Assassin's Creed Cilicia

Chapitre 5 : Chapitre 4 - Le maître de l'Olympe

18084 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 22/07/2017 23:40

 

Seconde partie

Le cheval de mer

 


« On n’a à gagner, sur les mers infécondes, que souffrances et naufrages »

Homère, L’Odyssée



Chapitre IV

Le maître de l’Olympe



 

 



Immense.

Lorsqu’elle m’est apparue, entre les collines de l’Ionie, je crus rêver. Comment une ville pouvait-elle s’étendre autant, occupant tout l’horizon connu ? Comment tant de gens pouvaient-ils accepter d’être confinés dans cette atmosphère étouffante ? 

Cent-mille habitants ! Et tout ce qui est nécessaire pour les nourrir et les loger ; d’interminables enchevêtrements de rues. Deux agoras. Le plus grand port d’Asie. Une masse urbaine enserrant l’embouchure du fleuve Méandre.

 

             Resplendissante.                                                                            

Son amphithéâtre compte plus de vingt-mille places, ses propylées s’élancent sur plusieurs dizaines de pieds, et ses imposantes basiliques grouillant de vie, ses avenues de marbres saupoudrées de statues, prouvent mieux qu’aucune parole le faste dont les évergètes l’ont dotée. Dès le moment où je pénétrai cette agglomération, je passai le restant de la journée le nez en l’air. Ce qui m’impressionna le plus, ce ne fut pas tant les rues empreintes d’une effervescence constante, regorgeant d’odeurs enivrantes, que ces fontaines monumentales et ces nymphées interminables, aux pieds desquels s’activait le flux tourbillonnant des plus belles étoffes de la région. Rendue aigrie et pessimiste par des semaines d’un éprouvant voyage, j’en arrivai à me demander où donc pouvaient se trouver les quartiers pauvres, au sein de cet étalage de beauté. Les résidus immondes de l’urbanité étaient en fait habilement dissimulés sous une devanture de marbre et d’ivoire. Cette ville, c’est le triomphe d’Hippodamos ; Même les rues les plus basses semblent s’ouvrir au monde, tant elles sont subtilement agencées par rapport au reste de la ville.

 

             Puissante.

Elle est la capitale de la province d’Asie. La plus grande et la plus riche de toutes les cités grecques. Son territoire s’achève par un temple gigantesque et d’une magnificence olympienne. Le quart de sa population était à l’époque composé de riches propriétaires romains et Ioniens. Et partout, des discours politiques, des négociations feutrées, des hérauts juchés sur les tribunaux.

 

             Sidé m’impressionna. Éphèse me subjugua.

 

*

 

             Je devais détonner dans ce paysage de bombance. J’arrivai ballotée comme un vulgaire fardeau, pieds et poings liés, juchée sur la croupe d’un alezan nerveux, juste derrière un Galate patibulaire flanquée d’une escorte ; qui me ramenait comme trophée au proconsul de la province. 

Personne ne porta un regard sur moi, malgré les rues encombrées et les difficultés qu’avaient les chevaux pour traverser les faubourgs, puis les quartiers intérieurs. Les habitants semblaient préoccupés par bien d’autres choses.

 

 « - Par tous les dieux, cette fois, c’est décidé, je vais écrire à mes amis pour leur conseiller de quitter l’Italie. La situation là-bas devient véritablement catastrophique[1].

-         Je suis bien d’accord. Savez-vous que je connais un citoyen latin qui a été obligé d’accueillir toute sa famille, après qu’elle eut été chassée de Rome ? Même ici, leurs aristocrates commencent à occuper des terres sans la permission du gouverneur.

-         Mais non, c’est une rumeur. Moi, ce qui m’inquiète, c’est qu’il suffirait à présent d’une goutte d’eau pour faire déborder le vase… Rome est une ville de plus en plus instable[2]. Souvenons-nous des guerres d’Hannibal, et de leurs terribles répercussions sur nos contrées.

-         Rome est bien loin. Qu’elle disparaisse des conversations quelques temps, voilà le plus grand bien qui pourrait nous être fait. »

Ou bien, les dialogues tournaient autour de ceci :

« - Trente drachmes le faisceau de blé d’Egypte ? C’est une blague ?

-         C’est la seule livraison de ce mois-ci, esclave. Désolé pour ta maîtresse. Mais avec les pirates, plus rien ne passe.

-         Et ce nouveau préteur, en Cilicie, il n’avait pas dit qu’il réglerait le problème ?

-         Il est en train de le régler. C’est que ses troupes ont aussi besoin de nourriture…

-         Misère.

-         Comme tu dis. »

Et ceci :

« - Un problème, marchand ?

-         Je viens de recevoir un message du gouverneur romain. La situation aux frontières se dégrade. Le souverain du Pont n’arrête pas de mener des raids sur la Cappadoce. Le roi de cette contrée, notre allié Ariobarzane, reste flasque et misérable. Le proconsul devra peut-être intervenir. La guerre est à nos portes…

-         Bah, tant que les légions romaines sont là, il n’y a rien à craindre, elles nous protègent.

-         Que tu crois, mon ami. La province d’Asie réclame au contraire le soutien de nos milices contre les Pontiques. Il y a tant de troubles en Italie que les Latins ont été forcés de rapatrier le gros de leurs troupes. »

 

             Peu à peu, nous nous enfoncions dans les profondeurs marbrées de cette ville de lumière. Le soleil déclinait, les premiers flambeaux étaient allumés, faisant danser les monuments aux reflets de la lune, et c’est dans cette ambiance digne des plus grandes épopées que l’on nous fit mettre pied à terre. Dans le centre-ville, les chevaux et les véhicules étaient interdits, donc Galatiorix et tous ses hommes devaient poursuivre leur chemin à pied. Nous étions alors à deux pas de l’agora grecque, et, une voix de stentor s’y produisait, résonnant sur toute la grande place. Je pouvais percevoir, à force de plisser les yeux, une petite silhouette bleue, qui, juchée sur la béma[3], était alternativement écoutée, puis huée. Pourtant, la gestuelle de cette petite chose, au bout de la rue, était parfaite, et sa rhétorique puissante :

-         Une honte, citoyens ! Disait-il. Une honte et un scandale ! Je ne suis pas de cette Cité, mais dans mon cœur, je suis Grec avant tout. Nous sommes tous Grecs, et comme n’a jamais cessé de le rappeler Platon, nous formons une seule patrie ! Une patrie censée être amie avec les Romains. Ami ! Ont-ils seulement idée de ce que signifie ce mot ? Assurément, oui, mais ils ne se réfèrent qu’à l’amitié utile dénoncée par Aristote ! Ont-ils hésité à nous demander nos meilleurs guerriers pour aller quérir du butin chez les Thraces ? Et combien de nos valeureux hoplites sont morts, dans ces fausses guerres, ces regrettables guerres, combattant vaillamment sous les aigles romaines elles-mêmes ? Et celles-ci, ont elles hésité à nous demander tribut lorsqu’elles étaient sur le point de vaciller en Numidie ? C’est notre argent, notre sang, notre esprit, cet esprit grec si renommé, qui ont façonné et enrichi Rome, et à présent, comment la Louve nous récompense-t-elle de notre loyauté ? En envoyant ses negotiatores piller « poliment » les demeures de nos plus éminents citoyens, en demandant toujours plus de blé pour toujours plus d’hommes, en exigeant de nous des tributs à la limite de l’insolvable ! Même les barbares présents sur nos terres ne méritent pas un tel traitement, alors, pourquoi ? Pourquoi les Grecs, à juste titre, si fiers de leur indépendance, devraient-ils se plier à ces exigences ridicules ?

-         Parce que les Romains apportent la paix et la sécurité ! Répondirent de vives voix plusieurs personnes – à l’accent fortement latinisé.

-         Certes, reprenait l’orateur, imperturbable. Mais qu’ont-ils exigé en échange de tout cela ? Rien de moins que toutes vos richesses ! Et vous n’êtes plus libres, citoyens, car nous sommes désormais les esclaves de notre bourreau à tous : Rome ! Mais Rome n’est pas invincible ! Nous pouvons encore être sauvés de sa rapacité et de son impertinence frôlant l’hybris ! Il existe, à quelques centaines de stades à peine de la Bithynie, des terres qui ne se sont pas soumises à sa république grotesque, et ne s’y soumettront jamais ! Amis, citoyens, que je sais avides de justice et de liberté, faites confiance au roi Mithridate ! Le dernier homme dans le cosmos à résister aux Romains ! Prêt à vous libérer de vos chaînes, il ne vous demande qu’une chose : que vous sachiez dire non à la tyrannie !

Le monologue ne put durer plus longtemps. Une volée de fruits pas assez mûrs fit taire l’orateur, qui courut se réfugier sous les galeries. L’attention que l’on portait jusqu’alors au personnage ne semblait s’être imposée que dans le but de rendre sa chute d’autant plus ridicule.

-         Sublime logorrhée, mais il n’avait aucune chance de les convaincre, énonça alors doucement une voix, quelque part derrière moi. Tous ces gens n’ont pas encore été assez volés, ce sont les privilégiés de la colonisation romaine. Ils préfèrent la chaleur de leurs foyers au rude combat pour la liberté. Cela ne durera pas. 

Je me retournais brusquement, autant que mes liens me le permettaient, pour constater qu’il n’y avait dans mon dos qu’une bande d’auxiliaires gaulois occupés à se rassasier d’hydromel. Etais-je la seule à avoir entendu cette voix ? Devant moi, la police scythe, qui formait le cordon de sécurité empêchant le passage des équins, discutait ferme avec Galatiorix. L’un d’entre eux l’avertit que l’accès à la demeure du proconsul était barré. Il lui fallait passer par la rue des tavernes.

-         Ce bouge infâme ? Fêla le Celte. Tu oses m’ordonner de passer par les berges, alors que ce sont les rues les plus truandées de ce misérable tas de pierres qu’est cette ville ?

Le policier barbare, dont le bonnet phrygien n’avait pas bronché, avisa paisiblement son interlocuteur, droit dans les yeux :

-         Nos services ont restauré l’ordre dans cette zone, préfet. Tes hommes et toi ne risquez rien.

-         Peut-être…

Galatiorix fit signe à ses hommes de se joindre à lui, et, me poussant du bout de leurs piques, je les accompagnai, bien contre mon gré. Une partie des hommes resta sur l’avenue principale pour garder les bêtes, mais une vingtaine de Galates accompagnaient toujours leur chef. Nous fîmes quelques détours par des rues éclairées, mais, sitôt parvenus sur la rue des tavernes, les choses se compliquèrent. C’était une rue bien dallée, où des bâtiments parfaitement alignés les uns aux côtés des autres, tous atteignant la même hauteur, faisaient face aux eaux du port, comme si même le pire des bouges, dans cette ville splendide, devait être tracé au cordeau. Seulement, il n’y avait plus un chat sur les quais, et toutes les lumières étaient éteintes. Le Gaulois flaira le piège.

-         Les bâtards ! Pesta Galatiorix. Je les écorcherai de mes propres mains ! Demi-tour, tous !

Mais à peine les cavaliers démontés, alourdis par leurs armures et leurs boucliers, avaient-ils commencé à emprunter – à nouveau - les rues menant à la mer, qu’une pluie de tessons s’abattit sur eux. De toutes les fenêtres, pleuvaient de petits morceaux de poteries, coupant comme des rasoirs. Je fis de mon mieux pour me protéger, me glissant sous le bouclier qu’un auxiliaire, qui tendait le sien vers le ciel. J’eus alors le temps de voir une ombre encapuchonnée remonter de l’avenue des tavernes. Seule. Le temps de cligner des yeux, une volée de sang m’éclaboussa le visage. Trois gardes s’écroulèrent d’un coup. Aussitôt, l’éclair argenté d’un glaive grec vint trancher mes liens, d’un seul coup assuré. La même voix doucereuse retentit alors dans mon dos :

-         Suis-moi, Assassin !

Galatiorix faisait déjà volte-face. Mais à la lueur d’une torche, il aperçut la robe de mon sauveur. Et il manqua lâcher sa spatha.

-         Toi… S’étrangla-t-il, le souffle coupé.

Cet instant de doute suffit à l’Assassin et à sa prisonnière pour lui fausser compagnie. Me saisissant par le poignet, le premier amena la seconde jusqu’à la rue des tavernes, passa le rideau d’une bâtisse calfeutrée, et m’entraîna aussitôt vers une cache humide qui avait été creusée en son sous-sol, l’entrée camouglée sous une montagne de tapis. Là, je retrouvai, stupéfaite, la silhouette bleutée qui pérorait sur l’agora. Son visage de vieillard rabougri portait encore les stigmates des matières grumeleuses qui l’avaient atteint. Il était lui-même, assis sur une amphore plantée au sol, occupé à déchiffrer une tablette d’argile.

-         Ah ! Nous sourit-il lorsqu’il nous aperçut. Sois le bienvenu, Polybios ! Je vois que tu as ramené le prisonnier du monstre… Euh…

-         La prisonnière, Méthédore, rectifia l’Assassin, la prisonnière…

Je me retournai alors, et pu observer pour la première fois ce nouveau sicaire, à la lueur de la petite lampe à huile qui brûlait dans la cachette. Celui-ci était incroyablement intimidant, plus encore qu’Homây et Lugos. Son capuchon lui enveloppait l’entièreté de son visage, ne laissant pas même voir sa bouche, et, plutôt que blanc ou rouge, son manteau était totalement noir, à l’instar des jeunes éphèbes des temps anciens, ceux qui étaient en manque de combats. Du reste, elle s’accordait parfaitement avec les fines nervures d’or qui la parcourait et le large ceinturon ocre qui enserrait le tout. Il avait toutefois des aspirations superfétatoires qui minaient quelque peu son aspect menaçant. Outre le fait qu’il empestait la myrrhe, par-dessus sa tunique et sa jupe grecques, il portait des manches longues, des bottes… Et même un pantalon. Moins bouffant que celui d’Homây, et de la même couleur que sa robe, mais tout de même ! Le mélange jurait. Je n’eus cependant pas l’occasion de jauger davantage cet étrange personnage. « Méthédore » devint subitement écarlate.

-         Une idée d’Homây, je suppose ?

-         Sans aucun doute.

-         C’est un scandale ! Bloublouta le petit Grec. La décadence des Orientaux ne fait plus aucun doute, à présent ! A s’engoncer dans un lustre inutile, on intègre bientôt à la confrérie de véritables poisons ! Que souhaite-t-il donc encore, le Perse ? Des femmes ! C’est la fin de votre confrérie, mon pauvre ami !

-         Il est avec toi, ce radoteur ? Demandai-je à l’Assassin en noir, tout en pointant le philosophe du doigt.

-         Il est très utile, se défendit l’encapuchonné. Mais je vous prie à tous deux de garder votre calme. Au cas où vous ne l’auriez pas compris, les Galates sont en train de fouiller toutes les maisons du quartier. Ils n’oseront pas s’attarder ici cette nuit, car c’est le repaire du maître de l’Olympe. Mais dès demain, ils reprendront la traque, et Deiotaros sera revenu de sa surprise. Il ne se montrera alors plus aussi complaisant. C’est pourquoi nous devons compter les uns sur les autres. Je me nomme Polybios, ma jeune sœur. Et voici Méthédore de Sepsis, élève de l’école de la Stoa, historien et philosophe, qui a rejoint les partisans du roi Assassin…

-         … Et de sa confrérie ! Ajouta Méthédore en cessant brutalement de suffoquer. Les hommes ont besoin d’équilibre en ce monde ! Les Assassins l’apportent !

-         Et tu… Combats, toi aussi ? Demandai-je au stoïcien en fixant ses bras rachitiques.

-         Oh ! Puissent les dieux me préserver d’une telle violence ! Dit-il en écartant les bras. Je ne fais que soutenir votre ordre par mes plaidoyers d’excellence.

-         Et toi, jeune sœur, quel est ton nom et d’où viens-tu ?

Ils se doutaient que j’étais l’apprentie d’Homây, cela ne faisait aucun doute. Je ne pouvais sérieusement leur mentir. En outre, le Perse m’avait dit d’aller trouver un certain « Polybios », qui se trouvait désormais certainement devant moi. Il valait donc mieux, à ce stade, que je me comportasse comme leur allié plutôt que comme leur adversaire ; ils m’avaient sauvée, ils étaient les seuls à qui je pouvais faire confiance. Pour le moment.

-         Scia… Murmurai-je en baissant les yeux.

-         Homây az Spasinou était ton mentor, n’est-ce pas ? M’interrogea l’Assassin. Il m’avait averti par pigeon de sa nouvelle trouvaille…

-         Oui, c’est bien moi…

-         Et tu as été fait prisonnière. Je crains le pire. Ne me mens pas. Que s’est-il passé ?

Je prenais une profonde inspiration, puis braquai mon regard droit dans le sien :

-         Il est mort, hélas.

-         Et son autre apprenti ? Lugos de Brindisi ?

Je sentis des larmes me monter aux prunelles. J’avais pourtant la sensation de bien me contrôler. Que m’arrivait-il ?

-         Il a disparu avec notre maître, soufflai-je dans un sanglot. Nous sommes tombés dans une embuscade, tout comme celle que vous avez tendu à Galatiorix à l’instant.

Polybios se mordit la lèvre et rabattit son capuchon sur sa nuque. C’était un homme d’âge mûr, qui se rapprochait physiquement d’Homây. En revanche, si tous deux portaient beaux, Ce n’était certainement pas de la même manière. Mon défunt mentor se montrait toujours subtil dans les gestes qu’il esquissait, là où l’Assassin noir se montrait beaucoup plus direct.

En outre, alors qu’Homây s’échinait à respecter une mode désuète depuis des centaines d’années, Polybios suivait à la lettre les coutumes de base de tout grand aristocrate grec, si ce n’est dans la vêture, au moins dans les soins physiques. Ainsi, ses longs cheveux étaient attachés d’une manière très particulière, descendant le long de sa nuque et autour de son visage en longue boucles brunes. Qui s’accordaient à merveille avec son corps d’athlète et son visage rond, alors accablé de chagrin.

-         Voilà une bien terrible nouvelle… Souffla-t-il.

-          Et Mithridate ne sera pas content d’apprendre leur mort à la veille de la guerre, compléta Méthédore.

-         Une guerre ? M’étonnai-je ? Il va y avoir une guerre ?

Nous étions réfugiés sous le plancher de la taverne, mais Comme je finissai ma phrase, de lourds bruits de pas retentirent au-dessus de nos têtes, suivis d’affreux éclats de voix.

-         Tout va bien, susurra Polybios en fixant le plafond. Nos amis vont se charger de les faire déguerpir.

Et il tourna son regard vers moi.

-         Homây ne t’a donc rien dit, apprentie ? Il a aidé Mithridate, le roi Assassin, à mettre en place un plan d’une telle ampleur qu’il chassera les Romains d’Asie. Mais pour cela, Grecs, Italiens comme Orientaux, hommes libres comme esclaves, citoyens et métèques, il nous faudra à tous nous battre.

-         C’est pour cela que Polybios et moi-même sommes là, renchérit Méthédore. Nous sommes chargés par le royaume du Pont, le domaine du roi Assassin de recenser les forces et faiblesses du dispositif romain, et, par là-même, de tâter le pouls de l’opinion publique.

-         Elle a plutôt l’air en faveur des Romains, critiquai-je comme je l’avais fait au sujet de Sylla.

-         Sur les agoras, certainement, rit Polybios tandis que les voix supérieures s’éloignaient. Mais ici, dans la rue des tavernes, et partout dans les cloaques d’Éphèse, nombre de malheureux ont tout perdu. Et ils ne sont pas les derniers à s’opposer aux envahisseurs…

Comme j’étais toujours debout, l’homme aux cheveux bouclés vint poser un pliant dans mon dos, et me pria de m’asseoir. Epuisée, je m’y installai volontiers, pour me sentir envahie d’une douce torpeur.

-         Ne t’endors pas encore, Scia, m’enjoignit-il. Je dois savoir comment Homây et Lugos sont morts. Dans les moindres détails. Puis, nous te ferons quitter la ville.

-         Si seulement cela s’avère possible ! Pérora le stoïcien.

 

*

             J’ignore si Polybios crut à mon histoire, lorsque je lui racontai comment mes maîtres et moi-même étions tombés dans un piège stupide. Tout au moins en fit-il mine. Tandis que je discourais, je pris soudain conscience du fait que mon contrat d’affranchissement était perdu. Mais comme mon contrat de vente l’était également, cela ne me tortura pas longtemps l’esprit. L’Assassin grec me fascinait bien davantage, car à chaque fois que j’entamai une nouvelle phase de mon histoire, il me servait une coupe de vin, avant de boire lui-même au goulot d’une petite gourde qu’il portait à sa ceinture. C’était extrêmement perturbant. D’autant qu’il conclut mon récit par une sentence philosophique minable : « puisque notre confrérie donne la mort, nous ne devrions pas nous sentir gênés d’apprendre la nôtre ». Et l’orateur de la bema d’opiner respectueusement du chef, comme devant une citation de Platon. Mais j’étais vidée, incapable de m’en formaliser, Et je tombai bientôt dans les bras de Morphée, dans un coin de la cache, pour ne me réveiller qu’aux premières lueurs du jour.

 

 

*

 

Ce réveil fut orchestré par Méthédore, qui fit horriblement grincer une vieille trappe en bois pour s’extirper de la cache. Le temps que je reprenne mes esprits, ses sandales avaient déjà passé le plafond. A peine puis-je voir Polybios, qui, s’agrippant à l’échelle qui menait au rez-de-chaussée, lançait à son ami : « Et surtout, tâche de semer une belle pagaille ! ». Comme il redescendait sur la terre battue du sous-sol, il constata que j’étais de retour parmi eux, et me tendit deux belles galettes de blé. Je fus surprise d’une telle sollicitude, d’autant que les Assassins n’avaient pas l’air, de coutume, bien disposés envers les gens de mon sexe.

-         Mange, ma sœur, me dit-il pourtant. Tu verras, nous allons te faire sortir d’ici.

Comme j’avalai goulument les préparations, les éclats de voix reprirent au-dessus de nos têtes. 

-         Non, cette fois, ce ne sont pas les Galates, me rassura Polybios. Il s’agit de l’atmosphère coutumière du Rhodien Egaré, la taverne qui sert de repaire au Maître de l’Olympe.

Et, haussant les sourcils pour ménager une tension jouissive, il ajouta :

-         Un archipirate.

Je cessai aussitôt de mâcher. Je n’allais donc jamais me tirer de leurs griffes, à ces gueux des mers ?

-         Ton ami n’avait pas l’air de croire que je pourrais m’en sortir, fis-je à l’adresse de l’Assassin noir. Et je doute que négocier avec les pirates puisse nous aider en quoi que ce soit.

-         Oh, les patrouilles ont certes doublé et tous les accès à la ville sont fermés, dit Polybios tout en mordant à son tour, négligemment, dans une galette. J’ajoute que Galatiorix fouille personnellement chacune des demeures qui se trouvent à l’abri des murailles. Mais nous sommes ici dans un lieu où Rome n’a pas voix au chapitre, d’où l’avantage de… « Pactiser avec les pirates ».

Il s’agenouilla ensuite face à moi, pour pouvoir me fixer droit dans les yeux.

-         Scia, ma chère, nous avons trois atouts contre lesquels ni le Gaulois, ni le proconsul ne pourrons grand-chose. D’abord, nous avons les pirates, ensuite, nous avons Méthédore qui va mener la ville à l’émeute uniquement pour faire diversion, ensuite, nous t’avons toi, petite, qui, si je ne m’abuse, dispose du Sens.

-         Je ne sais même pas ce que cela veut dire. Répliquai-je en fronçant les sourcils.

-         Vraiment ? Que t’a donc enseigné Homây à ce sujet ?

-         Que cela faisait de moi « un être exceptionnel ». Tout ce que j’ai vu d’exceptionnel dans ce « Sens », c’est sa formidable capacité à m’attirer des ennuis.

L’Assassin sourit, et redéploya les pliants.

-         Eh bien, le temps que la ville s’éveille et que Méthédore fasse son travail, je te propose de t’en parler. C’est ce par quoi Homây aurait dû commencer, mais ses méthodes pédagogiques m’ont toujours échappées…

 

*

 

             Et il m’en parla, oh oui ! Polybios était formel, disposer du Sens conférait un avantage en à peu près tout ; c’était comme disposer d’un instinct si sûr, qu’il me permettrait de voir l’avenir proche. Mieux : il m’assurerait de ralentir le temps, de voir plus vite, plus loin que tous mes ennemis. Il me rendrait presque invincible, pour peu que je l’utilisasse à bon escient. D’où me venait une telle faculté ? Il n’en savait rien, mais les mythes – encore eux – disaient que quelques spectres, errant sur les rives du Styx, avaient accompagné Orphée lorsqu’il était ressorti des Enfers avec les présents maudits d’Hadès, Et que depuis, ils faisaient leur possible pour limiter leurs effets dévastateurs en s’incarnant dans certains corps. Comme j’ajoutai que le prix à payer, c’était manifestement d’être torturée par une série de reliquats moisis, il ne répondit rien, mais se contenta de tirer du revers de sa robe un petit médaillon, identique à celui d’Homây. Je ressentis alors une forte pression au crâne, mais rien qui me fut insupportable.

-         Tu vois ? Me dit-il, d’un air radieux. Tu t’y es habituée. Il faudrait maintenant surtout que tu songes à fermer ton esprit à toute influence extérieure, pour te concentrer sur un point précis, celui que tu veux atteindre, au travers de tous les obstacles qui pourraient se dresser à ton ouïe et à ta vue.

-         Tu as l’air d’en savoir plus qu’Homây à ce sujet, ô Polybios.

Son visage se fendit d’une moue espiègle.

-         Tu ne crois tout de même pas être la seule ici à disposer de cette remarquable faculté ? Allons, il est temps de monter ! Tiens, prends cela : des armes utiles en toutes circonstances, utiles au lancer comme au corps-à-corps, pour tailler le bois comme la chair !

Il me tendit une paire d’haches agrianes, petites et maniables, que je glissai sous ma capote. Puis, l’Assassin me tourna le dos, dissimula quelque objet sous sa large cape, déboucha son outre fétiche, but une courte gorgée de sa cuvée personnelle, avant d’emprunter le même chemin que Méthédore. Nous nous retrouvâmes bientôt au rez-de-chaussée de l’édifice qui nous avait servi de refuge, cette fois parfaitement éclairé, à la sueur, la graisse et l’huile.

             

J’eus cette fois l’impression d’être retournée en arrière, de m’être égarée à Phasis, les senteurs de bois en moins. Le désordre du dedans tranchait gravement avec l’artificielle sérénité du dehors.

Je ne te parlerai pas du spectacle qu’offrent les tavernes : tous le connaissent par les temps qui courent. Malgré la pénombre du bâtiment cloisonné pour empêcher la chaleur de passer, il y fait étouffant, car y évoluent les activités habituelles des gens de mer, attendant leur remise à flots entre la boisson, les jeux à terre, la nourriture ruisselante et bien sûr, les femmes. 

 

             Polybios me fit asseoir à une table, au-dessus de laquelle pendaient des dizaines de gousses de légumineuses diverses. J’eus alors l’occasion de dévisager quelques-uns des quidams qui occupaient les lieux. Quand bien même les matelots de tous bords ne furent jamais d’une grande finesse, il était évident que ce n’était pas l’élite de la marine impériale qui se côtoyait ici. Les rires porcins répondaient en écho aux plaisanteries graveleuses, et le rot constituait le comble du raffinement. L’apparence physique de tous ces personnages, plus difficilement décelables compte tenu de la chaleur moite, s’agrémentait parfaitement de l’ambiance sonore : Sur les visages de convives, les balafres s’ajoutaient aux bouches corrompues par l’alcool et les miasmes. Les corps étaient férocement tatoués, et tous affichaient des coiffures exubérantes, voire efféminées, simplement pour démontrer aux bonnes gens que leurs crânes n’étaient pas rasés ; donc, qu’ils étaient libres.

 

             Et sur ces entrefaites, arrivait Polybios : tunique parfaitement propre, aux coutures brodées d’or, et bottes orientales rehaussées de jambière d’argent. Le tout enveloppé dans un capuchon le rendant inidentifiable. De quoi trancher avec la misère et l’obscénité ambiante.

Ainsi costumé, son irruption fut remarquée par tous. Quand je pense qu’au même moment, des avis de recherches à mon nom étaient diffusés sur toutes les agoras et les pronaos des temples ! Certains marins commençaient à nous dépecer du regard, Polybios et moi. Pourtant, ils restaient prudemment en retrait. Comme s’ils eussent craint plus que tous la froide présence qui m’accompagnait. Polybios, lui, somnolait tranquillement, semblant attendre quelqu’un. Confirmation m’en fut donnée lorsqu’il me pria de respirer :

-         Le maître de l’Olympe aime se faire attendre, Scia. Prends donc ton mal en patience.

Tout se dénoua lorsqu’une bagarre débuta, devant le tavernier qui venait d’apporter un plat à l’un des pirates :

-         Quoi ? Pas frais, mon poisson ? Moi, monsieur je le fais venir d’Armorique, mon poisson ! C’est toute la qualité Vénète ! Je ne m’occupe pas des cochonneries que l’on flanque à la mer Egée !

Aussitôt, des couteaux furent tirés, des encouragements au meurtre fusèrent d’un bout à l’autre des tables occupées. Et comme tous commençaient à se jauger, prêts à s’étriper, le brouhaha funeste parcourant la taverne s’étouffa dans un hoquet.

-         Qu’est-ce qui se passe, ici ? Le préteur Sylla ne vous suffit pas ? Il vous faut vous entretuer pas dessus le marché ?

 

             C’est par ces vitupérations que Zénicetès, le soi-disant « maître de l’Olympe », est entré dans ma vie.

Dès l’instant où sa langue claqua, tous les bélligérants cessèrent prudemment les hostilités, et baissèrent la tête. Les plus infâmes soudards s’étaient changés en un instant en élèves attentifs. Zénicetès se tenait sur les marches de l’escalier menant à l’étage supérieur, et il était encadré de trois ou quatre pornai aux cheveux défaits. Lui était occupé à se réajuster, et, il faut bien le dire, une fois paré, l’archipirate de Cilicie en imposait…

             Il était petit et trapu, une barbe de trois jours parsemant ses joues, une figure bouffie démontrant l’abus de bonne chair… On eut dit un batracien affreusement déformé. Pour autant, son regard était glaçant, et son autorité innée. J’en arrivai même à me demander si, lui non plus, ne disposait pas du Sens. Mais certaines personnes ont simplement un réel talent dans l’art du commandement. 

             Il fallait bien cela pour le faire respecter, car Zénicetès, sanglé dans une armure de bronze recouverte d’un chiton raccourci, affichait au premier abord une allure loufoque, son embonpoint s’accordant mal avec sa vêture martiale. Descendant lentement l’escalier pour parvenir à hauteur de Polybios, il toisa une dernière fois ses gars d’un regard tyrannique, avant de s’installer à notre table.

-         Mais qui voilà ? Siffla-t-il dans un rictus jaunâtre à l’attention de l’Assassin noir qu’il ne s’attendait sans doute pas à voir. Toute cette épopée n’était pas dans les termes de notre accord. Sais-tu que par ta faute, tous les bénéficies d’hier soir ont dû être jetés aux mannes d’Hadès, et qu’à présent tous le port est en état de blocus ? Un archipirate qui n’a pas accès à ses vaisseaux, ça ne fait pas très sérieux… Je devrais te livrer aux Romains, mon prince, j’y gagnerais ma journée.

-         Je ne suis qu’un simple marchand, rectifia Polybios. Tu n’obtiendrais pas grand-chose de moi.

-         Bien sûr, bien sûr… Mais ta robe commence à être connue et reconnue partout en Asie, mon ami. Un Assassin livré au Galatiorix… Je serais l’homme le plus riche du cosmos.

-         Et c’est avec ton équipe de bras cassés, que tu comptes m’arrêter ?

Les deux hommes se fixèrent encore un instant, avant que Zénicetès n’éclate d’un rire grossier qui découvrit toutes ses dents gâtées.

-         Je suppose que tu veux quitter la ville, après le numéro d’hier soir ? Poursuivit l’archipirate.

-         Bien entendu. Oh, je n’ai pas besoin d’un navire pour cela. Méthédore et moi-même saurons bien nous faufiler au travers des barrages terrestres. En revanche, je crois qu’il est temps pour toi d’honorer la dette que tu as contracté à mon endroit.

-         Maudit soit le jour où tu m’as piégé ! Grogna Zénicetès en détournant le regard.

-         L’accord que je te propose nous profitera à tous. Imagine, une union entre Assassins et… pillards dans ton genre.

-         Bon, bon… S’étonna le pirate trapu. Bien. Et qui as-tu donc chargé de… ?

Polybios se contenta de tourner la tête dans ma direction. Je n’y entendais rien. Cependant, Zénicetès, lui, fit sur le champ virer son teint au rouge braise.

-         Ta confrérie…

-         Est tombée sur la tête, oui, tu l’as souvent dit, sourit Polybios.

-         Eh ! Me manifestai-je enfin. Je ne comprends pas ! De quoi donc parlez-vous ?

Las, les deux interlocuteurs ne semblaient pas décidés à abandonner leurs stichomythies.

-         Franchement, mon prince, se désolait Zénicetès, les femmes, tant qu’elles restent à fond de cale, ça va, mais dès qu’elles montent sur le pont, c’est la catastrophe !

-         Elle ne risque pas de perturber tes matelots, ils se refusent à l’amour quand ils sont à flot !

-         Et tous les soirs, ils n’y sont plus !

-         Il te faut essayer ! Personne n’a jamais tenté cela !

-         Et personne ne le devrait ! Les femmes provoquent la colère des dieux !

-         Tu es un marin, Zénicetès. L’œuvre la plus courte et la plus simple serait de lister ce qui chez toi ne provoque pas la colère des Dieux.

Le chef des tatoués n’apprécia pas la plaisanterie.

-         Enfin, Polybios ! Renonce à cette absurdité ! Imagine si… Si Ulysse avait embarqué des femmes à son bord !

-         Il n’aurait fait escale ni chez Circé, ni chez Calypso, et serait rentré à Ithaque avec à peu près huit ans d’avance.

-         Ne détourne pas la conversation ! Ça n’a rien à voir ! Par Poséidon, vous, les… Les gens comme toi, imaginez pouvoir imprimer tous vos désirs au monde civilisé, tout ça parce que vous croulez sous des montagnes d’or ?

-         Pas tous, non. Et sur bien des points, je suis plus Grec que toi, Zénicetès. Par exemple, je connais la valeur d’un serment effectué devant les dieux…

Le pirate trapu se dandina quelques instants, à la recherche d’une réplique de circonstance… Il ne dut pas aller chercher bien loin pour la trouver.

-         Au risque de plus jamais devoir reprendre la mer, mon prince, je ne puis accepter… Parce que jamais les hommes ne l’accepteraient.

-         Je saisis mal, m’inquiétai-je. Je vais devoir intégrer l’équipage d’un navire ?

-         Pire que ça, petite ! Tu n’as pas l’air au courant…

-         Eh bien, nous n’avons qu’à lui montrer, s’enthousiasma Polybios en se levant de sa chaise. Je vais sur les quais. Qui m’accompagne ?

-         Tu es fou ? Grogna Zénicetès. Toute la ville est en état d’alerte !

 

*

 

             Non, Polybios n’était pas fou, au contraire. Éphèse n’était pas seulement sur le pied de guerre : elle était aussi en ébullition. Partout, des femmes et des enfants en guenilles jetaient la pierre aux forces de l’ordre. Les agoras et les marchés étaient pris d’assauts par des hommes affamés et épuisés, qui débordaient la police scythe comme la légion romaine. Nous passâmes tout à fait inaperçus. Méthédore avait bien fait son travail. Nous cheminâmes quelques instants sur les quais. Et ce faisant, le pirate s’entretint avec mon nouveau compagnon de route.

-         Dis-moi, mon prince, débuta-t-il d’abord à l’égard de Polybios, comment as-tu su que je me trouvai à Éphèse, ces temps-ci ?

-         Chaque fois que ta position est compromise en Cilicie, s’expliqua son interlocuteur, tu viens te réfugier au nez et à la barbe de Rome. Avec la moitié de ta flotte amarrée au port, je ne m’attendais pas à ce que tu te terres ailleurs. Comment fais-tu pour masquer tous ces navires aux autorités de la république ?

-         Ah ! Babilla Zénicetès, semble-t-il ravi de cette question. Les « autorités » se résument à une seule personne : le gouverneur, et il est bien seul ! Depuis le temps que les publicains, les argentarii et les negociatores pillent cette province, les malheureux notables de la cité ont quelques difficultés à financer leurs luxueuses villas. Il me suffit de soudoyer les bonnes personnes, et je deviens… Comment disais-tu, déjà ? Un « simple marchand ».

-         Intelligent.

-         Peuh ! Tu parles ! Avec cette peste de préteur en Cilicie, tous les archipirates font cela, par les temps qui courent. Théron est retourné chez lui, en Illyrie, en laissant ses marins à Éphèse, Livius écrit des poèmes à la cour de Nicomède, et le reste fait profil bas entre Corcyre et Chypre ! Mais tout cela n’est que temporaire ; ces crétins de l’Urbs ont élu Sylla pour un an. Ce qui veut dire que dans moins de dix mois… A nous la liberté !

Il me vint l’envie de révoquer le pirate, pour cause d’impertinence.

-         Vous m’avez attaquée, il y a longtemps. Vous écumez les mers pour réduire des populations entières en esclavages. Vous me paraissez déjà un peu trop « libres ».

-         Détrompes-toi, petite, me contredit à son tour Zénicetès. Nombre d’entre nous sont d’anciens esclaves, et nous avons choisi la piraterie car c’était le seul choix qui nous restait. Les publicains ne se sont pas contentés de rendre exsangue la seule aristocratie… Ah, nous arrivons sur mes jetées.

Effectivement, nous aboutîmes au croisement des quais et d’un long ruban de terre courant sur la mer, dont les flancs étaient encombrés d’une forêt de mâts et d’une collection de coques. L’iode m’envahissant les narines, je frissonnai une nouvelle fois. Après avoir traversé la Cappadoce, la Colchide et la province d’Asie de long en large, je n’allais tout de même pas tourner de l’œil pour si peu ! D’autant que tout le beau monde s’affairant en ces lieux, pour frustre qu’il fut, ne semblait pas hostile pour deux as : trop occupés à charger des pelles, des vivres, à faire leurs comptes ou à changer les voiles.

-         Et comme tu peux le constater, Polybios, ajouta l’archipirate, lorsque je dis « blocus », ce n’est pas une parole en l’air.

L’accès au monde marin était en effet bloqué par une trentaine de policiers scythes qui contrôlaient scrupuleusement tout passage vers les radoubs, et interdisaient, par là-même, à tout navire de prendre la mer. Manifestement, les émeutes n’avaient pas encore atteint le port.

-         Je ne vois pas de navire de guerre au-delà des jetées, fit remarquer Polybios en mettant sa main en pare-soleil. Galatiorix compte uniquement sur ses forces terrestres pour nous empêcher de partir. Si nous parvenons à trouver un bateau à Scia, il a une chance de passer la baie.

-         Absolument ! Trépigna Zénicetès. Bon, tu nous débarrasses de ça, oui ?

-         Nous sommes désormais trop connus dans la ville. A toi de mettre la main à la patte, archipirate.

Zénicetès bougonna quelque chose de franchement antipathique, puis alla, d’un mauvais pied, soudoyer les barbares. Sauf que les choses ne se passèrent pas comme cela était prévu.

-         Je ne veux plus de ton argent, ô Zénicetès ! L’un de mes camarades a été payé la nuit dernière pour faire tomber le préfet Galatiorix dans un piège. Si tu savais ce qu’il lui a fait ! Je ne peux rien pour toi, désolé…

Et, comme les négociations piétinaient, un gigantesque isaurien à la longue chevelure hirsute, chancelant sous l’influence de divers spiritueux corrosifs, affrété de vêtements des plus tapageurs, nous pointa du doigt :

-         A moi ! Ces gens, avec le seigneur Zénicetès ! Ce sont des criminels ! Les tueurs de Galates !

Les policiers, une fois revenus de leur surprise, et pris à parti comme à témoin, se décidèrent à bander leurs arcs.

-         Tous, les deux, nous somma Polybios, derrière-moi !

En un éclair, il agrippa l’archipirate par le collet ET le fit reculer de trois pas. Aussitôt après, il était déjà sur les Scythes médusés. Je ne saurais décrire ce qui s’ensuivit. Trois corps furent projetés à la mer, deux autres percés des flèches qu’ils venaient eux-mêmes de tirer. Polybios bougeait dix fois plus vite, dis fois plus précisément que tous ses adversaires, qu’il taillait littéralement en pièces. Constatant mon air bouche bée, l’archipirate me tapota l’épaule :

-         Oui, je sais, cela surprend toujours la première fois. Soit on en meurt, soit on reste idiot. Mais rassure-toi, petite : toi et moi allons survivre.

Or, comme il prononçait ces mots, l’Isaurien se précipitait dans notre dos, le glaive en avant. Curieusement, il ne semblait pas viser Polybios qui faisait carnage, mais plutôt Zénicetès, qui restait sagement en retrait. Instinctivement, je tirais mes haches, et les plantai dans le dos de l’agresseur. Je fus terrifiée par la rapidité de mon coup. L’archipirate, beaucoup moins. Comme l’Isaurien se vidait de ses fluides de toutes natures sur les quais, sa cible sourit innocemment :

-         Tiens ? Bonjour, Artaban.

Du côté des jetées, l’algarade entre porteurs de pantalons était finie. Tous les Scythes qui n’avaient pas été tués s’étaient enfuis. Polybios n’avait pas une égratignure. Voici donc ce que pouvait faire le Sens. Et c’était effrayant.

L’Assassin revint vers nous, nettoyant son glaive contre sa tunique.

-         Il faut faire vite. Les fuyards vont ameuter des renforts.

Il avisa d’un œil le cadavre de l’Isaurien.

-         Un homme à toi ?

-         Tu n’y es absolument pas, s’offusqua Zénicetès. Je ne m’entiche pas de pareils sycophantes ! Bravo en tout cas, fillette.

-         Je m’appelle Scia.

-         Si tu veux. Son nom était Artaban, mais cela, tu le sais déjà, petite. Il s’agissait d’un sous-fifre de l’un de mes concurrents, l’archipirate Théron d’Illyrie, un crétin toujours en cheville avec les Romains. Un misérable épiplous qui ne mériterait même pas d’être pentécontarque ! Artaban a dû se dire qu’il pourrait me piéger et rapporter ma tête à son maître. Mais peu importe. Il avait l’air sur le départ, ce qui veut dire que son équipage doit être prêt à appareiller. Suivez-moi.

Piétinant sans ménagement les corps des policiers, Zénicetès nous entraîna sur les jetées, sous l’œil dubitatif de Polybios.

-         J’ai coulé suffisamment de tes navires pour savoir à quoi correspondent tes couleurs, mon vieil ami. Et je ne vois ici nulle figure de proue parée de ton foulard.

-         Je suis très impressionné, mon prince, minauda le pirate. Cependant, tu ne t’imaginais pas que j’allais confier l’un de mes propres vaisseaux à une femme ?

-         Confier ? M’immisçai-je derechef. Comment cela, me « confier » ? Polybios, dis-moi quelque chose !

-         Oh, je suis certain que tu feras une bien meilleure épiplous que cette méduse d’Artaban. Dire qu’il avait été nommé capitaine d’une quadrirème prise aux Romains l’année dernière !

-         Tu n’as pas idée à quel point je m’en moque… Assénai-je au pirate, qui feignit de m’ignorer.

-         Un superbe navire, poursuivit-il, plein d’emphase. Capable de nager neuf-cent stades à la journée ! Tu te rends compte, Scia ? Neuf-cent stades !

-         Fascinant, maugréai-je.

-         Comprends-tu enfin, Polybios ? Triompha Zénicetès. Elle n’y connait rien ! Et elle se moque de connaître !

-         Elle apprendra. Continue.

-         Bref, Artaban n’a pas fait faire deux radoubs en trois ans. Et il a rebaptisé sa galère Ouranos. Ouranos ! Avait-il véritablement besoin d’attirer la colère de tous les ratés du Tartare ? Il pensait que cela allait lui attirer la fortune des cieux, mais, Peuh ! Une fois gratifié des faveurs d’Eole, encore faut-il éviter de naviguer vent debout !

-         Tu es un grand malade… Fis-je remarquer au locuteur emporté.

-         Peut-être, fillette, contre-piéta aussitôt Zénicetès, mais je suis le plus puissant archipirate de Cilicie ! Alors, retiens ta langue ! J’en ai fait trancher pour moins que ça !

-         Je…

-          Peu importe, nous y sommes !

Le coupeur de membres ralentit le pas, pour tendre le bras vers une énorme galère, qui n’était guère plus longue que les trières et les pentécontères[4] la jouxtant, mais qui s’élevait bien au-dessus d’elles. Sa hauteur était pour ainsi dire comparable à celle des énormes cargos à voile, qui faisaient relâche à deux quais de notre position. Ses yeux porte-chance étaient si finement ouvragés, qu’on eut presque put croire le bateau vivant. Et enfin, détail qui n’était pas des moindres, sa voile la singularisait considérablement.

Alors que la plupart des navires se contentent d’une voile carrée, cette galère acceptait une voile convexe. Plus fragile, mais permettant de prendre le vent dans tous le sens possibles.

 Il va donc sans dire qu’il se dégageait de l’ensemble une certaine majesté.                                

Néanmoins, un simple coup d’œil me suffit, même si je n’y « connaissais rien », pour constater l’usure du bois et l’encombrement en algues et coquillages de la carène. De plus, la muraille, autrefois d’un magnifique rouge vif, voyait sa peinture écaillée et ses intérieurs rongés par la vermine. Bien des heures de travail étaient nécessaires pour remettre de l’ordre sur ce vaisseau !

 

             Zénicetès me laissa un moment à mes observations, puis finalement, gagna la passerelle permettant d’accéder au navire par la proue, et nous fit signe de le suivre. 

-         Ce bateau n’est pas à toi, lui rappela Polybios.

-         Pas encore, se défendit Zénicetès. Mais son propriétaire est mort, Théron l’ignore, et si on le laisse sans personnalité à son bord, j’ai peur que quelque Romain vienne lui faire du tort.

-         Amusant.

-         Or, c’est bien connu, les Romains sont des marins tout aussi minables qu’Artaban ! Et je ne vais tout de même pas confier l’un de mes navires à une femme ! Je serais la risée de toute la Cilicie ! Allez, matelots, embarquez, je prends possession de ce malheureux enfant au nom des droits de la mer ! 

N’interroge aucun marin chevronné quant à ces « droits de la mer ». Il te répondra qu’ils ne sont invoqués par les militaires et les pirates que lorsqu’ils servent leurs intérêts. Et le « maître de l’Olympe » qui nous guidait était l’archétype même de cette règle.

 

             Nous voici donc sur la quadrirème, seulement à moitié pontée – un comble pour un navire doté d’un tel galbage. L’entrepont était laissé totalement à découvert. A mieux y regarder, comment un tel bâtiment pouvait-il faire la fierté de son propriétaire et attiser la jalousie des autres ? En comparaison des quinquérèmes cataphractées amenés en Cilicie par les Romains, ce navire ne semblait finalement briller que par son esthétique.

             

             A peine nos pieds avaient-ils commencé à faire craquer le bois de l’embarcation, qu’un vieil homme décharné, la barbe hirsute et les yeux délavés, se hissa hors de l’entrepont pour nous apostropher… Avec férocité.

-         Zénicetès ! Misérable bâtard, vautour chauve ! Que viens-tu faire sur les plates-bandes de Théron ?

-         Allons, Anaxis, les pirates ne sont-ils pas tous frères ? Unis dans l’adversité, surtout en cette période difficile ?

-         Tu mijotes encore quelque chose, misérable saumon putride ! Viens en au fait, sans digressions, que je puisse te virer à grand coups de pieds dans le cul !

-         C’est demandé si gentiment, flagorna en retour l’archipirate. Alors voilà, mon prince, je vais essayer de faire le plus court possible : figure-toi que ton épiplous vient de rendre l’âme.

-         Pardon ?

-         Un… Stupide accident, se défendit Zénicetès en présentant ses paumes au vieillard, dû à une rixe de bouge, enfin, tu sais ce que c’est, n’est-ce pas ?

-         Non.

Le marin d’Artaban venait de rétorquer ce simple mot sur un ton qui ne se discutait pas. Sa profonde exaspération se manifestait jusque dans la cadence de sa respiration.

-         Bref, soupira l’archipirate en joignant fielleusement les mains, je suis venu te demander un petit service… Moyennant rétribution, bien sûr, avant tout pour toi et ton proratès[5]. Où est-il, d’ailleurs… Lui et tout son équipage ?

-         Déjà sur les bancs de nage. Nous avons l’autorisation exceptionnelle du proconsul pour quitter la ville.

-         Ah, rit cordialement Zénicetès, eh bien, va le chercher, j’ai à lui parler.

Anaxis grogna, puis fit volte-face, en direction des avirons. Sitôt le marin disparu, j’agrippai la manche de l’archipirate.

-         Quelle est cette nouvelle fumisterie ? Que prépares-tu, encore ?

-         Tu le vois bien. Je mets ce navire à ta disposition ; Anaxis est un pilote plutôt loyal, inutile de négocier avec cet imbécile-là, mais son proratès saura où est son intérêt.

-         « A ma disposition » ? Je ne vais quand même pas commander un navire ?

-         C’est pourtant l’avis – stupide, je te le concède – de ton ami, derrière toi.

Je dirigeai aussitôt un regard effaré vers Polybios. Celui-ci, jusqu’alors imperturbable, daigna enfin satisfaire mon expectante. Se rapprochant de deux pas, il apposa le plus délicatement possible sa main sur mon épaule, et débuta un laïus qui, à défaut de m’inquiéter, me subjugua.

-         La confrérie, Scia, est à un tournant de son histoire. Désormais, les Orientaux ne disposeront plus du monopole de la justice. Une nouvelle génération d’Assassins est en train d’éclore, respectueuse des traditions de ses pères, mais plongeant davantage ses racines dans la réalité. Ces nouveaux héros s’extirpent lentement de leurs cocons ici, en Anatolie. Or, les pirates dominent les côtes de la péninsule. Et pour être certains de nos victoires futures, il faut qu’un Assassin intègre les rangs des pirates… Voire même… Des archipirates. Pour défendre nos vues. Et nos idéaux. Au départ, le roi Assassin comptait confier cette mission à Homây… Incapable d’obéir aux ordres de ses aïeux et volage comme il l’était, je suis certain que sa propre élève s’en sortira bien mieux.

Un tel exposé avait tendance à m’embrouiller plus qu’à m’éclairer. Je ne m’en sortirais donc jamais ? Retour à la case départ ! Qui plus est, je ne parvenais pas à m’imaginer des pirates gagnés par une juste cause. Quelle folie traversait donc la tête des sicaires de la confrérie, à vouloir parti lier avec les brigands des grandes eaux ? Et pourquoi devais-je être celle supportant un tel fardeau ?

-         Je ne peux pas faire ça, me désengageai-je sans attendre. Je ne peux pas sentir les pirates, et d’ailleurs… Je ne connais rien à la navigation.

-         Bien dit ! Renchérit Zénicetès. Un marin commence sa carrière sur les bancs de nage, et, s’il survit plus d’une année, il peut espérer la finir sur le pont. Mais là, peuh ! Les hommes se déchargeront sur elle, et, si elle se rebiffe, ils la jetteront par-dessus bord.

-         Qu’ils essayent ! Rugis-je en tirant à nouveau mes haches. Polybios, enfin, tu ne vas pas me laisser seule avec ces gens-là ?

L’Assassins de Sinope croisa une fois de plus ses bras dans son dos, avant de m’assurer, avec dans sa voix le timbre de la plus grande sincérité :

-         Ecoute, Scia… Tu es largement suffisamment entraînée pour tenir tête à tous ces hommes… Ce ne sont pas des légionnaires. Ils préfèrent s’en prendre à des cibles pauvres mais inoffensives plutôt que de s’attaquer à de réels trésors férocement défendus.

-         Mais je ne sais pas conduire un navire ! J’ignore tout de la mer !

-         Oh, mais crois-moi, tu apprendras. Vite. Car tu es la descendante d’un spectre. Et par conséquent, tu es en mesure de t’adapter à ton environnement plus vite que personne. De ce point de vue-là, tu peux me faire confiance.

-         Ce sont des pirates qui m’ont enlevée ! Appuyai-je sans vouloir rengainer. S’ils ne me tuent pas, c’est moi qui les tuerai !

-         Il te reste donc encore beaucoup à apprendre, Scia. Tiens, considère cela comme un cadeau d’adieu, une marque de la confiance que je t’accorde.

Il tira de ses robes un arc composite finement ouvragé et une lame secrète au cuir rouge. Les instruments d’Homây.

-         Prends-en soin, me dit-il. Je suis certain qu’il aurait voulu te les voir porter.

Je recueillis, sans trop y croire, les deux précieux objets.

-         Comment les avez-vous eus ? M’étonnai-je.

-         Je les ai pris aux Celtes qui te retenaient, bien entendu.

-         Mais tout est allé si vite…

-         Nous sommes des fils de spectres, Scia. Un jour, tu seras parfaitement en mesure d’agir comme je l’ai fait. Mais cela ne nous rend pas infaillible pour autant ; souviens-t-en.

C’est le moment que choisit l’Assassin noir pour s’éclipser. A peine eu-je l’occasion de le retenir, tandis qu’il empruntait la passerelle pour quitter le pont, et lui demandai : 

-         Attends… Ce Sylla… Il est si terrible que ça ?

-         C’est un Romain… Se contenta de répondre Polybios sans même ralentir son allure.

-         Et… Galatiorix… Je veux dire Deiotaros… C’est toi qui l’as vaincu, n’est-ce pas ?

Cette fois, le Grec consentit à se retourner. Pour hausser les épaules.                                         

-         Pourquoi ne l’as-tu pas tué ? L’interrogeai-je d’un air sévère.

-         Certaines personnes ont plus d’utilité que tu ne le penses, conclut l’Assassin. Allons, aie confiance ! Je suis sûr que nous nous reverrons…

Puis, Polybios se fondit dans la foule courant sur les quais, qui annonçait de toute part, paniquée, le meurtre des policiers. 

 

Je n’eus guère le temps de réfléchir à cette nouvelle énigme, typique de la confrérie. Car je restai seule avec deux-cent quarante inconnus patibulaires, chapotés par un archipirate hautain autant qu’autoritaire, qui s’empressa de renverser leur loyauté.

Zénicetès s’y entendait en fourberie ; pour faire passer les pirates de Théron dans son camp, il ne lui fut pas même nécessaire de recourir à la dialectique. En une moitié d’heure, le proratès – une bourse bien pleine glissée sous son thorax de lin- décrétait à ses pochtrons qu’en vertu de la disparition fortuite de son capitaine, et qu’en nécessaire conséquence de cause, il prenait le commandement. En outre, malgré le risque que constituait le préteur Sylla, l’archipirate glissa entre deux alléchantes promesses de gloire et de richesses le fait qu’il fallait retourner en Cilicie pour « affaires ».

Encore quelques instants d’une tirade interminable, nécessaire pour exiger l’appareillage le plus rapide possible, nommer un nouvel officier de proue, et dénoncer l’incompétence illyrienne, et tout l’équipage s’évertua à larguer les amarres, désormais placé sous les couleurs de Zénicetès. 

 

*

 

             Dès l’instant où nous enlevâmes la passerelle, je ne quittai pas la suite de Zénicetès. Je ne lui faisais aucune confiance, mais il avait fait semble-t-il conclu un serment devant les dieux me concernant. Même ce trublion trapu n’était pas assez téméraire pour se soustraire à de tels engagements. Ce qui explique sans doute également pourquoi, plutôt que de rester avec ses marins, il se décidait à rentrer chez lui, en Cilicie, bien avant l’heure… Sans doute souhaitait-il se débarrasser au plus vite de ma pénible compagnie. 

Qui plus est, je ne m’imaginais guère me mêlant à l’équipage, à sa puanteur et à ses mots graveleux. Je les inquiétais. N’étais-je pas un cadeau empoisonné, désignée pour provoquer la colère de Poséidon ? Ou une sirène habilement grimée ? Zénicetès s’était pour cela bien gardé de me sacraliser « tueuse de l’épiplous ». L’ensemble de la chiourme m’observait déjà avec méfiance, elle m’aurait écharpée si elle avait eu vent de l’affaire des quais.

Le proratès, lui, se contenta juste d’annoncer à l’équipage que j’étais au service de Zénicetès, et qu’aucune question à mon sujet ne serait tolérée. Tu te doutes alors du nombre de libations qui furent effectuées par tous les marins, en vue de conjurer le mauvais sort.

 

Des sueurs froides m’étreignirent couramment, les premiers jours. Elles m’abandonnèrent bien vite ; Par rapport à mon premier voyage nautique, ma condition n’était plus du tout la même. Je ne voyageais plus au fond d’une cale étriquée à la proue, mais sur le gaillard d’arrière, partageant la tente de l’épiplous avec Zénicetès. Certes, on n’y trouvait guère plus que le confort du marin grec : c’est-à-dire un confort doublement réduit au strict minimum. Une vulgaire paillasse que me laissa le nouveau maître du navire, une petite table fixée aux planches de cèdre, quelques cartes hâtivement griffonnées, un canthare odorant et un calame moisi. Mais cela suffisait : après tout, l’essentiel n’était pas que l’on n’y trouve quoi que ce soit, mais plutôt que l’on n’y trouve pas la très forte humidité et la promiscuité qui régnait sur le reste du navire.

 

             La belle saison était de retour : nous naviguions vent arrière, et nous évitâmes tous les passages dangereux placés sur notre route. En une journée, nous parcourûmes plus de six-cent stades. Je commençais alors à apprécier ce navire pour sa relative vélocité, et pour la virtuosité de l’aulète[6]. Il n’avait pas son pareil pour motiver les rameurs, et ce malgré la grogne constante qui régnait dans chaque banc de nage.

 

De fait, l’état déplorable du navire nous ralentissait considérablement, nous forçant à des haltes très fréquentes. Tous les soirs, il fallait trouver une crique où s’abriter, pour hâler le navire, essayer de retirer coquillages et algues de sa coque avec les moyens du bord, puis dormir quelques heures avant de remettre la galère à peine sèche à l’eau, dès l’aube. Bien sûr, je ne participais pas à toutes ces activités si coutumières au matelot, me contentant de m’asseoir sur la plage et d’attendre que les choses se fassent. Toutefois, je pus alors, à force d’observation, saisir toute l’ampleur de l’effort requit par la vie marine. Levestros et ses pirates ne m’avaient pratiquement jamais laissée descendre de leur vaisseau ; il m’était donc impossible de me rendre compte à quelle point leur vie était pénible, parquée dans le ventre du navire.

Aussi pris-je peu à peu en pitié ces hommes dont j’étais redevenue, d’une certaine manière, la prisonnière. Le spectacle de deux-cent quarante types déjà assommés de fatigue par une journée de galère, qui doivent encore tirer l’instrument de leur torture hors de l’eau et l’entretenir avant de pouvoir seulement songer à s’écrouler, cela force autant l’admiration que la compassion. Moi qui craignais leur excès de lubricité une fois à terre, tant que nous naviguions, je n’eus aucun souci à me faire ; tous le temps libre des marins était passé à dormir, et, quand l’occasion se présentait, à manger.

 

             La nourriture, il faut bien l’avouer, était loin d’être plus clémente que le régime physique. A l’instar des mets de Levestros, les repas étaient teintés de cette maudite frugalité grecque, et seul le dîner était un peu plus copieux… Mais il ne consistait qu’à recevoir le double de la bouillie que nous avions reçue au déjeuner. Durant le laps de temps nécessaire à l’engloutissement des plats, il m’était impossible d’entamer la conversation avec quiconque, du fait de la méfiance réciproque me séparant des marins. Je mangeais et dormais dans mon coin, et encore, toujours d’un œil, comme m’y avait habitué Homây.

Durant ces nuits de somnolence, j’eus cependant l’occasion, pour la première fois depuis mon départ forcé de Thrace, de me retrouver quelques temps seule, sans être directement menacée, et de faire le point. Qu’étais-je devenue ? Je ne le savais pas bien. Qu’allais-je devenir ? Je l’ignorais d’autant plus. Je m’étais faite à l’idée d’être une esclave, et c’est au nom de ce principe que j’avais suivi sans discuter mes nouveaux maîtres d’un bout à l’autre de l’Anatolie. Et à présent, même après avoir causé leur mort, il ne m’était pas permit de redevenir une esclave comme les autres, une femme de la domesticité obéissante et protégée. Je devais à nouveau me battre et tuer ! N’y avait-il donc aucun moyen de s’extirper de ce maelstrom néfaste ?

 

             Au bout de quelques jours, cette fièvre méditative dans laquelle je m’étais plongée me devint insupportable ; mes pensées ne s’éclaircissaient pas, même lorsque mon visage était battu par le notos, quand nous filions à notre allure de croisière. Je ratiocinai interminablement, jusqu’à m’en brûler les tempes. Je finis par comprendre que mon silence était ma prison. J’avais exposé toutes mes inquiétudes à Homây et Lugos ; il me fallait à nouveau trouver un confident.

Zénicetès ? C’était hors de question. Il y avait toutefois un marin à la tunique défraîchie, au milieu de tout ce marasme, duquel je me rapprochai du fait de son attitude. Il était tout aussi à l’écart, tout aussi taciturne et tout aussi isolé que moi.

Anaxis, vieux marin à la peau burinée, se tenait toujours en retrait de ses camarades, trop vieux pour participer à n’importe laquelle de leurs tâches ou pour boire en leur compagnie. Et ses préoccupations à bord dépassaient de très loin celles des rameurs.

 

             Quelle utilité un tel homme peut-il avoir sur une galère, où la place est sévèrement comptée ? A cette remarque de terrien, je répondrai que les étoiles sont des indices bien faibles pour se repérer… La navigation est avant tout affaire d’expérience, de mémoire, de repères géographiques… D’où l’intérêt de disposer d’un pilote chevronné…

Qui, croyez-vous, nous permit de filer droit et d’éviter les courants marins les plus violents ? Anaxis connaissait chaque recoin de côte, l’emplacement de chaque cache, il était une carte vivante. Il savait à peine lire, encore moins écrire, mais, marié à la mer, il savait en déchiffrer chaque élément avec une aisance inouïe. Son regard n’était que rarement porté vers l’horizon : il préférait lever le nez vers les cieux pour mieux observer les étoiles, ou le faire piquer pour observer gravement les flots.

 

             Je me décidai à l’approcher, un soir ; j’en avais assez de ne pouvoir parler qu’à mon génie, qui ne répondait jamais.

Le pilote avalait son bouillon par petites gorgées, traçant de temps à autre, et bien maladroitement, quelques signes schématiques sur le sable… Il préparait le cap qui devait être tenu le lendemain.

 

Je m’assis à ses côtés. Il ne daigna pas même tourner la tête vers moi. Sans doute ne m’avait-il pas même repéré, tel Archimède obnubilé par ses cercles.

-         Bonsoir, lui glissai-je doucement.

-         Oui, bonsoir, répondit-il simplement.

La conversation eut pu en rester là, car sitôt les politesses échangées, nous retombâmes tous deux dans la procrastination. Jusqu’à ce que le vieillard se redresse brutalement, se mette en arrêt, comme pour mieux prendre conscience de l’indubitable bourde qu’il venait d’énoncer.

-         Bonsoir ? S’écria-t-il, vexé. Mais que ne me fais-tu pas dire, petite femme ? Cela fait déjà quinze jours que nous n’avons pas eu droit au moindre coup de grain ! Les vents vont se faire plus forts dès demain, et tu appelles cela une bonne soirée ?

A l’époque, je m’imaginais encore que plus de vent il y avait, plus la navigation s’en trouvait facilitée. Je n’entendis rien aux inquiétudes du pilote, et d’ailleurs, je ne tardai pas à lui répondre :

-         Tu sais… Nous sommes à terre, là. Il n’y a rien à craindre. Nous verrons demain pour le reste…

-         Petite inconsciente ! S’affola alors Anaxis, en battant le sable de son poing. Mais la navigation n’est qu’affaire de prévision ! Car la mer, c’est bien connu, est par trop imprévisible ! Le peu qu’il nous est donné de connaître, il nous faut le retenir !

Ces paroles m’atteignirent profondément. Car si une fois de plus, le sexe fort m’accablait de reproches, il n’y avait dans le ton du vieux grec nulle référence à la naturelle supériorité masculine, ni volonté de me remettre « à ma place » par quelques piques bien recherchées. Anaxis se contentait simplement de s’effaroucher de mon manque d’expérience.

-         Désolée, me défendis-je. Je ne sais pas grand-chose de la navigation… Je ne sais d’ailleurs pas grand-chose tout court. Je suis censée ressentir et apprendre, mais, sur l’eau, j’ai l’impression que tout se dérobe constamment sous mes pieds…

-         Quelle que soit la pédagogie dont tu uses, tu ne peux t’agréger à la Méditerranée en à peine trois jours. C’est une masse d’eau gigantesque, toujours mouvante, qui ne suit qu’une seule logique : celle des dieux. C’est par l’expérience que tu peux apprendre à t’y faire accepter, et par rien d’autre.

-         Voilà qui s’annonce encourageant… Soupirai-je.

-         Tu n’as tout de même pas l’intention d’intégrer un équipage ? S’étonna Anaxis. Les hommes ne se bousculent déjà pas pour se faire marins, alors, toi…

-         Je ne sais pas, admis-je misérablement. J’ai commis un acte horrible pour redevenir une femme libre, libre de redevenir quelqu’un comme les autres, mais ça n’a pas marché. J’ai été formée pour être une tueuse. Et c’est ce que je suis devenue. J’ignore totalement quoi faire.

-         J’ai connu cela, reprit le vieillard en reprenant le tracé de ses dessins du bout du doigt.

-         Et… Es-tu satisfait de ce qui en est ressorti ?

-         Je me suis adonné à la flibuste. Peu de gens sont fiers de devoir en arriver là. Mais nous sommes de plus en plus nombreux à nous réfugier sur les mers… Car les Grecs sont de plus en plus pauvres.

-         Pourtant, ton chef, ce Zénicetès, a l’air d’apprécier considérablement le vent du large.

Et pour appuyer mes dires, je pointai un doigt vers le pont de la quadrirème. Echouée sur le rivage, le rostre pointé vers la terre, tout l’équipage s’était empressé d’échapper à son confinement, mis à part le pirate trapu, qui, resté confortablement installé dans la tente arrière, sirotait quelques fines liqueurs derrière un bougeoir illuminé à la cire.

-         Lui ? Reprit Anaxis d’un air dédaigneux. Il n’est pas comme nous. C’est un archipirate. C’est bien le malheur de nos temps ; nos côtes pillées depuis quarante ans par les Romains sombrent dans l’anarchie, les pirates y sont devenus tout puissants, et les hommes… Et les femmes ont toujours besoin d’une autorité suprême. Théron en Illyrie, Livius Barbus à Milo, et Zénicetès, le pire de tous, qui prétend dominer toute la Cilicie… Etre archipirate, ce n’est pas commander un navire, petite femme. C’est diriger un empire.

Voilà qui ne pouvait mieux tomber. Un alinéa supplémentaire à ajouter à ma liste de doutes. Alors qu’il n’était plus temps de s’interroger. Je me résolus donc à me tourner toute entière vers le pilote de la quadrirème. 

-         Mon… Ami, à Éphèse, m’a conseillé de poursuivre mon apprentissage, en acquérant une connaissance poussée de ces eaux. Mais je ne puis mener cela à bien seule. J’ai besoin d’aide. Toi, Anaxis, pourrais-tu m’aider ?

Le vieillard parut hésiter un instant.

-         Je n’ai rien à t’apprendre… Fit-il en haussant les épaules.

-         Si ! Tu peux m’apprendre comment dominer les fureurs de l’océan !

-         Ça ne se domine pas ! Se vexa le Grec en arquant les sourcils. Avec des pensées pareilles, tu vas t’attirer la colère de Poséidon !

-         Alors, aide-moi à conjurer le mauvais sort… Un maître m’a enseigné l’art de la furtivité et du combat… Un autre m’a appris comment maîtriser mes dons… Tu peux m’aider à comprendre la mer…

-         Je ne suis pas un pédagogue ou un philosophe, fillette. Je n’enseigne pas. Je me contente juste de profiter de l’instant présent. A tout instant, un matelot peut-être emporté. Par la maladie, le froid, l’épuisement, le feu ennemi… Et les tempêtes.

Nous finîmes de manger sans mot dire, puis Anaxis se décida à conclure la conversation de la même manière avec laquelle il avait contribué à la lancer. Brusquement.

-         Cependant, tu as raison… reconnut-il. Une fille comme toi à notre bord, c’est l’assurance d’être jeté sur des hauts fonds à la première escale. Reste à mes côtés jusqu’à ce que nous ayons gagné la Cilicie. En deux ou trois jours, je pourrai te donner quelques astuces.

Et, sans même songer à le remercier, emportée par ma fougue, j’exigeais aussitôt du pilote de plus amples informations :

-         Alors, tu sais où nous nous rendons ?

-         Compte tenu du cap que nous tenons, il n’y a guère de doute possible… Nous voguons vers le mont Olympe… Le repaire de Zénicetès.

 

*

 

             En effet, le surlendemain, nous atteignîmes les pénates de l’archipirate, après avoir dû nous faufiler au travers de quelques patrouilles romaines. Cela n’était guère difficile ; de toutes les côtes de de l’Anatolie, la Cilicie est sans aucun doute la plus mystérieuse et la moins praticable. Outre des rivages saupoudrés d’à-pics et l’habituelle absence de plages en découlant, cette partie de l’Orient grec présente, comme chacun sait, une côte extrêmement découpée, comme si Poséidon se fut essayé à y tester la précision de son trident. Innombrables sont les cachettes, les criques qui protègent les pirates de leurs adversaires, et il appartient à n’importe lequel de leurs capitaines de connaître sur le bout des doigts l’emplacement de ces refuges salvateurs… Ou de disposer d’un pilote fiable qui sache tous les repérer, évidemment.

                                                    

Quoi qu’il en soit, une fois que l’on s’y retrouve tapi, il suffit d’attendre que le prédateur passe sans te voir… Et te voilà en sécurité. La forteresse de Zénicetès a été construite dans cet unique but. Plantée tel un nid d’aigle sur le mont Olympe[7], le complexe, haut et imposant, illustrant la majesté de l’archipirate, se laisse voir de loin. Mais pour y accéder, c’est une autre affaire.

Quiconque vient de la mer s’imagine qu’il est impossible de s’y aboucher par les flots, car elle se dresse sur des monts forts éloignés du rivage. Or, l’érosion a creusé en ces lieux de véritables canaux qui pénètrent jusqu’au Taurus, bordés de récifs élimés comme des rasoirs. Seule une étroite passe marine remonte lentement depuis la côte jusqu’à la montagne, passe savamment dissimulée par les cicatrices du rivage. Deux navires de la taille d’une trirème ne peut l’emprunter de front ; il leur faut s’engouffrer dans la brèche l’un après l’autre. Aussi, la demeure de Zénicetès constitue-t-elle une formidable forteresse naturelle.

 

             Dès que nous approchâmes d’un peu trop près le goulet qui constitue l’entrée principale, quatre pentécontères nous flanquèrent en nous intimant l’ordre de réduire notre vitesse et de donner le motif de notre venue en ces eaux. Elles étaient chargées d’individus à peine plus antipathiques que ceux avec lesquels je naviguais. Une belle galerie de canailles, donc, qui savait cependant où se trouvait l’autorité. En effet, il suffit à leur archipirate de se montrer pour que leurs lances s’abaissent et pour que leurs arcs se débandent.

 

             Nous fûmes aussitôt conduits à travers la passe, dangereuse et étriquée, jusqu’à atteindre le cône, où s’entassaient les navires de guerre, qui constituait son aboutissement. Nous devions nous être enfoncés dans les terres d’au moins huit stades.

Au sein de cette petite baie minérale, étouffée par les hautes parois de pierres qui la bordait, un grand embarcadère avait été bâti, serti d’une rampe taillée dans la pierre qui menait jusqu’aux plateaux littoraux ; là où était implantée la majeure partie du complexe. Sur ce ponton vermoulu, attendait toute une petite cour d’hommes et de femmes portant beau, chiton et péplos pour les uns, splendides armures pour les autres. Lorsque le moment fut venu d’amener la passerelle, tous se courbèrent en voyant apparaître Zénicetès, comme s’il fut leur roi.

 

             Les matelots quittèrent le bord avec entrain et soulagement, surtout les rameurs, comme l’on peut s’y attendre. Ils avaient à l’occasion recouverts leurs pagnes de leurs tuniques moisies, et s’étaient précipités vers la rampe qui devait fatalement mener aux tavernes. Pour ma part, comme Anaxis était resté à bord, je m’octroyai le temps d’observer la sombre silhouette de la forteresse qui se découpait au-dessus de nos têtes.

 

Bâti à grand renfort de murus gallicus, l’ouvrage n’était guère élancé, mais s’étalait sur tous le pourtour de la baie. Ses défenses étaient solides, et pouvaient se résumer à une série d’enceintes encadrant des demeures de toutes les factures ; celtes, grecques ou orientales… La forteresse du mont Olympe était un condensé de ce qu’a toujours été la Cilicie : une place forte où le cosmopolitisme le plus pacifique se mêle à la sauvagerie du brigandage.

             

             J’en étais là de mes constatations, lorsque Zénicetès, qui avait fini de rendre la justice auprès de ses sujets, m’interpella fermement :

-         Scia ! Accompagne-moi ! Plus vite que ça !

             Je veillai à lui obéir, mais pas sans avoir jeté un dernier regard à Anaxis. Le pilote n’avait pas failli à sa parole, en quelques jours, il m’avait appris bien des choses sur la Méditerranée. Je me demandai ce qu’il allait devenir : il n’était pas décidé à quitter le navire. Mais lui ne semblait nullement s’inquiéter de mon sort, il vérifiait des cordages et plongeait son regard dans la cale, préparant le nettoyage du vaisseau, dont, au fond, il était l’âme.

 

J’entrepris donc de suivre Zénicetès, et, noyée au milieu du flot de ses créatures, nous remontâmes lentement le roc qui menait jusqu’au logis principal.

Combien d’hoplites mercenaires avons-nous croisés sur le chemin? Plusieurs dizaines, sans aucun doute. Sans compter qu’il fallait parfois abandonner la rampe pour emprunter de branlantes échelles, tant la roche se faisait dure par certains endroits. Je fus alors convaincue de l’inviolabilité d’un tel site.

             Une fois atteint le niveau des étroites plaines côtières, nous longeâmes les murs de bois et de pierres qui constituaient l’enceinte du complexe. Puis, après avoir contourné quelques cabanes décrépites, nous fîmes halte devant une parodie de palais hellénistique : Une haute maison avait été cernée de fresques érotiques et de colonnes doriques, soutenant au mieux un auvent, au pire le vide, l’essentiel était qu’elles représentassent la richesse de leur propriétaire. Je faillis pouffer en me rendant compte que l’entrée était encadrée par deux statues de bronze – que de métal gâché - représentant Zénicetès à demi-nu, en Hermès tendant le bras à l’horizon, guidant la course d’innombrables voiliers imaginaires.

             

             Avant d’être introduits dans cette maison du faste, un esclave pria les suivants de l’archipirate de déposer toutes leurs armes sur un étal, sévèrement gardé par quelques brutes.

Je dus me résoudre à laisser là de quoi faire taire Zénicetès une bonne fois pour toute s’il devenait encombrant, me délestant de mes haches et de mon arc, avant de voir ma besace fouillée. Les flibustiers y cherchaient sans doute un quelconque type d’instrument contondant. Ils ne jetèrent cependant même pas un coup d’œil à la gaine de poignet renfermant la lame secrète. Je regrettais de ne pas m’être amputée d’un doigt, finalement.

 

             Nous pûmes alors pénétrer la très secrète demeure de Zénicetès, celle-là même que le plus puissant des pirates n’eut pas aimé voir décrite dans ses moindre détails. De peur de décevoir son génie[8], je n’en ferai pas le plan sur ce papier. Quel intérêt cela aurait-il, de toutes manières ? Il s’agissait d’un agrégat de pièces s’enchevêtrant les unes sur les autres, des écuries transformées en chambres d’hôte et des cuisines changées en salle de festin.

Par ailleurs, la moitié de cette résidence monarchique était grevée par la présence d’épiplous et de triérarques en pleine ripaille, croulant sous le poids de l’alcool et des femmes, qui n’avaient pas attendu leur chef pour commencer à célébrer son retour.

 

             Zénicetès salua diplomatiquement tous ses invités, et anima quelques instants la fête, enchaînant des chansons scabreuses, marquant le rythme de claques sur le derrière des courtisanes. Puis, il m’entraîna dans le seul endroit de la demeure qui n’était pas monopolisé par la débauche, car lui aussi fermement surveillé par de féroces mercenaires.

Je compris alors à quel point Zénicetès se disait grec pour la forme et le prestige ; cette pièce, c’était ni plus ni moins que l’andrôn. La salle de réception coutumière. Et il y faisait pénétrer une femme, en plus ! Du temps d’Arisbe, je l’aurais sévèrement rappelé à l’ordre, mais à présent, le mépris des conventions m’avait moi aussi gagné.

 

             Je compris vite pourquoi la salle était inoccupée et si étroitement surveillée. Magnifiquement décorée car destinée, à la base, à éblouir les bouseux, Zénicetès y avait entreposé quelques-unes de ses babioles personnelles, c’est-à-dire un fatras de coffres et de bijoux glanés chez les plus grands artisans égyptiens, syriens et phéniciens. Une pile informe de canthares, débordant d’as et de talents… En pleine crise monétaire, nous savons toujours où trouver du liquide ; chez ceux qui le thésaurisent.

Une fois de plus, avant que je ne puisse développer ce point, Zénicetès s’accapara le fil de mes pensées. Se servant du vin dans un calice d’argent, il se mit à débiter, pour changer, des paroles sans intérêts.

-         Le dire face à mes hommes eut été suicidaire, mais nous traversons une phase difficile, fillette. Le préteur Lucius Cornelius Sylla a octroyé à sa soi-disant « province » de Cilicie une flotte d’une ampleur considérable. Entre sa marine de guerre et celle de Rhodes, il devient de plus en plus malaisé de faire tranquillement les poches des cités et des riches marchands.

-         Enfin une bonne nouvelle, ironisai-je.

-         Tu ne devrais pas penser cela, petite, répliqua Zénicetès. C’est pour toi que j’ai pris le risque de revenir ici. Et nos problèmes sont à présent aussi les tiens.

Ah, mais, devant ce crapaud de l’Olympe, je n’avais rien à prouver, moi !

-         Polybios m’a formidablement aidée, ces derniers temps, et je lui dois beaucoup, reconnus-je, mais il est allé trop loin. Je ne ferai pas ce qu’il demande, fût-ce pour aider les Assassins. Je ne serai pas une pirate. Encore moins un épiplous.

-         Tu semblais pourtant te prêter au jeu pendant notre course, fit aussitôt remarquer l’archipirate. Tu as passé énormément de temps avec Anaxis, et je ne l’ai jamais connu aussi loquace.

-         Bien entendu ! Qu’avais-je à faire d’autre ? Et que t’imagines-tu, Zénicetès ? Tu me vois prête à prendre le commandement d’un navire ? Malgré mon inexpérience, l’hostilité des équipages ? N’était-ce pas toi, qui, au départ, t’opposais formellement à un tel projet ?

-         Bien sûr, se garda l’hyper-brigand, et je pense toujours qu’il s’agit là d’une folie ! Seulement, voilà, j’ai fait un serment devant les dieux, lorsque ton maudit « Polybios » me tenait, et à présent, je suis otage de leur volonté ! Et de celle de ton fichu maître ! Je dois bien avouer que cet encapuchonné n’avait pas tort, tu apprends vite si tu disposes des bons instruments. Je t’ai vu sur le galbage de proue ce matin, tu aurais presque pu effectuer les manœuvres d’accostage à ma place. Aussi, je ne te laisse pas le choix, tu deviendras épiplous. Et je te conseille de te trouver une puissante patronne, fillette, si tu ne veux pas finir noyée !

-         C’est fait. A Phasis, j’ai croisé un prêtre de Bendida qui soutenait un autel portatif. Et j’ai sacrifié à la déesse mère des Thraces.

-         Rien que ça ? Quelle ambition !

-         Je n’ai plus le choix, comme tu l’as dit. Il m’en faut plus que quiconque.

-         Exact. Enfin, écoute. Sache que je ne souffre aucun inutile, en ces lieux. Les récoltes de nos terres suffisent à peine à nous nourrir, nous sommes dépendants de la mer, et elle se fait bien souvent capricieuse… Si tu refuses d’être capitaine, je pourrais faire de toi une esclave, ou je te jetterai du haut de ces falaises.

Voilà qui donnait à réfléchir. J’étais encore naïve, mais pas stupide pour autant ; je n’imaginais pas l’esclavage pratiqué par les archipiratats de Cilicie comme aussi clément que celui dispensé par Patrocle. Je préférai donc garder mes distances avec cette institution, pour le moment.

-         Bon, finis-je par confesser, je veux bien admettre…

-         Peu importe, acheva Zénicetès, agitant sa main pour manifester son désespoir. Polybios m’avait confié ceci, en prévision de ton intégration parmi notre joyeuse bande d’infortunés… J’aurais préféré le remettre à des mains moins fines, mais, au point où nous en sommes…

Fouillant au milieu de son imposant fatras de richesses, l’archipirate en extirpa un coffret dont la taille paraissait mesquine en comparaison des gigantesques récipients chargés de monnaies dispersés dans toute la pièce. Il me le remit sans plus attendre.

             En faisant basculer le toit de la cassette, je découvris un amas de papyrus et de lamelles de bronzes, tous couverts de fines écritures.

-         Il y a là-dedans tout ce qu’il faut pour connaître l’histoire de ta confrérie, argua Zénicetès après s’être à nouveau humecté les papilles de sa liqueur. Polybios me l’a remis car il savait qu’un jour, je devrais accueillir l’un des siens. Prends-en connaissance bien vite, avant que nous ne passions aux travaux pratiques.

Derrière les tentures, une voix désarticulée par l’alcool se fit entendre à travers toute la maisonnée.

-         Eh, patron ! Quand tu auras fini de tirer ta gamine, viens donc t’amuser avec nous !

-         Par toutes les nymphes… Soupira l’archipirate, et moi qui espérais masquer ce déshonneur… Je vais être la risée de tous mes camarades, à présent…

Et, avant que j’aie pu ajouter quoi que ce soit, le « patron » s’était empressé de rejoindre sa triste cour. Je restai seule, à faire passer les documents entre mes doigts. Leur texture était des plus désagréables. Le bronze, surtout, risquait à tout instant de me couper les doigts. Mais je n’osais en briser les sceaux, car à bien des égards, cela signifiait s’engager définitivement du côté des Assassins… Accepter de connaître leur histoire, et donc leur manière de vivre… Je n’en avais pas la moindre envie. Mais entre ça et finir jetée d’une falaise… Oui, Bendida m’avait réservée un destin bien particulier, et j’allais devoir m’y conformer… Après tout, une opportunité de me libérer de toute cette histoire finirait bien par se dessiner, et ce jour-là, je me jurais bien de la saisir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] La crise économique qui sévissait dans l’empire romain s’était d’abord abattue sur l’Italie, où les plus grandes familles s’étaient arrogé la majorité des terres, tout en thésaurisant malgré la pénurie de métaux. Les villes de la péninsule étaient alors au bord de la guerre civile.

[2] L’immigration à Rome, dans le but d’y trouver du travail ou la citoyenneté romaine, était alors telle que l’Urbs était passé en un siècle d’environ 400 000 à 800 000 habitants, provoquant une vague d’insalubrité et de mécontentements.

[3] « Estrade publique », équivalent du tribunal romain.

[4] Galères légères pontées ou semi-pontées, conçues pour l’escorte ou la chasse

[5] « Officier de proue », commandant en second sur un navire.

[6] Flûtiste chargé de rythmer la nage.

[7] Shaun vient à ta rescousse : Rien à voir avec le mont Olympe en Achaïe. Il s’agit là du mont Olympe de Cilicie. La géographie grecque n’arrête pas de placer des « Olympe » sur les plus hauts sommets, c’est un tic et ça m’énerve.

[8] Le génie du foyer, s’entend. Il ne fait pas bon se mettre les dieux à dos, Scia essaie de les ménager.

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