Le trèfle à douze feuilles

Chapitre 9 : Le pendule de Newton

3305 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 09/11/2016 00:17

« Mieux vaut regarder là où on ne va pas, parce que, là où on va,on saura ce qu'il y a quand on y sera ;et, de toute façon, ce sera jamais que de l'eau. »Le Marin Shadok

Les dernières traces de neige ou de verglas avaient disparu depuis longtemps ; et, d'après ce qu'il avait été possible de voir dans la journée, toutes les créatures n'étaient visiblement pas dans le même camp. Certaines étaient à l'origine du fléau, quant aux autres... Eh bien, soit elles voulaient empêcher le phénomène de se propager, soit elles n'en avaient que contre les premières, et se fichaient complètement du reste ; en tous les cas, il y avait deux clans ennemis, c'était cela qui était plus que certain. Ensuite, concernant leurs motivations respectives, ce n'était pas très simple de les déterminer. Et il fallait également savoir d'où pouvaient bien provenir ces bestioles ! Non, vraiment, il n'y avait aucun moyen de le savoir sur le moment. Personne ne paraissait disposer de suffisamment d'éléments pour n'avoir ne fût-ce que l'ombre d'une idée.Peter Madison regarda encore une fois le ciel : il était bien dégagé, comme avant que toute l'affaire ne démarrât. Comme si rien ne s'était passé. Les étoiles brillaient innocemment : c'était vrai qu'il était bien tard, et qu'il était resté au commissariat encore une heure ou deux après le coucher du soleil. Mais il avait bien fallu qu'il repartît chez lui se reposer : on ne peut véritablement réfléchir qu'après une bonne nuit de sommeil.Le militaire marchait à pied le long de Burgh Quay, comme il le faisait souvent les soirs où il avait du temps à perdre. Pour une fois, il lui était nécessaire de passer par ce chemin, et cela l'arrangeait bien ; regarder la Liffey, le soir, alors que l'agitation de la cité est minime – quasiment absente, d'ailleurs, ce soir-là –, était l'un des moyens les plus simples de se changer les idées. Ces flots ondulant sous le souffle du vent glacial typiquement irlandais, eux, se mouvaient inlassablement, peu importait ce qui se déroulait autour ; quoique, peut-être le fleuve avait-il gelé, lui aussi, en début de matinée... Il eut peut-être mieux fait d'aller le vérifier tant qu'il en était temps ; cela lui aurait permis au moins d'avoir une preuve que ces créatures dont personne ne savait rien étaient capable d'agir jusqu'à ce niveau-là, bien qu'il en fût déjà plus que totalement persuadé.Ces bestioles, que pouvaient-elles donc bien leur vouloir, pour les attaquer ainsi sans raison, sans prévenir, en sortant d'on-ne-sait-où ? Elles, probablement rien : c'était plutôt à celui ou ceux qui les dirigeaient que cette question valait réellement la peine d'être posée. C'était comme se demander pourquoi les chiens de chasse s'élançaient avec tant de fureur sur leur gibier : ils le faisaient parce que leurs maîtres le leur avaient demandé, et ils agissaient ainsi sans se poser la moindre question.Peter arriva au carrefour avec D'Oller Street, mais il continua à avancer tout droit, marchant silencieusement et lentement sur Aston Quay. En apparence, il n'avait pas changé de voie : c'était le même quai, avec des bateaux abandonnés semblables et indistincts sur l'eau, mais juste avec un nom différent. Lorsque la visibilité était réduite, il y avait de quoi se demander pourquoi deux noms différents étaient donnés à une même chose.« La nuit, tous les chats sont gris. », ne put s'empêcher de songer le colonel, comme il en avait en réalité l'habitude chaque fois qu'il passait par là par moments d'obscurité et de solitude.Un seul mot suffisait largement, en théorie. Mais en théorie seulement ; c'était paradoxal, mais, même s'il n'en voyait aucunement l'utilité, il admirait profondément la richesse du vocabulaire de la langue anglaise, se délectait des synonymes pourtant inutiles, adorait la littérature malgré son manque de temps. L'armée demandait une attention toute particulière, et quasiment permanente ; surtout lorsqu'on était si bien gradé ; surtout lorsque sa patrie souffrait d'un fléau si dangereux et improbable. Il s'agissait probablement de l'une de ces choses dont la probabilité d'arriver était tellement faible que la question incontournable lorsque cela arrivait malgré tout était toujours : « Pourquoi cela arrive-t-il à nous, et pas à d'autres ? » Il y avait des fois où la vie était réellement injuste. Ils n'avaient rien fait, les Dublinois. Ils n'avaient rien demandé pour avoir ça.Ils ne méritaient pas ce qui leur tombait dessus.Tandis qu'il méditait ainsi, tentant de s'encombrer l'esprit de futilités afin de le vider de toutes ses mauvaises pensées, il sentit comme un petit éclair. C'était impossible à décrire, c'était tout sauf logique, mais il n'y avait pas d'autre expression pour désigner ce qu'il venait de se produire. Il s'agissait juste d'une sorte de faible décharge électrique qui l'avait parcouru de haut en bas. Ce n'était pas douloureux ; encore moins pour le chef de l'armée d'Irlande. Et pourtant, l'homme s'arrêta soudainement. Ce geste – ou plutôt cette absence de geste – l'étonna lui-même ; il voulait repartir, continuer de mettre un pied devant l'autre, comme auparavant, mais rien n'y fit. Il ne bougeait plus, mais sentait de grands frissons tout le long de son dos sans pouvoir agir. Il ne s'était rien produit pour que cela pût arriver, pourtant ; quoique, si : peut-être cet éclair qu'il venait de ressentir sans le voir. Oui, c'était bien clair, c'était lui.Il rageait. C'étaient ces bestioles, encore, c'était indiscutable. Pourtant, ne devaient-elles pas ne pas s'attaquer aux hommes ? Enfin, elles faisaient preuve de tellement de logique – ironiquement, bien sûr – que n'importe quoi pouvait se produire, avec elles. Alors pourquoi pas forcer quelque honnête personne avec un moyen dont le principe lui échappait encore pour le moment à ne pas bouger d'un pouce ?« Montrez-vous, appela-t-il finalement avec colère, cela ne sert à rien de vous cacher ! »La première chose qui l'étonna était qu'il pouvait encore parler ; mais, finalement, cela l'arrangeait bien. Le reste du corps, lui, demeurait cependant totalement immobile. Depuis l'éclair, il ne pouvait plus sortir de cet état figé.Suite à son appel, deux silhouettes apparurent avec lenteur, mais sans hésitation dans leurs mouvements, plutôt comme avec un semblant d'assurance ; un homme et, en effet, une de ces créatures énigmatiques. L'obscurité était presque totale, la lune n'étant pas encore pleine – mais plutôt entre son premier quartier et sa lune gibbeuse croissante –, ainsi une description précise de leur visage était impossible. Mais celui qui marchait en premier était visiblement un jeune homme grand et fin, au regard déterminé et féroce, dans une tenue bien peu orthodoxe ; une sorte d'uniforme simple, sombre, serré, que le colonel ne put rattacher à aucune patrie de sa connaissance. Et il en avait bien observé des centaines, d'uniformes étrangers. Ainsi, seules deux conclusions étaient possibles : soit qu'il provînt d'une région dont il n'avait encore jamais étudié l'accoutrement militaire traditionnel – mais il en doutait profondément –, soit qu'il ne fût pas spécifique à l'armée d'un pays entier, mais plutôt à quelque organisation secrète, agissant dans l'ombre de son gouvernement. Au vu des circonstances, la deuxième conclusion paraissait en tous points la bonne, bien que cela ne l'aidât pas à avancer beaucoup plus.L'autre créature eut pu passer également pour humaine si l'obscurité avait été plus marquée encore ; cependant son allure badaude, ses oreilles pointues ressortant au-dessus de sa tête comme deux antennes, son nez ressemblant plus à un bec de toucan qu'autre chose, montraient parfaitement que l'être n'était pas un homme. Ses mouvements lents et disgracieux rappelleraient légèrement la démarche d'un gorille tentant de marcher sur deux pattes ; et pourtant, de sa patte – main ? – gauche, la bestiole tenait avec une fermeté et une précision d'horloger le bout du fil d'un simple pendule, comme l'eut fait n'importe quel médium tentant l'une de ses expériences d'hypnose. Le rapport entre la créature et l'éclair qui l'avait aussitôt immobilisé semblait bien faible, mais au vu des circonstances il paraissait évident que l'une était l'origine de l'autre.« C'est donc vous qui êtes à l'origine de tout ça ? » reprit le militaire, menaçant malgré sa position d'infériorité évidente.L'inconnu eut un rire à peine étouffé ; la tête basse, il balançait son index droit de gauche à droite, comme pour indiquer à un enfant qu'il avait tort.« N'allez pas trop vite dans vos conclusions. Vous pensez vraiment que, si j'étais vraiment à la tête de notre projet, je me dérangerais à faire le sale boulot ?- Que me voulez-vous ? trancha l'Irlandais. Ou plutôt, que voulez-vous à notre ville ? »L'individu découvrit ironiquement son poignet et fit semblant de regarder l'heure – bien qu'il fît probablement trop sombre pour pouvoir distinguer les aiguilles d'un quelconque cadran.« Voyons, il est beaucoup trop tôt pour ça ! fit-il non sans sarcasme. Et puis, on m'en voudrait...- De qui parlez-vous ?- De personne. », répliqua l'étranger avec un sourire montrant parfaitement que cette réponse était tout sauf vraie.Peter Madison continuait de rager intérieurement. Celui qui lui était face faisait les cent pas autour de lui, mais cette immobilité inexplicable l'empêchait de le suivre du regard dans ses mouvements. Il était tout-à-fait possible qu'il pût l'attaquer de dos sans qu'il ne pût réagir. Comme s'il avait deviné ses pensées – en même temps, dans une telle situation, ce n'était pas difficile à trouver –, l'inconnu reprit d'un ton presque compatissant. Presque.« Vous devez probablement vous demander pourquoi vous ne pouvez plus bouger... Ne vous en faites pas, vous êtes seulement paralysé.- Paralysé ? » s'étrangla le militaire sans comprendre pour autant.Il ne pouvait être devenu tétraplégique ainsi ; et puis, s'il l'était vraiment, il se serait tout simplement écrasé sous son propre poids sans pouvoir se relever. Il ne serait pas demeuré debout, comme prêt à reprendre sa marche comme si de rien n'était. Il ne pouvait pas être paralysé, c'était impossible ! Du moins, pas dans son sens médical.L'homme riait toujours de son rictus diabolique.« Oui, paralysé. Mais pas dans le sens que vous lui donnez d'habitude. Ne vous imaginez pas en fauteuil roulant jusqu'à la fin de vos jours... Ça, ça va passer d'ici quelques minutes.- Si ça passe, à quoi cela vous sert-il, à part vous amuser ? trancha le colonel avec mépris.- Ça ne m'amuse pas, contesta l'inconnu, subitement sur la défensive. Je ne fais qu'écouter les ordres.- Les ordres de qui ?- Vous n'avez pas besoin de le savoir. »En réalité, la dernière question n'avait qu'à peine eu le temps de sortir de la bouche de l'Irlandais que sa réponse avait déjà été prononcée en grande partie. Madison se sentit comme au beau milieu d'une sorte de vaste mise en scène, où tous ses actes, pensées, paroles, étaient déjà connus à l'avance par son interlocuteur ; c'était cela qui l'insupportait le plus, en vérité.« Vous perdez votre temps, reprit-il finalement. Vous n'avez rien à apprendre de moi ; ce serait à vous de me dire d'où viennent vos bestioles bizarres et pourquoi vous nous attaquez ainsi, sans raison. »Encore une fois, il pointa son index et le balança de droite à gauche, montrant qu'il avait tort.« Nous ne nous attaquons qu'aux bâtiments.- J'ignorais que je faisais partie des infrastructures de la ville, ironisa le militaire en fronçant les sourcils. Quelle chance de faire partie des exceptions... »L'étranger s'approcha du visage du Dublinois, toujours avec son sourire méphistophélique. Il pointa le bout de son doigt sur son nez avec amusement, puis reprit doucement.« Très juste. C'est qu'il commence à comprendre, le vieux !- Je ne suis pas vieux. Je suis à peine plus âgé que vous ! »Un rire étrange retentit sur le quai. C'était un rire qui montrait à la fois toute son impuissance et toute son ignorance sur l'affaire. C'était vrai : il ne savait en réalité que bien peu de choses là-dessus, comparé à celui qui lui faisait face et se payait sa tête en ce moment même.« Tout est relatif, mon cher, dit-il soudainement, sans prévenir, d'un ton grave et mystérieux. Mais vous avez tout-à-fait raison ; nous perdons notre temps. »Avant que le Dublinois n'eût le temps de lui demander ce qu'il voulait dire, la créature se plaça devant lui, sourire béat sur le visage. Durant quelques secondes, l'homme le fixa, incrédule – de toute manière, sa torpeur l'empêchait de détourner la tête –, jusqu'à ce que l'inconnu ne lui fît un geste évasif, qui ressemblait à un signal.La bestiole commença d'agiter son pendule, son sourire bête demeurant sous son long nez jaunâtre ; ce n'était que cela, que l'homme lui avait demandé de faire ? Il y avait forcément anguille sous roche : au vu de ce que ces créatures étaient capables de faire, cela ne pouvait donner le même résultat que lors des expériences des médiums et autres charlatans. Le militaire le sentait ; il ne pouvait expliquer pourquoi, mais il savait qu'il ne devait pas regarder le pendule. Et pourtant, son immobilité forcée lui guidait les deux yeux droit sur ce petit anneau au bout de la ficelle, qui oscillait inlassablement de gauche à droite et réciproquement. Ce fut à ce moment qu'il se rendit compte que tout avait été savamment calculé : il ne pouvait désormais que se laisser faire, il ne pouvait rien faire. Il ne parvenait désormais plus à détacher son regard du balancier. Il le voulait, il le devait, mais cela lui était impossible. À quoi cela aboutirait-il ? Il ne pouvait être sûr de rien. Avec ces créatures, tout semblait possible. Il pouvait ne rien se produire comme il pouvait exploser d'une seconde à l'autre. C'était cela qui était le plus effrayant : il ne savait rien, et ne pouvait rien savoir avant que cela ne lui arrivât enfin.Ses paupières se firent lourdes ; il comprit qu'il allait s'endormir dans les secondes qui suivaient, qu'il serait à la merci de cet inconnu qui en voulait à la capitale d'Irlande, qu'il était désormais impuissant. Que ferait-il de lui ? Le forcerait-il à lui donner des renseignements quelconques sur son armée ? Ces attaques avaient-elles un but politique visant à affaiblir l'Irlande avant de l'envahir militairement ? Il voyait déjà les soldats ennemis écrasant sans encombre une armée sans colonel. Mais à quoi cela servait-il, puisqu'avec les créatures toute résistance, avec ou sans chef d'armée, était inutile ?C'était clair : on attendait quelque chose de lui. Mais quoi ? Des renseignements, de l'aide ? On voulait peut-être qu'il commandât tout simplement à son armée d'arrêter de ralentir un tant soit peu l'avancée de l'ennemi ; peut-être étaient-ils capables de le torturer pour cela. Mais pourquoi faisait-il partie des « exceptions », grands Dieux ? Pourquoi lui ?Les théories et réflexions en tous genres se bousculaient dans sa tête à une vitesse hallucinante ; peu importait ce qu'il adviendrait de lui, il ne pouvait plus rien faire, à part penser. Sa pensée, personne ne pourrait la lui ôter, il en était certain. C'était la seule chose que personne ne pouvait lui retirer...Alors que son esprit et sa vision se faisaient de plus en plus brumeuses, il se sentit défaillir. Sa « paralysie » l'avait visiblement quitté juste à ce moment ; ironiquement, il était désormais de nouveau pleinement libre de ses mouvements.

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