Une Dernière Bataille

Chapitre 16 : Sang et Honneur - Seconde Partie

9441 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 04/05/2024 08:00

21 février 1995

Norvège, Asgard, Province Centrale, Völkengard

 

La nuit entamait la fin de son cycle, mais l’obscurité était encore suffisamment dense pour recéler des dangers. Un pan de ténèbres se mut le long du mur de la ruelle comme doué d’une vie propre. Vivement, il zigzagua à la verticale entre les deux parois, prenant appui sur chacune pour se donner une meilleure impulsion ascendante. Virevoltant, la forme noire se glissa en silence entre les poutres du bord du toit et pénétra silencieusement à l’intérieur du bâtiment par une fenêtre demeurée entrouverte.

La pièce était agrémentée d’un lit, d’une commode ainsi que d’une petite table accompagnée d’une paire de chaises. Une jeune femme occupait l’une d’elles, lui tournant le dos. Une chandelle projetait un halo lumineux famélique, découpant les contours de sa silhouette. S’ébrouant, l’être regarda se détacher de son corps des morceaux sombres comme de la poix, et tomber sur les lattes du plancher sans un bruit, s’évanouissant en un instant. Un homme émergea de cette enveloppe. Il avança droit devant lui, ses pieds frôlant à peine le sol. Sa main était sur le point de se poser sur l’épaule de la jeune fille lorsqu’il se figea, son souffle bloqué dans sa poitrine. Les contours de la silhouette féminine qui lui faisait face se brouillèrent, ondulant à l’image des rides concentriques quand un caillou troublait la surface lisse d’une mare. Il perdirent en tangibilité jusqu’à s’effacer complètement et disparaître. Son instinct l’avertit juste à temps alors qu’une attaque survenait depuis le plafond. L’éclat d’une lame brilla fugitivement.

Réagissant à la vitesse de l’éclair, il plongea en avant, roulant sur lui-même. Il fit volte-face, mais déjà son agresseur le percutait, après s’être probablement rétabli sans encombres au sol. Ils roulèrent tout deux dans un méli-mélo confus de membres. L’homme finit par coincer son adversaire sous lui et lui immobilisa les bras.

- Si l’on mettait fin à ce petit jeu, Ayame ? lança-t-il.

- Désolée, la tentation était trop forte. Dommage en tout cas, ç’aurait pu devenir intéressant, ajouta-t-elle avec une œillade feinte et un sourire désarmant.

 La position où ils se trouvaient ainsi que les paroles de la jeune femme asséchèrent la gorge de Rikimaru. La pièce devint subitement étouffante et même son corps lui parut s’embraser. Certes, ils étaient amis de longue date, mais cela faisait quelques temps qu’il avait admis avoir développer de profonds sentiments pour elle. Seulement, il rechignait à lui ouvrir son cœur.

Mais qu’est-ce qui le retenait au juste ? La peur que cet amour ne soit pas partagé ? L’angoisse que cela fonctionne, puis qu’il la perde ? Ou que cela pourrait être un obstacle à leur mission ?

Foutu devoir ! s’étrangla-t-il silencieusement.

De plus, la proximité qu’ils partageaient depuis le début de cette mission n’arrangeait rien. Alors la situation présente … . En un mot comme en cent, c’était dur. Pour ne rien arranger, son malaise s’accrut soudain lorsqu’il commença à sentir qu’autre chose de dur menaçait d’apparaître au niveau de son entrejambe. L’avait-elle senti ?

Oh dieux …, pensa-t-il, embarrassé.

Il aurait souhaité rentrer promptement sous le plancher. Son choix alla plutôt pour se dégager en vitesse.

Libérée, et totalement inconsciente des états d’âme de son ami, Ayame se remit debout tranquillement.

- Mon Mangestu Gen’ei ne t’a pas abusé plus d’une seconde ! se plaignit-elle.

- Quand on connaît les propriétés de ta technique, ce n’est pas difficile.

Les yeux marron de son amie lancèrent des éclairs.

- Mais un autre que moi s’y serait laissé prendre assurément, préféra-t-il bon de préciser.

Elle rengaina son arme et alla s’installer, en tailleur, sur le lit.

- Alors, ta petite escapade nocturne ? Fructueuse ou non, cette fois ?

Son air sérieux habituel reprenant le dessus, il répondit :

- Je commence à connaître le parcours et j’ai exploré de nouveaux recoins. Ça n’avait rien donné jusqu’à ce que je m’attarde près de la tour ouest du château. Des pierres sont légèrement en quinconce à cet endroit, aussi il m’a été facile d’y accéder.

- Qu’est-ce que tu y as découvert ?

- La reine et un homme qui s’appelle Nordring à ce que j’en ai déduit. Ne pas connaître parfaitement la langue Asgardienne n’aide pas à saisir les conversations. Il était question de Loki également et j’ai pu voir des cartes étalées sur la table. Il y a fort à parier qu’ils discutaient de stratégie militaire.

Le menton calé au creux d’une paume, Ayame leva les yeux au plafond.

- C’est tout ? Non, parce que j’ai autant envie de t’écouter parler manœuvres que de m’arracher la langue. Du moins, ce que tu as réussi à comprendre, le charria-t-elle.

En effet, elle apprenait beaucoup plus vite que lui les subtilités de cette nouvelle langue.

- Je m’en doutais un peu, même si l’idée de te voir arrêter de te plaindre est tentante.

- Hé là, attention à ce que tu dis ! Apprendre les sarcasmes c’est bien, mais si tu continues je me ferais une joie de t’enseigner autre chose, le prévint-elle en levant un poing.

- D’accord, d’accord, s’excusa-t-il, bien qu’il sût sa contrariété factice. Je vais donc passer à l’essentiel puisque je n’ai pas eu besoin de traduction pour ça. La femme qui préside vraisemblablement au culte d’Odin s’en est chargée.

- Raconte ! s’exclama la jeune femme finalement attirée par son récit.

- Apparemment, les Chevaliers d’Athéna sont bel et bien aux côtés de la reine et semblent œuvrer main dans la main. Bien que leur première rencontre ne se soit pas faite sous les meilleurs auspices. L’élément surprenant, c’est qu’il y a aussi des Marinas de Poséidon.

- Qu’est-ce qu’il a à voir dans cette histoire ?

- Je ne sais pas, mais je pense pouvoir avancer que ses intentions sont similaires à celles d’Athéna. Autre point important, ajouta-il en levant un doigt de façon étudiée, la piste de l’artefact s’est réchauffée. Nous savons déjà qu’il doit être très ancien. Ici, il s’agirait d’un bijou dont l’emplacement pourrait être une antique tombe, perdue quelque part dans la Province Ouest. Les détails n’ont pas été donnés et je crois qu’il faudra encore du temps avant que l’endroit ait été déterminé. La prêtresse a en tout cas annoncé que ce serait rapide.

- Je trouvais justement que cela manquait d’animation. Pouvoir sortir se balader uniquement la nuit est assez déprimant.

- Accroche-toi encore un peu. Bientôt, le théâtre des évènements va se déplacer, mais j’ai comme l’intuition que ce sera dans un lieu beaucoup moins hospitalier.

 

24 février 1995

Norvège, Asgard, Province Nord, Village en ruines

 

La charpente vibrait encore au diapason de son râle lorsqu’elle démonta, basculant sur le côté. Pantelante, son svelte corps nu couvert d’un lustre au goût de sel et ses cheveux trempés, Seiryû reprenait calmement sa respiration. L’odeur musquée de leurs débordements amoureux saturait l’air ambiant. La jeune femme ferma les yeux, ressentant les ultimes échos du plaisir. Son cou gracile se tordit comme elle regardait l’homme allongé tout près. Sa chevelure aussi sombre que la sienne, formait une corolle sur l’oreiller, à présent qu’un lien de cuir ne la retenait plus. Elle caressa les cicatrices zébrant son torse, vestiges d’une rencontre passée faite dans la douleur.

Elle le revoyait encore, gisant au milieu d’un tas de gravats fumants, barbouillé de sang et de poussière, la dépouille du précédent détenteur du nom de Byakko se dessinant non loin. Elle avait alors réalisé qu’il était l’un des Shinobi Lunaire de Tsukuyomi, le propre frère de son seigneur. L’achever aurait dû lui paraître aussi naturel que respirer. Pourtant, elle n’en avait rien fait. L’inflexibilité pour laquelle elle était réputée, et qui lui conférait la froideur et la dureté de l’acier, en avait été troublée. Une sorte de beauté émanait de ce corps inanimé et sans même prendre conscience des paroles que Genbu lui adressait, elle l’avait secondé pour le porter. A son réveil, après un coma de plusieurs jours, il ne s’était souvenu de rien. Si ce n’étaient ses réflexes martiaux, sa mémoire ressemblait à un désert. Vide.

Audacieusement, et peut-être également par une sorte d’esprit de revanche, elle lui avait révélé qu’il s’appelait Byakko et portait le titre de Gardien Céleste. Sa vie était vouée au Seigneur des Tempêtes. Dès lors, et pendant les mois qui suivirent, elle avait suivit son évolution sans interférer. Inculquer des idées fausses à son esprit vierge lui paru blasphématoire. Il lui avait fallu grandir uniquement avec les maigres bases qu’elle lui avait données. Pourtant, à mesure que le temps s’était écoulé, sa rigueur métallique s’était émoussée face à lui. Tant et si bien qu’elle avait fini par succomber à l’appel de la chair qui la dévorait de l’intérieur. En public, elle conservait son masque de glace. Entre eux, ce dernier fondait.

A cet instant précis, l’obsidienne de son regard accrocha l’émeraude du sien. Celui-ci était terne, assombri par quelque ombre qui s’y tapissait.

- Encore ces images qui te tourmentent ? demanda-t-elle par pure rhétorique.

 

Byakko détourna les yeux et suivit les nœuds du bois au-dessus du lit. Installés dans une chambre d’auberge au cœur d’un modeste village, pillé il y avait plus d’un mois, ils en avaient fait leur refuge. Une bonne flambée chantait joyeusement dans l’âtre et les fourrures occupant leur couche veillaient à leur garantir une température agréable. Presque douillette. Sa réponse sembla toutefois aspirer la chaleur ambiante.

- Tous ont été tués, Yûki. Femmes et enfants inclus. Par cette bête à visage humain. Je ne rêve que de lui faire payer au centuple les souffrances dont il se repaît. L’écraser. (Il leva une main qu’il serra en un poing rageur.) Et Siholt, sans partager sa cruauté …, le résultat de son arcane était horrible.

Sa voix n’était plus qu’un murmure à présent. Les cris des suppliciés résonnaient toujours à ses oreilles. Pourrait-il jamais se pardonner de ne pas avoir agi ?

- Je ne suis pas un bleu que le premier spectacle de ce genre épouvante. Et toute guerre est sale, mais celle-ci … je ne sais pas. Tout cela n’est-il pas vain ? On ignore pourquoi …

- Remets-tu en question les volontés du seigneur Susanoo ? le prit-elle de court.

- Non, répondit-il hâtivement, peut-être trop. Non, je lui dois ce que je suis. A toi aussi. (Il lui caressa la joue.) Et toi ? Qu’est-ce qui te pousse à lui obéir ?

- L’honneur, le devoir, énuméra-t-elle. Depuis aussi longtemps que remonte son histoire, ma famille a été à ses côtés lorsqu’il prenait un hôte humain. Je n’étais qu’une petite fille que l’on me préparait déjà à remplir le rôle qui est le mien aujourd’hui. J’obéis et je sers. Je ne connais rien d’autre. (Un sourire fugace agita ses lèvres.) Enfin, rien d’autre en dehors de toi.

Elle approcha lentement ses lèvres des siennes, les effleura, y déposant son souffle, puis les embrassa. Un baiser que Byakko lui rendit avec force d’ardeur, chassant pour un temps les spectres qui le hantaient. Il sentit une main descendre vers son bas-ventre, ranimant instantanément son désir. Il se redressa sur un coude, accompagné d’un cri rauque. Sa bouche entreprit de parcourir le tracé de la gorge de sa partenaire, sentant son pouls s’accélérer à travers la peau. La respiration de Seiryû devint haletante, tandis qu’il titillait savamment, tour à tour, de sa langue et de ses mains des zones érogènes. Gémissant, elle enfouit ses doigts dans ses cheveux et enroula ses jambes autour des siennes. Maintes caresses se succédèrent, vigoureuses et sensuelles, jusqu’à l’instant où il fut pleinement en elle, leur lit émettant une plainte en canon à leurs soupirs.

Emplissant son esprit, des brumes d’euphorie voilèrent sa conscience, le laissant à la dérive entre rêve et réalité. Seuls leurs doigts fermement entrelacés le reliaient au monde de la chair. Byakko se rattacha à ce contact et songea qu’il représentait tout ce en quoi il devait puiser de la force pour continuer à avancer sur son obscur chemin.

 

4 avril 1995

Norvège, Asgard, Province Est, Forêt Pétrifiée

 

Le climat s’était radouci à mesure que la belle saison s’installait et la neige délaissait son emprise bien qu’elle persistât encore par endroits. Ailleurs, l’herbe rase d’un vert tendre se dévoilait, égayée de petites fleurs blanches. La vie reprenait son cours après avoir végété durant de longs mois, s’épanouissant en diverses formes, couleurs et sons. Les trilles des oiseaux glissaient, portées par un vent léger, et chaque buisson grouillait d’activité. Seule la forêt barrant l’horizon de la petite troupe restait éteinte et figée dans son aura d’austérité. Nuls bourgeons ne venaient adoucir l’aspect rocailleux de ses branches noires. Les troncs arboraient un camaïeu de gris rappelant des teintes minérales et ses rameaux dénudés s’élançaient vers le ciel comme autant de doigts crochus, créant un entrelacs inextricable et dense au travers duquel la lumière échouait à se frayer un chemin.

La cavalière dont la monture renâclait à la vue du sinistre lieu jeta un regard à la colonne qui la précédait. Bon nombre de ceux qui la composaient allait à pied, une poignée seulement menait leurs propres chevaux par la bride. Vêtus d’un assemblage hétéroclite de mailles, de fourrures et de cuir, leur allure était aussi dégingandée que féroce.

Un souffle aérien balaya les tresses blondes d’Ulfhilde lorsqu’elle reporta son attention sur sa destination. Comprenant que sa jument bai, dont les oreilles étaient couchées, refuserait de la porter plus loin, elle descendit de sa selle. Même en sachant ce qui allait se passer, elle faillit tout de même trébucher lorsqu’elle toucha le sol et eut tout juste le temps de se rattraper à ses fontes. Elle tira la longue canne qui dépassait de ces dernières et la cala sous son aisselle. Sans le soutien de cette béquille, elle claudiquerait encore plus. La faute en incombait à une malformation congénitale l’affublant d’une hanche torturée et d’une cheville très peu mobile, qui la contraignait à traîner sa jambe droite comme un poids mort.

Elle se mit en marche difficilement, avec des gestes gauches, laissant trois empreintes dans les vestiges de neige fondue. Courir ne représentait même pas une éventualité dans son cas. Ulfhilde continua d’avancer droit devant elle sans chercher à vérifier si ceux censés l’accompagner la suivaient. Son objectif se dissimulait au cœur de l’enchevêtrement ténébreux. Qu’allait-elle y trouver ? Difficile d’en être certaine. Et pourtant, elle était sans doute la mieux placée pour le savoir. En effet, Ulfhilde appartenait à l’ordre des prêtresses officiant pour Freyja, déesse de la Fertilité et de l’Amour. Du moins, avant qu’elle en fût déchue.

Naguère si blanche, sa robe tachée et reprisée présentait une teinte grisâtre délavée. Fendue de tous côtés, elle lui arrivait désormais aux genoux et Ulfhilde avait préféré porter un pantalon en-dessous, assorti de bottes de cavaliers récupérées auprès d’un mort. Un pourpoint de cuir à manches courtes doté d’un col en fourrure habillait son buste, et des mitaines de laine couvraient ses mains. Autant son physique que les vieux habits de sa fonction présentaient un état de délabrement similaire. Toutefois, son esprit demeurait aiguisé et intact. Il s’agissait d’ailleurs de son meilleur atout pour palier sa tare et la raison pour laquelle elle conduisait cette expédition.

 

Un mois et demi plus tôt, Loki avait convié tous ses Fléaux dans les profondeurs de la montagne. Ulfhilde, qui occupait un camp fortifié non loin, avait pu rapidement répondre à l’appel. Tout aussi promptement, deux de ses pairs l’avaient rejointe, ceux qu’elle connaissait le moins. Gôrd, un trentenaire corpulent à la fine moustache blonde et aux manières de dandy, qui aurait davantage été à son aise sous les lumières d’un bal de cour qu’au milieu de ces sombres grottes. Avec lui venait un garçon, plus un adolescent, mais pas encore tout à fait un homme, dont elle ignorait le nom. Il avait récemment été promu au rang de Fléau. Ses tempes étaient rasées et le reste de ses cheveux bruns, plus longs, avaient été tirés et rassemblés en catogan. De ce qu’elle avait ouï dire, il aurait reçu la formation cléricale des servants d’Odin. Quand elle l’avait fixé trop intensément, un sourire avait éclos sur ses lèvres, dévoilant une rangée de splendides dents blanches, lui octroyant un côté charmeur. Elle avait imaginé cette dentition en train de mordiller tendrement une amante et simultanément, l’image de cette même denture déchirant la chair s’était imposée de force à son esprit. Une étreinte glacée s’était alors refermée sur son échine.

En revanche, le duo manquant avait dû rentrer ventre à terre depuis le sud de la Province Nord, venant tout juste d’achever sa mission. Ulfhilde avait ainsi vu revenir après plusieurs semaines d’absence, Siholt, la grande brute avide de combats et Holdyrr, sorte de double du premier auquel les années auraient conféré la tempérance. Cependant, la différence ne se limitait pas à ça. Une antique noblesse irradiait de ses yeux brun-vert, vertu que l’on n’imaginait pas trouver au sein d’un tel bourbier de mécréants. Ulfhilde s’interrogeait d’ailleurs toujours sur la présence du quinquagénaire qui détonnait tant parmi le reste des séides de Loki. A leur retour, le vieux guerrier présentait un bras en écharpe et les traits tirés, preuve que les affrontements s’étaient révélés intenses. A l’inverse, le Fléau de Jormüngand, en dehors de multiples égratignures, donnait l’impression de sortir tout juste d’une nuit agitée.

 Leurs alliés asiatiques brillaient par leur absence. Cela ne concernait donc qu’eux.

Ulfhilde et ses compagnons avaient traversé des cavernes, où les stalactites et les stalagmites se rejoignaient pour former des colonnes à l’image d’immenses orgues minéraux, et descendu d’innombrables escaliers. L’eau dégouttait un peu partout, accompagnant leur progression d’une symphonie dont les échos se répercutaient à l’infini. Arrivés face au pont de pierre enjambant l’abîme, ils l’avaient franchi pour parvenir à la geôle du dieu à proprement parler. Depuis la dernière fois où elle s’était rendue dans cette salle, rien n’avait changé. Le sol était toujours aussi retourné et les murs paraissaient avoir été labourés à coup de griffes gigantesques.

Affublé de l’apparence d’un homme d’âge mûr à la barbe tressée, à la place de l’habituelle forme juvénile qu’il affectionnait tant pour le malaise qu’elle provoquait chez ses serviteurs, la divinité les attendait. L’affaire dont il voulait les entretenir devait lui tenir un minimum à cœur pour qu’il délaissât ce petit plaisir. Ils s’inclinèrent face à lui.

- Il y a quelques jours, avait-il commencé sans préambule, Siholt et Holdyrr ont balayé le principal bastion des forces militaires de la reine. Toutefois, ce succès attendu ne supplante en rien l’échec quant à l’objectif réel de cette escarmouche.

Plus tard, elle avait appris que l’assaut évoqué de manière si désinvolte avait coûté la vie à plusieurs centaines de soldats face à la défense acharnée des habitants de Torden. Les plus à plaindre restaient cependant leurs infortunées victimes. Que représentait l’extinction d’autant d’âmes pour un dieu, qui plus était de la trempe du Mage des Mensonges ? Rien si ce n’était une myriade de bougies soufflées en un instant. Toujours était-il qu’à ce moment précis, elle ne savait pas encore de quoi il retournait exactement.

- On ne pouvait pas s’attendre à ce que le Servant ait un contrôle sur l’artefact, avait protesté la voix grave de Siholt.

- C’est vrai, prévoir est très au-dessus de vos moyens, avait cinglé Loki amusé, en plaçant sa main bien au-dessus de sa tête, ses chaînes serpentines cliquetant au passage. Bien entendu, c’est une fonction qui ne me fait pas défaut. La reine a deviné que la forteresse abritait un puissant objet grâce au concours de sa Haute Prêtresse et des Chevaliers d’Athéna. Dommage pour eux qu’elle ne sache pas se servir correctement de ces informations. Le savoir est la clé du pouvoir, je l’ai déjà démontré.

- En quoi s’est-elle trompée, mon seigneur ? avait questionné Holdyrr.

- Son interprétation d’antiques légendes est erronée.

En une poignée de minutes, il leur avait exposé le résultat de ses investigations – autre terme pour désigner l’espionnage pratiqué – et dévoiler le véritable but de l’attaque.

- L’artefact est un collier, d’accord, avait admis Gôrd de sa voix de ténor, et compte plusieurs morceaux. Sauf que je ne vois pas mieux qu’eux où se trouve ce tertre secret, même si dans l’immédiat, il faut qu’on le trouve les premiers.

- Gôrd, tu as la finesse du dragon qui te sert de titre, avait dit le plus jeune des participants, acide. Si le seigneur Loki affirme que la vieille s’est gourée, alors nous n’avons rien à aller dénicher. Leur théorie se tient, mais peut-être qu’ils ne regardent simplement pas au bon endroit.

- Bravo ! s’exclama le Mage des Mensonges, en mimant un applaudissement. Au moins l’un d’entre vous a suffisamment évolué pour se servir de son cerveau. Donne-nous ta réponse, Ulfhilde.

L’attention générale s’était portée sur cette dernière. Elle se rappelait avoir senti les pesants regards inquisiteurs la transpercer. Que devait-elle dire ? Elle avait repensé en vitesse à ce qui avait été dit, mais n’avait rien trouvé. Un second essai, quasi-désespéré, et elle avait enfin saisi la solution.

- Les Valkyries ne prélevaient pas les âmes héroïques au seul usage d’Odin. En réalité, la moisson était partagée en deux parts. L’une destinée à lui et l’autre à Freyja.

- Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? avait roulé la voix de Siholt, tel le tonnerre. Pourquoi aurait-elle droit à quelque chose ?

- Quand on y réfléchit, c’est logique. Elle est la première et le chef des Valkyries.

- Compte-tenu de ce que je viens de dire, cela signifie simplement qu’il y a une chance sur deux pour que ça s’avère réellement véridique. Cela ne rend-t-il pas le risque trop grand ?

- Je connais le vieux borgne. J’ai mêlé mon sang au sien, bu à sa table à en perdre la raison et partagé nombre de femmes avec lui. Il ne saurait rien refuser à l’une d’entre elles, surtout si elle possède les atouts de Freyja. Cet objet ne peut être qu’à un endroit où les humains ont choisi d’enfouir les carcasses qu’ils lui ont dédiées. Une prêtresse défroquée telle que toi, Ulfhilde, doit connaître cette fosse.

L’insulte avait glissé sur elle comme de l’eau sur les plumes d’un canard, bien que la sensation eût été plus proche de l’acide. Elle n’était plus à ça près en matière de mépris de la part du dieu à l’encontre de la gente féminine. Mais Ulfhilde n’en avait cure. Son souhait dépassait les attaques dirigées contre son amour-propre.

- Pas directement, seigneur Loki. Néanmoins, quelques questions posées aux bonnes personnes devraient résoudre le problème.

- J’attendais une autre réponse.

Elle avait été sur le fil du rasoir.

- Si je n’étais pas contraint de m’en remettre à toi …

- J’agirai au plus vite.

Et c’était ce qu’elle avait fait. Des vies avaient même pu être épargnées puisqu’elle était allée récolter en personne les informations qu’il lui fallait, sans besoin de faire appel à la force brute. Et à l’aide des manuscrits réunis grâce à des pillages, ce qui ne la rendait pas particulièrement fière lorsqu’elle en usait, elle était parvenue à déterminer la position du lieu recherché.

 

A présent, cela faisait presque trente minutes qu’elle marchait – du moins, claudiquait – au milieu de cette forêt à l’aspect granitique. Bien qu’une rapide formation martiale et un rythme de vie loin de toute paresse lui eussent permis de se forger quelques muscles, Ulfhilde se fatiguait rapidement à cause de son maintien déséquilibré et des douleurs lancinantes que lui envoyait sa jambe valide.

L’obscurité s’épaississant davantage que ce qu’elle avait cru possible, elle ordonna qu’on allumât les torches. Des flammèches se propagèrent, suivant la ligne de soldats dans son dos, tel un ruban orange. Insidieusement, la noirceur environnante parut vouloir étouffer la lumière ainsi offerte, tant sa place était incongrue. Poursuivant sa progression, Ulfhilde eut la désagréable impression que des mains vaporeuses se tendaient pour caresser la peau des intrus, dispensant des frissons nerveux. Bientôt, des murmures se mirent à chevaucher le vent, porteurs de messages accusateurs et de lourds secrets, oppressant leurs oreilles. Le Fléau déglutit difficilement et adressa une courte prière à sa déesse, espérant que celle-ci portait encore un regard sur son ancienne prêtresse. Comme en réponse, un éclat digne d’une étoile apparut soudainement à la périphérie de son champ de vision. Mécaniquement, elle orienta ses pas vers lui.

Tandis que la lueur stellaire se faisait plus proche, les ténèbres s’agitèrent. Des cris et des bruits étouffés se firent entendre. Les hommes de sa troupe disparaissaient un à un, absorbés par l’obscurité. Une bonne partie des survivants commença à tirer l’épée et fit front.

- Ne vous arrêtez surtout pas ! cria Ulfhilde. Continuez d’avancer vers la lumière !

Certains lui obéirent et prirent la fuite dans la direction indiquée. D’autres filèrent ailleurs et on ne les revit plus. Enfin, les indécis et les imbéciles s’évanouirent à leur tour dans le néant.

Ulfhilde fut bousculée, mais elle conserva son équilibre et put, tant bien que mal, suivre la cadence. Leur cavalcade effrénée parut lui durer une éternité, affreuse et terrible. Elle se termina pourtant bien vite dans une clairière, certainement située au cœur de la forêt, où ne s’élevaient que des pierres, sur un sol recouvert de neige. Disposées aléatoirement, tels des crocs sortis de terre, celles-ci portaient des épitaphes runiques que le passage des saisons n’avait pas affectées. Au centre de cette nécropole se trouvait un monticule de rocs s’élevant à hauteur de deux hommes. Et ce qu’elle avait pris pour un morceau d’étoile était en fait un globe gros comme le poing d’un enfant, enchâssé dans la gangue rocheuse. Lentement, les mercenaires sortirent de la torpeur induite par l’hypnotique radiance et s’approchèrent ; papillons attirés par une flamme.

Un cosmos s’embrasa de façon ténue depuis la face cachée du monticule. Des hurlements gutturaux s’élevèrent de nulle part et des mains jaillirent du sol pour agripper fermement les chevilles des intrus. Des jurons fleurirent et des lames se levèrent, prêtes à découper ces entraves. Le propriétaire de l’énergie ne tarda pas à émerger des ombres. A sa vue, Ulfhilde pensa qu’il lui aurait été bien difficile de dire si cet individu appartenait au monde des vivants, ou s’il était une dépouille mue par quelque sombre maléfice. Ses traits, à l’image de son corps, étaient émaciés et sa peau ridée présentait plus de tâches que la chemise d’un goinfre lors d’un banquet. Ses cheveux absents contrastaient avec l’opulence de sa barbe blanche et il avançait courbé sous le poids des ans, un bras replié dans le dos, l’autre s’appuyant sur une canne. Cependant, ce qui demeurait le plus remarquable dans son physique était le contenu de ses orbites ; deux billes à la teinte laiteuse. Aveugle, il paraissait toutefois parfaitement discerner leur présence. Une voix d’outre-tombe s’adressa à eux, sans que les fines lèvres du vieil homme ne s’animent :

- Nul besoin d’yeux pour voir que vous désirez dérober l’honneur des valeureux guerriers rassemblés ici. Vos âmes empestent suffisamment la souillure née de votre avidité pour cela. Malheureusement, je ne crois pas qu’ils vous laisseront faire. Pas après qu’il leur est enfin revenu. Votre abjecte présence corruptrice ne fait que retarder leur accès au royaume qu’ils appellent de tous leurs voeux et accroître leur ire.

Il toussa, un son spongieux et déplaisant. Ces paroles ciblaient les hommes prisonniers, mais c’était Ulfhilde qu’il fixait en les prononçant.

- J’vais lui fermer son clapet, au débris ! s’écria l’un des mercenaires, rompant le fil de ses pensées.

Le cosmos déjà déployé s’intensifia et les mains sorties de terre furent parcourues de violentes convulsions qui firent chuter les intrus. Libérées de leurs victimes, elles prirent appui sur le sol gelé, extrayant des bras, puis une tête et enfin un corps tout entier. Des dizaines de morts-vivants à des stades plus ou moins avancés de décomposition, allant de la chair noire et flétrie au simple squelette recouvert de vestiges de muscles et de tendons pourris, s’alignèrent face à elles. Les haillons et les armures primitives qui subsistaient encore sur eux attestaient de la durée qui séparait l’époque de ces hommes et la leur. Leurs gorges desséchées émirent des sons caverneux, quand ce n’était pas des claquements de dents haineux, et ils se jetèrent sur leurs proies désignées.

Des hurlements de terreur et de défi leur répondirent. Une mêlée confuse s’en suivit.

Bien qu’elle ne fût pas au centre des évènements, Ulfhilde sentit la panique l’envahir alors qu’elle assistait à l’extrême sauvagerie des cadavres animés. Bien qu’elle côtoyât la mort depuis assez de temps pour ne plus avoir à détourner le regard en frissonnant de dégoût, là, la puanteur des viscères révélés à l’air libre et celle des sphincters relâchés acheva de la rendre malade. Malgré tout, elle trouva la force d’enflammer son cosmos.

Je suis Ulfhilde, Fléau de Garm ! se rappela-t-elle.

Récupérant la petite sculpture de métal noir en forme de tête de chien, accrochée au bracelet qui ornait son poignet, elle referma le poing dessus et y insuffla son énergie. Elle la laissa tomber à ses pieds. L’objet tournoya sur lui-même de plus en plus vite, grossissant jusqu’à prendre la forme d’un monstrueux chien d’un noir d’ébène. Son corps à l’encolure massive croulait sous de multiples chaînes. La tête supportait un masque affublé de maillons, ne laissant entrevoir que le début d’une mandibule et quatre yeux argentés. Tout donnait l’impression qu’on avait voulu entraver cette bête au maximum.

 

Evoluant comme dans un rêve, elle désassembla le totem à gestes lents, modifiant la position de certaines pièces. Un à un, elle en revêtit les différents morceaux. Le plastron couvrait seulement le haut de sa poitrine, mais des entrelacs de chaînes s’occupaient de protéger les côtes. Une jupe composée de trois parties d’égale longueur, sauf l’élément central qui couvrait à peine le pubis, ceignit sa taille. De forme convexe, les épaulières étaient fixées à ses biceps. Les pattes se muèrent en paires de gantelets et de jambières décorés de griffes. Une succession d’anneaux reliaient les avant-bras aux épaules et les jambes aux cuisses. Un cliquetis se fit entendre lorsqu’elle verrouilla le gros collier autour de son cou. Touche finale, Ulfhilde apposa le casque sur son visage. A peine fut-il en place qu’elle crut étouffer dans l’exiguïté de la protection. Au bout d’une minute cependant, ce sentiment disparut. Elle était fin prête et la réalité put reprendre son cours.

Autour de son îlot de tranquillité, le massacre continuait. Les râles d’agonie et de désespoir représentaient son unique environnement sonore, en-dehors des battements affolés de son cœur. Les morts possédaient un résidu de volonté propre, nourris par des mécanismes que leurs corps avaient gardés en mémoire. Ils avaient été les meilleurs combattants de leur temps, élus par la déesse Freyja, et une bande de soudards ne constituait pas une menace pour eux. Leurs armes rouillées ainsi que leurs poings, véritables griffes, engendraient des ravages effroyables. Et leur vitesse surnaturelle n’arrangeait rien.

Pendant toute l’action, le vieux gardien n’avait pas détourné son attention d’Ulfhilde. Il avait noté son infirmité et guettait la moindre de ses réactions avec une intensité pesante. La mettait-il au défi de tenter quelque chose ?

Conscient qu’elle ne céderait rien, le vieil homme prononça la sentence qui s’abattit comme un couperet :

- Qu’elle périsse également.

Comme si elle attendait ce signal, l’énergie d’Ulfhilde flamboya de plus belle. Prenant de lentes inspirations pour se détendre, elle ferma ses yeux ambrés et lança :

Sjel av Kjede !

 

Longtemps auparavant, Ulfhilde avait compris qu’elle ne pourrait pas jouer aux mêmes jeux que les autres enfants de son âge. Aussi, comme la solitude lui pesait, elle avait entrepris de se créer des compagnons. Puisque le bois finissait toujours par devoir être brûlé pour lutter contre le froid, et que la pierre lui apparaissait comme trop grossière, elle s’était servi d’ossements. Travaillant la matière, elle passait ensuite des fils dans des trous et se retrouvait ainsi aux commandes d’une marionnette cliquetante. Satisfaisante au départ, la situation avait rapidement évolué avec la croissance d’Ulfhilde. Manipuler des jouets avait été plaisant, mais s’ils pouvaient bouger sans qu’elle eût à les toucher, donnant l’illusion d’être vivants, c’était encore mieux. Son père étant le fossoyeur du village et sa mère, une fervente adepte de Freyja, elle avait développé à force d’enseignements, une compréhension plus aiguë de la vie et de la mort par rapport à nombre de ces conscrits, voire des adultes. Armée de ces connaissances et d’une volonté grandissante de transmettre un peu de la vie qui l’animait à ses "amis" – et peut-être aussi parce que c’était son destin –, elle était un jour parvenue à s’ouvrir au cosmos. A l’époque, elle ne savait pas ce que tout cela signifiait. D’ailleurs, aujourd’hui encore, elle n’était pas certaine d’avoir davantage d’érudition dans ce domaine.

Entourés d’une lumière bleue, ses doigts s’étaient tendus vers les petits ossements inertes et elle avait tenté de leur redonner ce qu’ils avaient perdu. Rien ne s’était produit. Frustrée, Ulfhilde s’était demandé ce qui avait pu clocher. Pendant un laps de temps très long, elle avait étudié la question avec une acuité qui aurait fait défaut à la plupart des enfants, jusqu’à ce qu’elle repensât à ce que disait sa mère : « On vient au monde couvert de sang et on le quitte dans le même état si l’on est une mauvaise personne. ».

Elle s’était piqué le pouce avec une aiguille et avait versé un peu de sang sur les os luisants qui l’avait absorbé. Sa nouvelle tentative avait été couronnée de succès et ils s’étaient assemblés au gré de sa pensée. Plus besoin de fil pour les tenir entre eux, l’énergie qu’elle avait éveillée s’en chargeait. A son étonnement, un lien symbolisé par une chaîne floue était apparu depuis la racine de son cou et la reliait à sa création. Insufflant par l’esprit des actions à réaliser au petit être d’os, elle s’était émerveillée de ses réponses. En revanche, ses parents avaient fait irruption dans sa chambre de manière totalement inopinée, attirés par un pressentiment quelconque. Voir leur fille de dix ans jouant avec cette chose morte qui remuait les avait terrorisés. Face aux masques de peur qu’étaient devenus leurs visages, elle s’était mise à pleurer et l’agglomérat s’était effondré. Ils lui avaient fait jurer de ne plus retoucher à ces choses et dans un souci de s’en assurer, sa mère l’avait amenée à la prêtresse du village afin qu’elle la prît sous sa tutelle. Pour elle, la religion semblait être ce qui conviendrait pour se débarrasser de son "problème". A leur insu, elle avait conservé une bourse contenant quelques osselets, qu’elle portait autour de son cou. Des années plus tard, Ulfhilde prit la place de son mentor lorsqu’elle mourut.

Puis Loki et ses séides étaient apparus et son existence avait pris un tournant radical. Capturée et déportée, elle s’était retrouvée dans la même cellule que plusieurs femmes de son village. A peine une semaine après avoir atterri dans ce trou, l’un de ces barbares était venu les voir avec la résolution de prendre du bon temps. Incapable de se mouvoir correctement sans le soutien de sa béquille, Ulfhilde avait été réduite à l’impuissance face à l’acte qui se déroulait devant elle.

En dépit de sa position en retrait par rapport au reste de la communauté, personne ne l’avait jamais tourmentée pour sa différence. Certains avait même pris soin d’elle, mais peut-être était-ce son statut qui voulait ça. La question n’était cependant pas là. Pour la première fois depuis son enfance, Ulfhilde s’était réellement rebellée contre son état, brûlante d’une colère et d’une amertume qu’elle ne s’était pas soupçonnée posséder. Elle s’était emparée du petit sac de cuir pendu à son cou et en avait répandu son contenu sur le sol. De la même manière qu’elle l’avait fait plus jeune, elle s’entailla sur une pierre acérée et invoqua son cosmos. Surgissant avec une violence liée à des années de rétention et ses émotions exacerbées, elle l’avait canalisée avec une maladresse incroyable sur les osselets. Se pliant tout de même à sa volonté, ils s’étaient transformés pour devenir une bête canine qui avait déchiqueté la gorge du violeur, aspergeant sa victime de son sang. D’autres, attirés par les cris, avaient subi un sort identique, avant que Siholt ne débarquât et pulvérisât l’assemblage d’os de ses poings massifs. Ce jour-là, elle avait appris qu’elle partageait bien plus que ce qu’elle pensait avec ses créations. La violence du coup porté était remonté jusqu’à elle à travers son lien et elle avait ressenti chaque lance de douleur transpercer sans distinction son esprit et son corps. A peine consciente et en pleine détresse respiratoire, elle avait été traînée dans les tréfonds de la montagne pour y être jetée aux pieds de Loki en personne. Elle ne se rappelait pas grand-chose de cet épisode, seulement qu’elle avait souhaité être libérée de ce calvaire à cet instant. A la place, le Mage des Mensonges lui avait proposé d’entrer dans l’ordre des Fléaux d’Utgard. Si elle consentait à lui appartenir, il pourrait éventuellement … .

 

Revenue au temps présent, Ulfhilde laissa son cosmos s’écouler de son corps, telle une rivière en furie. Il s’étala autour d’elle et s’infiltra dans le sol. Diverses formes émergèrent de la croûte à demi gelée. Il s’agissait d’ossements. Avec la célérité d’un ouragan, ils se mirent à tournoyer pour former une masse enchevêtrée. Ulfhilde se mordit l’extrémité des doigts, faisant couler le sang et le jeta sur les os. Le cosmos étant l’énergie issue de la vie et le liquide carmin son véhicule, les os se gorgèrent du mélange. Le processus naturel d’ostéogenèse fut relancé et accéléré et selon la volonté du Fléau, ils s’allongèrent ou rapetissèrent, s’affinèrent ou s’épaissirent. En un clin d’œil, trois créatures squelettiques tenant du chien se tinrent sur de robustes pattes, luisant d’une aura bleutée teintée d’argent. Un voile de cosmos recouvrait leur silhouette étique et une chaîne nébuleuse reliait leur poitrine à la racine du cou d’Ulfhilde.

Ce n’était que la seconde fois qu’elle usait de cette technique en situation de combat, mais le résultat demeurait toujours saisissant. Pour toute réaction visible, les sourcils du gardien des tombes se froncèrent.

Deux des cerbères plongèrent sur la masse compacte des guerriers morts, les percutant. Arrachant les membres de certains, ils en envoyèrent culbuter d’autres. Des os se brisèrent dans la mêlée. Ulfhilde encaissa le contrecoup sans difficulté apparente. Elle était préparée et comparé à ce qu’elle avait déjà expérimenté, il s’agissait de vulgaires piqûres. D’une fluctuation de son cosmos, Ulfhilde avait la possibilité de les ressouder, mais aussi de modifier leur apparence, ajoutant des plaques osseuses ou des crocs plus nombreux. En temps normal, les coups portés par des humains n’auraient pas dû pouvoir les briser aussi aisément. Cependant, leurs adversaires avaient été des héros, ayant combattu des créatures de légendes, leur force allait au-delà de celle des simples mortels. Bientôt, ceux qui possédaient encore un bouclier se réunirent et élevèrent un mur, le hérissant çà et là d’épées ou de javelots. Les électrons libres de cette formation tentèrent d’acculer les familiers en les poussant vers cette cage de métal rouillé qui ne demandait qu’à les engloutir entre leurs mâchoires.

Les contraindre à ce choix était l’idée de départ du Fléau, car alors qu’ils se focalisaient sur eux, le troisième membre de la meute avait le champ libre pour opérer. Zigzaguant, ce dernier esquiva les coups portés à son encontre, bondit sur la forteresse mobile et, profitant de l’élan gagné, s’envola vers le monticule. Ulfhilde n’avait qu’à récupérer l’orbe et tout serait joué.

Soudainement, une salve énergétique percuta le flanc droit du chien, pulvérisant ses côtes. Le familier chuta tel un oiseau désailé. Ulfhilde eut le souffle coupé par l’assaut et n’avisa qu’à ce moment-là qu’elle avait négligé de surveiller le gardien. N’ayant rien tenté jusque là, elle croyait qu’il se contenterait de rester en retrait pour observer. Sa logique mise à mal, elle se ressaisit in extremis et eut tout juste le temps de commander à son chien de rebondir sur l’une des pierres tombales. La réception fut laborieuse, mais lui évita de finir disloqué.

Encore courbée sous le choc de cette réponse détonante, Ulfhilde manqua de peu d’encaisser un second tir, en se protégeant derrière le molosse qu’elle venait de rappeler. La série d’attaques continua et les os finirent par éclater sous la pression des coups de boutoir. Le sol explosa aux pieds de la jeune femme, la projetant en arrière. Elle chuta lourdement sur le sol et sa béquille lui échappa. Ainsi bousculée, elle perdit peu à peu le contrôle sur ses familiers, leurs mouvements se firent plus lents, plus hésitants. Demeuré seul contre les morts-vivants, le troisième se fit tailler en pièces en un éclair, non sans avoir tranché un dernier bras au préalable. La souffrance des deux créatures fut répercutée à travers tout son corps. Elle hoqueta tandis que d’invisibles poignards à la lame chauffée à blanc lui fouaillaient la poitrine et le crâne. Essoufflée, elle se redressa sur son séant et chercha à tâtons son soutien.

Trop loin, pensa-t-elle, résignée.

 Sa vision tachée de rouge lui indiqua qu’elle devait avoir une plaie au cuir chevelu. Incapable d’essuyer ce qui troublait sa vue, elle dut retirer son casque pour y parvenir. Redevenue nette, sa vision lui permit d’apercevoir les morts qui marchaient dans sa direction avec une lenteur incroyable, contribuant à allonger l’horreur de son supplice.

- Je crois que c’est terminé, annonça son adversaire en se rapprochant des rangs de ses troupes, un sourire édenté aux lèvres.

Sa voix avait quelque chose d’éteint. Lui aussi devait être fatigué de maintenir son emprise sur les morts. Leurs pouvoirs étaient similaires, seulement, le vieil homme n’avait fait qu’animer les cadavres. Pour la suite, ces derniers se débrouillaient tous seuls, alors qu’elle devait coordonner les mouvements de ses familiers.

A cause des chocs encaissés à bout portant, en dépit de son rempart rudimentaire, tous ses membres lui faisaient mal. Des éclats de roche acérés l’avaient également atteinte en plusieurs endroits. Malgré cela, elle ne pouvait pas s’avouer vaincue. Elle commença à ramper vers l’une des pierres tombales.

- Les rats de ton espèce ont tous tendance à se montrer lâches lorsque la fin arrive.

Un bras squelettique agité de tremblements se tendit vers elle.

Il lui fallait fuir.

Dix mètres au bas mot la séparaient d’un potentiel refuge et elle se traînait à une lenteur affligeante.

Une fleur de cosmos commença à s’épanouir au bout du poing du vieil homme.

Sang et sueur tachaient son front comme le sol sur lequel elle rampait.

Elle réalisa qu’elle n’arriverait jamais à se mettre à couvert à temps. L’attaque ne lui serait pas forcément fatale, mais les cadavres ressuscités s’en assureraient bien vite le cas échéant. Elle n’était finalement pas taillée pour le combat et son handicap n’arrangeait rien. Ignorante de la manière d’utiliser son énergie pour dresser un bouclier ou la projeter en un flot meurtrier.

Des larmes de rage brouillèrent sa vue, lorsqu’elle baissa les yeux, abdiquant. Elle porta sa main gauche à sa gorge, serrant une bourse de cuir.

Non ! s’indigna-t-elle.

Relâchée, la décharge de pouvoir fila droit sur elle. Un éclair bleu suivit une trajectoire identique. L’emplacement où elle se trouvait fut détruit dans un bruit de tonnerre et lorsque la fumée se dissipa, il ne restait rien en dehors d’un cratère. Satisfait, le berger des cadavres s’apprêtait à se détourner, quand il ressentit le cosmos d’Ulfhilde s’enflammer avec une intensité terrible. Des frissons parcoururent ses vieux membres.

Un chien émergea d’une pierre tombale en grondant, puis un autre le suivit et l’air ambiant vrombit quand il imita son prédécesseur. Celui-ci était bien plus gros, de la stature d’un petit cheval et servait de soutien au Fléau. Tout était plus massif chez lui. Ses membres ressemblaient à des piliers, sa tête et ses épaules étaient ornées de prolongements osseux et sa mâchoire aurait pu couper un homme en deux.

Les yeux ambrés d’Ulfhilde flamboyaient d’une lueur identique à celle de ses cerbères. La bête se coucha et elle monta dessus. C’était une première pour elle, que ce fut la taille hors norme de son familier ou la façon de s’en servir comme monture. Le désespoir et la colère lui avaient permis de se dépasser et d’user de son cosmos à un stade encore inégalé. Elle se découvrait de nouvelles limites et sa peur avait été bannie. Toutefois, elle ne pourrait pas rester à ce niveau très longtemps. Le temps pressait.

D’un ordre mental, elle intima au chien géant de charger les rangs des morts. Sans la contrainte du poids d’un corps entier, ou de tendons et de muscles pour entraver l’amplitude de ses mouvements, il filait à une allure inimaginable pour son gabarit. Ses lourdes pattes creusaient le sol à chaque impact de sa course.

L’ancêtre recula. Il s’abrita derrière la masse des guerriers qui continuaient leur marche lugubre, brandissant leurs boucliers et adoptant à nouveau leur formation en un mur hérissé.

Elle ne fit pas mine de ralentir.

Qu’elle vienne donc, ils allaient en faire de la charpie, bête monstrueuse ou pas. Et si son vieux cœur usé devait s’arrêter de battre pour les y aider, et bien soit. La forêt appellerait un successeur tôt ou tard. Son regard laiteux se fixa sur elle et une douleur fulgurante étreignit ses mollets.

Les mâchoires de deux crânes venaient de se refermer dessus, déchirant ses jarrets. Leur mission accomplie, ils se décomposèrent et le vieil homme s’effondra à genoux, un râle s’échappant de sa bouche.

- Sale vermine ! cracha-t-il, autant de fureur que pour évacuer la souffrance.

Sa main s’auréola d’énergie. Il allait lui rendre la monnaie de sa pièce au centuple !

L’incroyable bête bondit par-dessus le barrage qu’on lui opposait. Le gardien sentit une ombre le survoler et par réflexe, leva la tête pour suivre le mouvement, plein d’incompréhension. Pourquoi leur exposait-elle volontairement son dos ? Elle devait pourtant pertinemment savoir que les morts seraient suffisamment rapides pour l’abattre. Le détenteur de la réponse à sa question muette referma ses crocs sur sa gorge exposée et l’arracha. Le sang s’échappa à gros bouillons de la plaie, tandis qu’il basculait. Lorsque sa tête percuta le sol, il comprit que la jeune femme avait servi de diversion du début à la fin. D’abord, pour pouvoir le blesser en réutilisant les débris osseux et ensuite en permettant au dernier chien, celui avec les côtés brisées, de les contourner pendant que son attention était toujours rivée sur elle. Les morts ne se seraient pas laissés avoir, mais lui n’était pas aussi vif qu’eux. Il était le point faible de la formation. Un ultime soubresaut, agrémenté d’un crachat sanguinolent, et son âme lui fut ravie.

Aussitôt, les guerriers commencèrent à osciller sur place, puis ils s’effondrèrent un à un.

 

Sans un regard en arrière, Ulfhilde continua sa route et gravit le monticule. Se penchant, elle s’empara de l’objet convoité. Ses doigts barbouillèrent de traces rougeâtres les contours de l’orbe et sa radiance s’éteignit.

- L’honneur des guerriers, dit-elle, rapportant les paroles du défunt.

Qu’avait-il voulu dire par là ? Une vertu ne pouvait être tangible. Ses propos traitaient également d’un royaume que les morts devaient rejoindre. Pour toute réponse, elle ne voyait que celui qui accueillait les futurs participants du Ragnarök. Elle contempla ceux qui venaient de retourner au silence de la tombe. Les avaient-elle donc privés de leur destinée ? Des interrogations qu’elle était bien en peine de résoudre en cet instant. Pour l’heure, tout ce qu’elle souhaitait était de quitter ce lieu et retourner ... où ? Chez elle ? Elle ne connaissait pas d’endroit qualifiable d’un tel terme.

Elle plaça sa prise dans une étoffe et referma les pans dessus. Epuisée, Ulfhilde rompit le contact avec son premier familier, ne conservant le lien qu’avec celui qu’elle chevauchait. A rebrousse chemin, elle récupéra sa béquille et son casque.

En dépit des mouchetures carmines le maculant, le noir intense de ce dernier ne s’en trouvait aucunement troublé. Pour une raison inconnue, elle avait tenu à pratiquer le seiðr avant d’entamer sa quête, mais l’unique aperçu obtenu s’était avéré aussi sombre que sa pièce d’armure. Son futur se perdait dans les ténèbres.

Elle n’aurait pu en jurer, mais malgré l’extinction de l’orbe, il lui sembla que la lumière se faisait plus vive sous les frondaisons, éclairant la scène qu’elle laissait derrière elle. Comme une vaine tentative du ciel pour guider les braves, morts une seconde fois, vers une ultime demeure fictive.




Seiðr :

Il s’agit d’une sorte de transe visant à percer les desseins des Nornes afin de connaître le destin. Cette pratique est une activité magique plutôt réservée aux femmes et tout homme l’utilisant est perçu comme une être efféminé dépourvu de virilité.

 

Mangestu Gen’ei :

Reflets Illusoires de la Pleine Lune

Sjel av Kjede :

Chaîne des Esprits

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