Samsara

Chapitre 1 : Samsara

Chapitre final

10129 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 24/04/2024 17:19

La Guerre Sainte était terminée. Après une longue série de combats opposant les chevaliers d’Athéna, déesse de la Sagesse et protectrice de la Terre, aux armées d’Hadès, dieu des Enfers convoitant la surface, la réalité de l’outremonde se délitait. L'empereur de la géhenne était défait, sa divine enveloppe charnelle transpercée par le Sceptre d’Athéna. Le dunamis justicier de la déesse et les cosmos vengeurs de Shiryu, Shun, Ikki, Hyoga et Seiya, cinq chevaliers de bronze, avaient supplanté le pouvoir d’Hadès. Elysion, lieu de l’ultime affrontement, vacillait sur ses fondations. 

La victoire avait eu un prix. Dans l’assaut final, le cœur de Seiya avait été traversé par l’épée ténébreuse du maître des Morts. Agenouillés auprès du chevalier grièvement blessé, Saori, la réincarnation d’Athéna en ce vingtième siècle, et les autres chevaliers de bronze pleuraient le sort de leur ami. Ils n’eurent toutefois pas le loisir de s’éterniser sur leur recueillement. Saori se redressa et sourit tristement à ses compagnons d’infortune.

— Rentrons, maintenant. Rentrons vers notre merveilleux monde inondé de lumière.

Elle leva son Sceptre et des bulles iridescentes, des bulles de vie, se refermèrent autour des survivants. Des particules d’or fines s’immiscèrent dans les enveloppes sphériques. Avec son pouvoir, l’incarnation d’Athéna avait réussi à rassembler les atomes constitutifs des armures d’or détruites par le dieu de la Mort. Puis elle avait fait venir les sœurs desdites armures qui étaient restées au pied du Mur des Lamentations. Ces dernières avaient perdu elles aussi leur cohérence et s'étaient mêlées aux bulles salvatrices. 

Les débris de la Balance, du Bélier et du Capricorne adornèrent ainsi la bulle de Shiryu. Les éclats de la Vierge et des Poissons parèrent celle de Shun. Les fragments du Verseau et du Scorpion agrémentèrent celle de Hyoga. Les résidus du Lion, du Cancer et des Gémeaux s’incrustèrent dans celle d’Ikki. Et les restes du Sagittaire et du Taureau s’ajustèrent à la bulle partagée par Saori et Seiya. Chaque sphère protectrice s’éleva ensuite dans les cieux élyséens et, guidée par le pouvoir divin d’Athéna, regagna la Terre et le Sanctuaire.


Quelques heures plus tard, dans la liesse du retour des héros et la tristesse de la perte des derniers chevaliers d’or, personne ne semblait remarquer le petit garçon aux cheveux roux, dont l'aspect en bataille rappelait un feu vif, et vêtu d’une tunique kaki assortie de chausses blanches. Il restait prostré à l'écart de l’agitation en caressant machinalement le brassard doré qui entourait son biceps gauche. Les deux tikkas bleus qui ornaient son front ajoutaient des larmes permanentes à celles évanescentes qui s’écoulaient de ses yeux. 

Certes, l'état de Seiya avait été stabilisé par Athéna, qui lui avait fait don du Misopethamenos afin de gagner le temps nécessaire pour le guérir complètement des affres de la lame des ténèbres. Certes, les douze armures d’or s'étaient reconstituées entièrement, baignées qu’elles avaient été à l’échelle atomique par l’aura de la déesse aux yeux pers. Certes, la chevalerie avait déjà essuyé des pertes plus conséquentes par le passé. Certes, le destin et l'honneur des Saints étaient souvent de se sacrifier pour défendre la Terre au nom de leur déité. Mais Kiki d’Appendix ne parvenait pas à se réjouir.

Les chevaliers d’Athéna étaient victorieux et cela seul aurait dû être suffisant pour qu'il bondisse de joie dans tous les sens. Même si l'état dans lequel était revenu Seiya avait terni quelque peu les retrouvailles entre ceux restés sur Terre, témoins presque impuissants de la bataille, et ceux descendus Enfers, le moment était maintenant venu de fêter la défaite d’Hadès et de ses troupes. Plus qu'une défaite d’ailleurs, il s’agissait d’une pure débâcle pour les armées de l’outremonde. Personne ne savait si le seigneur du schéol allait se remettre de la destruction de son enveloppe charnelle. Au Sanctuaire, certains s'étaient même mis à espérer que plus aucune Guerre Sainte ne pourrait avoir lieu. 

Néanmoins, rien n’allégeait la détresse qui enserrait le cœur de Kiki dans un étau de désespoir. Et pour cause : il avait perdu son maître. Mû du Bélier. Celui qui l'avait recueilli à Jamir et lui avait tout appris. Celui qui l’avait emmené dans ses différentes missions, parfois au risque de sa vie. Celui qui lui avait fait confiance, malgré son espièglerie et son intrépidité, pour seconder les chevaliers de bronze pendant leurs combats, tandis que le Saint d’or était obligé de rester à son poste dans sa tour ou à la première Maison du Zodiaque. Celui qui avait été à la fois un mentor, un guide, un grand frère… presque un père. Mû du Bélier était mort et plus jamais il ne tancerait le petit garçon, plus jamais il ne le sermonnerait, plus jamais il ne l’encouragerait, plus jamais il ne le soignerait, plus jamais il ne lui enseignerait quoi que ce soit. Un vide incommensurable étreignait Kiki, un vide dans lequel il était perdu et comprimé à la fois, comme si son corps, son cœur, son esprit et son âme étaient en même temps enchaînés et sans amarre.

Il assista indifférent à l’intronisation de Shiryu, Shun, Hyoga, Ikki et Seiya aux rangs respectifs de chevaliers d’or de la Balance, de la Vierge, du Verseau, du Lion et du Sagittaire. Les dorénavant ex-Saints de bronze du Dragon, d’Andromède, du Cygne et du Phénix reçurent directement leurs nouvelles armures de la main d’Athéna et, l'espace d’un instant, les anciennes et les nouvelles Clothes résonnèrent de concert deux à deux, celles de bronze acceptant de léguer la protection de leurs porteurs à celles d’or. Pour Seiya, la déesse apporta elle-même sa nouvelle armure au chevet de l’ex-chevalier de Pégase. Les deux armures concernées, positionnées de part et d’autre du lit du convalescent, enveloppèrent leur élu d’un linceul chatoyant qui stabilisa davantage son état et confirma la passation. La compagnie laissa le blessé à son coma réparateur, sauf Seika qui préféra rester avec son frère. Les yeux vides, Kiki resta en arrière. Il ne trouvait sa place ni avec la sœur de Seiya, qu'il avait pourtant ramenée lui-même pendant la bataille, ni avec le reste des chevaliers survivants, Marine de l’Aigle, Shaïna du Serpentaire, Ichi de l’Hydre, Ban du Petit Lion, Jabu de la Licorne, Geki de l’Ours et Nachi du Loup.

L’apprenti esseulé s'éclipsa discrètement et redescendit les marches du Long Escalier Sacré qui reliait les douze Maisons du Zodiaque. Dans le ciel au-dessus de lui, sept étoiles filantes fusèrent et s’abattirent sur sept de ces Temples. Sept armures d’or rejoignaient leurs demeures là où les autres restaient avec leurs nouveaux propriétaires. Il n’eut réellement conscience que de celle qui venait d’atterrir sur le palais du Bélier, nimbant ce dernier d’un halo majestueux. La vive lueur s’imprima dans les rétines du jeune garçon et il n’eut plus d'yeux que pour elle. Même lorsqu’elle eût disparu de la réalité, elle ne s'éteignit pas dans l’esprit de Kiki. La lumière l'appelait et il répondit à cet appel en poursuivant son chemin pour la rejoindre.

Parvenu à la première Maison, Kiki y pénétra et découvrit l'armure d’or du Bélier assemblée sous sa forme de totem. Elle émettait une chaleureuse clarté face à un mur auquel le jeune garçon ne s'était jamais vraiment intéressé. Un mur reclu dans les profondeurs du Temple. Un mur gravé de noms pour la plupart effacés par le temps. À vrai dire, seuls trois d’entre eux étaient encore lisibles : Gateguard, Avenir, Shion. Un rai doré jaillit alors des cornes du Bélier et un nouveau nom s’incrusta dans la roche séculaire : Mû. Kiki comprit immédiatement qu'il s’agissait là de la liste des porteurs de l’armure et que la protection sacrée s’occupait elle-même de laisser une trace de ses différents propriétaires. Les larmes remontèrent aux yeux du petit garçon et c’est avec une vision floue et vacillante qu'il s’approcha de la stèle murale pour parcourir de ses doigts les lignes des gravures funéraires. Enfin, il s’assit aux côtés de l'armure d’or et se laissa baigner dans son auréole réconfortante.

Adossé contre la Cloth de son mentor, le sommeil emporta le petit garçon, anesthésiant sa détresse. Il ne remarqua pas la personne qui, inquiète de ne pas le voir depuis un certain temps, s’était mise à sa recherche. Kiki ne sentit pas non plus quand celui qui l’avait rejoint s’assit à côté de lui, passant un bras affectueux autour de ses épaules et le ramenant contre lui pour que le petit corps tremblotant s’apaise et se réchauffe. Il ne perçut pas la caresse consolatrice qui passa dans ses cheveux roux hirsutes, ni l'étreinte toute fraternelle qui s’ensuivit dans une tentative de pacification de la tempête émotionnelle qui avait eu raison du garçon. Kiki d’Appendix était loin, réfugié dans un sommeil sans rêve duquel il espérait ne pas émerger.

— Je ne te laisserai pas seul, murmura Shiryu en apposant sa tête contre celle de l’enfant.

Le chevalier aux longs cheveux de nuit se releva, prenant soin de ne pas faire bouger Kiki, ajusta les boîtes de Pandore du Dragon et de la Balance sur son dos et apposa une main respectueuse sur la tête de l'armure du Bélier.

— Mû, mon ami, je prendrai soin de ton apprenti.

Sur ces paroles, Shiryu prit Kiki dans ses bras et quitta le Sanctuaire. Après tout ce qu'il avait vécu, il avait hâte maintenant de retrouver Shunrei, la jeune femme qu’il aimait et qui l’aimait. Ensemble, ils s’occuperaient du petit garçon sur les terres traditionnelles de Lushan.


Quelques mois plus tard, aux Cinq Pics, Shiryu était tranquillement en train de méditer auprès de sa nouvelle armure sur le rocher du Vieux Maître, quand soudain…

— Kiki ! s’écria Shunrei.

Shiryu ouvrit brutalement les yeux, se força de suite à les refermer avant de les rouvrir aussi sec et de les lever au ciel. Qu'avait encore fait le garnement pour se valoir une invective de la jeune femme ? Elle qui était d’une patience et d'une bienveillance rares, perdait néanmoins son calme régulièrement face aux facéties de leur petit protégé. Ce n'était jamais méchant, ni mal intentionné, mais c'était… beaucoup trop fréquent au goût du chevalier. De quoi s'agissait-il cette fois ? Avait-il laissé la chèvre en lévitation ? Avait-il encore inversé les épices dans leurs pots ? Avait-il bouché les canaux d’irrigation avec de gros rochers pour former un bassin dans lequel il invitait les enfants des environs à se baigner ? Avait-il accroché en haut d’un arbre les vêtements mis à sécher ? Avait-il sculpté les couverts en bois pour se faire des jouets en forme d'animaux ? Les blagues semblaient ne jamais cesser !

En effet, il n’avait pas fallu longtemps au petit garçon pour se remettre de son abattement. Il était progressivement, mais rapidement, sorti de son apathie. Après tout, il avait été entraîné pour être chevalier et les Saints n'étaient pas de ceux qui se laissaient aller au désespoir. Pour autant, il n’avait plus du tout agi en apprenti. Il avait directement repris une attitude d’enfant de huit ans, comme s'il n’avait jamais rien connu d'autre que cet état puéril d’insouciance, d’espièglerie et d’inconséquence. Il n’avait plus parlé de la chevalerie. Bien sûr, il n’avait pas renié son passé, continuant de se servir de son pouvoir de psychokinésie naturellement et, vivant sous le toit d’un chevalier, il ne pouvait faire l’impasse sur ce qu'il avait été. Mais il n'avait plus du tout abordé le sujet de son apprentissage ou de son avenir de Saint. Il s'était contenté de se comporter en humain commun, possesseur d’un pouvoir paranormal et ayant connaissance de l’univers parallèle des troupes d’Athéna sans plus s’y intégrer lui-même d’une quelconque manière.

Shiryu s'en était inquiété mais Shunrei l'avait incité à ne pas s’en formaliser et à lui laisser un peu de temps. Kiki pouvait retrouver une enfance normale et il ne fallait pas le priver d’une telle opportunité après les souffrances occasionnées par la guerre… à laquelle il n'aurait jamais dû être mêlé à son âge. Le nouveau chevalier d’or de la Balance avait capitulé, suivant à contre-cœur l’avis de sa compagne. Pourtant, il avait bien dû admettre, dans les jours qui avaient suivi, que cela avait été bénéfique pour le petit garçon qui avait retrouvé sa joie de vivre. Shunrei avait même insisté pour qu'il fasse connaissance avec les enfants du village le plus proche, auxquels elle enseignait de temps en temps, leur offrant une instruction élémentaire en échange d’un peu d’aide aux champs, habitude qu’elle avait prise pendant les absences répétées de Shiryu. Ce dernier l'avait laissée faire en constatant les bienfaits sur l’ancien apprenti de Mû : Kiki avait redécouvert les jeux en côtoyant les autres gamins… Un peu trop peut-être.

— Kiki ! Cesse de faire le pitre ! Cela ne te rend pas plus intéressant ! admonesta la jeune femme.

D'après les rires qui égayaient le modeste terrain devant la maisonnette traditionnelle, ce n'était pas l’avis de la petite foule de bambins qui étaient venus ce jour-là. Shiryu soupira. Il décida d’aller voir ce qu'il se passait et d’assister Shunrei au besoin. Il stoppa net quand il arriva en vue de la petite habitation : Kiki avait rassemblé tous les outils à manche de la remise pour les assembler en une sorte de monture chevaline et, aidé de sa télékinésie, jouait au cavalier, provoquant l’hilarité de la galerie de mômes qui lui servait de public enthousiaste. Le burlesque de la situation extirpa un sourire involontaire au chevalier d’or et il se retint même de pouffer en devinant l’expression épanouie de son jeune ami.

Pourtant, ce qu’il craignait finit par arriver. C’était de plus en plus récurrent dernièrement. La structure d’outils se mit à vaciller et, soudain, les pelle, pioche, houe, bêche, râteau, fourche et balai se dissocièrent, fusant de toutes parts. Intervenant à une vitesse proche de celle de la lumière, Shiryu n’eut que le temps de s’emparer successivement de chaque accessoire pour éviter un drame. Il arrêta le dernier à quelques millimètres seulement de la tête d’une enfant figée entre horreur et stupeur.

Kiki en resta bouche bée… cela s’était encore produit : il avait une fois de plus perdu le contrôle de sa télékinésie. Il s’excusa en bredouillant, ne sachant pas où commencer, puis la honte s’empara de lui et il s’enfuit. Le petit garçon ne parvenait plus à user de son pouvoir sans que cela ne se termine en catastrophe. Lui qui n’aspirait qu’à faire rire les autres, il s’avérait dangereux… et si cela continuait, plus aucun de ses nouveaux copains n’accepterait plus de jouer avec lui.

Shiryu voulut partir à sa suite mais Shunrei le retint d’une main douce sur son avant-bras. D’une légère pression de ses doigts fins et graciles, elle lui intima d’attendre un peu. Elle le laissa ranger les outils pendant qu’elle allait s’occuper des enfants qui avaient eu peur. Aucun d’eux ne repartit en larmes lorsqu’elle eût fini de les rassurer et de les consoler. Ils s’en allèrent même radieux en promettant de revenir et en jurant qu’ils n’en voulaient pas à Kiki. Puis la jeune femme revint vers son compagnon.

— Il faut que tu reprennes son enseignement, Shiryu.

Plusieurs fois ces derniers temps, elle avait tenté d’aborder le sujet. Mais la réponse de Shiryu avait toujours été la même. Quelle légitimité avait-il de prendre la suite d’un maître accompli tel que le chevalier d’or du Bélier ? Il était déjà compliqué à leurs âges d’endosser le rôle d’éducateurs, à défaut de celui de parents, alors devenir un précepteur ? Il n’y pensait même pas ! Pour contourner l’insistance de sa compagne, il avait même envisagé de le ramener au Sanctuaire, lieu où des milliers d’enfants avaient été élevés depuis des siècles. Mais pour le confier à qui ? Marine ? Shaïna ? Elles étaient des maîtres très capables, toutefois il ne semblait pas à Shiryu qu’elles fussent adaptées à un caractère comme celui de Kiki… du moins d’un point de vue relationnel. Le nouveau chevalier de la Balance partait du principe que la compatibilité entre un élève et son professeur était essentielle. De plus, il n’était pas du tout convaincu que Kiki désirait poursuivre son apprentissage. 

Garder le petit garçon à Lushan avait donc été la meilleure solution, Shiryu en restait persuadé, surtout compte tenu de la complicité que Kiki et lui avaient développée dès leur rencontre, lorsqu’il avait fallu réparer pour la première fois les armures du Dragon et de Pégase. L’enfant avait besoin d’un pilier auquel se raccrocher, d’un phare dans la nuit de sa douleur, et le nouveau chevalier de la Balance avait instinctivement accepté ce rôle. Pourtant, il ne se sentait pas capable d’être lui-même un maître. Il était encore trop jeune et devait d’abord se montrer digne de sa nouvelle armure pour espérer seulement s’élever au niveau de Mû et obtenir la crédibilité nécessaire à l’accession au statut de professeur. Du moins était-ce sa conviction, bien que celle-ci ne fût pas partagée par Shunrei.

— Tu n’as plus le choix, Shiryu, persista la jeune femme, devinant le cours des pensées de son compagnon et le ramenant à l’instant présent. Il a besoin d’un cadre qui correspond à ses capacités. Ce n’est pas un petit garçon comme les autres et tu le sais parfaitement. Il faut arrêter de faire semblant et cesser d’ignorer son passé. Il a commencé un entraînement de chevalier qu’il doit terminer… ne serait-ce que pour avoir la pleine maîtrise de ses pouvoirs afin que ceux-ci ne représentent plus de risque pour les gens qui en sont dépourvus.

Le chevalier de la Balance regarda d’abord dans la direction prise par le garçon, puis à l’opposé, vers le rocher à partir duquel le Vieux Maître avait toujours prodigué son enseignement. L’avenir. Le passé. Et Shiryu entre les deux… Saurait-il faire le lien entre ce qu’on lui avait appris et ce qu’il devait transmettre ? Il soupira car Shunrei avait raison. Depuis le début, dans son inconscient, il l’avait su. Et avec la perte de contrôle de plus en fréquente, cela devenait une obligation.

— Je n’y connais rien à la psychokinésie, argua-t-il sans réelle conviction.

— Alors tu vas devoir te renseigner, affirma-t-elle. Crois-tu que je connaissais tout ce que j’enseigne actuellement aux enfants du village ? Il a fallu que je m’informe et que je comprenne. Mais la nécessité d’instruire a été ma motivation. On ne naît pas professeur, Shiryu, on le devient !

Le vent venu des Cinq Pics souffla sur cette dernière phrase, appuyant la vérité qui en ressortait. Le chevalier d’or prit sa compagne dans ses bras et l’enserra tendrement, plaquant contre lui son corps d’apparence frêle mais d’une tonicité étonnante acquise au travers de ses travaux quotidiens. Il enfouit son visage dans son cou et sa natte adroitement tressée et s’imprégna de sa douceur et de son odeur. Elle lui rendit son étreinte, profitant de cet instant d’intimité et d’effusion qui était, pour son plus grand bonheur, de moins en moins rare au fur et à mesure que Shiryu restait près d’elle sans avoir à s’éloigner pour tel ou tel affrontement.

— Je m’occupe de retrouver Kiki, lui murmura-t-elle à l’oreille d’une voix légèrement saccadée au rythme des battements de son cœur qui s’était accéléré. Rends-toi à Jamir. Fouille dans la tour de Mû et trouve-y de quoi t’aider à accompagner ton premier élève. Il a besoin de ça. Il a besoin de toi.

Elle se détacha de son compagnon et perçut chez lui, pour la première fois, une réelle réticence à la quitter, même si peu de temps. Pour la première fois, elle n’entrait en concurrence avec aucune déesse et pour la première fois, il aurait pu refuser de partir. Dieux qu’ils paraissaient adultes en ce moment ! Alors qu’ils n’étaient au final que des adolescents jouant aux grands. Shiryu fit contre mauvaise fortune bon cœur et, faisant flamboyer son cosmos, s’évanouit à la vitesse de la lumière. Plus vite il partait, plus vite il lui reviendrait.

Lorsqu’il parvint en vue du domaine de l’ancien chevalier du Bélier, Shiryu étouffa ses souvenirs. Il n’était pas là pour se remémorer son premier voyage à Jamir : l’épreuve de résolution qu’il avait dû passer, le test de Kiki qui s’était fait passer pour le maître des lieux, ni le sacrifice auquel il avait convenu en donnant une bonne partie de son sang, au péril de sa vie, pour ressusciter les armures mortes du Dragon et de Pégase. 

Il franchit les barrières physiques et psychiques qui défendaient le tour de Mû et y entra sans hésiter. Les murs du rez-de-chaussée étaient recouverts de livres, de parchemins, de planches anatomiques et de patrons d’armures. Il avisa l’échelle qui menait aux étages supérieurs et l’emprunta. 

Au deuxième niveau, il découvrit une pièce du même acabit mais qui comprenait également une partie atelier où étaient rangés de nombreux outils de sculpture et de gravure. 

À l’étage suivant, il se retrouva nez à nez avec des dizaines de morceaux d’armures mortes. Il crut en identifier certaines, mais la plupart d’entre elles étaient des vestiges bien trop abîmés pour être reconnaissables. Un cimetière… ou plutôt non, un mausolée des Clothes en trop mauvais état pour être restaurées ou pour s’avérer prioritaires sur la liste des réparations. 

Au quatrième étage, se trouvaient deux chambres, dont l’une avait clairement été occupée par un enfant, à en croire les effets personnels qui y avaient été laissés… sans aucun doute celle de Kiki. L’autre pièce était rangée au cordeau par une personne attachée à l’ordre… très certainement celle de Mû. 

Enfin, le dernier étage était vide, ses fenêtres ouvertes aux quatre vents offrant une vue panoramique sur les vallées et monts alentour… ainsi que sur l’infinité du firmament. L’air qui s’y engouffrait était d’une pureté sans égale à cette altitude et Shiry devina qu’il devait s’agir d’un endroit prisé pour la méditation ou la contemplation. Il revint vers le rez-de chaussée et le premier étage, les seuls niveaux où il pensait trouver ce qu’il cherchait.

Il y passa des heures et le soleil resplendissant était couché depuis longtemps derrière la barrière montagneuse quand il estima avoir glané ce qu’il pensait utile. Il rassembla pléthore de mémoires, de traités, d’essais, d'études, d’articles et de dissertations concernant la psychokinésie et ses usages, ses méthodes, ses applications et son apprentissage. Il récupéra également rouleaux, des parchemins et des manuels traitant de la science de réparation des armures et les outils qui allaient avec. Il tenta au mieux de se mettre dans la peau de Mû afin de déterminer si tel ou tel ouvrage était indispensable à tout bon apprenti de Jamir. Enfin, il remisa toutes ses trouvailles dans une énorme caisse qu'il enveloppa de tentures et de broderies représentant les savoirs-faire des artisans jamiriens. Quand il eut tout ficelé, il endossa le contenant grâce à de solides sangles qu'il passa sur ses épaules et quitta le palais de feu son ami.

Quand il revint à Lushan, il déposa le précieux chargement devant la maisonnette. Il entra sans faire de bruit, ne désirant pas rompre la sérénité nocturne. Il alla vérifier dans la petite extension qu'il avait construit pour accueillir Kiki. Le petit garçon était là, dans son lit, dormant du sommeil du juste, une jambe pendant hors du matelas et sa couverture à moitié au sol. Il ne faisait pas froid, mais Shiryu ramassa la douce étoffe et la reposa sur le torse nu de l’enfant. Il remit sa jambe à sa place et caressa fraternellement le front de son jeune ami.

— Repose-toi, Kiki. Demain, je m’engage à tenir réellement la promesse que j’ai faite à Mû.

Le garçon ne se réveilla pas. Shiryu quitta la petite chambrée et rejoignit le lit qu'il partageait dorénavant avec Shunrei. Elle aussi dormait profondément, la couverture de lin dévoilant une épaule que le chevalier trouva envoûtante. Il lui baisa la joue en l’effleurant de ses lèvres avant de se glisser à son côté. Aussitôt, la chaleur de son corps l’accueillit et se répandit en lui. Il s’endormit paisiblement.


Une année s’écoula et trouva Shiryu, haletant tandis qu'il s’escrimait à remonter la cascade de Lushan à la nage, en lutte contre les flots alimentés par les torrents d’amont et renforcés par la gravité. Il était résolu à renforcer son corps de manière à pouvoir utiliser pleinement la puissance de l'armure de la Balance. La natation était ce qu'il y avait de mieux pour cela, meilleure encore que les arts martiaux que Dohko lui avait enseignés, et la cascade lui offrait un défi digne d’un Saint d’or. Il n’y était pas encore parvenu, les eaux grondantes des Neuf Cieux ne s'apprivoisant pas si facilement. Il retomba une énième fois. Était-ce la millième ? Ou bien davantage ? Encore fût-il qu'il échoua, vaincu par le poids de la cataracte scintillante. Emporté dans le bassin de réception, où il faisait reposer sa Cloth, aux côtés de celle du Dragon, il admira les armures sœurs qui, l'espace d’un instant, semblèrent l’encourager. Il leur promit de réussir. Lorsque sa tête surgit hors du liquide bouillonnant, son regard accrocha celui moqueur de Kiki.

À neuf ans, il n'avait que peu grandi et son visage exprimait toujours la même espièglerie. Assis en tailleur, des parchemins étalés autour de lui, certains manquant de s'envoler à cause du souffle de la cascade, il afficha un sourire exagéré qui dévoila toutes ses dents.

— Encore raté ! railla le chenapan.

Shiryu sourit avec indulgence. Kiki tenait à être présent à chacune de ses tentatives. Pour le soutenir ? Pour se payer sa tête ? Les deux peut-être. Mais cela ne dérangeait pas le chevalier d’or. Au contraire, avoir le petit garçon en visuel lui permettait de suivre l'assiduité de son élève.

Kiki n'avait absolument pas rechigné à reprendre l’apprentissage. Shiryu avait cru qu'il négocierait pour continuer de vivre comme un gamin ordinaire, mais pas du tout. Et ça, c'était évidemment grâce à l'intervention de Shunrei. En parlant avec lui, elle avait réussi à faire comprendre au petit garçon écervelé qu'il était temps de reprendre le cours de sa vie de disciple. Il avait parfaitement conscience qu’en perdant le contrôle de ses capacités, il causerait un jour ou l'autre des dégâts humains, matériels ou environnementaux irréparables. Ainsi, quand Shiryu lui avait annoncé qu'il était parti chercher au Tibet de quoi le faire réviser et progresser, le jeune garçon avait paru soulagé, comme s'il n’avait attendu que ça. En réalité, pendant tout ce temps, apprendre et travailler ne lui avaient pas manqué une seule seconde et, de toute façon, il n’avait jamais eu l’audace d’attendre cela de Shiryu.

Pourtant, un an après, il n’avait fait que retrouver sa maîtrise de base… sans s'améliorer le moins du monde. Au début, cela avait semblé normal. Shiryu n’y connaissant rien à la psychokinésie, il avait pris connaissance des écrits ramenés en même temps que Kiki les relisait. Les premières archives consultées, le petit garçon les savait par cœur. Il s’agissait de textes que Mû lui avait fait lire et relire des dizaines de fois. Shiryu avait insisté pour que Kiki les relisent dans les moindre détails, ce qui avait laissé du temps au chevalier de prendre de l'avance dans ses propres études. Le Saint d'or avait peu à peu acquis une science théorique de la télékinésie aussi grande que les recueils le lui accordaient. Pour chaque nouvelle leçon qu'il donnait à Kiki, il avait un ou deux parchemins d’avance sur le petit garçon, ce qui lui permettait de vérifier que ce dernier apprenait bien. Mais jamais Shiryu n’avait développé le moindre don et il n’était pas parvenu à prendre le recul suffisant et nécessaire pour guider Kiki au point de le faire progresser au-delà de ce qu'il savait faire avant la pause dans son apprentissage.

La température de l’eau, glacée en ce début de printemps, ramena Shiryu à l’instant présent. Le grondement incessant de la cascade, hypnotique, le faisait souvent se perdre dans ses pensées. 

— Continue de lire, ordonna-t-il à son élève goguenard.

Celui-ci fit la moue.

— Cela ne m'apporte rien, j’en connais la moindre lettre, la moindre ligne, le moindre paragraphe. Je pourrais reproduire chacun de ses rouleaux à l’imperfection près s'ils venaient à disparaitre ou s’abîmer ! s’indigna-t-il.

Shiryu ne trouva rien à dire. Il avait totalement conscience de la situation et n'avait plus d’argument tangible à opposer à son disciple. Quel professeur pitoyable il faisait ! Il se mortifiait de ne pas trouver de solution. Cachant ses doutes à l’enfant, il s'extirpa de l’eau d’une traction des bras et s'assit à côté de Kiki. La canaille rangea précipitamment les parchemins que Shiryu menaçait d’inonder. Malgré son assurance, il n'était visiblement pas désireux de concrétiser son affirmation précédente.

— Allez… assez pour aujourd’hui. File aider Shunrei, capitula le chevalier d’or.

Et alors que le petit garçon s’élançait vers la maisonnette en détalant gaiement, il lui sembla capter un appel. Ce qui n’était au départ qu’une intuition se mua en conviction. Il n’y avait pas le moindre doute : sa Cloth l’appelait. Plongeant de nouveau dans le bassin, il revêtit l'armure de la Balance et le message qu'il reçut était on ne peut plus clair. Il suivit l’impulsion de sa protection sacrée et, telle une comète dorée, il rejaillit de l'onde pure en s’élevant vers le ciel. Direction le Sanctuaire à vitesse luminique.

Il atterrit aux abords de la Maison du Bélier et sentit de suite une chaîne de cosmos le sonder. Shun veillait sur le domaine d’Athéna et avait propagé ses liens évanescents un peu partout, à la manière d'un filet détecteur de la moindre présence. Il avait fait de réels progrès et Shiryu n’osait imaginer ce qui attendait l’individu que le cosmos de la Vierge n’identifierait pas comme ami ou inoffensif. Déjà que ses chaînes de bronze étaient redoutables en leur temps… 

Faisant taire ses réflexions, le chevalier de la Balance s’avança vers le premier palais du Zodiaque. C'était là que son armure l'incitait à se rendre. Le tiraillement de la Cloth stoppa lorsqu'il fut en vue du totem du Bélier qui veillait, seul et sans porteur, sur son Temple. Shiryu s’assit à ses côtés, s’adossant aux plaques d’orichalque doré. Dès que les alliages sacrés des deux armures d’or entrèrent en contact, Shiryu fut emporté dans un tourbillon onirique de souvenirs et la voix de Mû résonna dans son esprit.

Shiryu, mon ami, je savais que tu finirais par accéder à la Mémoire des armures.

L’ancien chevalier du Bélier apparut en songe, image résiduelle de celui qu’il avait été avant la mort.

Mû ? C’est bien toi ? s’étonna l’ex-Saint du Dragon. Comment ?

Les armures sont les gardiennes de l’histoire de leurs porteurs défunts. Certains chevaliers sont capables de les consulter. Mon maître, Shion, en était capable, moi aussi et Dohko également dans une moindre mesure. Le contact entre nos deux armures te permet à ton tour de profiter de leurs réminiscences. Alors, par delà le trépas, nous pouvons nous y retrouver, expliqua Mû.

La Balance m’a intimé de venir, avoua Shiryu, admettant par là même qu’il n’était pas à l’origine de cette rencontre virtuelle. Mais je n’en connais pas la raison.

Nul ne peut présumer des intentions réelles des Clothes. Mais si elle t’a mené jusqu’à sa consœur du Bélier, c’est que tu y trouveras la réponse que tu cherches.

Shiryu garda le silence un instant, perdu dans la multitude de questions qu’il aurait aimé aborder avec son ami. Seule sa préoccupation principale surnagea dans cet océan d’interrogations : Kiki. Il s’en ouvrit à Mû, non sans honte de devoir lui annoncer qu’il était en passe d’échouer à poursuivre l’enseignement du jeune disciple de Jamir.

J’ai recueilli Kiki à Lushan, déclara-t-il. En apprenant ta mort, il a tout d’abord sombré dans la mélancolie. Grâce à Shunrei et moi, du moins j’ose l’espérer, il a repris goût à la vie mais il a… non… j’ai négligé son entraînement. Il semblait si épanoui dans sa vie de petit garçon comme les autres ! Si tu avais pu le voir jouer et profiter de la présence des autres enfants ! Mais je me suis fourvoyé et…

Et il n’a pas insisté non plus pour reprendre le cours de son apprentissage… poursuivit Mû.

Shiryu observa son ami, craignant un reproche. Mais l’image luminescente de l’ancien chevalier du Bélier arborait un sourire indulgent, presque complice.

C’est un enfant, Shiryu. Quel enfant insisterait pour étudier au lieu de jouer ? Et, entre nous, Kiki n’est pas un parangon de sérieux. Il s’est engouffré dans la brèche de ta pitié pour lui.

Ce n’était pas une critique, mais plutôt une leçon d’un adulte à un adolescent qui avait accepté une responsabilité dont il avait sous-estimé les tenants et les aboutissants.

J’ai remédié à la situation, précisa Shiryu. Shunrei a fait preuve de plus de maturité que moi et, devant son insistance, j’ai décidé de poursuivre ton enseignement. Mais je n’y arrive pas. Il ne progresse pas. Pourtant, je lui fais faire les mêmes exercices que toi ! Je ne comprends pas. Ou plutôt, je crois comprendre qu’en réalité, je n’ai aucune légitimité.

Sans répondre, Mû se recula et d’autres silhouettes fantasmagoriques apparurent. À sa gauche se manifestèrent un homme, grand et altier, au regard grave et aux cheveux noirs, paré de l’armure d’or de la Balance, et un autre homme, plus jeune, à l’allure arrogante, presque méprisante, aux cheveux écarlates et à l’expression hautaine, équipé de l’armure d’or du Bélier. Shiryu ne les connaissait pas.

Itia, chevalier de la Balance qui, au treizième siècle, a décimé à lui-seul plus de la moitié des troupes d’Hadès, d’Arès et de Poséidon, et son disciple du quinzième siècle, Gateguard du Bélier, probablement l’un des plus redoutables chevaliers de la première Maison qui ait existé, expliqua Mû. Itia, l’un des deux seuls survivants de la Guerre Sainte de son époque, a recueilli et formé Gateguard, lui-même seul survivant de son village en son temps.

À sa droite émergèrent du néant Shion, le maître de Mû, revêtu de son armure du Bélier et Dohko, le propre maître de Shiryu, recouvert de l’armure d’or de la Balance.

Je ne te les présente pas, mais je te t’apprendrai sûrement qu’ils ont été tous les deux condisciples d’Odysseus d’Ophiuchus au dix-huitième siècle. Ils étaient les meilleurs amis qui furent jamais.

Mû se rapprocha de Shiryu et lui posa une main intangible sur l’épaule.

Enfin, il y a nous deux, qui avons su trouver notre complicité malgré la guerre intestine qui gangrénait le Sanctuaire. Mon ami, Bélier et Balance sont liés et unis depuis bien des siècles. Maître et élève, condisciples, camarades… qu’importe nos relations… le Saṃsāra nous réunit toujours. Et tu oses douter de ta légitimité à entraîner mon propre apprenti ? Mais qui mieux que toi, l’héritier de la Balance, peut instruire l’héritier du Bélier ?

Des larmes irréelles montèrent aux yeux de l’ancien chevalier du Dragon. L’apparition de Mû vacilla et ses contours se firent moins nets.

La connexion avec la Mémoire des armures va bientôt s’interrompre, prévint l’ancien Bélier. Il est dangereux de s’y perdre trop longtemps car le temps ne s’y écoule pas à la même vitesse que dans la réalité. Alors pose-moi ta question, Shiryu. Il faut parfois oraliser les interrogations qui nous taraudent pour mieux les appréhender.

Comment imiter tes méthodes pour faire progresser Kiki ? 

Les mots avaient jailli si spontanément que c’était comme s’il ne les avait pas prononcés de sa propre volonté. Pourtant, ils venaient du plus profond de son cœur. Mais en les entendant, en cessant de se les répéter dans sa tête, il prit toute la mesure de son erreur. Ses yeux s’écarquillèrent.

Tu vois ? le félicita Mû. Il suffit parfois de franchir la frontière du silence pour se comprendre soi-même. Tu ne peux pas m’imiter, Shiryu. Tu ne peux pas être moi et tu ne le pourras, ni ne le seras jamais. À toi de développer ton propre style, celui qui correspondra à ta façon de faire et d’être. Tu t’inspireras forcément des différentes personnes qui t’ont instruit. Mais tu éviteras ce qui t’aura été incompréhensible ou insupportable et tu perfectionneras ce qui t’aura convenu et convaincu. Tu ne peux transmettre autre chose que ce que tu as et ce que tu es. Produit sans reproduire.

Sur ces derniers mots, la présence de l’ancien Saint du Bélier s’effaça et Shiryu revint à la réalité. Toujours adossé au totem d’or, il n'aurait su dire combien d’heures, ni même de jours, s'étaient écoulés. Il se releva et se redressa, à présent sûr de lui. Il savait maintenant comment s’y prendre. Sans même jeter un œil en arrière, il reprit le chemin des Cinq Pics, libéré de ses doutes.

— Je commençais à m’inquiéter de la durée de sa narcose, avoua Shun en sortant de derrière une colonne.

— Il semble avoir trouvé la solution à une situation préoccupante, observa Ikki en dévoilant également sa présence.

— Vue sa détermination à présent, je suis persuadé qu'il parviendra à ses fins, jugea Hyoga en contournant un autre pilier.

Les trois frères d’armes de Shiryu laissèrent leurs regards se porter dans la direction de Lushan. Même si le chevalier de la Balance ne restait pas au Sanctuaire, ils étaient soulagés qu’il n’ait pas sombré lui aussi dans un profond coma. Avec Seiya qui ne s’était toujours pas réveillé, la chevalerie ne pouvait pas se permettre de perdre un autre combattant. Puis, en dignes chevaliers d’or, ils retournèrent dans leurs Maisons en quête de leur propre perfectionnement. Chacun d’eux avait encore beaucoup de chemin à faire pour égaler leurs prédécesseurs.


Quatre ans passèrent et, à treize printemps, Kiki était devenu un jeune adolescent élancé, sans être trop maigre, et athlétique, sans être trop musclé. Ses cheveux roux flamboyants, toujours en bataille sur son crâne, auraient néanmoins cascadé librement, comme une langue de feu vif dans son dos, s’ils n’avaient pas été attachés une première fois à la moitié de leur longueur et une deuxième peu avant leurs extrémités. Il s’avançait souplement et sans bruit entre les bambous qui bordaient la rivière. Au Tibet, il avait déjà vu des onces se faufiler ainsi jusqu'à leurs proies… à la différence près que les panthères des neiges n’évoluaient pas parmi une telle végétation.

Il avait presque honte de ce qu'il s’apprêtait à faire. Toutefois, il anticipait déjà le plaisir qu'il allait en retirer… le plaisir qu'il allait se soutirer. Son corps avait changé. Il n’avait pas seulement grandi. Ses formes s'étaient dessinées et son schéma corporel avait été modifié, ce qui n'était pas seulement dû à l’entraînement aux arts martiaux et natatoires imposés par Shiryu. Sa pilosité s'était épaissie et densifiée à des endroits incongrus et intimes, il avait tout le temps faim, sa voix oscillait entre l’alto et le baryton, son caractère était devenu instable et il se cognait trop fréquemment à son goût. Pourtant, tous ces inconvénients étaient compensés par la découverte d’une aptitude au plaisir qu'il ne possédait pas jusqu’alors. Shiryu lui avait tout expliqué sur la puberté, une leçon qui avait tout d’abord gêné l’adolescent, mais qu'il avait vite demandé à son maître d’étoffer, pris d’une curiosité insatiable. Il explorait allègrement ses nouvelles capacités dès que l’occasion, et la fatigue de son apprentissage, le lui permettait. C'était comme une pulsion mais il n'en ressentait aucun embarras. Cela n’impactait pas les résultats de ses entraînements - au contraire il se sentait plus confiant - ni les relations qu'il avait avec le couple de Lushan qui l’avait accueilli généreusement cinq années auparavant.

Pourtant, il craignait que sa pulsion actuelle ne change la donne. Il savait que c'était mal mais, comme chez tout adolescent, le siège du jugement dans son cerveau - le lobe frontal - n’était pas encore pleinement développé et ne pouvait pas donner de contre-ordre au siège du désir. Esclave de ses hormones, il ne parvenait pas à étouffer son envie, sa curiosité… son besoin. Aujourd'hui, c'était plus fort que lui. Jamais il n’avait encore osé aller jusque-là… jusqu'à observer Shunrei lors d’une de ses baignades quotidienne dans la rivière née de la cataracte sacrée.

L’occasion s'était présentée en ce début de journée. Il faisait chaud et l’apprenti de Shiryu, comme à son habitude, s’était installé sur un rocher bombé au centre du bassin de réception de la cascade. Il avait enlevé le haut de sa tunique afin que sa peau reçoive sans obstacle les embruns rafraîchissants de la cataracte. Puis, il s’était une fois de plus efforcé d’inverser le courant de la chute d’eau avec sa psychokinésie, exercice sur mesure que le chevalier de la Balance lui avait concocté, au point de jonction des objectifs de Jamir et de l'épreuve traditionnelle de Lushan. Mais il y avait une sacrée différence entre soulever par l’esprit la masse de molécules cohérentes et solides d'un rocher et celle perpétuellement changeante et fluide d’un tel flot. 

Maître et élève s’étaient entraînés ensemble ces quatre dernières années, Shiryu ayant à cœur de donner le meilleur des exemples à Kiki. Alors même que le Saint d’or avait atteint ses propres objectifs - remonter à la nage la haute cascade, en couper le flux sur toute sa hauteur grâce à Excalibur et maîtriser le pouvoir de téléportation des armes de la Balance - de son côté, Kiki avait chaque fois échoué à atteindre le but qui lui avait été donné. Il en était arrivé à douter que même que Mû en eût été capable de son temps. Une pointe de douleur avait subrepticement étreint le cœur du jeune adolescent à la pensée de son ancien mentor, mais avait disparu lorsqu'il avait capté un mouvement dans son champ de vision.

Il avait alors vu Shunrei passer et se diriger d’un pas mesuré mais décidé vers l’endroit où elle pratiquait ses ablutions quotidiennes. C'était à ce moment que l’envie avait point… inextinguible, dominatrice, incombattable. Il avait regardé autour de lui : personne. Shiryu n'était nulle part en vue et les classes de Shunrei n’allaient avoir lieu que plus tard dans la matinée. L’assouvissement de l’interdit lui avait alors paru tout à fait possible et il se retrouvait maintenant à la suivre comme un voleur… un voleur de vie privée.

Elle avait l'habitude de se baigner complètement nue… intimité qu'il lui avait bien entendu toujours laissée. Mais la perspective de son corps de femme ne quittait plus ses pensées, oppressante et envoûtante à la fois. Cela le mettait en ébullition. Sans compter que, depuis peu, l'état de la compagne de son maître ne l'aidait pas résister à la tentation. Elle était enceinte et l’idée même de ce qu'il s’était passé entre Shiryu et elle pour en arriver là était suffisante pour attiser l’imagination de Kiki. Alors il l’avait suivie et se dissimulait maintenant de manière à pouvoir l’épier sans être vu.

Lorsqu'elle se déshabilla, les battements de son cœur s’emballèrent. Il écarta quelques tiges de bambou pour mieux voir. Une légère bise souffla alors, faisant frémir les quelques poils sous ses aisselles, sensation dont il n'était pas encore coutumier et qui lui donna envie de se gratter. Il résista pour le bien de son méfait. Ses yeux caressèrent les courbes voluptueuses de la jeune femme. Sa grossesse se voyait mais n’enlevait rien à la grâce naturelle de son corps qui restait gracieux et harmonieux. La fascination que Kiki développa pour le spectacle défendu qu’il s’offrait en réveilla une autre chez lui. Celle pour sa propre jouissance. Il hésita un instant avant de défaire la large ceinture de tissu nouée qui retenait son pantalon de lin. Mais le désir était trop fort et la tension de son bas-ventre lui hurlait de prendre soin d’elle. Il capitula… de bonne grâce.

Les chausses lui tombèrent délicatement sur les chevilles et ses doigts fins mais vaillants se refermèrent avidement sur le membre de sa lubricité. La gestuelle récemment découverte entama son travail de contentement. Entre temps, Shunrei s'était mise à l’eau et il synchronisa inconsciemment ses mouvements hédoniques à la cadence natatoire de la jeune femme. Il se complut dans les vagues euphorisantes qui déferlèrent depuis son bas-ventre. Quelques minutes plus tard, haletant et en émoi, les gouttes de sa délectation libérées devant lui, l’amère sensation dorénavant familière de dégoût doublé de bien-être qui suivait la satisfaction de son plaisir solitaire, et en l’occurrence coupable, le saisit. Il s’empressa de se rhabiller et de s'éloigner de la scène de son crime, dont l’improbité jusque-là endiguée par le désir déferlait à présent dans son esprit d’adolescent, le rendant irascible.

Mais comment avait-il pu céder à une telle malsanité ? Il ne se reconnaissait pas. Il ne s’acceptait pas ! Pas ainsi ! Quand bien même il serait le seul à en avoir connaissance, cela ne l’aida pas à soulager sa conscience et il ne parvint pas à assumer ce qui était désormais irrémédiable. Alors, il retourna, penaud et en colère contre lui-même, vers le rocher où il était bien décidé à se remettre au travail pour tenter de laver et oublier son opprobre.

Kiki y aperçut alors Shiryu qui l’attendait et ne put s’empêcher de rougir. Il sut que son maître allait forcément remarquer son visage rubicond mais, avec un peu de chance, ce dernier penserait que son disciple avait honte de son apparent retard. La vérité, jamais il ne devrait la découvrir… jamais !

— C’est ton dernier jour, Kiki, lui annonça le chevalier d’or de but en blanc.

Le ton était dur, sans appel, et Shiryu ne l’employait pas de gaieté de cœur. Il avait mûrement réfléchi avant de venir donner la leçon du jour et était parvenu à la conclusion que Kiki n’avait plus rien à retirer de ses cours, ici à Lushan. L’adolescent avait tout pour réussir et le chevalier de la Balance devait bien admettre qu’il devait dorénavant le laisser acquérir de l’expérience personnelle. Il était temps de soumettre son apprenti à un ultimatum qui le forcerait à révéler son talent… ainsi qu’à quitter les Cinq Pics. C’était un déchirement pour Shiryu que d’en arriver là avec celui qui avait été son ami avant d’être son disciple. Mais il devait assumer sa position de maître… même s’il craignait que cela n’altère sa complicité avec Kiki. 

L’adolescent regarda son professeur sans comprendre. Avait-il deviné ? Le répudiait-il ? Allait-il l'évincer sans plus de cérémonie pour le punir ?

— Je n’ai plus rien à t’apprendre, reprit Shiryu. C'est aujourd'hui ou jamais que tu inverseras la cascade. Il est plus que temps.

Ces mots n’apaisèrent pas la tourmente coléreuse dans l'esprit du jeune garçon. Au contraire, sans qu'il puisse se l'expliquer, il en conçut de l'injustice et son irascibilité s’aviva.

— C’est impossible, maître ! Je n’y arriverai jamais. Il faudrait être un dieu pour y parvenir !

Shiryu marqua une pause, interloqué malgré lui. Il avait lui-même prononcé des mots similaires juste avant de réussir le test de Lushan. Il comprit qu'il avait bien emmené son disciple dans ses derniers retranchements.

— Qu’est-ce qu’un chevalier sinon un humain doté de pouvoirs divins ? répliqua-t-il alors en mimant la réponse que Dohko lui avait faite en son temps. Tu possèdes cette puissance, seulement… il te manque la méthode.

Shiryu ménagea son effet. Il avait préparé un tout dernier conseil pour que Kiki surpasse son blocage. Après tout, l’élève avait excellé à tous les exercices donnés par le professeur… il n’y avait donc aucune raison qu’il échoue indéfiniment au test ultime. Il suffisait d’employer les bons termes. De plus, pour un motif qui lui échappait encore une fois, Kiki semblait sur les nerfs… Ah, ces adolescents !

— Je t’ai déjà conté l’origine présumée des eaux de cette cascade, commença alors Shiryu.

Kiki opina.

— Les techniques du Bélier reposent sur la manipulation de la lumière grâce à un mélange de cosmos et à la psychokinésie, tu es mieux placé que moi pour le savoir. Alors cesse de considérer cette chute d’eau comme une et indivisible. Imagine que chacune de ses gouttes est une poussière d’étoile, une particule de lumière stellaire. Et inverse son flux, héritier du Bélier !

L’ordre claqua comme un fouet, une brusquerie peu usuelle sur laquelle Kiki se méprit. À tous les coups, il avait surpris l'adolescent s’adonner à son forfait répréhensible et il ne faisait que déguiser la décision de le renvoyer en ultimatum pour sauver les apparences. Assurément, il comptait se servir de l'échec prévisible de son disciple pour mettre fin officiellement à sa formation.

Cela fit exploser son ire qu'il canalisa. Son cosmos flamboya et il atteignit le septième sens, comme il se devait pour tout chevalier d’or qui se respectait. Tous les conseils de Mû en matière de télékinésie lui revinrent et l’ultime recommandation de Shiryu fit son chemin dans l’esprit du jeune garçon. Il y mit tout son pouvoir, décortiquant le flux aqueux, isolant chacune de ses molécules scintillantes, enveloppant chaque atome d’une bulle de cosmos doré. Puis, de toute la force de sa psyché, il souleva chacun d'eux, les exhortant à s’élever vers les cieux. Le grondement de la cataracte se tut un instant avant de rugir de plus belle… du bas vers le haut. Du sommet de la cascade jaillit un gigantesque bélier aquatique et coruscant qui n'était pas sans rappeler Chrysomallos à la toison et aux cornes d’or, la créature fantastique née des ébats ovins de la princesse thrace Théophané et du dieu Poséidon.

— Le Bélier d’or est né, Kiki d’Appendix, annonça Shiryu avec une immense fierté dans la voix.

Estomaqué, l’adolescent avait peine à croire ce qu'il venait d’accomplir. Il avait réussi ! Il se tourna, radieux, vers son maître qui lui souriait chaleureusement, ravi et amusé du revirement soudain d’attitude de son élève.

— Kiki ! s’exclama une voix venant du méandre de la rivière en contrebas.

Shunrei apparut, enroulée pudiquement dans une serviette mais n’ayant pas pris le temps de s’essuyer complètement, ni de se natter.

— Si c’est encore une de tes blagues d’assécher la rivière pendant que je me baigne, je t’assure que je ne trouve pas ça drôle du tout ! le tança-t-elle en rejoignant son compagnon.

Puis elle comprit. Derrière le jeune homme qu’elle accusait encore de gaminerie, la cascade était toujours en train de lutter pour retrouver sa descente à pic. Des larmes embuèrent les yeux de Shunrei. Des larmes de bonheur devant le succès de son protégé.

— Oh, Kiki… souffla la compagne de Shiryu en joignant les mains devant elle sous l’effet de l’émotion.

Perturbé de la voir aussi tôt après son exaction juvénile et trop contrit d’avoir écourté les ablutions de la jeune femme, il ne réalisa pas la joie de cette dernière. Perdant le contrôle, l’adolescent relâcha d’un coup son cosmos et le flux revint à la normale brutalement. Kiki se fit asperger allègrement par une vague vengeresse. L’onde froide éteignit la tension et les doutes du jeune coquin. Il put pleinement percevoir leur orgueil de parents adoptifs - bien qu'il ne les eût jamais considérés comme tels malgré l’immense gratitude qu'il éprouvait envers eux - devant son triomphe. Exaltation et soulagement éclatèrent dans son esprit. C’est donc trempé et hilare qu'il courut vers Shiryu et Shunrei pour leur sauter dans les bras. Shunrei pensa qu'il lui présentait effrontément des excuses et Shiryu crut qu’il exprimait ostensiblement son joie. En réalité, Kiki les remerciait tous deux. Sans la présence de la jeune femme, il n'aurait jamais été dans l'état d’esprit nécessaire à sa réussite et sans la connivence du chevalier de la Balance, il ne se serait jamais montré digne de l'armure d'or du Bélier.

Et alors que cette dernière fusait vers lui depuis le Sanctuaire - il la percevait se rapprocher comme une comète pressée de retrouver son étoile - un antique poème tibétain lui revint en mémoire, le premier poème que Mû lui avait lu le jour où il l’avait pris comme apprenti : un poème portant sur les liens qui unissent un maître et son disciple au travers du Saṃsāra.


Dans le silence des monts enneigés, résonne un chant ancien.

Deux âmes voyagent à travers le temps, un lien divin.

Au gré des vies, elles se cherchent, se reconnaissent.

Dans le cycle des renaissances, leur amitié jamais ne cesse.

Dans la danse des réincarnations, leurs liens se nouent.

Leur amitié, telle une fleur de lotus, s'épanouit sans à-coups.

Dans le miroir des lacs sacrés, leurs reflets se sont croisés.

À chaque renaissance, Maître et Disciple destinés à se lier.


"Disciple de mon cœur," murmure le Maître, "écoute la brise,

Elle porte les échos de nos vies passées, douce et précise.

Chaque souffle est un enseignement, chaque pas une leçon,

Ensemble, nous avons traversé des éons, sans abandon.

Ta présence est la clarté dans l'obscurité de mes nuits,

En toi, je vois le futur, et tous mes espoirs infinis.

Ta dévotion est le reflet de la vérité que je cherche à transmettre,

Ensemble, nous élevons notre conscience, sans jamais nous démettre.”


Le Disciple, les yeux brillants d'une gratitude sans fin,

Répond au Maître, "Ta présence est mon chemin.

Maître, dans la roue du Saṃsāra, ton amitié est ma force,

Elle est le phare qui guide mon âme, quand la tempête écorce.

À chaque incarnation, ta présence est ma bénédiction,

Et dans tes paroles, je trouve ma direction.

En moi, voyez l'écho de vos leçons, ma foi.

À travers les siècles, notre quête commune jamais ne se noie.”


Ainsi, liés par un karma de compassion et de sagesse.

Leurs vies s’entrelacent comme les fils d'une même promesse.

Ensemble, ils gravissent les montagnes de la connaissance.

Maître et Disciple tissent la trame de leur coexistence.

Dans la symphonie des vies, leurs esprits s'élèvent.

Au-delà des illusions, leur union dure sans trêve.

Leur amitié est un lotus émergeant des eaux troubles.

Un serment d'éternité, là où le vrai se dédouble.

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