Rhaegar le Dernier Dragon

Chapitre 8 : L'ennemi

6832 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/11/2016 10:11

CHAPITRE 8 : Jon Reinhard

La traversée vers Tyrosh

 

Pour la dixième fois, Ganelon ajusta soigneusement la lorgnette et plissa l’œil pour regarder dans le tube de cuivre avec une concentration déterminée. Jon Reinhard l’observa avec amusement.

— Damnation ! grommela l’assassin exaspéré. Je n’arrive même pas à repérer leurs fichues voiles, à travers ce joujou de charlatan !

Il abaissa la lorgnette pour la considérer en faisant grise mine, les muscles puissants de ses bras minces frémissant de l’envie de broyer le frêle instrument.

—  Ne fais pas ça ! intervint Jon, anticipant l’impulsion de l’autre. Ce petit joujou comme tu dis, a exigé pour sa construction des semaines de travail minutieux, et je crois que notre ami Eumolpos y attache plus de prix qu’à la joaillerie dont il se surcharge.

Ganelon produisit un bruit de dérision et referma la lorgnette avec une irrévérence féroce.

— C’est vrai. Notre ami bien habillé aime bien les jolis petits jouets. Faudrait surtout pas le mettre en colère. Holà, sûrement pas !

— Je n’ai pas l’impression que tu aimes beaucoup Eumolpos, constata Reinhard.

Une pensée agréable fit sourire Ganelon.

— Non. Non, je ne sais pas apprécier les belles choses, faut croire.

— Je n’ai pas l’impression qu’Eumolpos t’aime beaucoup non plus.

L’assassin leva une nouvelle fois la lorgnette, dont il déploya le tube à section avec alacrité.

— Non. Je ne crois pas qu’Eumolpos ait du goût pour les belles choses non plus.

— Tu poses un dilemme.

— C’est un don naturel, chez moi.

Ganelon serra les lèvres et regarda avec détermination par la lentille.

— Ah… je crois que j’ai peut-être aperçu quelque chose, ce coup-ci. Ouais, la tour des mestres de Villeveille a perdu son plus grand philosophe quand Ganelon a abandonné le poussiéreux sentier de l’érudition pour les ruelles de Braavos.

Jon Reinhard éclata de rire.

— Oui, c’est ce que tu m’as dit un beau jour. Bien que je me demande encore à quelle occasion tu as éclairé de ta présence les couloirs de la tour des mestres… à moins que ce n’ait été pour traquer un sage qui avait offensé quelqu’un de fortuné ?

— J’étais un des étudiants les plus prometteurs de la citadelle… une jeune étoile en pleine ascension, rien de moins. J’avais déjà commencé à réunir des étudiants autour de moi… quand un jour je me suis demandé si tout ça les ennuyait autant que moi…

Ganelon poussa un soupir.

— Dans ta dernière version de l’histoire, il n’y avait pas une fille ?…

— Y avait ça, et plus encore. Mes mémoires rempliront un jour une étagère entière. D’exaltantes aventures, un esprit paillard, du commentaire social mordant, une sagesse intemporelle. Si tu arrêtes tes sarcasmes, je serai peut-être tenté de consacrer la moitié d’un volume à notre crapuleuse association.

Il tripota l’instrument, manquant de le laisser choir à la mer.

— Et si ce foutu navire voulait bien arrêter de tanguer, j’arriverais peut-être à garder cet engin démoniaque braqué assez longtemps pour faire le point. Et d’ailleurs, pourquoi est-ce qu’ils ne taillent pas des lentilles assez grandes pour voir quelque chose à travers ?

— Tu étais un sacré étudiant pour ignorer comment utiliser un télescope, déclara Reinhard plus amusé que jamais.

— Je ne lisais jamais avec une loupe, et puis j’ai d’excellents yeux, nom d’une bourrique noire. Et puis j’aime pas trop ces brimborions.

— Tu devrais transcrire cela aussi, ton dégoût pour les babioles démoniaques.

— Mouais, ou peut-être que je passerai quelques pages à raconter comment j’ai gravé mes initiales sur le cœur d’Eumolpos, sans autre récompense que la gratitude du genre humain, et à la grande consternation des joailliers et des tailleurs à travers toutes les Cités Libres.

— Je pense que tu vas t’apercevoir que l’aristocratie dans les Cités Libres attache une importance considérable au raffinement de la toilette, fit observer Reinhard. Le prestige compte énormément pour eux, et l’apparence d’un homme se doit de refléter sa fortune et son rang, tout comme leur étiquette de cour complexe, et leur code de conduite est une marque d’éducation.

— Tu parles ! s’exclama Ganelon froidement. Dis plutôt  qu’ils ont élevé le snobisme au rang des Beaux Arts, oui.

— Attention ! Voilà notre homme qui arrive, glissa Reinhard, changeant de sujet.

L’humeur du Ghiscari s’était considérablement améliorée depuis qu’il avait échappé aux pressions de sa mission sur le continent. De la nourriture et des boissons convenables, un bain et un sommeil prolongé avaient chassé de ses traits son expression hagarde. Recevoir enfin de ses hommes le respect qui lui était dû, après une semaine passée à rôder sous un déguisement dans les bas-fonds de Braavos, avait revigoré son idée de lui-même, et endosser des vêtements de meilleure qualité, avait rendu de l’arrogance à sa démarche.

Avec la plus grande satisfaction, il avait regardé son domestique jeter à la mer son costume en haillons. À présent baigné, massé d’huiles aromatiques, le visage rasé de frais, ses longs cheveux méticuleusement peignés jusqu’à ses épaules, vêtu de culottes et d’une chemise en soie vert foncé, d’une veste de drap brun avec des parements d’argent et de bottes en cuir souple qui lui montaient aux genoux. Il se considérait de nouveau comme un homme complet, sans aucun lien avec ce sixième fils d’un père de la petite bourgeoisie, pauvre et abruti par le vin, qu’on avait chassé de chez lui plusieurs années plus tôt.

Il traversa le pont principal d’un pas léger et gravit d’un bond l’échelle de coupée jusqu’au pont supérieur de poupe, d’où Reinhard et Ganelon contemplaient la mer. Il y avait des muscles durs sous la soie, Ganelon avait  bien été forcé de le reconnaître. Bien que le svelte renégat Ghiscari pesât peut-être vingt kilos de moins que l’assassin à la large carrure, ils avaient la même taille. Son visage fin affichait une franchise trompeuse une juvénilité à laquelle contribuaient ses traits glabres et un soupçon de taches de rousseur sous son hâle.

Eumolpos salua Reinhard d’un hochement de tête et leva un sourcil intrigué devant l’assassin qui paraissait préoccupé.

— Vous enseignez à notre terrien l’utilisation d’un télescope ? s’enquit-il.

 

Il avait appris avec un profond regret que Ganelon ne manifestait aucun symptôme de mal de mer, malgré un appétit intrépide. Ganelon de son côté se hérissa littéralement. Il avait effectué en mer quelques brèves excursions et se considérait plus ou moins comme un vieux loup de mer malgré son manque de familiarité avec les lorgnettes.

— Ganelon est un vieux connaisseur en longues-vues, affirma Reinhard sans se troubler. La puissance de résolution dont votre instrument se montre capable le fascine.

— Tiens donc ! répliqua Eumolpos en repoussant en arrière une mèche brune dérangée par le vent. J’ai pourtant cru le voir regarder par le petit bout, il y a un instant.

— J’admirais sa facture sans reproche, bougonna Ganelon, assurant sa propre défense.

Bien que coûteuses, les lorgnettes n’étaient pas une rareté. Mais lorsqu’un homme a rarement besoin de voir plus loin que l’autre bout d’une ruelle, de tels instruments sont peu superflus et Ganelon avait bien davantage besoin de ses yeux pour voir tout autour de lui, plutôt qu’à une grande distance.

Eumolpos abandonna le sujet avec tact. Il indiqua d’un geste les deux voiles qui s’élevaient au loin, dans leur sillage.

— Ils sont toujours à nos trousses, donc ? commenta-t-il. Si je puis vous emprunter ceci.

Il prit le télescope et le dirigea avec expertise d’abord sur l’un, puis sur l’autre des vaisseaux qui leur donnaient la chasse. Il les observa en silence, les lèvres pincées par la concentration.

Il tendit la longue-vue à Reinhard.

— Eh bien, comme vous avez déjà dû l’observer par vous-mêmes… ce sont en effet deux vaisseaux Braaviens. Cela tord le cou à notre autre vague conjecture : la possibilité qu’il s’agisse de pirates.

Ils avaient repéré les voiles pour la première fois en fin de matinée. Eumolpos s’était levé au cri de la vigie, mais n’avait pas jugé l’affaire plus pressante que sa toilette. Les voiles s’étaient maintenues au cours de l’après-midi, et d’une vague supposition, la certitude s’était développée : on les suivait.

— Les Braaviens ont toujours été un peuple entêté, déclara songeusement Reinhard. Les griffes de leur vengeance portent bien plus loin que je ne l’avais imaginé.

— Que leur avez-vous fait pour qu’ils vous en veuillent comme ça ? demanda Eumolpos intrigué.

— Oh rien… répliqua Reinhard gravement. J’ai été associé avec un cartel commercial, des rivaux voulaient entrer en concurrence avec nous et l’ont payé chèrement. Pour se venger, ils m’ont dénoncé aux autorités qui m’ont envoyé la première épée de Braavos.

— Je vois, et je devine que c’est la première épée qui nous pourchasse.

— J’ai tué leur première épée, et ma tête a été mise à prix depuis.

Eumolpos regarda Reinhard avec des yeux ahuris.

— La première épée de Braavos ? Je suis impressionné, vraiment !

«  Pas plus impressionnant que le Sans-Visage qu’ils ont envoyé me tuer, une fillette de huit ans. » pensa Reinhard en son fort intérieur.

— Tout bien considéré, on s’étonne un peu qu’il n’y ait eu que deux navires pour retrouver notre trace, reprit Eumolpos en regardant la mer.

— Ils nous ont vus nous échapper par bateau, et ont su que nous passerions par l’embouchure de la baie de Lorath. Dans le noir, nous avons esquivé les vaisseaux de patrouille qui nous attendaient là-bas, mais ils ont d’autres navires stationnés le long des îles de la côte. Aux premières lueurs du jour, ils ont dû donner l’alerte à toutes les unités à portée de leurs miroirs de signalisation. En sachant notre point de départ, il leur a suffi de calculer une trajectoire d’interception pour toutes les routes possibles au sortir de la baie. Fort simple, conclut Reinhard.

— Néanmoins, deux navires nous ont trouvés, rappela Ganelon. Et, à mon avis de profane, on dirait qu’ils gagnent sur nous.

Reinhard scruta avec attention les navires en question par la longue-vue.

— Ils progressent lentement, mais sûrement, confirma-t-il. Braavos possède dans sa marine quelques gros vaisseaux, après tout, et on dirait que nous avons attiré deux des meilleurs. Ce sont des birèmes, avec cette longue coque étroite qu’expérimentent les architectes navals, ces derniers temps, pour essayer de concevoir un vaisseau à rames qui soit aussi rapide qu’un bon navire sous pleine toile. L’astuce est d’équilibrer la voilure par une quille suffisante, sans trop de tirant quand on se meut aux pagaies. Ils portent plus de voiles qu’une birème ne devrait en avoir, vous voyez la hauteur de leurs mâts ? Ça donne de très bons résultats jusqu’à ce qu’un vent fort vienne les culbuter, ce qui se produit en général lorsqu’on ne modifie pas le ballast et la quille comme il convient.

Il considéra avec malaise leur propre petit navire. Eumolpos avait choisi un forceur de blocus, avec l’intention de combiner la discrétion, la vitesse et la puissance de combat par ordre d’importance décroissante. Son choix s’était porté sur une étroite coque de course qui était construite bas sur les vagues et déployait toutes les voiles que sa conception pouvait soutenir. Elle était aussi dotée d’un banc de rames qu’on pouvait mettre en œuvre par calme plat. L’équipage se composait de guerriers choisis, mais par nécessité peu nombreux. Les birèmes poursuivantes avaient facilement le double de leur taille et de leur force.

— Je crois qu’il serait dommage pour nous d’en arriver à une bataille ouverte, poursuivit Reinhard. Et la chose paraît assez probable. Avec le vent, ils progressent lentement. Si le vent devait tomber, ils nous rattraperaient sans peine, avec leurs rameurs plus nombreux que les nôtres. Notre seule chance est de les perdre tous deux dans l’obscurité, si nous parvenons à maintenir notre avance jusqu’après la tombée de la nuit.

— Ne vous en faites pas, répliqua Eumolpos avec flegme, nous aurons bientôt atteint les limites les plus septentrionales de Tyrosh, en supposant que le vent se maintienne. Ils ne nous suivront pas très loin à l’intérieur.

— Une prédiction sujette à débat, si l’on tient en compte la ténacité largement démontrée de ces fils de chienne, commenta Ganelon sur un ton sarcastique.

— Aucun risque ! Notre flotte qui patrouille dans le Détroit les prendra a revers : nous sommes en sécurité.

Reinhard croisa les bras et regarda le Ghiscari, puis haussa les épaules, n’ayant aucune solution de remplacement plus pratique à avancer.

— Dans ce cas je me retire pour terminer ma lecture, déclara Jon d’une voix douce. Faites-moi signe lorsque Tyrosh sera en vue.

Eumolpos le regarda s’éloigner puis entendit Ganelon éclater de rire.

— Quoi ? s’écria le Ghiscari froidement.

— Oh je connais ce regard… ronronna Ganelon. Tu te demandes ce qu’il a d’extraordinaire pour que ton eunuque le convoque ! Mais ne t'y trompe pas. Ce gars est un vrai tueur.

Ganelon poussa un soupir, puis regarda le vide.

— Mais… qui est-il vraiment ? demanda Eumolpos vivement. Je veux dire… vous ne savez rien de lui ?

— Personne ne sait d’où il vient, répondit Ganelon. On raconte qu’il serait originaire des Contrées de l’Ombre, d'après certains son père serait Dornien. Mais personne ne connait la véritable origine de Jon Reinhard, ni son vrai nom d’ailleurs. Mais il y a une histoire qu'on m'a racontée, une histoire à laquelle moi je crois, qui c'est passée quand il était capitaine mercenaire chez les Lames Pourpres dans la baie des Serfs. Trois de ses hommes avaient compris que pour prendre le pouvoir, ils n'avaient pas besoin d'armes, ni de l'or, ni d'êtres nombreux. Mais qu'il suffisait d'avoir la volonté de faire ce que Jon Reinhard n'oserait pas faire. Après avoir rameuté toute la compagnie, ils l'ont attaqué en nombre. Lui bien sûr s'est défendu du mieux qu'il pouvait, mais ils l'ont choppé, puis l'ont torturé longuement avant de l'abandonner en plein désert, tous persuadés qu'il ne survivrait pas.

Ganelon secoua la tête et regarda le vide avec gravité.

— Ils étaient loin d'imaginer que Reinhard allait survivre, et qu'il allait montrer à ces hommes volontaires ce qu'était la véritable volonté. Il s'est rétabli puis s’est vengé sur eux, en les traquant comme des animaux, il les a tués tous sans vergogne, de l'écuyer jusqu'au chevalier, personne n'y échappa. Ça lui a pris trois années pour tous les exterminer à lui seul. Puis il disparu sans lasser de trace. C'est devenu un mythe dans le milieu, un genre de démon vengeur dont les chefs mercenaires parlent à leurs hommes, le soir autour du feu : prenez garde, bande de saligauds, si vous me trahissez, Jon Reinhard viendra vous chercher !

Ganelon se tourna vers Eumolpos.

— J'espère que ton eunuque sait qu'il ne faut pas rigoler avec Reinhard. Moi à sa place, je ferais gaffe.

 

 

Approchée par sa côte septentrionale, Tyrosh était une île sombre située au nord des Degrés de Pierre et au sud-ouest de la mer de Myrth. Les vents et le martèlement du ressac avaient brisé et érodé les colonnes verticales en basalte noir de ses falaises. Au-delà du littoral, s’étendait un sol maigre et infertile. En bord de falaise, poussaient des arbres épars et contrefaits et, plus à l’intérieur des terres, des troncs noirs et tors se hissaient tant bien que mal au-dessus d’une forêt de ronces et de broussailles.

À l'entrée de son port se dressait la Tour Sanglante, siège de pouvoir des archontes depuis des temps immémoriaux. La citadelle était une curieuse structure mégalithique, dont les hautes murailles rappelaient étrangement les ruines anciennes qui hantaient les régions désolées de l’île. Diverses portions de la forteresse avaient visiblement été annexées à la structure d’origine au fil des ans. Un coup d’œil pouvait remarquer une tour qui ne semblait pas tout à fait à sa place ; un autre pouvait révéler qu’un mur d’une construction s’accolait maladroitement à un autre, d’un travail différent. Les ajouts étaient eux-mêmes anciens, des reliques de tentatives pour rendre la Tour Sanglante moins valyrienne, surtout durant le Siècle de Sang.

Le château formait une masse imposante et sinistre, silhouettée contre le soleil couchant quand le navire de Reinhard entra en rade de Tyrosh. Un vent aigre soufflait, et la cité gisait encore sous l’ombre allongée de la forteresse. Le soleil disparut, le temps que Reinhard et ses associés accostent et rencontrent l’escorte armée qui les attendait. Le crépuscule devint plus profond tandis qu’ils approchaient de la Tour Sanglante, en chevauchant le long des sinistres rues étroites dans un tintement de harnais et le clignotement trompeur des torches. Et la nuit refermait déjà sur eux quand ils se trouvèrent enfin devant le puissant pont-levis et les barbacanes qui gardaient l’entrée principale de la forteresse.

Un officier s’avança à leur rencontre quand ils entrèrent, un noble puissant, à en juger par son accoutrement extravagant et ses armes splendides. Il était grand, bâti en finesse, avec des traits pâles et séduisants et les cheveux d’un noir brillant de l’aristocratie tyroshie. Sa sveltesse était celle des chats : des muscles souples comme la soie et une coordination parfaite. Un homme aussi beau et mortel qu’une panthère noire. Des yeux aussi dépourvus d’expression que ceux d’un félin, tandis qu’il venait vers eux.

— Félicitations, Eumolpos, dit-il en manière de salut, pour avoir accompli une mission très difficile. Je savais que notre confiance était bien placée. Beau travail.

Il enchaîna sur un ton net :

— Vous devez donc être Reinhard.

Il hésita en prononça le nom, comme on le fait en répétant une obscénité entre gens polis.

Les deux hommes se jaugèrent froidement un moment. Jon perçut instantanément chez le noble une profonde sensation de haine et de rivalité. Sa posture raide et sa mine dédaigneuse laissaient clairement entendre qu’il s’était opposé à la présence de Reinhard à Tyrosh depuis que la mission d’Eumolpos avait été envisagée.

— Je suis Derrick Fossovoie, annonça-t-il. Ma volonté ici ne s’incline que devant celle du Haut Dignitaire Milo.

Il observa un silence pour laisser la remarque pénétrer, puis, se reprenant, continua sur un ton peu convaincant :

— Je vous souhaite la bienvenue sur Tyrosh et à Tour Sanglante. Un dîner va vous être servi. Mais tout d’abord, laissez-moi vous guider jusqu’à vos appartements. Je présume que vous aurez besoin de laver le sel du voyage. Des vêtements plus appropriés vous attendent là-bas, si vous souhaitez vous habiller en accord avec votre nouvelle position.

Se mordant pensivement la lèvre, Eumolpos regarda Reinhard et Ganelon partir avec Fossovoie. Puis, secouant la tête comme pour s’éclaircir les idées, il se tourna vers les soldats restés avec lui et leur ordonna de regagner leur caserne. Pour sa part, se changer pour adopter une meilleure tenue s’imposait aussi, certes.

En s’éloignant, Eumolpos songea au vin, aux rires et à la compagnie friponne des dames de la cour. Il se sentait curieusement soulagé de ne plus avoir la responsabilité de Jon Reinhard.

 

Reinhard jugea ses appartements d’une splendeur véritablement impériale. Les fourrures, les soieries et les tapisseries hors de prix couvraient les pièces spacieuses. Partout, les salles s’ornaient de nombreuses statues coûteuses et belles, d’ornements et d'objets d’art qui s’assortissaient au mobilier exécuté avec un goût exquis. Et il y avait pour le bain un beau bassin intérieur, dans lequel il prit du plaisir avec la charmante esclave qu’on lui avait envoyée comme servante personnelle.

Après avoir dîné, un serviteur vint le chercher pour le conduire chez Milo. Reinhard se leva pour le suivre, le serviteur le précéda au fil d’une succession confondante d’escaliers en pierre et de longs couloirs tortueux. L’intérieur de la forteresse était beaucoup plus étendu que ne le suggérait son aspect extérieur. De nouveau, il sentit qu’une grande partie des murs et des escaliers étaient étrangers à la construction externe d’origine, peut-être des ajouts apportés après que les portions d’origine se furent écroulées à force d’âge. On pouvait toujours reconnaître le mur extérieur à son architecture cyclopéenne, des blocs mégalithiques de basalte, habilement jointoyés. Elever une telle muraille avait dû exiger un génie de la construction d’un degré inconnu en cette ère.

Enfin, ils s’arrêtèrent devant une lourde porte de chêne cloutée de fer. Le serviteur frappa bruyamment avec le pommeau de sa dague, et la porte fut ouverte par un esclave énorme.

En ce serviteur obèse, Reinhard reconnut le classique garde du corps des appartements privés d’un prince. Ce qui était moins classique, c’était que cet homme mesurait plus de deux mètres de haut, et que sa carrure massive laissait deviner une force impressionnante sous son caoutchouteux matelas de graisse. Un coutelas d’une longueur considérable était accroché dans un fourreau à sa ceinture. Son visage ne reflétait aucune expression.

— Laissez vos armes au garde, recommanda le serviteur.

Puis il se retira par les couloirs pleins d’ombre.

Franchissant le seuil, Reinhard entra dans une antichambre spacieuse, le terme de boudoir semblait inapproprié pour une telle salle. La pièce était brillamment éclairée et décorée de singulière façon. Son mobilier dénotait une touche féminine, mais il y avait d’autres objets d’une nature sinistre, démoniaque : des peintures et de la statuaire bizarres, des volumes à la reliure étrange, des appareils et des instruments alchimiques peu communs, des encens exotiques et des senteurs inhabituelles. Venue d’il ne savait où, Reinhard perçut une aura indéfinissable de malveillance. L’ensemble formait un macabre hybride entre un laboratoire de sorcier et un salon de dame.

— Soyez le bienvenu, maître Reinhard !

Reinhard aperçut une silhouette debout devant une petite table de lecture, sur laquelle reposaient des rouleaux de papyrus, ainsi qu’une statuette en bronze représentant un cavalier dothraki. Le Haut Dignitaire Milo portait une longue robe moulante de couleur bleue, resserrée à la taille par une ceinture de cuir, ainsi que des babouches en cuir également aux modestes broderies de laine de même couleur. Il avait pour seul bijou un petit collier à pendentif d’argent, où l’on pouvait reconnaître l’effigie du Dieu ivre à trois têtes. Il n’était pas maquillé, mais il avait des traits gracieux, un visage doux et délicat avec des lèvres charnues, bien dessinées. Avec son cou fin et sa poitrine musclée et ferme, l’eunuque était un spécimen très unique.

— Vous devez être Milo ? s’enquit Reinhard.

— Mon vrai nom est Naravas, mais Milo fera l’affaire.

Il avait prononcé ces paroles avec une telle langueur et une telle sensualité que Reinhard en fut impressionné. L’eunuque lui montra un siège, puis lui remplit un verre de vin dornien. Jon l’accepta tout en évitant de regarder Milo qui l’observait en jouant avec sa longue natte dorée.

— Je suppose qu’Eumolpos a déjà dû vous parler de votre place dans mes plans.

Reinhard hocha la tête.

— Il m’a raconté que vous aviez l’intention d’annexer deux continents. D’après lui, j’ai été convoqué pour commander vos forces navales au cours de la guerre qui s’annonce. À ce stade, toutefois, je ne sais pas clairement pourquoi vous ne vous en remettez pas à l’un de vos propres généraux pour ce faire. Derrick Fossovoie semble estimer clairement que le poste de commandement devrait lui revenir.

Milo éclata de rire.

— La Pomme Gâtée ? Oui il m’a toujours été fidèle… au lit et au combat. Je crois que tout du long, il supposait qu’il tiendrait les rênes du pouvoir dans mon Nouvel Empire, et laisserait à mes jolies mains des occupations plus délicates.

Milo poussa un soupir puis ajouta plus amusé que jamais.

— C’était cruel de ma part d’encourager sa crédulité, n’est-ce pas ?

— Feriez-vous de même avec moi ?

— Nullement ! s’écria Milo effarouché, Derrick Fossovoie ne serait pas capable de diriger mon armée. Il excelle d’avantage dans des rôles plus adaptés à sa ruse féline, l’intrigue plutôt que la guerre ouverte. Non, il ne pourrait être mon général. Assez parlé de la Pomme Gâtée. Vous aurez autorité sur lui, en même temps que le commandement du reste de mes forces.

— Toutefois je ne comprends pas non plus pourquoi vous me choisiriez pour prendre la tête de votre rébellion, et d’ailleurs, comment me connaissiez-vous ? Je vous l’accorde, j’ai eu une certaine notoriété en tant que général dans plusieurs campagnes sur le continent à l’est de vos îles. Mais mes incursions dans la baie des Serfs sont récentes. Je ne me doutais pas que l’on parlait de moi dans ces régions lointaines.

— En êtes-vous tellement sûr, Reinhard ?

La voix de Milo se para d’une ironie mordante.

— Saviez vous que c’était moi qui avais placé la prime sur votre tête ? continua ce dernier avec un sourire vipérin. Je voulais savoir ce que vous valiez comme combattant en vous envoyant la première épée de Braavos, et le résultat a dépassé mes espérances. Mes espions m’ont rédigé un rapport de toute beauté sur votre combat. Ensuite, j’ai voulu tester votre prudence, j’ai donc envoyé un Sans-Visage vous assassiner, et quelle ne fut pas ma surprise en apprenant que vous aviez survécu ! C’est à partir de là que j’ai découvert quel genre d’allié vous pourriez faire. Vous n’êtes pas seulement un guerrier, ou un chef militaire, vous avez le don de la mort, je parie même que les serviteurs du dieu Multiface souhaiteraient vous avoir chez eux.

— La belle affaire, répliqua froidement Reinhard. Donnez-moi une seule raison de ne pas vous tuer, là tout de suite !

— Je ne fais pas confiance aux réputations démesurées, expliqua Milo d’une voix apaisante, il fallait que je sois sûr de vos capacités avant de vous convoquer. Jon Reinhard le brillant chef mercenaire, le massacreur des Lames Pourpres, le Bouclier de Volantis, ou le pirate de la Vieille Mère. Tout cela était trop surfait à mon goût, je voulais connaître le grand Jon Reinhard à ma manière bien à moi.

— Le Renard Sans Queue, murmura Jon d’une voix étrange.

Le visage de Milo se durcit.

— J’ai toujours détesté ce surnom.

— Moi je trouve qu’il vous va à ravir, renchérit Reinhard amusé. Mais passons aux choses sérieuses.

— Vous avez raison, en tant que mon futur général, quel conseil me donnerez-vous pour envahir disons… Westeros ?

— Pour que vos projets réussissent, il faut que Winterfell connaisse une période troublée. Ce ne sera qu’à cette condition que vos troupes pourront traverser la mer Grelotte à partir de Qohor et envahir Port-Réal par le nord.

Milo sursauta, c’était le même conseil que lui avait donné Xhobar Qhoqua, le capitaine général de la Compagnie Dorée.

— Un conseil très intéressant, parvint-il à dire.

— Un conseil des plus avisés, déclara froidement Reinhard. Les Sept Couronnes ne peuvent pas être prises par un assaut frontal. Vous pourriez stationner une armée de l’autre côté du détroit, comme vos généraux l’ont suggéré, mais les routes du nord et de l’est resteraient ouvertes, et les mercenaires et le ravitaillement continueraient à arriver. Pour encercler totalement ce royaume, il vous faudrait cent fois plus de soldats qu’aucun de vous n’en possède. Nourrir une telle multitude demanderait des milliers de chariots et, surtout, des terres arables et du bétail, ainsi que des esclaves pour faire les moissons. Une armée de cette taille dénuderait la contrée jusqu’à l’horizon. Elle serait difficile à gérer, et lente à répondre aux menaces. Les alliés d’Aerys le Fol attaqueraient ses flancs et couperaient les routes de ravitaillement. Rhaegar et sa cavalerie  frapperaient comme l’éclair, puis retourneraient se mettre à l’abri derrière les murs de Port-Réal. En une saison, vos coffres seraient vides et vos armées, démoralisées.

« Non, seigneur Milo. Il n’y a qu’une seule façon de prendre les Sept Couronnes. Elles doivent êtres encerclées lentement par dessus et par-dessous, en bloquant les routes maritimes. Au nord se trouve Blancport, au sud, Dorne et les îles Boucliers. Les Stark gardent la Route Royale, et à l’ouest se trouve Fort Terreur – un vassal du nord. Donc, vous devez d’abord prendre le fort des Bolton et le tenir pour le préparer à servir de base pour le ravitaillement de votre armée. Alors seulement, la force d’invasion pourra traverser la mer Grelotte  et entrer en territoire du nord. Au sud, ce sera plus simple. Des troupes et des fournitures peuvent arriver par mer, de Lys, de Pentos et de Tyrosh. Puis Dorne pourra être prise, fermant ainsi les routes qui passent par les Météores et empêchant l’arrivée de renforts envoyés par les Tyrell, ou les Baratheon. »

Milo fit signe à son garde de leur rapporter du vin. Pendant qu’ils buvaient, il dit :

— J’avais raison à votre sujet, maître Reinhard. Je comprends pourquoi vous avez été autrefois connu sous le nom de « Bouclier de Volantis ». Tout ce que vous venez de dire est intéressant et même fascinant.

— J’avoue que propager une rumeur sur le retour d’un éventuel descendant Feunoyr, était une idée sensée. Une brillante manœuvre, vraiment !

— Merci, mon ami, réfuta Milo en le regardant avec des yeux brillants. Mais je reconnais que mes espions ne m’ont pas donné assez d’informations, vous concernant. Vous savez très bien garder vos secrets.

— Vous aimez découvrir ce qui est caché, n’est-ce pas ? demanda Reinhard avec un sourire de chacal.

— Bien entendu, répliqua Milo amusé, car qu’est-ce qu’un secret ? C’est beaucoup plus qu’une information qu’on partage avec quelques personnes choisies, voire avec une seule. C’est du pouvoir ; c’est un lien ; ce peut être une marque de profonde confiance, ou bien la plus terrible menace qu’on puisse imaginer.

Il se pencha vers lui et ajouta d’une voix sombre :

— Il y a du pouvoir dans la conservation d’un secret, et du pouvoir dans sa révélation. Il faut parfois faire preuve de beaucoup de discernement pour savoir quelle voie mène à la plus grande influence. Tous ceux qui désirent du pouvoir doivent collectionner les secrets ; aucun n’est trop petit pour avoir de la valeur : chacun place ses propres secrets bien au-dessus de ceux des autres. Une fille de cuisine pourra préférer trahir un prince plutôt que laisser divulguer le nom de son amant.

Il se tut un moment, puis déclara au bout d’un moment :

— Ne dispensez les secrets que vous avez accumulés qu’avec frugalité : beaucoup perdent tout pouvoir une fois révélés. Soyez encore plus prudent avec vos propres secrets, de crainte de devenir un pantin dont quelqu’un d’autre tire les ficelles.

Reinhard opina du chef, et lui sourit à nouveau.

— Merci du conseil.

— Trinquons à notre association, Commandant Reinhard, qu’elle soit longue et fructueuse.  

Jon sut à cet instant, que les choses sérieuses allaient commencer plus tôt que prévu.

 

 

Laisser un commentaire ?