Oleum et Operam

Chapitre 7

Catégorie: G

Dernière mise à jour 09/11/2016 08:45

 

Ils atterrissent brutalement ; un entremêlement de membres, une cascade de pierraille qui s’abat sur eux. Vorakov touche le sol le premier, avec un grognement de douleur. Dick est à moitié sur lui : cela signifie que c’est contre son dos que pleuvent les moellons. La cape et les protections crâniennes du masque le protègent en partie, mais un bloc heurte durement son épaule gauche ; un autre le frappe à la tempe, dans une gerbe d’étincelles dansant un instant devant ses yeux. Noir total : le système de vision thermique de son masque vient de rendre l’âme.

Même la faible lumière de la salle souterraine ne les atteint pas aussi bas et c’est à l’aveugle qu’ils s’empoignent maladroitement, comme deux enfants inhabiles qui apprennent tout juste à lutter. Vorakov doit être encore sonné par le coup sur la tête que lui a porté Dick : il lui faut une poignée de secondes pour se souvenir qu’il tient encore le poignard et le retourner dans la plaie, tandis que de sa main libre il agrippe Dick, l’empêche de se dérober.

 

L’espace est exigu et Dick dérape contre la roche humide lorsqu’il tente de trouver un appui pour se redresser, échapper à l’acier qui le fouaille. Mais il n’a nulle part où fuir. A la place, il sert les dents, met son poids sur la courte lame et bloque la main du mercenaire entre leurs deux corps. Il rentre le menton et accompagne l’attaque de toute sa masse. Le premier coup de tête manque le crâne de Vorakov, qui s’est contorsionné. La pression contre son esprit est de retour, violente et sans plus la moindre retenue, teintée d’un goût de panique qui ne l’en rend que plus vicieuse.

Au second essai, Dick peut sentir le corps sous le sien s'arc-bouter, pousser pour inverser leurs positions, et ho- il y a du vide quelque part sur leur droite. Ils roulent, tombent à nouveau.

Le flot glacial d’un courant souterrain les happe, les sépare. Même le contact de l’esprit de Vorakov contre le sien est finalement entraîné au loin, noyé dans l’ombre et le fracas de l’eau qui l’enserre, fait écho au sang qui bat contre ses tempes...

 

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Il y a un rat sur son visage.

Dick se retourne avec un grognement de douleur. Le mouvement brusque - ou peut-être la découverte que son prochain repas n’est pas aussi mort qu’il ne le croyait -  fait détaler l’animal avec un criaillement aigu. Dick peut tâtonner en paix, se rendre compte qu’il s’est hissé hors de l’eau sur une margelle étroite.

Sa lampe torche au moins a survécu à la chute. Le puissant rayon perce l’obscurité, lui montre l’arc humide des vieilles briques au-dessus de sa tête, le frémissement turbide de l’eau qui se jette plus loin dans un bassin de dessablement dont il a du mal à distinguer les limites.

Il ramène péniblement ses jambes sous lui sur l’accotement exigu, glissant de moisissure, et s’adosse au pan de mur le plus plat. Sa tête le lance, mais son esprit est aussi clair que possible étant données les circonstances : aucune trace de Vorakov.

Il est peu charitable (sans compter guère en accord avec la philosophie de Batman) de souhaiter que l’homme se soit noyé dans une cunette ou, à défaut, qu’il se soit terré dans un tunnel de service pour lécher ses blessures. L’espoir fait vivre.

Sa main effleure le poignard toujours enfoncé dans son flanc et il se force à respirer profondément, se concentre sur ce que lui indique son corps. La lame est courte et entre l’épaisseur de l’armure et la couche protectrice des muscles, il est peu probable que le coup ait atteint les viscères... ce qui est une bonne nouvelle. Enfin, du moins dans la catégorie “j’ai un couteau planté dans le bide”.

Il peut aussi s’estimer heureux que le poignard soit resté dans la plaie. Il a protégé les chaires vives de la majorité du contact avec l’eau souillée... et surtout obstrué la blessure, lui évitant de se vider de son sang.

Avant d’y toucher, il fouille dans la poche droite de sa ceinture et en sort le nécessaire de premiers soins, où il sélectionne une seringue pour s’injecter un antibiotique à spectre large. Il ne veut même pas penser aux germes présents dans les eaux usées dans lesquelles il a barboté - rien que l’odeur est presque suffisante pour lui retourner le cœur... Mais s’il ne désinfecte pas la plaie dans un futur relativement proche, la septicémie est une issue plus que probable.

 

La douleur - mentale comme physique - est intermittente ; des vagues qui fluent et refluent, paralysantes d’intensité. Il s’accorde une poignée de minutes de méditation d’urgence pour recompartimenter, repousser la peine à un niveau qui la rend supportable et n'interférera pas avec ses capacités de réflexion ou de combat.

Seulement ensuite s’occupe-t-il de savoir où il est. Le crépitement des parasites est sa seule réponse lorsqu’il cherche à contacter Oracle : peu importe la fréquence, ses appels demeurent sans retour. De même, le mouchard placé sur Yun Su Mi n'apparaît pas sur son écran. Il est trop profond dans les entrailles de Gotham, il lui faut trouver un chemin vers la surface... Plus le choix : il doit se débarrasser du poignard.

Un coup sec. Il étouffe un grognement entre ses dents serrées, puis recouvre la plaie sanguinolente de désinfectant, d’une compresse stérile enduite de coagulant et d’une protection étanche par dessus le bandage. C’est tout ce qu’il peut se permettre pour l’instant. Il faudra que ça tienne.

 

Il suit le mur sur la margelle instable, à demi effondrée par endroit, jusqu'à ce qu’elle disparaisse complètement quand la canalisation se déverse dans le bassin de décantation. Le faisceau de la lampe esquisse la forme massive d’une avancée de pierre de l’autre côté de la salle, flanquée d’une volée de marches descendant dans l’eau. Mais lorsqu’il lance son grappin, la griffe racle contre la roche friable sans trouver de prise solide, cède dès qu’il met trop de pression sur la ligne. Il n’a d’autre option que de replonger dans le cloaque...   

Entre l’armure alourdie par les plaques de kevlar et la cape, le costume n’est pas à son plus performant dans l’eau. Malgré le fait que Dick soit un bon nageur, il a du mal à effectuer la traversée. Arrivé sur l’autre bord, il est obligé de s’arrêter un instant en frissonnant sur les marches, avant de reprendre son chemin.

Il ignore sur quelle distance et dans quelle direction le courant souterrain l’a emporté. Il a probablement dérivé vers le nord, en direction de la Sprang : c’est là que se trouvent les stations d’épuration de l’île Haute, qui débouchent sur la rivière... Son seul point de repère est son compas ; sous terre, tous les tunnels se ressemblent et s’entrecroisent, donnant l’impression de remonter pour mieux s’enfoncer un peu plus profond. Il pourrait errer des jours dans les culs-de-sac du vieux réseau, dont la plupart des passages donnant sur les ouvrages plus récents ont été condamnés.

Au moins n’est-il pas sur le territoire de Croc’, songe-t-il avec une ironie un peu morbide, en se hissant dans un boyau qui s’ouvre à hauteur d’homme perpendiculairement au couloir principal... quoique-

 

Il éteint sa lampe torche et s’immobilise, respiration bloquée. Il y a le gargouillis toujours omniprésent de l’eau, les sons discrets des rongeurs en cavale et...  et ce qui l’a interpellé, un frottement contre la pierre, le bruit presque inaudible de pas se réverbérant sur les murs dans le couloir qu’il vient de quitter.

L’écho est un animal trompeur et pendant un long moment, il lui est impossible de déterminer si le son s’approche ou s’éloigne, avant que les résonances furtives se fassent plus nettes, plus proches. Il est toujours aveugle : pas la moindre lueur vacillante se reflétant sur une paroi, pas le moindre changement dans la texture des ombres. La probabilité qu’il s’agisse de Vorakov augmente à chaque instant.

Ses protections mentales éprouvées fermement en place, Dick est à l'affût, yeux grands ouverts, jusqu’à ce qu’il entende une autre respiration que la sienne, qu’il sente dans la circulation de l’air vicié un changement qui signifie qu’il n’est plus seul.

 

Il se rend compte qu’il a commis une erreur d’évaluation quand son premier coup est paré avec une précision redoutable et que son adversaire bloque, le contourne sans même le toucher dans l’espace exigu.

« Dick. »

Il se fige une fraction de seconde, bras toujours armé avant de le laisser retomber.

« Bruce ? »

Une lampe s'allume, un instant éblouissante, et c’est bien Bruce, visage impassible et regard dissimulé sous une paire de lunettes de vision nocturne. Il a troqué la veste de skaï fauve et les vêtements tapageurs de Matches contre l’une des combinaisons de combat grises non marquées qu’ils gardent dans des appartements refuges éparpillés çà et là dans Gotham. Dick s’affaisse contre le mur avec un soupire inaudible.

« Ton traceur est hors service », annonce Bruce avec brusquerie. Ses doigts viennent frôler la tempe de Dick, où la pierre qui a détruit son système de vision thermique a sans doute également eu raison de la puce intégrée.

« Je ne reçois plus rien non plus », confirme Dick. « Mais j’ai un mouchard sur Yun Su Mi : dès qu’on sera un peu remontés, on pourra se remettre en chasse. Je croyais que tu étais censé rester en surface en tant qu’indic ?

- J’ai adapté le plan à la situation », répond simplement Bruce en relevant ses lunettes. « Vorakov ? » ajoute-t-il en touchant délicatement le bandage ensanglanté.

« Le seul et l’unique », confirme Dick avec une grimace. « Je l’ai perdu, il doit être quelque part dans les tunnels.

- Statut ?

- Je n’ai pas été compromis. Rien de grave, à part ça »,  il désigne la compresse et la trace sombre du sang qui coule de la plaie le long de sa hanche et de sa jambe. « Pas d’organes vitaux touchés. Tu es descendu par l'entrepôt souterrain ? »

Bruce hoche la tête.

« Robin et Question s’occupent des hommes de main et de la drogue en attendant l’arrivée du GCPD. C’est une belle prise, au moins la moitié du lot est de la TX3. Les autres continuent de traquer les dealers.

- Tu n’as pas suivi la trace de Yun Su Mi ? »

Bruce tressaille de manière presque imperceptible, puis hausse les épaules.

« Suis-moi », ordonne-t-il en faisant demi-tour. « Sa trace était froide le temps que j’arrive. Tu es en dessous depuis plus d’une heure. Et elle n’ira pas bien loin, je te le garantis.»

Dick se force à rengager la conversation, pour oublier la douleur qui se rappelle à son bon souvenir, maintenant qu'il est de nouveau en mouvement.

« Bruce, je sais pourquoi elle a engagé Vorakov. Elle prépare un coup de force contre Lang pour prendre la tête de la Triade. Elle planifiait sans doute d’utiliser Vorakov pour le manipuler pendant la transition, peut-être récupérer des infos confidentielles. La TX3 n’est qu’un grain de sable imprévu qui a interféré avec son plan. Je pense qu’elle n’avait pas encore décidé qu’en faire...

- Ca expliquerait bien des choses... » acquiesce Bruce en se coulant par une ouverture basse. Dick le suit et ne peut empêcher sa respiration de tressauter. Le plafond est bas, les contraint à avancer courbés... Ce n’est pas une position des plus clémentes pour sa blessure.
Il se force à garder les yeux sur la nuque de Bruce, la fine ligne de peau qui apparaît et disparaît par intermittence dans la lueur mouvante de sa lampe torche, entre le col de sa combinaison et le tissu du masque pour l’instant remonté sur son front.

Il y a quelque chose de compliqué au creux de son estomac - un peu à droite du trou laissé par le poignard, songe-t-il sardoniquement. Il se force à l’ignorer, reporte son attention sur ses mouvements, les tunnels autour d’eux, le sol inégal sous ses pieds.

Ils arrivent finalement au bas d’un puisard dont l’échelle à moitié rouillée remonte vers les conduites les plus récentes du réseau. A partir de là, leur progression se fait plus aisée : il y a suffisamment de hauteur de plafond pour marcher à peu près droit et les tunnels suivent le plan des rues. Une ville sous la ville.

 

Ils émergent finalement d’une plaque d'égout dans une ruelle reculée, plus proche de son point de départ que ce que Dick aurait cru. Après la perte de sang, le froid nocturne mord plus cruellement qu’à l’accoutumée et il frissonne, se drape un peu plus dans la cape, conscient du regard de Bruce.

« Oracle ?

- B. Contente d’entendre ta voix.

- De même. Tu as un contact sur Su Mi ?

- En mouvement, donc le traceur est a priori toujours en place, mais le signal est faible et je le perds régulièrement. Robin a exploré le chemin qu’elle a pris pour s’échapper, il donne sur un véritable labyrinthe, impossible de la rattraper par là. Mais dès qu’elle refera surface pour de bon, on pourra la cueillir. J’ai utilisé les points de contacts pour extrapoler une trajectoire, je vous envoie ça dès que les calculs sont terminés.

- Merci, O.

- De rien.» Même à travers le filtre vocal désincarné, la voix de Barbara semble s’adoucir. « Ça va ?

- Comme un charme. Je vais avoir un succès du tonnerre avec mon nouveau parfum “Eau de cloaque”. Même Alpha est conquis. »

Elle rit, avec générosité ; plus que ne le mérite sa faible tentative d’humour. Babs le connaît par coeur.

« Je n’en doute pas. Je vous recontacte dès que j’ai du nouveau, Oracle, out. »

Dick se tourne vers Bruce, aux aguets à ses côtés, et répond à la question muette qu’il devine dans les lignes de sa posture.

« Le Nid, je pense. On a un délai et il faut que je nettoie ça. »

Bruce ne daigne même pas répondre, mais la seconde d’après il a un grappin dans sa main et s’envole vers le sommet de l’immeuble le plus proche, suivi de près par Dick.

 

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Le Nid est un de leurs refuges : un appartement miteux dans un immeuble qui l’est tout autant. Ils y gardent les costumes de rechange et les kits médicaux de campagne plus fournis que ceux que peuvent contenir les ceintures. Une unique fenêtre étroite donne sur une cour aveugle où personne n’est jamais là pour les voir entrer - Dick ne croit pas s’être une seule fois servi de la porte.

Ils se glissent dans le salon l’un après l’autre et, après avoir rabattu les volets derrière eux, Bruce allume la lumière tandis que Dick pianote le code de l’armoire forte qui contient un masque de rechange, ainsi que la trousse de secours.

L’appartement porte encore les traces du passage précipité de Bruce, remarque-t-il en enlevant ses gants pour aller laver et désinfecter ses mains dans la minuscule salle d’eau - elle ne mérite même pas le nom de salle de bain. Il y a encore sur l’unique chaise qui meuble les lieux le costume de Matches abandonné à la hâte ; veste, chemise et t-shirt  à l’envers, pantalon laissé en boule entre les pieds. Dick a un instant la vision de Bruce en train de se changer précipitamment, passant ses vêtements au-dessus de sa tête d’un seul mouvement ample. Il la repousse férocement.

L’eau dans l’évier de faïence coule rose et il lève finalement la tête vers son reflet, croise son propre regard derrière la lentille droite brisée du masque. Un mince filet rouge dégouline le long de sa tempe.

Il ne s’était pas rendu compte que l’impact avait été assez fort pour déformer le masque et défoncer ainsi ses protections. Serait-il possible que l’agression mentale de Vorakov ait été suffisamment douloureuse pour couvrir la souffrance physique ? C’est l’un des problèmes de minimiser la douleur pendant les missions : on en manque les messages importants de son propre corps et on peut sous-estimer ou ignorer trop longtemps une blessure grave...

Il retire le masque et examine la plaie du bout des doigts : il n’en est a priori pas encore là. Ce n’est rien de trop méchant, au pire il risque une très légère commotion cérébrale. Il a vu bien plus grave et ce n’est pas suffisant pour l’arrêter.

« Laisse-moi faire », ordonne Bruce derrière lui. Dick se tourne docilement dans la pièce minuscule, lui présente son flanc pour qu’il l’aide à enlever la partie supérieure de son costume et puisse examiner le pansement provisoire imbibé de sang. L’espace exigu les force à un pas de deux inconfortable, jusqu’à ce que Dick pose un genou sur le siège des toilettes pour garder son équilibre et permettre à la lumière de donner sur la plaie tandis que Bruce se penche sur lui.

Ses mains sur sa peau sont une caresse familière, une chaleur réconfortante, l’écho de dizaines de blessures et de rafistolages maison pour tenir le coup. Il ne tente pas de remplacer le pansement au risque de rouvrir la plaie, mais retire le bandage étanche, s’assure que l'hémorragie s’est tarie, que la compresse est toujours en place. Il en pose une seconde par-dessus, remet un nouveau bandage.

Ils sont collés l’un contre l’autre et Dick voit juste la ligne tendue de la mâchoire de Bruce, la tension dans ses épaules. Leurs regards se croisent un instant quand il relève le visage et Dick est certain qu’il va lui ordonner d’abandonner la mission comme il l’a déjà fait par le passé. Ses manières autoritaires ne souffrent aucune discussion et ont été, au fil des années, source de bien trop de conflits entre eux.

Mais non. Il se contente de réajuster le costume avec soin et presse sa main contre le ventre de Dick, teste la résistance de la plaie.

« Merci », murmure ce dernier.

Bruce a une drôle de grimace au coin des lèvres et avant de se détourner pour se laver les mains, il penche la tête avec une expression sérieuse, presque pensive.

« Tu as raison, ton “eau de cloaque” est tout à fait irrésistible », et Dick rit, surpris et curieusement ravi de la lueur amusée dans les yeux de Bruce. Juste comme ça, l’étrange humeur qui s’était abattue sur lui disparaît. Il est prêt à repartir.

 

Une fois aussi propre que les sanitaires rudimentaires le lui permettent, il est en train de mettre le casque endommagé sous clé lorsque Robin entre par la fenêtre.

Il accorde à peine un regard à son père et marche droit sur Dick, le visage chiffonné de contrariété et les sourcils se rejoignant presque.

« Tu es un idiot, Grayson », annonce-t-il à la cantonade, « et il est hors de question que je te laisse partir seul la prochaine fois, si c’est pour que tu ailles te faire poignarder dans les égouts ! » Son nez se fronce, peut-être à la vue du sang qui macule encore l’évier, songe Dick, mais le gnome contredit cette thèse en ajoutant « Tu pues ! » d’un ton horrifié.

Il est personnellement ravi que Damian n’ait pas été là pour faire la connaissance de Vorakov, mais il ne peut s'empêcher d’être touché par l’instinct protecteur de son rouge-gorge sauvage.

« Je vais bien », dit-il simplement en ébouriffant la tignasse de Damian d’une main, et le garçon se raidit, puis se tortille en jetant un regard inquiet en direction de Bruce, qui leur a tourné le dos sous prétexte de finir de boucler les lieux.

Embarrasser Damian devant son père n’est pas le but de l’opération et la main de Dick retombe sur l’épaule de son Robin, la serre une fois avant de le laisser aller.

« Il est temps de bouger. Oracle, tu as du nouveau pour nous ?

- Les grands esprits se rencontrent, B., j'allais justement t'appeler. Je sais exactement où va Yun Su Mi. »

 

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Le temps qu’ils remontent au travers de l’île Haute vers le Dragon Rouge,le casino qui est la place forte de la Triade, la situation a sensiblement évolué. Batwoman rapporte que l’information de la rafle généralisée s’est finalement répandue dans les bas-fonds. Certains dealers tentent de disparaître, d’autres n’ont nulle part où aller et semblent déterminés à vendre chèrement leur liberté. Red Robin et les Birds of Prey rencontrent une résistance acharnée dans les Narrows, où un groupe d’hommes armés s’est barricadé dans un resto, prenant deux serveuses terrifiées et un passant en otage. Le fait qu’ils aggravent leur cas ne semble pas leur avoir traversé l’esprit. Batgirl et Catwoman poursuivent leur mission sans accroc particulier et Question est encore dans le souterrain avec le GCPD.

 

Le Dragon Rougeest un bâtiment impressionnant, plus large que haut, dont l’architecte a manifestement pris les instructions “d’inspiration chinoise” et “forteresse imprenable” au pied de la lettre. Son décor, que des commentateurs enthousiastes ont parfois qualifié d'exotique - voire, avec une bonne dose de naïveté, d'authentique - est l’un des éléments qui attire les joueurs de la jet-set gothamite. Le ponton et l’entrée maritime permettent également aux visiteurs les plus fortunés de s’afficher en arrivant directement en yacht. Bien sûr, une grosse partie du chiffre d’affaire de Lang se fait en sous-main ou dans des boîtes bien moins haut de gamme. Malgré ça, le Dragon reste un emblème fort, le symbole que même s’il a connu des jours meilleurs, son empire reste un pouvoir incontestable.

Quand ils sont finalement en vue du casino, ils prennent soin d’atterrir dans l’ombre d’une terrasse vide, sur un immeuble relativement éloigné : hors de vue d’éventuels guetteurs, mais à portée de leurs puissantes jumelles.

Contrairement à Yun Su Mi qui a toujours eu un casier judiciaire impeccable, le parrain de la Triade rouge a un passé carcéral certes lointain, mais toujours présent et les connections qui vont avec : Dick aperçoit les discrets vans noirs garés près des portes, les silhouettes sombres des gardes supplémentaires postés sur les balcons et les toits.
A l’inverse du décor, les AK-47 dont ils sont armés sont parfaitement authentiques, eux.

« Pourquoi Su Mi viendrait-elle se réfugier ici, si elle avait prévu un coup de force contre Lang ? » demande Damian. « C’est débile...

- Tant qu’il n’est pas au courant, j’imagine qu’elle espère encore tourner les choses à son avantage », répond Dick en haussant les épaules. « Si elle s’enfuit maintenant, elle perd définitivement toute chance de jouer ses cartes. »

Yun Su Mi s’est débarrassée de sa veste une dizaine de minute après avoir refait surface, à son bureau non loin du campus. Les caméras de la banque de l’autre côté de la rue l’ont capturée montant dans une des Lexus noires que semble affectionner la mafia asiatique ces temps-ci, à nouveau impeccablement vêtue ; la même voiture l’a déposée il y a à peine cinq minutes à l’entrée de service du Dragon. Induction : elle a rendez-vous avec le parrain, mais n’a l’intention de ne mentionner ni son accrochage avec les chauves-souris, ni son excursion dans les sous-sols de la ville - ou elle n’aurait pas fait un détour pour se changer en pleine situation de crise.

 

« Il y a trop de civils sur place pour l’instant », commente Bruce en désignant le somptueux jardin éclairé par des lanternes au pied de la bâtisse, où se pressent des grappes de joueurs et de fêtards. “Il va falloir faire le vide.

- Je déteste les civils », grogne Robin. « Ils courent partout, se baissent pas quand on leur dit, et ils restent plantés là à prendre des vidéos avec leurs téléphones au lieu de foutre le camp : ils ont zéro instinct de préservation ! La dernière fois, une fille a voulu que je lui fasse un autographe sur son décolleté. »

Ce dernier détail semble l'horrifier bien plus que tout le reste. Dick croise le regard de Bruce et en une fraction de seconde, sans avoir rien à dire, un éclair de connivence amusée court entre eux, si bref qu’il aurait tout aussi bien pu ne pas exister.

Avec un sourire intérieur, il lève de nouveaux ses jumelles et reporte son attention sur la forteresse.

« On tente une alerte à la bombe ?

- Autant annoncer notre arrivée avec un cor de chasse.

- Ils savent qu’on arrive de toute manière, Alpha.

- Laissez-moi faire », ordonne une voix moqueuse, « et je vous garantis qu’ils ne demanderont pas leur reste. Et pas d’autographes non plus, d’ailleurs. »

Jason atterrit à leur côtés dans un silence presque parfait, vêtu de son habituel blouson de cuir, ainsi que du masque écarlate qui lui vaut son surnom.

« Red Hood », soupire Dick.

- Salut à toi, Bat », réplique Jason, et il faudrait être sourd pour ne pas entendre la moquerie sous-jacente.

« On n’a pas besoin de toi ! », se hérisse Damian et Dick le rattrape par l’épaule de justesse. Ça fait longtemps que Red Hood et Robin n’en sont pas venus aux mains, il aimerait que ça dure.

« Et salut à toi,bébé bat», finit son aîné avec un ton qui hésite entre mépris et fiel.

Lorsque Bruce ne dit rien pendant plus de trois secondes, il devient manifeste qu’il choisit de laisser le contrôle de la situation à Dick.

« Pas de bavures ou de violence envers les civils », prévient-il en pointant un doigt vers le second Robin. Au vu de la situation et de ses propres blessures, ils vont avoir besoin de toute l’aide possible. « Et pas de morts du tout, civils ou non.

- Je connais vos stupides règles du jeu », raille Jason. « Et comme il est de notoriété publique que je ne suis pas en odeur de sainteté chez les chauves-souris, ma présence devrait vous donner une petite marge de manœuvre...

- D’accord », cède Dick. « Oracle, tu as entendu ? Ajoute Hood sur notre fréquence... - tu as bien ton com’ ?

- Tu me connais, mon piaf, je suis toujours prêt : comme les scouts ! »

Ce n’est qu’une fois la confirmation d’Oracle reçue que Jay se tourne vers Bruce.

« Que fais-tu là, vieil homme ? Je croyais que tu étais en convalescence ? »

Dick sait d’expérience qu’il ne faut pas plus se fier à l’apparente jovialité de Jason qu’au sourire du Joker, mais la réplique le fait malgré tout remonter un poil dans l’estime de son aîné. Bruce n’a jamais assez de personnes qui s’inquiètent pour lui.

« Changement de plan », répète simplement Bruce, d’un ton qui interdit toute poursuite du questionnement et Jay penche la tête, les dévisage les uns après les autres de manière délibérément flagrante, malgré le masque qui dissimule ses yeux.

« Ha », dit-il finalement en fixant Dick. « Un accrochage, Bat ?

- Le télépathe », confirme ce dernier platement. Puis : “Au boulot, Hood, on n’a plus de temps à perdre.

- A tes ordres, Boss ! » Et il se jette du rebord de la terrasse avec un hurlement joyeux qui fait grincer des dents à Dick.

« Bon, au moins, on a notre diversion. »

 

--

 

Jason leur donne dix minutes pour se mettre en position avant que la diversion en question ne prenne la forme d’une explosion assourdissante, qui fait converger les gardes vers le jardin intérieur du Dragon Rouge.

Une mofette âcre englue la zone, s’introduit dans les salles de jeu par les fenêtres et les portes béantes, chasse les convives suffoquant, qui bousculent les hommes de la sécurité dans leur précipitation à s’éloigner. C’est une fumée sans feu, mais d’une efficacité redoutable malgré tout. A l’instant où les sentinelles décident qu’il ne s’agissait que d’un subterfuge et que leur attention se reporte de nouveau vers l'extérieur, Jason jaillit comme un diable de sa boîte. Il surjoue fort bien la violence psychotique et assomme deux gardes en cognant leurs têtes l’une contre l’autre avant de disparaître de nouveau sous le couvert de la purée de poix, braillant tout du long qu’il exige de voir Lang, qu’ils ont un compte à régler tous les deux.

Le résultat est prévisible : toute l’attention se porte de nouveau vers le jardin. Même les hommes sur les façades opposées du casino écoutent avec attention ce qui se passe sur le canal commun et la distraction est suffisante pour permettre à Batman et Robin une arrivée furtive en vol plané.

La combinaison de combat que s’est appropriée Bruce n’est pas équipée d’une cape.  Ils ont donc décidé qu’il ferait son approche par la voie maritime, ce qui a en sus l’avantage de sécuriser la sortie de secours, au cas où Lang ou Su Mi décideraient de prendre la fuite par la mer...

Des coups de feu retentissent côté jardin, à l’instant où Dick s’abat en silence sur un garde posté sur le toit. Il maintient la pression sur son cou et au bout de longues secondes l’homme arrête de se débattre, s’affaisse simplement contre lui. Vingt mètres plus loin, Robin règle son compte de la même manière à son acolyte, mais avec en prime le bruit métallique du fusil d'assaut qui lui échappe et tinte contre le béton de la terrasse.

Batman et Robin se figent, mais le son est passé inaperçu dans le brouhaha ambiant.  Ils traversent le toit comme des ombres, jusqu’aux deux dernières sentinelles penchées par-dessus la rambarde qui donne sur le jardin. Ils cherchent une ligne de tir sur Red Hood sans risquer de descendre un de leurs collègues ou pire, un client... Lang aurait leur tête sur une fourche si cela se produisait.

Pris par surprise, les deux hommes n’offrent pas plus de résistance que leurs comparses. Une fois saucissonnés comme il faut par Robin, leurs armes démantelées et les munitions jetées dans une fontaine décorative (au grand dam des carpes) par Batman, ils s’introduisent dans le Dragon Rouge.

 

Lang est connu pour alterner de bureau régulièrement et, échaudé par les mésaventures de la famille Falcone et divers autres pontes de la mafia, s’assure de choisir des pièces sans fenêtres : c’est presque à son honneur, il apprend des échecs des autres.

Malgré ces précautions, s’orienter dans les méandres du casino jusqu’à lui ne s’avère pas bien difficile : Batman choppe par le col le premier serveur qu’ils croisent et lui ordonne de leur indiquer le bureau du grand patron.

L’homme balbutie, proteste et se décompose : ce n’est pas un mafioso et il se plie bien vite aux ordres grondés par Dick. Il leur indique en tremblant la direction à prendre, pousse l’amabilité jusqu’à les prévenir que les portes sont lourdement gardées et qu’avec l’incident dehors, tout le monde est en alerte. Dick le ligote, le bâillonne et le fourre dans un placard sans plus de cérémonie, en l’invitant à profiter de l’occasion pour réfléchir à ses choix de carrière et d’employeur.

 

Espérer atteindre le bureau de Lang inaperçu est une gageure, aussi Dick n’essaie-t-il même pas : il déboule de couloir en couloir, jusqu’à la partie du bâtiment indiquée par le serveur. Robin sur ses talons, précédé par des cris et des coups de feu, il laisse derrière lui clients effarés et vigiles en mauvaise posture.

La lumière clignote un instant, revient puis s’éteint définitivement. Il ignore si c’est le fait de Bruce ou Jason, mais peu importe : il profite des quelques secondes d’obscurité avant que les générateurs de secours ne s’enclenchent pour passer l’angle d’un couloir où sont rassemblés une dizaine d’hommes, attraper les deux maffiosi les plus proches et les tirer brutalement vers lui pour les assommer. Leurs cris étouffés provoquent une ouverture de feu frénétique de la part de leurs collègues plus loin dans le corridor, mais les balles se perdent contre le mur tandis que Batman et Robin attendent patiemment derrière le coude que la tempête d’acier se calme.

Dick prend une inspiration et pose sa voix de cette manière qui porte parfaitement et qui, chez Bruce, était parfois susceptible de provoquer des redditions sans condition.

« Si vous avez vidé les lieux dans deux minutes, je vous laisse partir sans vous abîmer. »

Damian renchérit, avec dans la voix la note de morgue juste parfaite pour compléter la menace : « Franchement les gars, vous n’êtes pas assez payés pour prendre ce genre de risque. C’est Batman, j’espère que votre assurance médicale est au top... »

Il y a un moment de flottement pendant lequel la lumière revient, plus faible qu’en temps normal, puis une explosion de murmures en chinois et anglais, des “ne l’écoutez pas !”, des “il a raison, je suis pas payé pour ça, j’me casse”, des “de toute façon, si les Bats sont ici, Lang est grillé”, le tout couronné de bruits de course étouffés sur le tapis, s’éloignant précipitamment ; moins que ce que Dick espérait, mais c’est toujours ça de pris.

C’est une tactique qui marche parfois très bien, mais la mafia tend à avoir des techniques de (ahem) fidélisation de son personnel que même la peur inspirée par les Capes ne peut vaincre. Il est après tout de notoriété publique que Batman ne tue pas et bon nombre de sbires préfèrent tenter leur chance avec quelques membres cassés et des mois de rééducation, plutôt qu’avec des souliers de béton au fond de la rivière.

Quelque part dans un des étages inférieurs retentit le son bien trop familier des rafales de kalachnikov, suivi de près par l’aboiement plus sourd des pistolets modifiés de Jason. L’un après l’autre les AK-47 se taisent, mais Dick n’a pas vraiment le temps d’espérer que Red Hood tienne sa promesse : il a bien assez à faire de son côté. Sa menace précédente a séparé le grain moyennement mauvais de l'ivraie et ne restent désormais que les hommes les plus sûrs et les mieux formés de Lang, campés devant la porte du bureau du parrain avec assez de munitions et de détermination pour tenir un siège.

« Robin, couvre-moi. »

Heureusement, ce n’est pas le seul passage envisageable.

 

Le mur n’est pas porteur et il suffit d’une charge explosive légère stratégiquement placée pour pulvériser le placo ; d’une poussée vigoureuse pour finir de faire basculer la bibliothèque déjà déséquilibrée qui bloque partiellement l’ouverture. L’amplitude du mouvement tire méchamment sur sa plaie, mais une fois de plus, il se force à ignorer la douleur.

L’entrée énergique de Batman dans le bureau est saluée par une nouvelle salve de coups de feu, une fois passées les quelques secondes de choc pendant lesquelles les trois occupants de la pièce qui fixaient la porte font volte-face vers l’assaillant. Mais le délai gagné est suffisant : un batarang arrache nettement le revolver de la main de Lang, deux autres l’épinglent au mur. Debout à côté de la table de bois sombre et aux pieds sculptés de dragons qui sert de bureau au parrain, Su Mi se tient raide et immobile, une main plaquée sur la bouche.

“Cette fois, c’est fini”, est en train d’annoncer Dick, quand il se rend compte de trois choses.

Un : Yun Su Mi n’a pas la main plaquée sur la bouche, elle y maintient en place un masque à oxygène.

Deux : au bout de quelques respirations, il réalise que l’air à un arrière-goût déplaisant, une senteur épaisse et âcre qui râpe contre l’arrière de sa gorge.

Trois : l’homme qui se tient en retrait contre le mur du fond est le docteur Jonathan Crane.

Ou, pour être plus précis, puisqu’il est en train de passer sa cagoule, l’Épouvantail.

 

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