Le train maudit

Chapitre 1 : Le train maudit

Chapitre final

2626 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 25/01/2023 17:59

Cette fanfiction participe aux Défis d’écriture du forum : Il était une fois dans l’Ouest (avril-mai 2020).

NB : certaines répliques sont reprises directement de la vf, parce que j'adore la vf.



Le train maudit fuyait à vive allure à travers le désert et Alice le poursuivait.

L’horreur ! L’horreur ! Un engin infernal, une engeance du diable ! Un enfer à vapeur, noir de suie ! Ses tours à l’aspect malfaisant, aux enjolivures gothiques, dressées comme des piques ! Et en dessous, dans un roulement, résonnent les cris de milliers d’âmes en perdition ! À l’intérieur, un feu diabolique éternel brûle !

Mais qui a mis cette maudite machine en marche ?

La locomotive fendait l'air sans relâche.

Soudain, elle émit un sifflement strident, qui fit trembler le sol. Le son s'amplifiait, il semblait vouloir devenir aussi dense que l'air. Alice tentait de ne pas flancher sous la cacophonie.

Le train détruisait tout sur son passage. Il dévorait le jour, avalait la nuit. Il ne laissait dans son sillage que les ténèbres. Sur son côté gauche, la monture d'Alice, un cheval noir robuste, le chassait au galop. Ses sabots martelaient la terre à un rythme effréné, mais l'animal peinait à maintenir la cadence.

Alors qu'Alice était sur le point de lâcher la bride de son cheval, elle fut prise d'une secousse et ouvrit grand les yeux.

Encore ce maudit cauchemar.

Elle papillonna quelques secondes, avant de s'ébrouer.

Guidée par des gestes lents, elle se leva. Une inspection rapide lui apprit qu'elle avait conservé ses vêtements de la veille. Elle jeta un œil à ses alentours. Elle se trouvait dans une chambre rudimentaire : un lit, un seul drap pour se couvrir, une bassine sur une table rachitique avec un linge pour se laver. Elle tira les rideaux d'un geste vif. La lumière déjà intense du jour l'éblouit quelques secondes. Quand elle fut en mesure de distinguer de nouveau les formes, elle constata qu'un train venait d’arriver en gare. Un train, une locomotive et des wagons, tout ce qu'il y a de plus classique, se dit-elle. Elle se ressaisit, avant de sortir.

Elle descendit l'escalier de bois qui grinçait sous ses pas et entra dans la pièce principale du saloon. Tout était en bois : le plancher, le plafond, les murs, les tables rondes autour desquelles étaient disposées quatre chaises, ainsi que le comptoir, derrière lequel se dressait une étagère débordant d'alcool divers.

Il n'y avait pas grand monde à cette heure. Alice fit courir son regard sur les murs du saloon, à la recherche d'un panneau indicateur, ou quelque chose du genre, qui l’aurait renseigné sur le nom de cet endroit. "Saloon de Clam Forks" finit-elle par lire. Voilà qui est un nom peu commun.

— Hé là, jeune demoiselle ! l'interpella un homme étrange. Il était élancé : il portait une salopette en jean noir qui laissait voir son torse dénudé, recouvert de tatouage. Ses cheveux avaient une teinte rouge et son nez semblait trop grand pour sa figure.

Alice s'approcha de l'homme, un air interrogateur sur le visage.

— Bien le bonjour, jolie demoiselle, dit l'homme sur un ton mielleux, dites-moi, savez-vous danser ?

— Danser ? Pour quoi faire ?

— Mais pour le spectacle, pardi ! Monsieur Walrus cherche des étoiles !

— Ai-je l'air d'une danseuse de cabaret ? Je pense que vous allez devoir trouver quelqu'un d'autre.

— Dommage…

— Dites-moi, ce train, d'où vient-il ?

— Oh, le cheval de fer ? Une merveille, n'est-ce pas ? Je serais ravi de répondre à toutes tes questions le concernant, lorsque j'aurai mes danseuses !

— Très bien. J’en dénicherai pour vous.

— Tu ferais ça ? Magnifique ! Magnifique ! s'emporta-t-il, le spectacle va être magnifique !

Il s'inclina, avant de disparaître dans une autre pièce.

Quelle mouche l’a piqué ? commenta Alice, pour elle-même.

Elle sortit du saloon en poussant la porte en battant, cligna des yeux sous le soleil, avant de faire ses premiers pas dans les rues de la petite ville, rendues poussiéreuses par le sable du désert.

L’air était lourd et la chaleur déjà suffocante, aussi, elle se hâta en direction de l'étable rudimentaire où broutait son cheval. Pensive, elle caressa la tête de l'animal. Il semblait en parfaite santé. Évidemment, se dit Alice, c'était un cauchemar. Pourquoi alors, avait-elle tant de mal à s'en convaincre ? Elle donna une petite tape amicale sur le cheval, avant de retourner en ville.

Maintenant que sa vision s’était accommodée à l’intensité lumineuse, elle constatait avec une certaine appréhension que la ville tout entière semblait en pleins préparatifs d’un grand évènement. De grandes banderoles traversaient la rue principale et des affiches peintes sur des panneaux en bois fleurissaient au pied de chaque bâtiment. Tout un tas de personnes en costumes extravagants s’affairait à diverses tâches - dont une consistait à courir après des poulets en hurlant à plein poumon. Pour compléter ce tableau déjà bien rempli, une légère musique de fête, à peine audible dans ce capharnaüm, s’élevait d’un endroit impossible à identifier.

Alice, mortifiée, se demandait comment elle avait échappé à toute cette agitation. Même si, en réalité, elle le savait très bien. Toutes ses pensées étaient occupées par ce maudit train qui semblait la poursuivre, inexorable. Elle ne pouvait voir l’engin de sa position actuelle, aussi, elle se dirigea vers la gare, où le « cheval de fer » était toujours à l’arrêt.

À mesure qu’elle se rapprochait de la gare, le ciel sans nuages d’un bleu limpide se teintait de carmin, alors que des nuages noirs en formation obstruaient la lumière du jour. Le train, ainsi que la gare, avaient disparu. Alice baissa les yeux sur les rails, ils semblaient anciens et délabrés, comme si plus aucun train n’avait glissé dessus depuis une éternité.

Alice sentit soudain une présence derrière elle. Un chat squelettique gris, dont la fourrure avait connu de meilleurs jours, la jaugeait du regard.

— Tu t'amuses bien Liddle ? demanda le félin, qui semblait chercher à la provoquer.

— Ce n'est pas le moment, le Chat.

— Le train continue de progresser.

— Crois-tu que je l'ignore ? Si tu peux l’arrêter, je t'écoute. Sinon, disparais.

— Quelle humeur de chien, s’amusa le Chat, avant de disparaître.

Lorsqu’elle se retourna en direction des rails, ses yeux se posèrent sur une silhouette assisse sur un rocher qui semblait s’être matérialisé à quelques mètres d’elle. Alice s’approcha et remarqua la posture avachie de l’individu, son dos courbé, comme s’il devait supporter le poids du monde. Non, ce n’était pas seulement ça. L’homme présentait une sorte de protubérance sur le dos. Si l’on ajoutait ses bras sans mains et ses pieds trop larges, l’apparence de l’individu ressemblait à celle d’une tortue anthropomorphe. L’« homme » avait les yeux rouges et ne semblait pas pleurer, bien qu’il reniflât de temps à autre.

— Bonjour ? osa Alice. Que vous arrive-t-il ?

L’homme renifla et dit :

— Renvoyé des chemins de fer, sans prime. Curieux dialogue social. Jamais de congés. Jamais un seul retard. « Nos voies divergent, serrons-nous la main », uh, comme si j’en avais une. Plus de voies du tout, je dirais, c’est une catastrophe ! Je suis sans train. Des voies sans entrain, et cette chose à un train d’enfer ! Mais tout ce que j’ignore ne m’atteint pas. Voilà tout. Mieux vaut ne pas savoir.

— Ce train, d’où vient-il ?

— N’as-tu point écouté mon histoire ? Tu ne respectes pas la souffrance des autres.

« Je l’ignore, reprit-il, après une courte pause. Tiens, voici un ticket pour le spectacle de Carpenter, je ne le raterais pas, si j’étais toi.

— Carpenter ?

— Tu l’as déjà rencontré.

Cela doit être l’homme aux cheveux rouges qui cherche des danseuses, pensa Alice. Elle baissa les yeux sur le ticket. Elle tenta en vain de déchiffrer les inscriptions imprimées, à l’encre rouge, dans un langage étrange.

Lorsqu’elle releva la tête, la Simili Tortue avait disparu et une énorme créature arachnéenne se dressait devant elle. En tout point semblable à un scorpion velu du désert, l’animal tenait dans sa pince gauche un cigare allumé, qu’il porta à sa bouche. Alice eut juste le temps de constater qu’un canon lui tenait lieu de pince droite : la mèche s’alluma et l’arme fit feu.

Elle esquiva juste à temps le boulet tiré. Aux grands maux les grands remèdes, elle dégaina son Cheval Bâton. Le jouet pour enfant, reconditionné en arme mortelle, se présentait sous la forme d’un bâton en bois surmonté d’une imposante tête de cheval ouvragée. Elle agrippa son arme à deux mains et s’élança dans les airs pour venir frapper de toutes ses forces l’animal sur le haut de l’abdomen. Le scorpion vacilla sous l’impact, mais parvint à se maintenir et tira un nouveau boulet de canon.

Cette fois, Alice ne parvint pas à l’esquiver à temps et le projectile la heurta de plein fouet. Son souffle se bloqua dans sa poitrine. Comme dans un rêve, elle se vit basculer en arrière, avant de s’écraser sur le sol de poussière. Elle perdit connaissance.

*

Lorsqu’elle reprit ses esprits, elle se trouvait en plein milieu de la gare, déserte, et trois femmes en robes à froufrous se tenaient au-dessus d’elle.

— Elle va bien ? disait la première.

— Je l’ai vu tomber comme ça, d’un coup, ça m’a fait peur, disait une deuxième.

La troisième lui tendait la main et Alice s’en saisit. Elle se releva et épousseta sa robe.

— Je vais bien, affirma-t-elle, avant de fixer les trois inconnues.

Elles étaient fort apprêtées et tout à fait prêtes à monter sur scène.

— Savez-vous danser ? demanda Alice.

Les femmes se mirent à rire.

— C’est pour ça qu’on a fait tout ce trajet !

*

Accompagnée de ses nouvelles connaissances, Alice s'en retourna au saloon.

À son arrivée, elle constata que tous s’affairaient aux derniers préparatifs du spectacle dans une frénésie extravagante.

Les tables et les chaises avaient été réassemblées face à une estrade dressée pour l’occasion. Piquée par la curiosité, elle s'en approcha. L’homme étrange, Carpenter, s’y affairait, entouré de nombreuses filles en robes. Alice remarqua également la présence d'un autre homme qu'elle voyait pour la première fois. Ce dernier fixait la scène d'un regard prédateur. Habillé en beige de la tête au pied, il mâchait un cigare non allumé. Il était massif, son ventre rebondi, énorme, dépassait de sous son veston.

— Monsieur Walrus ? devina-t-elle.

— Oh ! s'exclama l'homme, tu dois être la jeune Alice ! J'ai cru comprendre que tu ne participerais pas au spectacle. J'espère que tu y assisteras.

— J'imagine que je n'ai pas le choix, votre acolyte me doit des réponses.

— Carpenter, huh ? Il est bien trop bavard… bougonna Walrus. J'espère qu'il ne t'a pas importuné.

— Pas tant que ça.

— Merveilleux. Maintenant, si tu veux bien m'excuser, je dois me concentrer sur les préparatifs.

Alice préféra quitter la salle en ébullition. Elle remonta dans sa chambre, dans l'espoir de prendre un peu de repos qui, elle l'espérait, ne serait pas hanté par le train fantôme.

*

Le soir même, quelques minutes avant le début du spectacle, Alice se présenta, billet en main, à la salle principale du saloon. Elle s'installa seule à une table et n’eut pas longtemps à attendre, Carpenter monta sur scène et s’exclama, avec force gestes excentriques :

— Mesdames et messieurs, soyez les bienvenus au spectacle !

Les femmes en robe arrivèrent sur scène dans un pas de dance. Drôle de spectacle, pensait Alice, tandis qu’elle regardait avec un mélange d’admiration et d’appréhension les femmes dont les amples mouvements de jambes faisaient voler les froufrous et dévoilaient les sous-vêtements. Elles portaient des talons qu'elles faisaient claquer au rythme de la musique, jouée par un homme bossu sur un piano antique.

Lorsque l’instrument se tu d’un sursaut sur une fausse note, Alice, absorbée par le rythme de la danse, mit une seconde de trop à réaliser qu’un silence de plomb recouvrait la pièce. Les visages choqués de la foule fixaient la scène, sans comprendre la nature du spectacle qui s’offrait à eux.

En plein milieu de l’estrade en bois, une danseuse se tenait le ventre. Ses mains tremblaient et elle cracha du sang dans une quinte de toux. Walrus, debout derrière la femme, tenait à une main la faux qui, fichée dans son dos, lui avait traversé l’abdomen. Exalté, les yeux fous, l’homme s’exclama :

— C’est l’heure de manger ! Nous sommes tous égaux devant la mort et nous sommes tous... comestibles !

Il tira l’arme vers lui pour la décrocher de la malheureuse et frappa à nouveau, sur son flanc droit. Le coup la trancha net et son corps, séparé en deux, tomba sur le sol dans un bruit sourd.

Pour la foule, ce fut le déclic. Les spectateurs se mirent à paniquer, à hurler à plein poumon, à courir par-dessus les tables et les chaises pour fuir cet endroit au plus vite.

Sur scène, les danseuses comme tétanisées tombaient les unes après les autres, tranchées en deux. Le sang coulait à flots, et tout le saloon semblait se noyer dans le liquide rouge. Walrus levait et abattait sa faux à un rythme infernal. Paralysée, Alice observait effrayée l’homme perde son apparence humaine. Son ventre gonflait comme un ballon et devenait si massif qu’il touchât bientôt le sol. Sa bouche s’élargissait comme une crevasse, un trou béant prêt à vous engloutir. Ses canines s’allongèrent en de grandes défenses aiguisées. Sa peau pâle se fondait dans son veston beige et prenait une teinte marron.

Les danseuses n’étaient pas épargnées par le phénomène. Elles rétrécissaient à vue d'œil et leur peau prenait une teinte grisâtre et flasque, semblable dans l’aspect à celle d’un mollusque marin. Walrus rampa sur le ventre dans leur direction et attrapa une des danseuses. Il la fit tomber dans sa bouche béante et l’avala dans un bruit de déglutition atroce.

Au milieu du chaos, le bruit strident d'une locomotive émergea.

Alice, toujours tétanisée, hurla en direction de Carpenter, qui tentait tant bien que mal de maîtriser la foule :

— Le train ! Qui a mis ce maudit train en marche ? Et d’où vient-il ?

— Il est arrivé en même temps que toi ! C’est un tueur de rêves !

— Comment l'arrêter ?

— Je ne sais rien. Trouve le Bombyx, il doit savoir.

Le son de la locomotive s'amplifia et enveloppa Alice tout entière.

Dans une secousse, elle ouvrit les yeux. Elle était allongée à même le sol, au pied des restes d'un feu de camp. Son cheval, non loin, broutait quelques épis de verdure perdus au milieu de l’étendue de sable.

À deux pas de sa position, le chemin de fer semblait se rire d'elle.

Elle empoigna la bride de son cheval et enfourcha sa monture. Elle reprit la route sous le soleil impitoyable du désert.

Dans un coin de sa tête, le train maudit, inexorable, continuait sa progression infernale.

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