Mr. Gray

Chapitre 1 : Ciré jaune

603 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 06/03/2018 18:53

Octobre 1957 - Derry, Maine


“G-Georgie ?

- Oui ?

- Fais a-a-attention.


Et Georgie Denbrough s’en alla et disparut, lui, petite silhouette jaune dans la tempête: il quitta la sécurité de son foyer pour s’élancer dans l’averse, le long de la longue rue, secoué d’un fou rire insouciant, à la poursuite d’un ridicule bateau en papier qui le distançait déjà de plusieurs mètres, tel un rat apeuré qui tenterait maladroitement d’échapper à l’ombre de la pelle qui s’abat sur lui dans un fracas du tonnerre.

Le petit garçon traçait à toute vitesse sa route périlleuse à travers les flaques sous une pluie cinglante. Bien qu’haletant, Georgie Denbrough s’esclaffait de cette improbable course-poursuite avec le bateau en papier.

Déjà l’eau froide commençait à pénétrer son ciré par la capuche, et l’enfant commenca à frissonner tandis qu’autour de son corps les fins ruisseaux de pluie se déployaient comme des serpents de glace.

Loin devant, dans le brouillard épais qui s’était brusquement levé

(réveillé)

sur Derry, le bateau de papier parvient à l’embranchement de Witcham et Jackson Sts. Le destin voulut que le carrefour soit en travaux en ce mois d’octobre.

En effet, le trottoir de Jackson, desservant l’entrée de l’école élémentaire de Derry, avait été jugé obsolète par rapport aux nouvelles normes de sécurité scolaire en vigueur. “Il est ici question de préserver d’un quelconque danger les précieuses vies des jeunes enfants de Derry”, avait récité une semaine auparavant le co-directeur du service d’entretien de la municipalité de Derry devant un public de parents d’élèves ravis et de trésoriers sceptiques.

A l’occasion desdits travaux, une section du carrefour Jackson-Witcham avait donc été fermée par d’épais sacs de sable marqués des mots CITY SERVICES OF DERRY, MAINE. L’eau qui dévalait les canaux d’évacuation sur les bords des rues en amont du chantier venait tranquillement lécher ces sacs de sable, avant de continuer leur route à l’est de l'embranchement, dans la direction de l’école élémentaire, justement.

Sans ces sacs de sable mouillé disposés sur le flanc de la rue, une partie de l’eau de pluie évacuée par les rigoles de Witcham Street aurait prolongé son chemin à l’ouest de l’école, vers les lotissements du grand Derry. Peut-être alors le bateau de papier du petit Denbrough aurait bifurqué à l’ouest lui aussi, poussé par le vent et le courant; l’enfant l’aurait vu dévier de sa route initale à coup sûr, et l’aurait pousuivit encore sur quatre, voire cinq cents mètres avant de se mettre à grelotter sérieusement et à envisager de rentrer chez lui, quitte à abandonner le bateau.

Puis avec ou sans le navire sous le bras, Georgie Denbrough aurait piqué un sprint et serait reparti dans la direction de sa maison.

Alors, le brouillard épais aurait épargné à l’enfant la vue, même fugace, des deux yeux brûlant d’un violent éclat orange qui le fixaient haineusement depuis le trente-cinquième caniveau de Jackson Street; et le bruit lancinant des pieds de Georgie martelant le revêtement gorgé d’eau du trottoir aurait empêché à ses oreilles délicates de percevoir l’espèce de cri silencieux, de hurlement noyé qui se serait alors élevé du sol de Derry.

Mais l’histoire n’a pas à être réécrite; Derry décida autrement du sort de Georgie Denbrough.

Ça en décida autrement.



Laisser un commentaire ?