PETITE CUISINE DE FILS REBELLES

Chapitre 1 : Petite cuisine de fils rebelles.

Chapitre final

1800 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 07/06/2020 22:31

Les mains dans le cambouis, Loki ne décolérait pas.

C’était toujours pareil, à la fin ! Une mise à l’épreuve agréable pour Thor, une corvée pour lui.

Sous prétexte que les voyages dans le temps étaient bénéfiques aux jeunes gens, Odin l’avait envoyé explorer la longue histoire des terriens au moyen d’une vieille guimbarde déglinguée du vingtième siècle, avec pour challenge supplémentaire de n’utiliser aucun de ses pouvoirs naturels.

À quoi bon posséder des pouvoirs s’il était interdit d’en faire usage ? D’ailleurs, il y avait fort à parier qu’à Thor on n’avait pas interdit d’utiliser sa force, voire son marteau !

Réparer son vaisseau préhistorique eût été un jeu d’enfant s’il avait seulement pu utiliser on don de téléportation : il eût suffi de faire un petit bond chez un mécanicien des années cinquante, d’en ramener le bonhomme et de rétribuer ses services par quelques menus pouvoirs !

Mais non, une fois de plus, et il avait à peine tenté de le cacher, son père adoptif le punissait de n’être pas à l’image de ce qu’il souhaitait. Telle était la vérité.

Qu’à cela ne tienne : il réussirait et apprendrait jusqu’à la plus infime nuance de la nature des terriens, leur histoire, leurs pensées et en offrirait à son père adoptif un récit si merveilleux qu’il se hâterait de le réhabiliter et peut-être même de l’aimer… autant que cette grande brute de Thor.

En attendant, il était là, pour ainsi dire à l’âge de pierre, à une époque où les hommes n’avaient même pas encore appris à voler, où la plupart prenaient l’écriture pour un mauvais tour du diable et la lecture pour un art proche de la magie.

Un homme rondouillard vint alors à passer sur la partie du quai où sa machine infernale avait rendu l’âme. Il se mit à observer l’engin en se curant les dents et en se grattant la tête : « Drôle de monture, que vous avez là, l’étranger ! lui dit-il.

— Une monture qui a décidé de me lâcher ici au plus mauvais moment… D’ailleurs… où est “ici“ ?

— Hein ?

— Où sommes-nous exactement ?

— Mais… À Florence, pardi ! D’où vous sortez pour ne pas savoir ça ?

— D’un mauvais trip. Vous connaissez quelqu’un qui pourrait m’aider à réparer cette machine infernale ?

— Oh, pour ça, oui. Par ici, quand on dit machine, on pense toute de suite Da Vinci. Je n’en connais pas de meilleur. Je vous conduis ?

Une petite foule s’attroupait autour de la DeLorean. Loki détestait la promiscuité des humains, il accepta et suivit l’inconnu.

— Je m’appelle Amerigo Vespucci, dit l’homme. Le gars chez qui je vous conduis a un atelier en ville, il vit là avec des amis à lui… J’espère que vous n’avez rien contre les gars bizarres. Dites, qu’est-ce que c’est, ce truc que vous trinqueballez ?

— Mon couvre-chef."

Le grossier merle se mit à rire au point de ne plus pouvoir avancer. Loki le répara à l’aide de son pouvoir de suggestion. Tant pis pour les règles, pas question de tolérer deux machines défaillantes le même jour !

Vespucci re-fonctionna.

Tant qu’il y était, le dieu avait ajouté le mutisme à sa formule : tous les bavards ne se valaient pas et celui-ci était de l’espèce des ennuyeux.


***


Quand Amerigo entra en trombe, mais toujours muet, dans l’atelier de Leonardo Da Vinci, suivi de Loki, Girolamo était en train de poser pour le Saint-Jean-Baptiste. Il écarquilla les yeux et Leo, le dos tourné à la porte, rouspéta : »Bon sang de bon soir, Rio ! Je n’ai pas besoin que tes yeux soient encore plus grands ! Tu veux que les gens pensent que j’ai perdu le sens des proportions ou quoi ? »

Mais rien ne pouvait détourner le regard du modèle de l’allure de cet étranger, de sa tenue vestimentaire, du casque — magnifique, grandiose — qu’il portait sur la tête. Il était envoûté sans même que Loki eût besoin d’utiliser l’une de ses ruses.

Enfin, Leo se retourna et se mit sur-le-champ à présenter les mêmes symptômes de défaillance que le navigateur. Encore un humain en panne. Le dieu de la ruse y remédia.

« Qui êtes-vous, demanda Leonardo, et pourquoi donc portez-vous ce truc ridicule sur la tête ?

Un rayon glacial le transperça d’un bleu azur clair des plus coupant.

— Je suis un voyageur du temps. Mon véhicule est en panne. Le drôle, là, qui m’accompagne, prétend que vous pouvez m’aider.

— Un voyageur… NON ! J’avais cru être bien clair : je ne veux plus rien avoir à faire avec les Fils de Mithra et leur rivière temporelle !

Au grand regret de Girolamo, le jeune homme ôta son casque et, sourcils froncés, s’approcha du peintre :

— Les Fils de Mithra ? J’en ai rencontré, ce sont des charlatans et je n’ai rien à voir avec eux. »

Girolamo profita de cet échange entre eux pour s’esquiver en douce et aller échanger son ridicule drapé moutarde contre son splendide costume noir. Il ne serait pas dit qu’il aurait l’air ridicule en présence d’un dieu !

Il revint dans sa tenue habituelle et se sentit fier de son effet. Le jeune homme s’interrompit au milieu d’une phrase pour le regarder avec attention et sembla aimer ce qu’il voyait, car pour la toute première fois, il sourit.

Leo les regarda tour à tour et fronça les sourcils : « Comme je vous disais… Vous m’écoutez, là ?

— De toute mon attention, dit Loki.

— Ouais. admettons… Donc, nous n’en sommes pas encore là, l’étranger : c’est le seizième siècle, hein ! Il va falloir vous trouver une autre machine et…

— Vous mangerez bien quelque chose avec nous ? proposa Girolamo, au plus intense de son regard de nuit.

Loki planta là le Maestro pour venir y voir de plus près :

— Très volontiers, monsieur…

— Riario. Comte Girolamo Riario. En l’honneur d’une si remarquable visite, je vais vous confectionner un repas qui ne vous laissera que d’agréables souvenirs.

— Je vais chercher Zo, dit Leo.

Il sortit et claqua la porte derrière lui.

— Vous serait-il désagréable que je vous regarde faire, Comte ? demanda le dieu.

— En aucune manière ! Cela nous permettra de bavarder… Venez, j’ai fait sacrifier une partie de l’atelier à la cuisine. Voyez-vous, Leo ne mangeait que des fruits et du pain avant mon arrivée, dit-il en saisissant deux oignons dans un plat.

Loki était à son tour fasciné : cet humain possédait les mains les plus merveilleuses qu’il eût jamais vues et qui se mouvaient avec une précision et une agilité sans pareilles.

— Vous cuisinez souvent, Girolamo ?

— Je me suis découvert ce goût assez récemment. Quoi que puissent en penser les gens, la cuisine est un art. Elle demande de la technique, de la stratégie et une bonne dose d’imagination. Voyez-vous, pour dominer le sujet, il faut une mémoire multiple et vive : une mémoire de toutes les saveurs que l’on a goûtées dans sa vie ainsi qu’une mémoire des temps et modes de cuisson des aliments… Mémoire gustative, plus mémoire cognitive. La cuisine exige surtout de l’imagination, pour convoquer les souvenirs des innombrables variétés de saveurs afin de les associer à bon escient, des plus douces aux… Pardonnez-moi, le curcuma est derrière vous…

— Oh ! Pardon… j’étais hypnotisé par votre dextérité ! Il s’écarta à regret.

— Donc… Où en étais-je… ?

— Se souvenir des saveurs… des plus douces aux…

— Ah ! oui ! Des plus douces aux plus piquantes, des plus acides aux plus sucrées. Il versa l’huile d’olive dans une poêle sur le feu et y ajouta l’oignon haché puis plongea sous l’énorme table pour dénicher deux bouteilles quasi identiques. Il versa alors un peu de leur contenu à chacune dans deux cuillers : tenez ! Goûtez ça, dit-il en présentant une cuiller à Loki, rien de méchant, ajouta-t-il, souriant.

Le dieu goûta à la première en l’éprouvant de toutes ses papilles, l’air concentré, puis fit un signe de tête.

Le Comte lui proposa l’autre cuiller.

Alors qu’il goûtait le contenu de celle-ci, les yeux du dieu s’agrandirent, il eut l’air à la fois surpris et amusé :

— Comment est-ce possible ?

— C’est la terre, prince Loki.

— Co… Comment…

— J’ai étudié la théologie, je connais l’existence d’Asgard, du fils d’Odin et de celui de Laufey ! Alors ? Cette huile ?

— Je la préfère à la première.

— Vous voyez ? C’est pour cela que nous, terriens, aimons notre planète : elle est une source intarissable de bonnes surprises. Un thé de Ceylan est aussi différent d’un autre thé de Ceylan que le sont les deux terres sur lesquelles ils ont été cultivés. Il en est de même pour presque tout ce qui se boit et se mange. La terre, je parle ici du sol, a ses propriétés, mais son exposition influe aussi sur la saveur de ce qu’elle produit.

— Fascinant !

À vrai dire, Loki n’aurait pas pu dire avec certitude ce qui du discours, de la dégustation ou des yeux du cuisinier l’était le plus.

La préparation du repas et le spectacle qu’elle offrait fut un régal dont le jeune dieu se rappellerait longtemps.

Quant à la sauce “à la Riario“ que le Comte versa sur des spaghetti de sa propre facture, il se dit que jamais on n’en goûterait d’équivalente au Valhalla.

Pour finir, ils burent un vin de Toscane cultivé par l’un des cousins de Girolamo et se confièrent leurs expériences de vie de fils mal aimés.

Mais l’amertume n’avait aucune place à une table comme celle-ci et après une soirée si bien orchestrée. Tout compte fait, ils eurent beaucoup plus d'occasions de rire que de pleurer.

Quand Leo revint, le dieu prit congé, déterminé à déjouer le sadisme de son père adoptif et à utiliser pour voyager dans le temps et l’espace les pouvoirs dont il avait été doté.

Leo ne sut jamais pourquoi, après cette étrange visite, son Saint-Jean-Baptiste avait des allures d’immortel facétieux. 


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