Hot Church

Chapitre 3 : Le gars qui rêvait d'un Cornetto et d'un bidon d'essence (partie 2)

3150 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 30/04/2024 11:49

Arrivé au commissariat, Crowley constata que Shax n’était pas encore à son poste mais eut la surprise de voir le lieutenant déjà occupé à lire les rapports remis la veille par Muriel et Furfur. Le policier à bouclettes corrigeait les erreurs orthographiques et autres horreurs syntaxiques de son subordonné dont la langue n’avait jamais été le point fort.


Crowley se faufila dans son bureau, y cacha le bidon d’essence et passa dans celui de son collègue, les deux Cornettos dissimulés derrière son dos.


– Bonjour lieutenant Fell, s’écria-t-il d’un ton enjoué et surjoué qui ne dupa pas l’homme assis non loin de lui.

– Bonjour capitaine Crowley, répondit ce dernier tout en ajoutant un « s » manquant à un groupe nominal, avant de s’attaquer à une conjugaison douteuse.

– Il fait beau aujourd’hui ? reprit le capitaine, mais restons prudents ! n’oublions pas le proverbe : en avril, ne te découvre pas d’un fil, en mai fais ce qu’il te plaît ! Vous avez passé une bonne soirée ? Au fait, vous êtes marié ? Vous avez des enfants ?


Son coéquipier, lassé de ce verbiage fort peu sincère, retira ses lunettes et releva la tête avec lenteur. Crowley remarqua alors les cernes violacés creusant ses yeux clairs – très jolis yeux, songea le capitaine qui ne parvenait pas à en déterminer la couleur –, et les bouclettes moins disciplinées que la veille. Le lieutenant avait sans nul doute passé une nuit beaucoup plus intense que la sienne et ne s’était probablement pas couché avec les poules, après s’être enivré de quelques tasses de tisane à la camomille.


– Capitaine, que voulez-vous ? soupira le Gallois en rétablissant la ponctuation dans le rapport de Furfur. Venez-en aux faits.

– Une glace ! Ça vous tente ? proposa Crowley en lui tendant les deux Cornettos. Vanille ? Fraise ? Les deux, si vous voulez ! Même si je pense que vous devez davantage être une personne à la vanille.

Un éclat de convoitise traversa le regard du lieutenant qui déclina cependant l’offrande.

– Veuillez m’excuser, mais je n’ai guère d’appétence pour ce type de douceurs.

– Foutaises ! cria Crowley en lui agitant les deux glaces sous le nez. Un peu de plaisir ne fait jamais de mal. Laissez-vous tenter, lieutenant.

Ledit lieutenant parut hésiter. Il jeta un regard au cadre posé près de son ordinateur, que son épaule masquait à la vue de Crowley, et tendit la main vers le Cornetto à la fraise avant d’y renoncer.

– Cela ne serait pas raisonnable…

– Très bien ! fit son coéquipier en ramenant les deux glaces derrière son dos. Vous n’auriez pas dix balles à me filer ? Je vous les rembourserai.

– Je vous demande pardon ?!

– J’ai fait quelques emplettes chez le Géant et j’ai bien failli me faire éclater quelques dents en guise de paiement.


Le lieutenant lui décrocha un regard ébahi mais n’émit aucun commentaire. Il ouvrit le premier tiroir de son bureau et sortit d’un porte-feuille en tartan, deux billets pliés avec soin qu’il remit à son capitaine.


– Merci ! s’écria Crowley cette fois-ci avec sincérité, je vous revaudrai ça ! Vous êtes un ange, lieutenant Assis le falafel !

– Je m’appelle…

– Je sais comment vous vous appelez, répliqua son supérieur en s’en retournant à son bureau de sa démarche chaloupée. À plus, lieutenant l’Aziza Raphaël.


Cette nouvelle déformation orthographique suffit à déconcerter le pauvre lieutenant en question. Il était habitué à ce que son prénom fasse l’objet de quelques incorrections langagières, notamment lorsqu’il avait quitté le doux de cocon de l’école de Tadfield pour rejoindre le collège de Heavell – Nina avait même joué du poing à quelques reprises pour corriger les moqueries de certains camarades à ce sujet –, mais cela faisait bien longtemps qu’on ne l’avait pas gratifié du prénom angélique ! Il pencha la tête sur le côté et observa son nouvel équipier qui s’était lancé dans un tri frénétique de l’armoire. À vrai dire, la dernière fois qu’on s’était mépris sur son prénom était de son fait, lorsqu’il avait prétendu se nommer ainsi, à une période où il tentait de se défaire de son passé et d’un prénom devenus trop encombrants. Aziraphale leva sa main droite, celle ornée de la chevalière qui ne le quittait plus depuis des années, et l’approcha de sa bouche. Il palpa sa lèvre supérieure du bout des doigts, renouant avec un petit geste qu’il s’était pourtant juré d’oublier… tout comme le souvenir de cette nuit qui lui était associé. Il ferma les yeux. Une voix, qu’il n’avait jamais pu chasser de son esprit, vint lui chuchoter « Tha thu bòidheach » au creux de l’oreille. C’était bien plus tard, lorsqu’il s’était lancé dans un périple désespéré et inutile à Édimbourg, qu’il avait compris la signification de ces mots qui lui avaient été susurrés entre deux baisers, tandis que dans l’intimité d’une chambre d’étudiant, Vera Lynn fredonnait les dernières notes d’une chanson évoquant un rossignol et Berkeley Square.


Un juron, bien anglais, et qu’il n’est pas nécessaire de retranscrire ici afin d’éviter les foudres de la censure, supplanta la douceur écossaise. Le lieutenant tourna de nouveau la tête vers le bureau voisin et vit une pile de dossiers et de feuillets aux pieds de son capitaine qui avait eu l’excellente idée de se confronter au désordre laissé par son prédécesseur. Aziraphale jeta un regard au cadre renfermant la photographie de la personne partageant sa vie et, tout en lui présentant de muettes excuses pour ce moment d’égarement par la pensée – encore un – se replongea dans la détestable rédaction de Furfur.


Le capitaine Gomorrah que l’on pourrait classer dans la troisième catégorie composant la police du Royaume-Uni – si vous avez la mémoire courte, nous vous prions de vous en référer au premier chapitre de ladite histoire –, avait accumulé un tas de paperasse au cours de sa paresseuse carrière dépourvue d’éclats, et n’avait pas pris la peine de remettre un semblant d’ordre dans ce chaos administratif. Crowley, tout en croquant un bout du Cornetto à la vanille, s’assit au milieu des dossiers éparpillés, vida trois cartons qu’il nomma « Archives », « à jeter » et « à garder ». Alors qu’il venait de mettre dans le carton « à jeter » nombre de photographies privées du capitaine et quelques rapports inachevés et non datés dans celui destiné aux Archives, une photographie, qui avait glissé d’un dossier dissimulé sous un amas de vieux prospectus, attira l’attention de Crowley.


S’attendant à une unième photo de l’ancien capitaine et de sa femme en vacances – Gomorrah ayant les moyens lui, de pouvoir se payer plus que deux misérables Cornettos –, il s’apprêtait à la lancer dans le carton « à jeter » lorsqu’il la retourna : la photographie, prise lors d’une filature, représentait un groupe de deux personnes sortant de la librairie. En plus d’avoir été un flemmard de premier ordre, le capitaine Gomorrah aurait-il été aussi un stalker ? Crowley examina l’homme et ressentit une curieuse sensation, comme s’il le connaissait sans le connaître… L’homme, très grand, possédait un visage pâle et émacié, encadré par une chevelure noire et désordonnée ; ses yeux sombres fixaient l’horizon et ne semblaient pas appartenir à ce monde. Sa compagne lui parut encore plus familière avec ses boucles blondes, ses joues rondes et surtout ses yeux clairs d’une couleur indéfinissable. Crowley tourna à nouveau la photographie et découvrit, nichée dans un coin, une date presque effacée. Il tourna la tête vers son équipier : l’année pourrait correspondre à son année de naissance.


Crowley s’apprêtait à se lever pour lui faire part de sa découverte mais se rappelant des mises en garde de Shax concernant les fouineurs et comprenant que sa maudite curiosité ne serait pas bien accueillie, il renonça finalement à ses questions. Le policier fouilla à nouveau et entre les pages d’un vieux catalogue d’accessoires de pêche et de chasse, dénicha quelques feuillets d’un interrogatoire daté de cette même année et sur lequel avait été agrafée une photo prise dans le bureau qu’il occupait actuellement. Il reconnut l’homme aux cheveux noirs. La retranscription de l’interrogatoire lui apprit que l’homme n’était pas un bavard et qu’il avait simplement accepté de donner son prénom : Morpheus. Les questions s’étaient alors enchaînées sur son âge, son emploi, ce qu’il venait faire à Tadfield mais à toutes les questions et autres menaces, l’homme n’avait répondu que par un silence buté. Crowley mit l’interrogatoire de côté et déchira chaque page du catalogue afin de s’ assurer qu’il ne contenait pas d’autres informations, avant de les placer dans le carton « à jeter ».


Percevant du mouvement dans le bureau voisin, il s’empressa de cacher le dossier « Morpheus » qu’il venait juste de constituer, sous un rapport sur un vol de poissons.


– Capitaine Crowley, demanda Aziraphale en passant la tête par la porte inexistante, désirez-vous un café ?

Crowley se retourna vers lui, les derniers morceaux du biscuit de la glace entre les lèvres. Il le goba avant d’essuyer sa bouche où perlaient quelques gouttes blanches.

– Non, merci, lieutenant Vas-y la flanelle !


Les lèvres de son lieutenant se contractèrent en une vilaine grimace. Il parut sur le point de le remettre à sa place mais préféra abandonner le champ de bataille dans un haussement d’épaules. Tout dans la retenue, jugea Crowley en le regardant franchir la grande salle. Tout en lui semblait si artificiel et calculé : son refus de succomber à la gourmandise et à la colère… à croire que le lieutenant Fell se faisait un point d’honneur à incarner les vertus cardinales ! Enfin, pas tant que cela … à voir sa mine de papier mâché, Mr. Fell avait eu une activité très intéressante la nuit passée.


Tout en jetant un bon de commande datant d’une bonne quarantaine d’années pour du chloroforme, Crowley se surprit à imaginer la personnalité et les traits de la mystérieuse Mrs.Fell : était-elle une petite blonde – les gènes récessifs avaient tendance à s’accoupler pour préserver leur patrimoine génétique voué à l’extinction –, maîtresse d’école, bénévole dans nombre d’associations caritatives et cuisinant des muffins à la myrtille le samedi, un poulet rôti le dimanche midi et des raviolis le lundi soir ? S’agissait-il plutôt de son total opposé : une grande brune musclée et aventureuse, capable de tuer un loup à mains nues et championne de lancer de haches ? Il se leva et épousseta son pantalon – il avait choisi le plus serré de sa collection –, et entra dans le bureau de son nouvel équipier. Ou alors, cette personne « particulière » était-elle un rouquin doté d’un esprit brillant et doué dans nombre de domaines ? Un râleur, pour compenser la préciosité du langage de son compagnon, ayant de très bons goûts vestimentaires et fin connaisseur en vins français et plantes vertes ?


En s’avançant dans la petite pièce, Crowley fut frappé par l’odeur de son coéquipier flottant tout autour de lui. Ces effluves (Eau de Cologne, odeur de vieux livres et une petite pointe de vanille) lui chatouillaient agréablement les narines. Tout en reniflant la délicieuse odeur, il se mit à examiner le bureau avec attention : le lieutenant Fell avait la même armoire que la sienne, mais bien rangée ; un petit canapé, propice aux aveux et aux confidences, complétait les lieux chaleureux. Crowley s’approcha du bureau, tendit la main vers le cadre, bien déterminé à résoudre le mystère « Mrs.Fell ». Ses doigts frôlèrent le bord de la photographie et…


– Capitaine Crowley ?

Pris la main dans le sac, le policier se retourna et bredouilla de vagues excuses. Aziraphale déposa son thermos près de l’ordinateur.

– Je cherchais quelques idées déco pour mon bureau, fit Crowley en s’écartant de son équipier.

– Je ne pense pas que nos goûts s’accordent, capitaine.

Crowley s’éclaircit la voix et jugea le moment opportun pour atténuer les quelques malentendus les dressant l’un contre l’autre :

– Écoutez, pour la promotion…

– Vous n’êtes en rien responsable, répondit Aziraphale en détournant les yeux, c’est une erreur de … peu importe ! Je savais que je ne l’aurais pas, de toute façon. Je… j’ai …

Il parut sur le point de confesser un crime odieux. Une fois de plus, la curiosité de Crowley s’éveilla :

– Vous quoi ?

– Jelaifrappé…

– Quoi ?!

– Je lui ai collé mon poing dans la tronche ! avoua le lieutenant dans un cri libérateur. Au capitaine, précisa-t-il. Il avait eu un comportement déplacé envers madame Tracy. On avait été appelé pour la débarrasser d’un client un peu trop « entreprenant » et le capitaine Gomorrah s’est montré très impoli avec elle, et comme je ne parvenais pas à lui faire comprendre, je n’ai trouvé que cette solution. Il m’a menacé, je l’ai menacé à mon tour en lui disant que je dirais tout à sa femme au sujet de ses prétendus « séminaires ».

Aziraphale leva les yeux vers Crowley et fut surpris de découvrir le sourire extatique qu’il lui décocha à cet instant.

– Vous lui avez collé votre poing dans la gueule ! siffla un Crowley transi d’admiration. Vous avez pris la bonne décision, lieutenant.

– Vous croyez… j’ai failli y laisser quelques plumes, mais madame Tracy a intercédé en ma faveur et le capitaine a finalement étouffé l’affaire pour éviter les ennuis.

– Typique des sales cons dans son genre… J’ai connu ça, moi aussi.


Crowley vit alors un sourire, qui n’avait rien de factice, se dessiner sur les lèvres du lieutenant. Un sourire qui lui plaisait … Prétextant avoir encore du travail, il se réfugia dans son bureau et se vengea de ses pensées ineptes sur de vieux dossiers tout aussi ineptes. Il se promit d’investir dans une plante verte à martyriser pour y passer ses nerfs. Pauvre idiot ! songea-t-il en déchirant une photographie de son prédécesseur bronzant sur une plage de sable fin, il savait pourtant combien un sourire gallois pouvait lui être fatal et le conduire à des décisions stupides – comme se retrouver en caleçon dans les rues de Cardiff au petit matin, après une nuit passée en compagnie d’un parfait inconnu –. Il réduisit une nouvelle photographie en morceaux – le capitaine Gomorrah dévorant une raclette dans un chalet – pour chasser ces souvenirs de son esprit. Les souvenirs qui lui pourrissaient la vie depuis deux bonnes décennies et qui l’empêchaient selon Goldie, sa première compagne, d’aimer la personne partageant sa vie.


Une fois le carton « à jeter » rempli à ras bord et sa mémoire dépouillée des souvenirs de Cardiff, Crowley y plaça le bidon d’essence, traversa la grande salle muni de son fardeau et sortit par la porte donnant sur un coquet jardinet. Il déversa le contenu sur le sol et vida une bonne flopée d’essence sur les photographies, les catalogues oubliés et autres bons de commandes personnels du capitaine Gomorrah ; craqua une bonne dizaine d’allumettes qu’il lança sur le petit tas. Une flamme s’éleva dans les airs et une forte odeur de brûlé se répandit, imprégnant ses vêtements. Crowley s’écarta de quelques pas pour admirer le feu gagnant en intensité : ce simple geste le soulageait et atténuait la blessure d’orgueil dont il souffrait depuis plusieurs mois, depuis qu’il avait, par loyauté, sacrifié sa carrière. Il ferma les yeux et sentit une vague de chaleur lui frôler la joue.


– Qu’est-ce que vous faites ?!


Pour la deuxième fois, Fell venait de le surprendre dans une activité qui pourrait passer pour douteuse. Crowley se retourna avec vivacité pour se défendre, lorsqu’il vit le lieutenant se saisir du tuyau d’ arrosage qu’il braqua en direction du brasier. L’eau jaillit, éclaboussant Crowley au passage, et vint inonder le feu qui peu à peu perdit en intensité. Crowley poussa un cri rageur et tout en maudissant cet équipier infernal, attrapa le bout du tuyau. Une lutte s’engagea entre les deux ennemis dans un entremêlement d’insultes d’abord dans la langue qui les unissait et ensuite, dans leur dialecte : les jurons gallois butèrent contre les insultes écossaises mais peu à peu, leurs mots s’entrelacèrent pour former une curieuse mélodie harmonieuse. Crowley, surpris par la force de son adversaire, dut céder et lâcha l’objet de la discorde. Fell éteignit les dernières flammes du brasier avant de laisser tomber le tuyau. Il tourna la tête vers Crowley, le visage ruisselant d’eau et de gouttes de sueur. L’éclat du feu mourant se reflétait dans ses yeux clairs. Crowley y vit de la peur. Une peur qu’il avait déjà lue dans le regard de nombre de victimes ou de coupables démasqués.


Ineffables blablas


  1. Le titre du chapitre est une référence au titre du tome 2 de la saga Millénium La fille qui rêvait d'un bidon d'essence et d'une allumette.
  2. Non, je ne traduirai pas le petit mot d'amour glissé à l'oreille d'Aziraphale... il fallait choisir l'Ecossais en LV2. Plus sérieusement, vous aurez la réponse dans quelques chapitres, mais si vous êtes aussi curieux que notre Crowley, vous pouvez tout à fait chercher la signification de ces petits mots doux...
  3. Le Cornetto est un clin d'oeil au film Hot fuzz : dans le film, l'un des policiers mange un Cornetto.



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