Fer de Lance

Chapitre 9 : L'anniversaire

2343 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 27/06/2017 22:04

Isabelle faisait les cent pas devant la porte de la chambre de sa fille quand Gabriel la rejoignit. Il était vêtu d'un vieux survêtement rapiécé et n'avait pas encore eu le temps de se changer après son petit-déjeuner, au contraire de sa femme qui était la définition même de l'élégance dès la première heure, coiffée et apprêtée.

- Elle est réveillée, mais elle ne veut pas sortir, déclara Isabelle.

Gabriel se doutait depuis un moment que quelque chose n'allait pas. Tous les ans, pour son anniversaire, Sandra réveillait toute la maisonnée en hurlant et en frappant dans ses mains, trop impatiente de recevoir ses cadeaux. Ce matin-là, elle n'avait tiré personne du lit et n'avait pas fait irruption tel un ouragan dans la cuisine pendant que son père sirotait son café.

- Elle t'a dit pourquoi ? demanda-t-il.

- Comme s'il était nécessaire de lui poser la question. Elle n'a pas le cœur à la fête, parce que c'est la première fois que Peter n'est pas là pour cette célébration, c'est tout.

- Je pensais qu'au bout d'un an, elle aurait enfin fini par s'habituer à son absence... Et dire qu'il en reste encore une seconde ! Bon, ne t'inquiète pas, je vais lui parler.

- Bonne chance, souffla Isabelle en déposant un baiser sur sa joue.

Elle lui céda la place devant la porte et s'éloigna dans le couloir, de sa démarche gracieuse, pendant que Gabriel faisait un pas vers le panneau. Avec ses doigts repliés, il toqua deux coups, mais n'obtint pas de réponse.

- Princesse Sandra, je sais que tu es réveillée. Tu ne veux pas parler à ton vieux père ?

- Non, pas envie.

- Pas envie non plus de déballer tous ces cadeaux qui t'attendent en bas ? Je crois que c'est la première fois que tu en reçois autant pour ton anniversaire.

- M'en fiche.

- Tu pourrais au moins faire l'effort de t'habiller. Tu ne tiens pas à ce qu'oncle Nicolas te voit en pyjama, si ?

- Peu importe.

- Et est-ce que ça t'importe, si je rentre ? Ou tu préfères que je reste dehors ?

Comme Sandra ne répondit pas, cette fois-ci, Gabriel prit cela pour un encouragement er ouvrit la porte. La pièce était plongée dans la pénombre. L'unique source de lumière provenait des rayons du soleil qui se faufilaient entre les interstices des volets. La fillette était couchée dans son lit, la couverture tirée par-dessus sa tête.

- Ma princesse me ferait-elle l'insigne honneur de se montrer ? s'enquit Gabriel.

- Pourquoi ?

- Parce que c'est ton jour, aujourd'hui. Tu ne vas quand même pas le passer à bouder ?

- Non, ce n'est pas mon jour, répliqua Sandra d'un ton sans appel. Si c'était mon jour, Peter serait là. À quoi ça sert de fêter mon anniversaire sans lui ?

- Tu sais, je suis sûr qu'il pense à toi encore plus qu'à l'accoutumée, à Mauville. Au fond de ton cœur, tu dois bien le sentir, non ?

- Je ne sens rien du tout ! Et c'est ma faute, parce que j'ai perdu ma pierre. Ça fait des jours que je la cherche partout, mais je n'arrive pas à la retrouver. Peter sera furieux quand il apprendra que je l'ai perdue. C'est le cadeau qu'il m'a fait avant de partir, pour que je ne l'oublie pas.

Gabriel tritura le col de sa chemise, mal à l'aise. Il étendit une main en direction de la masse que formait le corps de Sandra sous la couverture, mais un grognement l'incita à l'éloigner tout de suite. Il connaissait assez bien sa fille pour savoir qu'elle était capable de mordre avec la férocité d'un Caninos.

- Et si je te disais que je sais où est ta pierre ? lâcha-t-il sur un ton qu'il voulait anodin.

Un angle du tissu se souleva et l'œil turquoise de l'enfant apparut dans la pénombre. Son sourcil était froncé et elle observait son père avec méfiance, car elle doutait de la véracité de ses paroles.

- Tu dis ça rien que pour me faire sortir.

- Je te jure que non. En revanche, je pose une condition. Je te révèle l'endroit où elle se trouve si tu consens à ouvrir tes présents.

- Je ne te crois pas.

- Sandra, ma chérie, est-ce que je t'ai déjà menti ?

- Oui ! Toutes les fois où tu répètes que « ça ira mieux demain ». Les lendemains s'enchaînent, mais ça ne va pas mieux, puisque Peter ne revient pas.

- Je sais à quel point ton cousin te manque, mais tu devrais t'estimer heureuse de tout ce que tu as déjà. Certains n'ont pas ta chance. Tu as tes parents qui t'aiment, tu vis dans une grande maison et tu disposes de plein de jouets pour t'amuser.

- Mais certains ont leur cousin.

- Certains les perdent, aussi. Et de façon définitive. Le tien n'a pas disparu, il étudie simplement à Mauville. Tu le vois pendant les vacances et, dans à peine plus d'un an, tu le rejoindras là-bas. Ne sois pas égoïste, Sandra, ni impatiente.

Gabriel n'avait pas trop d'espoir en disant cela, puisqu'il s'agissait des deux plus gros défauts de sa fille. Au lieu de s'estomper en grandissant, ils ne faisaient que s'intensifier. Cette exacerbation était essentiellement due au départ de Peter.

- Qu'est-ce que c'est, mes cadeaux ? demanda la fillette en changeant brutalement de sujet.

- Si je te le révèle, ce ne sera plus une surprise. Il faut que tu les ouvres toi-même. Ne tiens-tu donc pas à retrouver ta pierre ? Peter serait très déçu s'il l'apprenait.

Gabriel esquissa un sourire en constatant qu'il venait de marquer un point. Sandra repoussa la couverture et se redressa sur un coude, le visage renfrogné. Elle sauta au bas de son lit, chaussa ses pantoufles, puis maugréa :

- De toute façon, si je veux la récupérer, cette pierre, c'est uniquement pour la lui faire manger à son retour.

L'homme éclata cette fois-ci d'un rire franc, tandis que Sandra se dirigeait vers le palier en traînant des pieds dans son pyjama bleu. Il fallait toujours qu'elle se montre désagréable lorsqu'elle parlait de Peter, comme si cela suffisait à contrebalancer toute l'affection qu'elle lui portait.

Il suivit sa fille dans les escaliers et Isabelle, entendant les éclats de voix de leur conversation, apparut dans l'encadrement du salon avec un sourire. Elle s'accroupit pour embrasser Sandra sur la joue, tout en lui souhaitant un joyeux anniversaire, puis s'écarta pour la laisser entrer dans la pièce où l'attendait ses cadeaux.

- Mes félicitations, susurra-t-elle à l'oreille de son mari avant de déposer un baiser sur ses lèvres. Vous êtes le meilleur, M. Lance.

Sandra s'installa par terre, face à la table basse. Ses paquets s'entassaient dessus et elle en saisit un premier, dont elle déchira précipitamment l'emballage, avant d'abandonner son contenu par terre sans lui jeter un seul regard. Elle fit de même avec les suivants.

- Euh... Je retire ce que j'ai dit, commenta Isabelle. Tu m'expliques ?

- Cette enfant est diablement maligne. Je ne serais pas étonné de la voir devenir un jour criminelle et prendre le contrôle de la région.

- Quoi ?

Gabriel s'esclaffa et sa fille, couverte de morceaux de papier, se dressa sur ses jambes pour se tourner vers lui, les mains sur les hanches. Du haut de son mètre quinze, elle savait intimider n'importe qui, à condition d'employer pour cela son regard autoritaire.

- Alors ? exigea-t-elle. Où est ma pierre ?

- Tu sais, quand j'ai dit « ouvrir tes cadeaux », ça impliquait aussi ce qu'il contenait. Allez, fais un petit effort, Sandra.

La fillette grogna, mais s'exécuta. Il y avait un poster plastifié à l'effigie d'un Dracolosse qui n'exigeait pas d'être plus déballé, à l'instar d'une robe indigo. Dans une boîte, elle découvrit les différentes pièces d'un jeu de société, le Trivial Pokémon, et dans une autre, il y avait...

- Mais c'est ma pierre ! s'exclama-t-elle. Enfin, le ridicule caillou de mon cousin. C'est vous qui me l'aviez volée !

Elle fixa ses parents d'un air accusateur. Isabelle détourna la tête, gênée, pendant que Gabriel se grattait nerveusement la nuque. Ils pensaient que monter la pierre en collier ferait plaisir à leur fille, mais après la lui avoir dérobée en catimini, ils l'avaient amèrement regretté. Sandra avait fouillé la maison de fond en comble, en retournant les tiroirs, vidant les armoires et secouant tous les draps. Quand ils s'en étaient aperçus, la demeure était déjà aussi dévastée que si elle avait essuyé un ouragan.

- Nous pensions que tu serais heureuse de pouvoir la porter autour du cou, déclara Isabelle d'un ton mal assuré.

- Heureuse de porter un caillou qui, en plus d'être moche, me vient de Peter ? Ça ne risque pas. Tu peux me l'attacher ?

Isabelle acquiesça d'un signe de tête, un léger sourire aux lèvres. Jamais elle n'avait rencontré quelqu'un d'aussi contradictoire que ce petit bout de femme de sept ans, mais c'était ce qui rendait sa fille unique. Elle souleva ses cheveux d'une main et, de l'autre, passa délicatement la chaîne autour de sa nuque.

- Je crois qu'il vaut mieux la mettre devant le fait accompli pour la surprise suivante, souffla ensuite Isabelle à son mari. Entêtée comme elle l'est, risquerait de la refuser.

- Ce serait regrettable, en effet, approuva Gabriel, tandis que Sandra contemplait son pendentif d'un regard satisfait et mécontent à la fois, une prouesse dont elle seule avait le secret.

***

Peter, assis sur son lit, ne cessait de jeter des regards à l'horloge numérique. La veille, un surveillant lui avait annoncé que, à la demande de son père, il aurait le droit de passer un appel visiophonique à Sandra pour son anniversaire. Cette pensée le réjouissait. Sa cousine lui manquait tant qu'il serait heureux de lui parler de vive voix, même si cela ne devait se faire que par le biais d'un appareil.

Il devait se rendre entre onze heures et midi au secrétariat, où l'on se chargerait d'établir pour lui la communication avec Ébènelle. Cela impliquait encore vingt minutes d'attente. Si le garçon était d'une nature plutôt patiente, d'ordinaire, il avait du mal à se garder de trépigner.

- Tu es bizarre, ce matin, constata Mike, son camarade de classe et de dortoir. Enfin, je veux dire, encore plus bizarre que d'habitude.

- C'est parce qu'aujourd'hui est un jour particulier.

- Ouais, ça s'appelle le dimanche ! s'exclama joyeusement Romain en sautant sur son lit. Et le dimanche, pas d'école !

- Et en plus, il y a du gâteau au chocolat, ce midi ! renchérit Mike en le rejoignant sur son matelas.

Félix, plus posé que ses condisciples grâce à ses quelques années de plus, se contenta de sourire au lieu de se joindre à l'euphorie général. Quant à Peter, s'il avait dû exécuter quelques bons de joie, ç'aurait été pour Sandra, et non pour la date ou le menu du jour. Plus que dix-huit minutes.

- Quelqu'un veut faire une partie de cartes ? demanda Mike, une fois calmée. Un jeu des dix-sept types ?

- Moi ! approuva aussitôt Romain.

- Pourquoi pas ? renchérit Félix. Et toi, Peter ? Tu en es ?

- Non, sans façon. Je crois que je vais plutôt aller à la bibliothèque, chercher de quoi lire.

- Tu devrais sortir le nez des bouquins de temps en temps et t'amuser plus souvent, conseilla Mike.

- J'y penserai. À tout à l'heure.

Peter avait encore quinze minutes à patienter, mais il songeait que marcher l'aiderait à réfréner son impatience. Il choisit de faire le grand tour pour rejoindre la cage d'escalier, ce qui impliquait de traverser deux couloirs en plus que s'il avait emprunté le chemin le plus rapide. Les mains dans les poches, il sifflotait un air d'anniversaire sans même en avoir conscience, le sourire aux lèvres.

Perdu dans ses pensées, qui s'égaraient du côté d'Ébènelle et de Sandra, il aborda distraitement la première marche de l'escalier. Si distraitement qu'il ne remarqua pas le fil tendu entre la rampe et Kévin, tapi derrière la porte.

Peter poussa un cri de panique lorsqu'il bascula vers l'avant, qui se transforma en hurlement de douleur tandis qu'il roulait la douzaine de marches qui le séparait de la plateforme inférieure. Il continua à s'égosiller lorsque le mur l'arrêta et saisit sa cheville, qui lui faisait souffrir le martyr.

Kévin, s'apercevant que sa victime s'était blessé en tombant, s'empressa de s'enfuir à toutes jambes avant d'être repéré. Il ne se sentait pas coupable, comme en témoignait le rire qu'il laissa éclater en disparaissant.

Peter sanglotait. Il n'avait pas le courage de Sandra, qui accumulait les blessures sans ciller au cours de ses différentes aventures. Lui, les seules dont il avait l'habitude étaient les coupures qu'il s'infligeait par inadvertance avec du papier, en tournant trop vite les pages d'un livre.

Sa cheville était probablement cassée et si personne ne venait à son secours, comme il était incapable de se lever, il devrait attendre midi pour que les autres élèves le découvrent en descendant au réfectoire. Et Sandra... Sandra qu'il devait appeler pour son anniversaire. Sandra, à qui il n'avait pas eu l'occasion de parler depuis des semaines... Aussi douloureuse que soit son articulation, c'était de loin la crainte de ne pouvoir la contacter qui lui causait la plus vive souffrance.

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