Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ

Chapitre 2 : Dernier anathème avant l'apocalypse - la Colère

2456 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 24/04/2024 22:45

Avant-propos : cette fanfiction est une tentative de réponse au challenge "7 Sins : les sept péchés capitaux" qui se déroule actuellement sur le forum de FFR. Bonne lecture ;)


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« C’est donc comme ça que ça se termine ? »


La femme s’agitait depuis le crépuscule dans sa petite maison : tout devait être parfait pour le grand final. Toutes ses affaires étaient en ordre depuis des mois, elle s’assurait avec frénésie ne pas avoir commis d’erreur et que le futur de ses descendants serait rempli de prospérité grâce à ses dernières actions. Investir dans les pommes… pour l’instant, c'était obscur mais nul doute qu’ils finiraient par lire entre les lignes et comprendre à quel Job ils devaient se vouer. Un livre pour sa petite Vertu adorée et un autre que deux tourtereaux idiots réduiraient en cendres dans 300 ans : comme si elle ne l’avait pas vu venir et comme si on pouvait échapper à son destin de descendants en se livrant à un simple autodafé ! Petits crétins. Il n’y avait pas moyen de lutter contre la fatalité quand de plus grands desseins étaient à l’œuvre. Elle avait, elle-même, appris cette amère leçon dans sa prime jeunesse.


L’aube était maintenant levée et elle ne pouvait s’empêcher de jeter des coups d’œil à la pendule, l’heure du dernier acte aurait déjà dû sonner il y a quelques minutes. Un jour comme celui-ci, ses invités indésirables avaient l’audace d’être en retard. Inadmissible. Elle se retint de renâcler de fureur, ces incompétents trouvaient le moyen de bouleverser son emploi du temps : des mois qu’elle se préparait méticuleusement en vue du grand brasier et la brigade inquisitoriale avait l’outrecuidance d’oublier la ponctualité. Tout ça parce qu’un voisin éméché s’était mélangé les pinceaux en indiquant aux fous de dieu la direction de sa demeure. Aujourd’hui, même le voisinage ne venant pas se repaître du spectacle de son trépas réussissait à l’ennuyer.


« C’est donc comme ça que ça se termine ? »


Voir si clairement est une malédiction : bien avant d’être vraiment en âge de comprendre le poids de ses visions, elle avait pu admirer sa propre mort sous tous les angles et goutter à inéluctabilité du phénomène. C’était dans l’œil de verre* de l’excentrique tante Murielle qu’elle avait pour la première fois aperçu le feu de colère au sein duquel elle finirait.


La femme l’avait mise au défi : « Ma petite Agnès chérie, tu as un véritable don ; jamais une autre prophétesse si douée n’a existé. Si tu te concentrais, je suis sûre que tu pourrais prédire ton propre décès. » Et la jeune sorcière, qui n’avait alors qu’une dizaine d’années, l’avait fait avant même de pouvoir réfléchir à la validité de l’idée. Elle s’était concentré et soudain les flammèches avaient envahi le globe factice.


Et elle l’avait vu sa fin annoncée : brillante, incandescente. Assassine.


Ça l’avait rendu un peu amère – et plus qu’un peu furibarde – que de savoir à l’avance que, peu importe les actions qu’elle entreprendrait à l’avenir, elle en serait, en dernier lieu, rendue à ce point : une foule mugissante l’enchaînant à un bûcher pour qu’elle y fasse un départ flamboyant. Avancer pas à pas dans la vie alors qu’on savait très bien comment tout allait s’achever pouvait être une sinécure mais après tout, à chacun sa croix. Ce n’est pas elle qui porterait la plus lourde. Ça aussi, elle l’avait prédit.


Malgré la colère larvée qui ne l’avait jamais totalement quittée depuis qu’elle avait vu sa fin, Agnès avait vécu sa vie comme elle l’avait voulue, même si elle avait été plus courte qu’elle ne l’aurait espéré, avant sa funeste prémonition ; elle en avait obtenu quelques avantages et une merveilleuse Vertu qui avait été sa plus grande fierté. Pourtant, même si ça faisait des décennies qu’elle se préparait à l’injustice de ses derniers instants, elle ne pouvait s’empêcher de sentir, de nouveau, une rage brûlante enfler au tréfonds de ses entrailles, alors qu’elle ressassait au cours de ces derniers moments de calme, le sort qui allait être le sien.


Certes, elle était une sorcière – elle n’avait jamais eu honte de s’en vanter – mais une sorcière bénéfique ! Cela ne faisait-il donc aucune différence qu’elle ait fourni à ses voisins des semences modifiées qui avaient assuré la prospérité de leurs récoltes ? Qu’elle leur ait prédit les grandes crues et inondations de manière à ce qu’ils purent mettre leurs bêtes à l’abri ? Qu’elle ait soigné leurs enfants et aïeuls avec ses décoctions et diverses potions quand la maladie les avaient pris ? Non, apparemment, aucune différence. Dans ce monde, une multitude de bonnes actions ne donnait lieu à aucune once de clémence. Sa bizarrerie suffisait à la condamner aux yeux des braves gens et ceux-ci seraient présents en nombre pour la conduire à la potence. Qu’à cela ne tienne : elle non plus ne ferait preuve d’aucune indulgence !


Nombreux étaient les médiums d’opérette qui auraient tout tenté pour essayer d’échapper à leur destin ; Agnès était peut-être folle si on se référait à son patronyme mais elle savait mieux que quiconque comment ça fonctionnait. Aussi sûr que la première apocalypse échouerait, aucune pathétique tentative de fuite ne changerait rien. Tous les présages qu’elle avait eus au fil des années s’étaient vérifiés, celui-ci ne serait pas différent : elle allait quitter la scène en emmenant avec elle le maximum de pauvres hères venus se repaître de sa souffrance. Ce serait, dans ce monde, son ultime acte de défiance.


Agnès ne savait pas quoi faire de ces quelques minutes de répit arrachées à la destinée et trépignait presque à présent.


Elle était plus que prête à monter sur le bûcher, ce n’était pas le moment de se laisser aller à la nervosité et de gâcher sa sortie. Elle fit réchauffer son thé enrichi en calmants et l’avala prestement, étouffant son anxiété ; l’Inquisiteur Pulsifère serait sur le pas de sa porte dans moins de cinq minutes et elle ne voulait pas le faire attendre… après tout, elle avait de l’éducation et ils feraient un jour partie de la même famille : elle se devait de lui faire forte impression en l’honneur de sa descendante. Le pauvre homme s’il savait ! Il pouvait bien lutter autant qu’il le voulait contre l’adultère, c’est bien dans les liens sacrés du mariage que l’Anathème serait jetée sur le dernier – bon débarras – inquisiteur de la lignée Pulsifère.


Enfin, il était temps. Comme les feuilles de thé au fond de sa tasse l’avait pronostiqué, les indésirables seraient face à sa porte dans moins de trente secondes.


« C’est donc comme ça que ça se termine ? »


Elle ne leur laissa pas le temps de frapper à sa porte, l’ouvrant elle-même à la volée : la tête haute, droite comme la justice et le pas décidé. Il était temps de lever le rideau et de savourer sa vengeance.


-Vous êtes en retard, je devrais être en flammes depuis une dizaine de minutes.


Elle avait mis autant d’ennui que possible dans son ton et avait devancé ses bourreaux à grandes foulées, avançant vers la potence d’une démarche altière : maintenant que les choses en étaient à ce point, elle était pressée. On ne dirait pas que la dernière — et peut-être seule – vraie sorcière d’Angleterre avait tremblé le jour de son exécution ; ces idiots malfaisants allaient voir comment on quittait cette terre avec panache et ce, sans qu’aucun sortilège n’ait à être utilisé. Oh non, elle n’allait certainement pas les transformer en crapauds… bien trop doux. Même si les français auraient sans doute apprécié quelques batraciens grillés, ils seraient humains jusqu’à la dernière seconde avant d’entrer dans les flammes de l’Enfer auquel ils appartenaient. Il n’y aurait nulle magie impliquée dans l’exercice de son courroux, juste de la science. Agnès riait intérieurement de sa propre ironie.


La potence était là, c’était rageant et effrayant de la voir de près. Malgré son attitude bravade, Agnès sentit un dernier soubresaut de révolte et de peur la traverser alors qu’elle y était solidement attachée. Comme prévu, son plan se déroulait sans accroc ; personne n’avait pensé à vérifier sous ses jupons… Auraient-ils pu être sauvés s’ils avaient été moins pudibonds ? Elle interpella son auditoire avec la voix forte et vibrante des pythies de l’ancien temps.


-Allons, braves gens, un peu de courage ! Venez plus près, rapprochez-vous donc au point que les flammes vous chauffent les orteils : ce n’est pas tous les jours que vous assisterez à pareil spectacle !


La plupart des idiots dans la foule eurent la bêtise de s’exécuter, fascinés à la perspective d’être témoins privilégiés d’une exécution si exceptionnelle ; nul doute qu’ils pensaient pouvoir se rengorger auprès de tout le Lancashire de la démonstration unique à laquelle ils allaient assister. Oh braves petites gens à l’esprit étriqué : s’ils avaient eu le moindre soupçon d’un don de divination, ils se seraient enfuis à toutes jambes. L’explosion les soufflerait comme des fétus de paille. Ceux qui ne brûleraient pas avec elle, finiraient dardés de clous : un sort éminemment approprié pour des bigots voulant jouer les martyrs alors qu’ils passaient leur temps à persécuter et à faire flamber des innocents.


De sa prime jeunesse, jusqu’à cet instant, Agnès n’avait jamais commis de crime, ni n’avait jeté l’anathème sur qui que ce soit, ça allait changer : quitte à être jugée en tant que « maléfique sorcière », elle tenait à honorer la réputation qui lui valait ce châtiment sans procès. Aucun des nuisibles venus se divertir n’en ressortirait indemne. Ça aussi, elle l’avait prophétisé dans l’après-coup de sa première vision : elle ne partirait pas seule. Leurs morts étaient maintenant aussi inéluctables que la sienne, cela constituait un réconfort certain.


La phrase «Il ne me restait plus qu’à espérer qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent par de grands cris de haine »** tourna brièvement dans sa tête. Qui donc allait dire ça ? Un camelot ? Ça avait pas mal de superbe mais ça ne lui convenait pas ; elle souhaitait faire un amendement à la sentence « il ne restait plus qu’à espérer qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils se calcinent comme des boisseaux de chêne ». Voilà, comme cela, c’était mieux. Qu'ils meurent, sots !


-Venez plus près, je vous l’ordonne, admirez comme meurt la dernière véritable sorcière d’Angleterre !


Une vague inquiétude perçait chez le grand inquisiteur, il commençait à douter, confronté à son humour malsain et à sa décontraction apparente face à sa mort imminente : pressentait-il lui aussi venir la fin de cette belle matinée ? Agnès put voir un peu d’hésitation et de peur traverser ses yeux. Oh mais il est bien trop tard pour les doutes et précautions mon garçon ! Les dés sont déjà jetés, elle lui fit un clin d’œil et lui adressa un ultime sourire de connivence. Il était l’heure : déjà les flammes dévorantes approchaient de ses pieds, elle regrettait d’avoir les mains liées au gibet et de ne pas pouvoir remonter le bas de sa robe pour laisser au petit Pulsifère l’occasion de voir son arsenal. Juste avant l’instant fatal, un clou chuta dans la paille. Oups, tombé à point nommé. Une dernière farce de la Providence, elle se délecta de la terreur éclairant la mine blafarde du grand inquisiteur tandis que la réalisation poignait dans son regard et qu’il se tournait, éperdu, vers la foule pour la mettre en garde.


Trop tard.


Ce n’était pas la foi et la justice qui étaient à l’œuvre, c’est la haine de la foule et la colère d’une femme qui s’exprimaient. Ce n’était pas la sorcellerie mais la bêtise, l’obscurantisme et la soif de vengeance qui les condamnait tous.


C’est donc comme ça que ça se termine.


Quelle drôle de sensation, n’est-ce pas, que de savoir précisément comment on va finir. Pas de négociations avec la mort ni de tentatives de conjurer le sort, ça finissait comme elle l’avait toujours prévu. Soudain, Agnès Barge s’apaisa, elle se sentit étrangement sereine tandis que son être disparaissait dans une magistrale explosion. Voilà, pour le bruit et la fureur. Les spectateurs calcinés avaient commis la pire des erreurs en assistant à l’exécution de la dernière véritable sorcière d’Angleterre ; d’elle, il ne restait que les Bons Présages qu’elle avait confiés à l’humanité.


Agnès était enfin en paix ; les braises de sa colère, elles, mirent des heures à retomber.  


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Voilà, voilà, j'avais bien envie d'écrire une petite histoire sur Agnès Barge qui est un personnage de Good Omens ayant un sort vraiment tragique (même si c'est plutôt tourné de manière humoristique dans la série). Je me dis qu'elle devait avoir une bonne dose de colère en elle le jour de son exécution…


*Référence à l'œil de verre de la sorcière dans Big Fish dans lequel plusieurs personnages -dont le héros- voient leurs morts alors qu'ils sont encore enfants.

**Dernière phrase de Meursault dans l'Etranger de Camus


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