Histoires colorées de l'île Panorama

Chapitre 7 : Drôle de nez

760 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 07/10/2020 13:51

Drôle de nez

Étant dans l’obligation de rendre à Apollon sa boîte à outils – quelle idée de déménager mais d’oublier l’entièreté du nécessaire pour monter les meubles ! –, Friga s’était rendue chez lui en début d’après-midi. Par chance, l’aigle était chez lui à ce moment-là, et après de longs remerciements de sa part pour la bienveillance de son nouveau voisin – bien qu’ils habitassent à l’opposé est-ouest de l’île ; on ne pouvait pas réellement parler de « voisin », tout du moins, d’un « voisin proche » – elle repartit, contournant sa maison et son jardin afin de prendre la route la ramenant chez elle.

Pour une raison qu’elle ignorait, elle se dit alors que, plutôt que d’emprunter le pont sud-ouest, elle pouvait aller plus au nord, et passer devant la maison de la déléguée insulaire. Il fallait la remercier pour son accueil lors de son emménagement sur l’île Panorama, moins d’une semaine avant.

Elle traversa ce que tous surnommaient le « verger aux clochettes » – un minuscule verger de quatre arbres, qui devaient apparemment tous donner des sacs entiers remplis de clochettes, bien qu’elle se demandât encore comment cela était possible – et avança paisiblement sur les petites dalles de pierre qui menaient jusqu’à l’entrée de la grande maison. Au moment de frapper le bois azur de la porte d’entrée, elle remarqua que, à l’endroit où se tenait auparavant le jardin de l’humaine – avec le fil pour étendre le linge, une piscine en été, et des fleurs soigneusement entretenues – s’entassaient des dizaines et des dizaines de navets.

La pile était faramineuse, c’était à se demander combien de milliers – non, de millions ! – de clochettes avaient été dépensées pour l’achat de toutes ces racines. Et elle comptait les vendre en suivant le cours de la bourse des navets ? Quelle audace.

Ses pensées divaguèrent alors qu’elle contemplait – admirait ? – la pile de navets. Elle se mit à penser à la petite qui les vendait devait être sacrément courageuse pour faire le tour de l’île avec sa cargaison, sans certitude qu’elle les vendrait tous.

En parlant de la petite… Porcelette, c’était bien ça son nom ? N’était-ce pas la petite-fille de Porcella, la vieille laie qui avait parcouru le monde entier pour vendre ses produits locaux ? C’était curieux de savoir que la succession se faisait bien dans sa famille. Même si la petite Porcelette était… assez originale, il fallait le dire.

Friga l’avait aperçue pas plus tard que le dimanche précédent, son panier de navets sur la tête, et une immense brouette non-loin de là. Et, comme si elle était constamment enrhumée, une goutte de mucus nasal – Friga détestait le mot « morve », bien trop vulgaire et aussi répugnant que l’humeur dont il était question – coulait de son groin. La petite avait beau éternuer ou se moucher, rien n’y faisait.

Était-ce possible que ce fût la conséquence d’une allergie aux navets ? Était-ce d’ailleurs possible d’être allergique aux navets ? La question avait le mérite d’être posée.

« Et elle se promène avec tout ça malgré son rhume persistent ? » songea Friga à voix haute, les yeux toujours posés sur la montagne de racines entassées dans le jardin de la déléguée.

L’image du groin malade de la jeune laie lui revint en mémoire. Bon sang, c’était vraiment un drôle de nez dont cette petite avait hérité.

Cessant ses divagations, Friga revint sur ses pas, sentant au passage la délicieuse odeur des nombreuses fleurs qui poussaient là – étaient-ce des osmanthes qui coloraient ces buissons ? – et constata avec surprise, et une pointe de déception, que la maison était vide. Les lumières avaient toutes été éteintes, et les cheminées ne soufflaient plus qu’une volute de fumée continue, quoiqu’un peu affaiblie. Les rideaux tirés n’invitaient pas à frapper à la porte. Visiblement, la déléguée insulaire était repartie s’assurer que tout allait pour le mieux dans leur petit coin de paradis. Tant pis, ça lui apprendrait à divaguer aussi facilement à la vue de navets.

Peut-être une prochaine fois, se dit-elle avant de prendre la direction de sa propre maison.

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