moi.


"Il est extrêmement dommageable que ces écrits soient perdus. Pour Klaus, pour tous. Et même pour vous, Marine".

Dans un demi-sursaut, je relève vers lui des yeux écarquillés, et le fixe.

"Comment venez-vous de m'appeler ?"

Pogo se racle la gorge et se recale dans le fauteuil, comme s'il se ravisait.

"Klaus a mentionné votre nom", dit-il, hésitant, mais mon regard est à présent dur comme de l'acier.

"Klaus ne connaît pas ce nom".


Un silence lourd passe sur les ferronneries de la galerie, lourd de sens, et Pogo laisse tomber sa tête en arrière sur le bois du fauteuil. Il réfléchit. Longuement. Et enfin, il semble prendre une décision.


"En toute honnêteté", dit-il lentement, "vous n'êtes mentionnée qu'une seule fois sous ce nom, dans ce carnet de notes".


Je suis figée sur place, mes yeux rivés aux lèvres simiennes de celui qui me parle comme s'il me connaissait depuis toujours. J'ai peur de comprendre. Non. Plus précisément, je suis certaine de comprendre, à ces simples mots. Reginald Hargreeves... avait connaissance de mon cas.


"Qu'est-ce que j'étais ?"

Ma voix est dure.

"Juste un numéro aussi ?"


Dans ma poitrine, mon cœur bat à m'en fendre les côtes. Je repense à ce que m'a dit Luther, à ces classements que faisait leur père, à l'incertitude quant au sens dans lequel il fallait les lire, à la façon dont cette déshumanisation les avait tous marqués. Pogo secoue ses larges oreilles, dans un signe de négation.


"Non. Vous étiez désignée comme Omega".


Je sens mon sang pulser à mes tempes. Ce n'est pas un numéro, mais une putain de lettre grecque : quelle différence ? Juste un foutu paramètre à faire varier dans sa quête mégalomaniaque de... de nul ne sait quoi. Je vois Pogo se rasseoir dans le fond de son fauteuil, son vieux corps ramassé comme s'il craignait que je lui colle une droite.


"Combien de fois ?", je demande. "Combien de fois étais-je désignée dans ces notes ?"


Le vieux singe ne me regarde plus, ses prunelles marquées par la cataracte sont perdues sur le métal des vieux trophées. Et plutôt que de me répondre, il me pose une autre question :


"Ne vous êtes-vous jamais demandée pourquoi votre famille avait quitté la France pour The City, quand vous aviez cinq ans ?"


Mon esprit vacille sous le vertige. Bien sûr, que je me suis posée cette question, en me disant toujours que ma mère et ma grand-mère avaient cherché ici une vie meilleure. Mais avec quelle probabilité pour que ce soit dans la ville-même où je marcherais un jour sur le présent plancher ? J'ai cru à la coïncidence, en allumant la télé sur les news locales quand j'avais douze ans, en réalisant que je n'étais pas seule, puis en rencontrant Klaus. Mais maintenant, tout fait douloureusement sens, et une vague de nausée me saisit.


"Alors ma mère... est venue à sa demande..."


Une nouvelle fois, je repense à la conversation avec Luther. Au fait que Reginald Hargreeves ait su dès le départ où trouver les enfants nés le 1er octobre 1989, et avec quels pouvoirs. Au fait qu'il ne faisait rien sans un but, comme si tout s'imbriquait dans un plan plus grand. Il n'en a adopté que sept : qu'est-il donc arrivé à tous les autres d'entre nous ? Les prunelles de Pogo sont toujours tristes, mais son front est maintenant marqué par une forme de détermination.


"En effet".

Sa réponse est honnête, et tandis que je lutte pour ne pas laisser mes jambes se dérober sous moi, il ajoute :

"Il l'a payée pour venir s'installer ici".


Je ris ironiquement : il l'a payée. Pas assez, en tout cas, pour qu'elle ne sacrifie pas sa santé au travail. À moins que - ça aussi - ça ait fait partie du 'plan' ? En y pensant toutefois, je me suis toujours demandée où ma mère et ma grand-mère trouvaient l'argent pour retourner en vacances en France et au Vietnam pour voir les tantes et les cousins. Je ne me suis jamais demandée d'où venait l'argent. Ni comment elles avaient réussi à me mettre dans cette foutue école privée hors de prix. Je fixe Pogo, mes yeux à présent comme des dagues.


"Je n'ai jamais eu accès à toutes les informations", me dit-il. "Il a fait en sorte de garder un oeil sur vous, à trois blocs de distance. Il voulait... que vous grandissiez dans un milieu le moins altéré possible".

"Le moins altéré ?"


Je répète ces mots, complètement sans voix. Alors c'était vraiment ça ? Des recherches, où il faisait varier l'un ou l'autre paramètre ? Je ressens de la colère, une colère terrible, sans tristesse, non, simplement ardente. Quels autres aspects de ma vie a-t-il induits en me donnant l'impression qu'ils venaient de moi ? Quel contrôle ai-je finalement eu ? Je vois les épaules de Pogo s'affaisser alors que je n'ai même pas pu prononcer une parole, et je regrette de diriger cette rage contre lui. Il n'est pas à blâmer, il n'y est pour rien. Je prends une inspiration, et je tente de me calmer.


"Pourquoi moi ?"

C'est la première parole que j'arrive à faire sortir.

"Est-ce qu'il a fait ça avec d'autres mômes également nés avec un pouvoir ?"

"Non".

À présent, je sens les questions s'entrechoquer.

"Qu'est-ce que j'étais ? Une sorte de back-up au cas où il en perdrait un ?"


Je sais que c'est faux. Parce que Reginald Hargreeves n'a jamais remplacé Viktor, Cinq ou Ben. Pogo soupire, son immense peine et sa fatigue semblant le submerger.


"Je ne suis pas lui. Vos questions ne sont pas dirigées vers moi, et je ne sais pas tout. Cependant..."

Il prend une grande inspiration.

"Je sais qu'il y avait des pouvoirs qu'il attendait plus que d'autres, parmi les quarante-trois".

Je cligne des yeux dans la demi-pénombre du balcon de ce foutu manoir, sans plus de forces.

"Ce que tu peux faire était d'une façon ou d'une autre exceptionnel à ses yeux, même si je ne peux pas en dire plus. Pas parce que je ne le veux pas, mais parce que je ne le peux pas".


Je vois la sincérité dans l'expression de Pogo. Il ne sait rien de plus que ce qu'il vient déjà de me partager. Et effectivement, le carnet où se trouvaient bien des réponses est à présent perdu.


Maintenant, ce sont les mots de Cinq qui me reviennent, alors que nous comparions nos habiletés respectives. La phrase qu'il a utilisée en disant que j'étais 'quelque chose au delà'. La matière, l'énergie, l'espace et le temps : quelles étaient les attentes de Reginald Hargreeves envers moi ? Je sens monter la migraine, malgré moi, et je regarde l'absence du parapluie sur mon bras. J'ai cru que ceci signait ma liberté, mais je me trompais lourdement. Tout comme Viktor, je n'ai jamais été libre, et le découvrir à trente ans est indescriptiblement douloureux, ce que Pogo constate. Il se ré-avance sur son fauteuil, et me dit avec une forme de gentillesse :


"Tout ce qu'il faisait était aussi pour votre bien. Et pour le bien de tous : il voulait un meilleur futur pour le monde".

"Pour mon bien", je répète ironiquement. "Un peu comme il a enfermé Klaus pour son propre bien, j'imagine ?"


J'hoche la tête avec une ironie perçante, plus triste que jamais. Et encore une fois, Pogo n'est pas responsable. Je ne peux même pas imaginer ce que ce vieux chimpanzé a lui-même traversé. Je soupire, et toute ma poitrine s'affaisse.


"Je suis désolée.

J'essaye de stabiliser ma respiration.

"Je me demande juste... ce que je suis supposée faire à présent".


Pogo me contemple avec affection, même si je sais que ce qu'il va me dire ne va pas forcément me plaire. Il se lève finalement du fauteuil et prend appui sur sa canne.


"Maître Reginald n'est plus", dit-il avec solennité, "mais ses plans n'ont pas besoin de lui. Il était de ces gens qui allumaient les moteurs et laissaient les machines fonctionner par elles-mêmes".


En direction de quoi ? Je reste silencieuse, mon coeur battant trop fort tandis que les émotions de cette maudite semaine s'entrelacent avec mes inquiétudes concernant le futur apocalyptique évoqué par Cinq. Je ne suis pas Luther, je ne suis pas Diego. Je ne suis entraînée pour rien du tout, même si je suis allée cent fois aux chiottes ici en contemplant les foutues affiches de combat sur les murs. J'ai fait beaucoup de conneries dans ma vie, mais je ne suis rien, et je ne peux qu'être sincère avec Pogo, puisqu'il l'a été avec moi.


"Pogo, j'ai la trouille de ce qui va arriver".


Faisant quelques pas vers l'escalier, son dos visiblement terriblement douloureux, il finit par me regarder par dessus son épaule.


"Il y a une citation de Shakespeare que Maître Reginald affectionnait".


Son regard tombe par dessus le balcon en direction des sofas, comme s'il pouvait encore l'y voir assis. Et finalement, d'une voix qui aurait pu être la sienne, il récite :


"Nous avons beau braver les augures, même la chute d'un moineau est gérée par la providence. Si c'est maintenant, ce n’est plus à venir ; si ce n'est plus à venir, alors c'est pour maintenant ; si ce n'est pas maintenant, pourtant cela viendra. Être prêt est ce qui compte".


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Notes:


C'est une scène difficile pour Rin, ça me fait presque mal de lui faire ça. Mais ainsi sont les plans de Reginald Hargreeves, et il était bien naïf de penser y échapper. Le titre du tout premier chapitre de l'histoire - "un doigt dans l'engrenage", n'était pas insignifiant.


Voici la citation de Shakespeare d'origine, en anglais. J'aurais pu la laisser ainsi, mais j'ai choisi de finalement la traduire dans le texte. "Not a whit, we defy augury. There’s a special providence in the fall of a sparrow. If it be now, ’tis not to come; if it be not to come, it will be now; if it be not now, yet it will come. The readiness is all". La suite, fait appel à la notion de résignation face au destin, que Reginald Hargreeves partage sans doute avec Hamlet. Tout le monde ne voit pas forcément les choses comme lui. Mais puisque cette citation l'inspire... sans doute recroiserons-nous un jour le terme "Sparrow" :3

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