Les chroniques d'Arkanie T.1 : Cybard

Chapitre 3 : Sur les traces de Cybard

4131 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 25/02/2017 23:03


Un pan de mur s'écarta dans un bruit discret pour permettre à Freya de se faufiler de l'autre côté. Elle demeura un instant tapie dans le passage obscur qu'elle avait emprunté pour rallier l'aile ouest du château, puis se glissa dans le corridor après s'être assurée que personne ne s'y trouvait.

Elle retira ses mules boueuses pour ne pas laisser de traces et les porta à la main jusqu'à sa chambre, située non loin de là. À cette heure de la matinée, qui était déjà bien avancée, personne n'était censé se trouver à cet étage, hormis les domestiques, mais elle préférait prendre ses précautions.

Ce fut sans encombre qu'elle gagna sa destination, presque au pas de course. Parvenue à l'intérieur de ses appartements, elle abandonna le bouclier qu'Alix lui avait forgé sur le lit et enfila une paire de bottines propres, qui disparurent rapidement sous le jupon de sa robe.

Elle était fin prête à se rendre dans la salle de réception, où elle y retrouverait sa famille et leurs invités, lorsqu'une série de coups précipités fut toquée contre le battant. Elle blêmit. Qui pouvait savoir qu'elle était ici ? L'avait-on vue sortir du raccourci secret, dont peu de monde connaissait pourtant l'existence ?

- Freya ? Freya, êtes-vous ici ? Cela fait un moment que je guette votre retour. De grâce, répondez-moi.

Elle sourit, soulagée, en constatant qu'il ne s'agissait que de Judicaël. Cette sérénité fut toutefois de courte durée lorsqu'elle se rappela qu'il était censé être en compagnie de sa suivante. Que faisait-il ici tout seul ? Cela soulevait une multitude de questions dans son esprit et elle était pressée d'obtenir des réponses. Elle se hâta de lui ouvrir.

Ainsi qu'elle le pressentait, quelque chose n'allait pas. Le jeune homme, sur le seuil, paraissait nerveux et en proie à une profonde anxiété. Sa main triturait la garde de l'épée qu'il portait dans un fourreau, à sa taille.

- Qu'y a-t-il ? Une mauvaise nouvelle ? Parlez vite, je vous en conjure.

- J'accomplissais votre volonté de distraire votre charmante domestique lorsque j'ai appris par hasard un fâcheux événement. Cybard a quitté le château.

- Cybard ? répéta Freya, les yeux ronds. Pour quelle raison ?

- D'après ce que j'ai pu comprendre, il y a eu une altercation entre votre père et lui. Il était très remonté et son écuyer est venu informer le roi qu'il était parti en direction de Maarmé sur son destrier. L'avez-vous croisé, durant votre escapade au village ?

- Je crains que non.

Les pensées de la princesse s'égarèrent. Elle peinait à croire que son frère, si doux et si conciliant, ait pu se quereller avec Gildas, sur n'importe quel sujet que ce soit, mais elle faisait confiance à Judicaël. Il n'aurait pas été inventer une histoire aussi grave, encore moins pour lui causer du souci.

L'inquiétude qu'elle éprouvait se mua progressivement en un véritable sentiment de panique. Contrairement à elle, Cybard n'avait pas l'habitude de s'aventurer seul dans le monde, sans escorte ou sans sa sœur. Freya redoutait qu'il lui arrive malheur s'il ne rentrait pas très vite.

- Votre mère est effondrée, indiqua le Véronien. Vous devriez aller la voir.

- Je m'y rends de ce pas. Quant à vous, mon ami, courez à l'écurie. Demandez à ce que l'on fasse seller ma jument, je vais me lancer à sa recherche.

- Est-il bien prudent de quitter une seconde fois le château ? Cette fois-ci, je crains que l'on ne remarque votre absence.

- Mère ne protestera pas s'il est question de retrouver Cybard. Elle tient à lui presque autant que moi.

- Dans ce cas, permettez-moi de me joindre à vous. Votre père a déjà lancé ses chevaliers sur sa piste, mais je songe que nous ne serons pas trop de deux personnes supplémentaires pour tenter de le localiser.

- Je vous remercie de votre sollicitude, et c'est avec une profonde gratitude que j'accepte votre proposition. Attendez-moi dans la cour avec nos chevaux apprêtés, je vous rejoindrai sitôt que j'aurai parlé à Mère.

Judicaël acquiesça d'un hochement de tête et, alors qu'ils se séparaient dans le corridor pour partir dans une direction opposée, il lui adressa un dernier regard d'encouragement. Il savait que la jeune femme maternait beaucoup son frère et supposait avec exactitude les vifs tourments que cette situation lui infligeait.

***

Freya venait d'apprendre par une domestique que la reine Auréa s'était retirée dans l'un des salons, pour échapper temporairement aux mondanités. Elle-même évitait de croiser des invités sur son passage. En tant que princesse, elle était tenue de présenter ses respects à chacun d'eux et de recevoir les leurs, mais cela aurait été une pure perte de temps.

- Mère ?

Elle frappa par une porte et l'ouvrit dans la foulée, sans attendre d'y avoir été conviée. Elle pénétra dans une pièce où l'air était doux, grâce au feu qui brûlait dans l'âtre de la cheminée. Normalement, nul n'en allumait dans le château en cette saison, mais la souveraine avait certainement dû l'exiger, afin de puiser dans cette chaleur un peu de réconfort.

Cette pièce, dans laquelle Freya venait de pénétrer, était le havre de paix d'Auréa. Elle s'y rendait souvent pour lire, méditer ou s'y réunir avec sa famille. Elle passait de longues heures ici. Le roi avait d'ailleurs demandé à ce que toute la décoration soit entièrement refaite, quelques années plus tôt, de façon à ce qu'elle soit en meilleure adéquation avec les goûts de son épouse.

Comme celle-ci était férue d'art, de nombreuses sculptures se dressaient le long des murs ou sur le mobilier, toutes plus splendides les unes que les autres. Deux tapisseries ornaient les parois brutes, dont elles dissimulaient la grisaille. Une immense bibliothèque occupait elle aussi une surface considérable, qui contenait assez de livres pour permettre à Auréa de satisfaire sa soif de connaissances.

La reine était assise sur une méridienne, penchée sur un travail de broderie. Ses gestes étaient saccadés, maladroits, et ses doigts tremblaient sur l'aiguille qu'elle manipulait. Elle tentait visiblement de détourner son esprit de la fugue du prince, mais cela ne fonctionnait pas.

- Mère, je viens d'apprendre la disparition de Cybard. Savez-vous ce qui s'est passé avec plus de précision que moi ?

Tandis qu'elle prononçait ces mots, Freya s'était rapprochée doucement. La reine leva les yeux de son ouvrage et, à l'auréole rouge qui les encerclait, il était facile de déduire qu'elle avait larmoyé. Sa fille prit place à côté d'elle, avant de prendre ses mains entre les siennes.

- Expliquez-moi, je vous en prie, murmura-t-elle.

- Gildas a... Je savais qu'il négociait les termes de son alliance avec le Calverne depuis un moment, mais il ne s'est résolu à me les révéler qu'hier. Il désire voir ton frère s'unir avec la princesse Énimia.

- Un mariage arrangé ?

- Exactement. Je suis farouchement opposée à ce genre de pratique. Je pense qu'il ne peut rien résulter de bon d'une telle mise en scène, où la politique remplace l'amour. C'est conduire irrémédiablement deux êtres à une situation dans laquelle ils vont se retrouver emprisonnés et n'en éprouver que du déplaisir.

- Je partage votre avis. J'imagine que Cybard a eu connaissance des desseins de son père et que c'est pour cette raison qu'il s'est mis en colère. À sa place, je n'aurais pas réagi différemment. Ne pouvez-vous essayer de raisonner Père ? De lui faire renoncer à ce projet ?

- Hélas, il est convaincu d'agir dans l'intérêt de l'Arkanie et, par conséquent, rien ne saurait le faire changer d'opinion. Qui plus est, j'ai cru comprendre que Lydéric et lui nourrissaient le souhait d'unir leurs deux familles depuis longtemps. Pour lui, il y a tout à retirer d'un tel mariage.

- À l'exception du bonheur de son fils, souligna Freya. Mère... Je vais aller chercher Cybard.

- Des chevaliers sont déjà à sa suite, tu n'as pas à te donner cette peine.

- Les chevaliers pourront peut-être le retrouver, mais si quelqu'un est capable de le convaincre de rentrer, c'est bien moi. Vous savez qu'il a confiance en moi et qu'il m'écoute, or je crains qu'il se montre catégorique si n'importe qui d'autre tente de l'aborder.

Auréa reposa son ouvrage de broderie sur ses genoux et s'accorda une minute de réflexion avant d'acquiescer. Si le prince avait fui le château, ce qui n'était pas dans sa nature, il faudrait plus qu'une simple escorte pour l'y ramener. Freya était la seule en mesure d'y parvenir.

- Je t'en conjure, ma fille, sois prudente.

- Je serai avec Judicaël, Mère. Il veillera à ce qu'il ne m'arrive rien.

La jeune femme se blottit dans les bras que la reine écarta pour l'accueillir, puis se leva sans tarder. Comme les festivités pour l'anniversaire de Cybard allaient bientôt être officiellement lancées, il devrait être de retour au plus vite. Les invités se poseraient beaucoup trop de questions s'ils venaient à constater l'absence de celui qui était pourtant au cœur de ces célébrations.

Freya retroussa ses jupes et quitta le salon. Elle avait du mal à étouffer le sentiment de colère qui la tenaillait. La volonté de Gildas la rendait furieuse. Comment pouvait-il imposer cela à son fils unique ? Comment pouvait-on même exiger cela de quiconque ? Qu'existait-il de pire qu'un mariage sans amour ?

La princesse avait beau avoir conscience qu'il s'agissait du lot de toutes les familles royales, elle n'aurait jamais soupçonné que son frère serait un jour confronté à ce qu'elle qualifierait de barbarie. Son esprit épris de liberté ne pouvait cautionner cela.

- Altesse !

La princesse avait presque atteint la cour lorsqu'elle fut interpelée. Maugréant intérieurement contre la téméraire qui osait la retarder, elle se radoucit dès qu'elle aperçut Alpaïde en train de se presser à sa rencontre, les joues rougies par l'agitation à laquelle elle était en proie, le regard triste.

- Altesse, souffla-t-elle en esquissant une révérence. Je suis navrée de vous avoir négligée, tout à l'heure. Le seigneur Judicaël avait envie de converser et je n'ai pas osé me soustraire à lui. Il s'agit tout de même du fils du duc de Véronas. Je craignais que ça lui apparaisse comme un manque de respect.

- Tu es pardonnée, Alpaïde. Les désirs de Judicaël sont les miens, je ne lui en veux pas de m'avoir empruntée ma suivante.

- Êtes-vous au courant pour le prince ? Je vous cherche depuis un moment afin de vous annoncer l'horrible nouvelle.

- Je viens de m'entretenir à l'instant avec ma mère et je m'apprête à partir à sa recherche. Surveille le château en mon absence, bien que je doute qu'il revienne de lui-même. Si tel est le cas, dis-lui de monter dans sa chambre ou dans la mienne, et d'attendre mon retour.

La domestique acquiesça d'un hochement de tête, puis Freya reprit sa marche jusqu'à la cour. Au milieu des derniers invités qui pénétraient dans l'enceinte fortifiée, Judicaël patientait. Un palefrenier était à ses côtés, tenant la bride de la monture de la jeune femme entre ses mains.

Sa paisible jument alezane, que les années menaient à l'embonpoint, contrastait avec le fier étalon du Véronien. Sa robe plus noire que la nuit semblait étinceler sous les rayons du soleil. Quant à sa fougue, elle était telle qu'il ne parvenait pas à rester immobile. Il fouaillait sans cesse de la queue et frappait le sol de ses sabots.

- En selle, gent dame ! s'exclama Judicaël dès qu'il l'aperçut.

Il se hissa avec élégance sur le dos de son cheval, pendant que le serviteur aidait Freya à en faire de même. Elle n'avait pas l'habitude de monter en tenue d'apparat et l'épaisseur de sa robe ne lui facilitait pas la tâche. Elle en revêtait généralement de plus pratiques pour ses chevauchées, mais elle n'avait pas songé à se changer. Retrouver Cybard l'importait plus que son confort.

Les deux jeunes nobles quittèrent la cour au petit trot, traversèrent le pont-levis et accélérèrent l'allure une fois parvenus dans la grand-rue de Maarmé. La monture de Judicaël était rapide, mais il maintenait une pression constante sur ses rênes pour la garder au rythme de celle de la princesse.

- Avez-vous une idée de l'endroit où vous désirez commencer vos recherches ? questionna-t-il.

Freya s'autorisa une minute de réflexion. Dans son esprit, elle passa en revue les différents lieux dans lesquels son frère était susceptible de se rendre. Comme elle connaissait bien ses goûts, elle n'eut aucun mal à établir une petite liste non-exhaustive.

- Les collines. Il adore la vue que l'on a sur Maarmé de là-haut.

Le relief des terres d'Arkanie était composé de nombreux dénivellements. De nombreuses buttes se dressaient à l'ouest, d'où il était possible de contempler toute la capitale. Il était envisageable que Cybard se soit rendu là-bas, lui qui appréciait tant cet endroit.

D'un coup de talons, ils lancèrent les chevaux au galop dans la direction que Freya venait d'indiquer. Judicaël la devança très vite et elle ne fit aucun effort pour le rattraper. Elle respectait sa jument ; elle n'avait aucune envie de l'épuiser en tentant de lui faire suivre l'animal endiablé.

Ils laissèrent la cité derrière eux pour se diriger vers la pente douce qui conduisait sur la colline la plus proche. Ils furent considérablement ralentis par la quantité d'arbres qui y poussaient. L'Arkanie était un royaume verdoyant, où la végétation était abondante. Elle possédait même une immense forêt, celle de Terwen, qui s'étendait du sud-est de Maarmé au delà de la frontière calvernoise.

- Ne pensez-vous pas que, si votre frère était ici, nous l'aurions déjà repéré ? supposa Judicaël alors qu'ils chevauchaient désormais parmi les bosquets et les buissons depuis un long moment.

- Cet endroit est vaste, or nous n'en avons exploré qu'une partie. Je n'exclus toutefois pas la possibilité de me tromper. Peut-être a-t-il simplement trouvé refuge à la taverne, où il noie ses sombres pensées dans un verre d'hydromel.

- Cybard n'est pas ainsi.

- Il n'est pas fugueur non plus, rappela Freya. Mettons pied à terre et continuons.

Les arbres étaient de plus en plus serrés et ils rendaient la progression à cheval difficile. Judicaël suivit le conseil de la princesse, qui avait l'avantage de bien connaître les environs, et descendit de selle. La bride à la main, ils entreprirent de marcher, tirant les montures dans leur sillage.

De temps en temps, ils criaient le nom de Cybard, dans l'espoir que celui-ci les entende et vienne jusqu'à eux, s'il se trouvait à proximité. Ils obtinrent le silence pour toute réponse, seulement brisé par les battements d'ailes des oiseaux qui voletaient d'une branche à une autre.

Freya n'était pas à son aise pour se déplacer. À plusieurs reprises, des ronces agrippèrent le velours de sa robe et elle considérait comme un miracle le fait de ne pas encore l'avoir déchirée. Elle avait beau se montrer prudente, elle devrait changer de toilette dès lors qu'elle serait de retour au château, en dépit du soin qu'elle avait pris à choisir celle-ci.

- Il y a un grand espace dégagé, un peu plus loin, annonça-t-elle. Si nous n'y rencontrons pas Cybard, nous retournerons à Maarmé.

Judicaël, qui progressait derrière elle, acquiesça docilement, bien qu'elle ne puisse pas le voir. Les arbres commencèrent à se raréfier, au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient du sommet de la colline. Bientôt, il n'y en eut presque plus pour leur faire obstacle.

- Là !

Attaché à la branche la plus basse d'un jeune frêne, un cheval broutait l'herbe savoureuse à ses pieds. Le Véronien fut le premier à le remarquer, et Freya reconnut aussitôt la monture de son frère, de même que la selle qui portait les armoiries royales. Elle sourit. Cela signifiait que le prince était forcément dans les parages.

- Vous devriez peut-être continuer seule, suggéra Judicaël. Non pas que vous accompagner me dérange, mais si Cybard a besoin de se confier à vous, il préférera sûrement le faire en privé.

- Vous avez raison.

Freya noua les rênes de sa jument autour d'un tronc, lui tapota brièvement l'encolure, puis retroussa ses jupes pour s'aventurer sur le sommet nu de la colline. Comme le feuillage ne lui masquait plus la vue, elle pouvait observer Maarmé en contrebas, de même que le château et ses hauts remparts. La cité était magnifique. Il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'il s'agisse du cœur même de l'Arkanie.

- Vous avez bien de la chance de savoir qu'un jour, un royaume d'une telle beauté sera à vous, déclara-t-elle.

Cybard était assis dans l'herbe, une jambe repliée contre son torse, l'autre tendue, et il contemplait mélancoliquement le paysage. Il sursauta, surpris d'entendre la voix de la jeune femme, mais choisit de ne pas se tourner vers elle. Son regard s'ancra davantage sur le village, tandis qu'elle venait prendre place à côté de lui.

En silence, Freya passa son bras autour du sien et posa sa tête sur son épaule. Ses cheveux roux vinrent caresser la joue ronde du prince, qui ne cilla pas. Il avait l'habitude des marques d'affection de sa sœur. D'ordinaire, elles lui réchauffaient le cœur, mais en cet instant, même sa tendresse ne suffisait pas.

- Est-ce Père qui vous envoie ? finit par demander Cybard.

Sa voix était dure, une première chez lui qui faisait toujours preuve d'une douceur sans égale, même à l'encontre de parfaits inconnus. Freya fut un peu déstabilisée par une intonation aussi rude, mais elle ne s'en offusqua pas. Elle comprenait sa légitime colère.

- Non. Je suis venue de mon plein gré. Judicaël m'a appris que vous aviez disparu et Mère les raisons de votre départ précipité. Elle est très inquiète, en avez-vous conscience ?

- Cela m'étonne, pour être honnête. Y a-t-il quelqu'un, à Maarmé, pour se soucier sincèrement de mon sort, de même que ce que je ressens ?

- Vous savez très bien que oui : moi.

- Pardonnez-moi, chère sœur. Je ne voulais pas vous offenser. Bien sûr, vous êtes là, et je vous en suis extrêmement reconnaissant. Que ferais-je si vous n'existiez pas ? Je me sentirais bien seul.

- Je ne vous laisserai jamais tomber, affirma Freya. Je serai toujours là pour vous aider à surmonter toutes les difficultés.

- Je vais certainement avoir besoin de vous plus que jamais. Puisque vous vous êtes entretenue avec Auréa, vous connaissez sûrement déjà le dessein que Père nourrit pour moi.

- C'est exact.

Cybard ouvrit la bouche, mais la referma presque aussitôt, comme si aborder ce sujet était beaucoup trop pénible pour lui. Un air de profonde tristesse se lisait sur ses traits, qui peina également la princesse. Elle n'aimait pas le voir malheureux, or il n'aurait su l'être davantage.

- Je céderais volontiers tout l'or du monde pour que votre mère ait un autre enfant, murmura-t-il. Ainsi, je ne serais plus l'unique héritier et je n'aurais pas à porter cette responsabilité sur mes épaules.

- Ne voyez pas cela comme une fatalité, mais comme un honneur. À votre place, j'éprouverais de la fierté à l'idée que, dans un avenir plus ou moins proche, je monterai sur le trône d'Arkanie.

- Au contraire, je m'en juge indigne. Je ne peux leurrer personne : je n'ai pas le charisme d'un monarque. Je n'ai même pas la volonté d'en devenir un. Je me demande d'ailleurs si...

- Si quoi ? interrogea Freya pendant qu'il s'interrompait, ne trouvant plus ses mots.

- Si j'aime vraiment ce royaume. Si tel était le cas, je ne pense pas que j'aurais fugué, aujourd'hui. Je serais resté. J'aurais accepté avec noblesse les projets de mon père, puisqu'ils sont liés au bien-être de l'Arkanie. Au lieu de cela, je suis parti comme un couard. J'ai si honte qu'il me faudrait mieux demeurer caché ici jusqu'à la fin de mes jours.

- Soyez réaliste, Cybard. Vous ne pouvez pas vous attarder hors du château. Vous êtes un piètre chasseur et vous n'êtes pas la personne la plus astucieuse de ma connaissance. Vous mourrez de faim et de froid en moins de huit jours si je vous laissais sur cette colline.

- Je suis un incapable...

- Vous déformez mes propos. J'admets que le combat et l'orientation ne sont pas vos principales qualités, mais vous en avez d'autres. Sans doute même plus que vous le soupçonnez.

- Lesquelles, je vous prie ?

- Vous êtes intelligent, à l'écoute et tout le monde vous apprécie. Vous avez le don de vous attirer l'amitié de n'importe qui, grâce à la bonté de votre caractère. Vous êtes charmant et adorable, vous...

- Voilà des atouts dignes d'un soupirant, pas d'un prince, et encore moins d'un futur souverain. Père a raison. Je ne suis que poésie. Je n'ai aucun sens des valeurs pratiques. Pourquoi ne suis-je pas comme vous, Freya ? Pourquoi le chant des ménestrels me plaît-il davantage que l'art du combat à l'épée ? Je suis mauvais stratège, mauvais chevalier. Je suis celui qui fuit en courant plutôt que de faire face à l'ennemi, ainsi que je l'ai encore démontré aujourd'hui. Qui voudrait d'un tel roi ? Si vous le savez, dites-le-moi.

La jeune femme desserra l'étreinte qu'elle appliquait sur le bras de Cybard et se redressa. Une fois debout, elle lui tendit la main afin qu'il se relève à son tour, ce qu'il ne paraissait pas décidé à faire. Elle insista en agitant ses doigts à quelques centimètres de son visage.

- Venez avec moi, ordonna-t-elle, non sans se départir de sa tendresse à son égard.

- Où souhaitez-vous m'emmener ?

- Vous ramener, plutôt. Nous rentrons au château.

- Je n'ai pas envie d'y retourner. Je ne tiens pas à affronter le regard de Père, dans lequel je pourrai lire une fois encore la déception qui est la sienne. Je ne lui cause que des désillusions, dans chacun de mes agissements.

- Si vous refusez de venir avec moi, oui, vous vous comporterez comme un lâche, cependant je sais que vous n'en êtes pas un. Je crois en vous. Ce n'est peut-être pas le cas de Père, mais en ce qui me concerne, vous ne m'avez jamais déçue. J'ose espérer que vous n'avez pas l'intention de commencer aujourd'hui, après plus de dix ans d'existence commune.

Cette remarque arracha un sourire à Cybard et Freya en fut satisfaite. Son visage s'éclaira également lorsqu'il consentit à refermer sa main sur la sienne, avant qu'elle ne le tire vers elle pour le hisser sur ses pieds. Ils échangèrent une brève étreinte, à travers laquelle ils se communiquèrent leur amour fraternel, puis la princesse déclara :

- Allons-y. Judicaël nous attend. Lorsque nous serons de retour, nous aurons à discuter de nombreuses choses.

- Vous...

Le prince allait s'exprimer, mais sa sœur ne lui laissa pas l'occasion. Elle plaqua un doigt sur ses lèvres, qui le dissuada de prononcer le moindre mot, avant de rajouter, presque avec autorité :

- Au château.

Cybard n'insista pas. Il n'avait aucune envie de contrarier la jeune femme, d'autant que celle-ci était extrêmement entêtée. Si elle avait décidé que les événements devaient de passer ainsi, ils ne se dérouleraient pas autrement. Lorsqu'elle avait une idée arrêtée, rien ne pouvait la faire changer d'avis. Il se contenta donc de lui emboîter le pas, la tête basse.

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