L’Hiver laissa place au printemps, puis l’été arriva, avec ses fortes chaleurs et ses couleurs éclatantes de vie, mais Sian n’était toujours pas revenu. Et Yuna commençait sérieusement à s’inquiéter. Etait-ce de sa faute ? Et si oui, comment se faire pardonner envers quelqu’un qui n’était jamais là ?
Elle commençait également à se poser des questions sur l’identité de cette créature mystérieuse. Il ne lui avait dit que son nom : Sianadel, agrémenté du mot « Hollow ». Or, la fillette avait cherché partout, demandé à tout le monde, mais n’avait rien obtenu en réponse sinon le regard condescendant et amusé des adultes qui croyaient avoir affaire à une de ses nouvelles inventions tiré de son imaginaire foisonnant, et les coups d’œil non intéressés ou méprisants des autres enfants à qui elle avait eu le courage de parler.
Mais elle devait savoir.
Un soir, elle rentrait chez elle de l’école à pieds, les senteurs parfumées des fleurs et des feuilles vertes lui emplissant les narines d’un furieux et sublime bouquet d’arômes, réussissant presque à recouvrir les odeurs grasses et âcres de la ville. Depuis quelques temps, l’air sombre et préoccupé de son regard éloignait les autres enfants qui la laissaient en paix, se contentant de messes basses dans son dos. C’était néanmoins un profond soulagement pour la petite que de ne pas avoir affaire à leurs coups vicieux et tordus.
Yuna fit quelques pas, puis s’arrêta à un croisement, hésitant quant à la direction à prendre. Après tout, c’était la première fois que sa mère la laissait rentrer seule de l’école, car le quartier était sûr et la nuit tombait relativement tard, en cette période de l’année. La petite avait donc un peu de mal avec le chemin à suivre.
Soudain, quelqu’un lui tapota timidement l’épaule et la fillette se retourna, pour s’apercevoir que c’était une femme, d’une trentaine d’années, aux cheveux et aux yeux bruns, qui avait l’air perdue.
Puis Yuna se figea, son regard tombant sur la chaîne brisée qui dépassait de la poitrine de son interlocutrice, au niveau du cœur.
Une âme.
La tristesse envahit le cœur de l’enfant. Encore quelqu’un qui ne rentrerait pas chez elle, ce soir…
Mais Yuna avait gardé les yeux fixés sur la chaîne qui captait innocemment les rayons du soleil, pour les réfracter en dizaines d’étincelles qui éblouissaient légèrement les yeux.
Cette chaîne… Tous les morts la portaient, non ?
Et Sian…
Sian qui disait être mort…
Mais qui, lui, n’arborait qu’un trou…
Un « Hollow »…
Et Yuna prit la poudre d’escampette, plantant là le malheureux fantôme, qui semblait avoir prit un mur de briques tout neuf en pleine poire.
Il fallait qu’elle parle à Sian.
Restée seule, la jeune femme défunte secoua la tête d’un air perplexe. Elle avait des doutes prononcés quant à sa nouvelle condition, mais à présent, avec la tirade emballée de cette étrange gamine, elle en était sûre. Un voile de tristesse s’abattit sur son regard. Elle ne reverrait pas sa famille, tout cela à cause d’un stupide feu rouge grillé alors qu’elle traversait !
Elle entendit soudain un toussotement qui la fit se retourner.
Devant elle se tenait une femme, petite et menue, vêtue d’un kimono noir et portant un sabre élégant sur le coté. Elle avait des cheveux noirs coupés aux épaules, le visage tranché d’une épaisse mèche couleur aile de corbeau et d’impressionnants yeux bleus.
La femme morte eut un haussement de sourcils, puis finit par hocher la tête après quelques instants passés à peser le pour et le contre. La Shinigamie sortit alors sa lame et apposa le manche sur le front de l’âme. Le visage soudain apaisé, la défunte disparut dans un éclat de lumière blanche et intense, et un papillon d’un noir de jais s’envola vers le ciel d’un bleu profond avant de disparaître, ses ailes bordées de trois délicates spirales d’un brun chaud.
Restée seule, la Shinigamie rabaissa son arme qui eut un reflet d’un blanc pur et fixa quelques instants la direction que Yuna avait prise d’un air songeur avant de s’évanouir dans les airs…
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Le souffle court, les jambes encore flageolantes, Yuna lâcha son sac et se précipita dans sa chambre dont elle ouvrit brutalement la fenêtre. Une brise tiède s’engouffra dans la pièce, gonflant paresseusement les rideaux tandis que la fillette se postait sur le rebord et criait brusquement :
L’écho de son appel résonna longuement, faisant fuir une nuée d’oiseaux dans un battement d’ailes effrayé et un concert de pépiements courroucés.
Mais seul le silence lui répondit.
Les épaules de Yuna s’affaissèrent et elle poussa un soupir. Elle devait parler à Sian. Quelque chose la gênait et elle devait s’assurer de ses théories.
Découragée, la fillette s’affala sur son lit sans plus de formalités et son nez effleura Minuit, la peluche fantôme. Quelques jours après la dernière visite de Sian, le soir de Noël, elle l’avait appelé ainsi, tout naturellement, et le nom était resté.
Après quelques minutes avachie sur son lit comme elle l’était, Yuna se releva en sentant les protestations de son estomac et fila chercher une barre de chocolat dans la cuisine. Hotaru n’était pas encore rentrée du travail et Yuna était seule dans la maison vide.
Elle farfouillait dans le frigo, cherchant à retenir la porte tandis qu’elle se servait maladroitement de jus d’orange, tant la bouteille était large pour ses mains fines, lorsqu’un bruit sourd la fit sursauter, répandant du liquide un peu partout sur le carrelage. Mais Yuna avait comprit. Posant le verre et la bouteille, elle sauta au dessus de la flaque sans s’en préoccuper un seul instant et monta littéralement les marches à quatre pattes, l’excitation et la joie se mêlant au doute dans son cœur.
Etait-ce… ?
Elle s’arrêta net devant la porte ouverte de son sanctuaire, fixant sans trop y croire ce qu’elle voyait par la fenêtre.
Entre les rideaux blancs et bleus donnés en pâture aux plaisirs de la brise, une queue blanche se balançait de gauche à droite, fine et pourtant qui montrait un concentré de puissance insoupçonné. Yuna eut un sourire, puis se précipita à la fenêtre et attrapa la queue qui la tentait par son mouvement quasi hypnotique. Aussitôt, elle la sentit s’enrouler autour de son poignet avec souplesse et la tirer vers le haut en lui arrachant un éclat de rire.
Sian, assit contre la cheminée, la tira sur les derniers mètres qui les séparaient.
Sian ne dit rien, mais le rire de Yuna… C’était comme de l’eau dans le désert pour quelqu’un qui y errait depuis des jours sans avoir bu ne serait-ce qu’une gorgée de liquide vital. Rafraîchissant, enivrant, étonnant… Avec ça, il oubliait ses pensées bien noires et son instinct de bête enragée qui le poussait souvent à commettre des crimes dont il n’osait même pas révéler le dixième de ce qui s’y déroulait. Yuna était bien trop jeune pour entendre quelles atrocités il était capable de faire sans le moindre état d’âme… Du moins ce qu’il pouvait faire, avant de la rencontrer…
Sian rabaissa sa queue tandis que Yuna se recoiffait en lui jetant un regard irrité. Cette petite était vraiment unique en son genre…
Sian ne répondit pas. Le fait est qu’il chassait, car il commençait à en avoir assez de manger du Hollow tous les jours, à force de chercher à éviter le monde réel, car il se saurait automatiquement attiré par la maison de Yuna… Et il cherchait tant sa compagnie qu’il « en avait peur »…
Parce qu’il ne voulait pas lui faire de mal.
Mais évidemment, le jour où il décidait de revenir, il était à peine sorti du Garganta que l’appel de la fillette retentissait désagréablement à ses oreilles. Et Sian avait une bonne, une très bonne oreille lorsqu’il s’agissait de deviner les humeurs et les émotions dans les voix de ceux qu’il entendait. C’était presque un pouvoir qui lui servait parfois. Comme Yuna n’avait pas eu l’air apeurée par quelque danger que ce soit, le Vasto Lorde avait légèrement prit son temps avant de venir la voir, croquant au passage une âme qui n’allait pas tarder à devenir Hollow à son tour, au vu de la taille de sa chaîne de Karma… C’était toujours ça de prit, et il refuserait toujours de se présenter face à l’enfant le ventre vide.
Car avec le temps, son odeur spirituelle et sa pression augmentaient, ce qui l’inquiétait quant à ses capacités de résistance et les chances que Yuna avait d’échapper à d’autres monstres beaucoup moins attentionnés que lui…
Mais il se secoua et s’efforça de penser à autre chose, surtout en entendant la question que Yuna lui posa ensuite :
Cette petite était horriblement perspicace ! Sian évita son regard argent qui donnait souvent l’impression de juger les gens en lisant leurs pensées tant il était intense. Il avait peur de son jugement, s’avoua-t-il…
Il avait peur que lorsqu’il lui aurait tout dit, elle ait peur de lui.
Silence. Puis…
Sian ne sut pas quoi répondre devant une telle affirmation. Il finit par lâcher un soupir et fixa un nuage solitaire qui flottait paresseusement dans le ciel uniforme de ses yeux de nuit avant de se lancer :
En vérité, le Vasto Lorde ne s’était jamais vraiment posé la question de qui il était vraiment. Il était un monstre uniquement guidé par ses instincts, cela sautait immédiatement aux yeux de toute personne sensée… Quoique, s’il était vraiment guidé par ses instincts, n’aurait-il pas tué Yuna, il y a longtemps ?
Yuna était figée, suspendue à ses lèvres comme un enfant écouterait une histoire d’aventures, le soir avant de s’endormir, les yeux brillants en imaginant ce qu’affrontaient les héros de l’histoire.
Mais cette histoire était tellement plus macabre !
Sian se décida enfin à croiser son regard.
Le Vasto Lorde fut alors surprit de découvrir qu’il n’y avait aucune trace de peur au fond des prunelles de Yuna.
Non, juste de la compréhension.
Sian ne répondit pas tout de suite, fouillant dans l’abîme de ses souvenirs à la recherche d’une quelconque réponse à lui offrir.
Il n’en crut pas ses yeux lorsque Yuna posa une petite main apaisante sur son bras.
A contrecoeur, le Hollow finit par hocher la tête, évitant son regard.
- Bin, c’était pas la peine.
- … Pardon ?
- Sian, je ne juge jamais quelqu’un sur ce qu’il est par nature, mais sur ses choix. Tu es peut être un monstre, mais je te vois comme quelqu’un d’unique, d’irremplaçable et –malgré tes grognements et j’en passe – comme un ami.
- Un… ami ?
Avec un doux sourire, Yuna lui tendit de nouveau la main, comme elle l’avait fait dans le parc, l’automne dernier. Sian regarda cette main qui lui offrait quelque chose qu’il avait oublié depuis longtemps…
Puis la serra.
L’instant étrange fut soudain rompu par un cri strident qui fit grimacer Yuna et pencher la tête de Sian d’un air agacé.
Décidément, le Vasto Lorde n’abandonnerait sa place pour rien au monde !