Oleum et Operam

Chapitre 4

Catégorie: G

Dernière mise à jour 09/11/2016 03:46

note : Ce chapitre a été corrigé et amélioré gràce à l'aide de [info]carthae, qui a fait un boulot de titan. Merci à elle.

4.

Sa bouche lui donne l’impression d’être pleine de sable, ses lèvres sont desséchées et tendues, et lorsque Dick roule sur lui-même pour se tirer du lit le lendemain matin, la migraine qui explose est digne de la pire gueule de bois qu’il ait jamais subie (et pourtant il a parfois fait fort dépravé dans ses jeunes années à New York).
Il se traîne jusqu’à la salle de bain adjacente, reste prostré sous le jet brûlant de la douche un long moment, puis choisit de reporter le rasage à plus tard quand il s’avère qu’il risque plus de s’égorger avec son rasoir que de pourfendre de manière satisfaisante l’ombre de barbe matinale qui lui mange les joues.
Il jette son dévolu sur son pantalon de survêtement le plus confortable, celui qui est élimé, souple et doux à force d’avoir été porté, passe un vieux T-shirt marqué du blason de Superman (un vestige de sa période rebelle, part de sa stratégie rétrospectivement fort peu subtile - mais ô combien jouissive - visant à faire sortir Bruce de sa retenue glaciale et accessoirement de ses gonds). Une fois à peu près présentable, il prend le chemin de la cuisine tel un zombie, avec l’espoir vague qu’une bonne dose du café magique d’Alfred contribue à lui rendre forme humaine.

L’espoir en question est cruellement déçu quand Alfred pose un regard sur lui et subtilise la cafetière au doux nectar odorant d’un air désapprobateur à l’instant où Dick va s’en saisir.
« Pas de café pour vous, maître Richard. Dans votre état, ce qu’il vous faut c’est une bonne infusion.
- Mais-
- Pas de “mais”, maître Richard. Asseyez-vous et prenez un toast, je vais faire chauffer l’eau. »
Et sur ces mots qui ne laissent aucune place à la contestation, il disparaît dans l’arrière-cuisine, laissant Dick s’échouer sur un des sièges sous le regard torve de Damian, qui est quasiment lové autour de son chocolat chaud de l’autre côté de la table.
Dick est rassuré de constater que si son Robin a les traits tirés, l’air mauvais qu’il arbore n’est pas inhabituel et il ne semble pas garder de séquelles de la veille. Il a en tout cas en bien meilleure mine que Dick lui-même....
Maudite soit la jeunesse ! Et maudit soit Alfred qui a bien mal choisi son jour pour avoir un sursaut patriotique et renouer avec les coutumes ancestrales anglaises qui stipulent qu’une poignée de feuilles jetées dans de l’eau bouillante est l’ultime remède à tous les maux de la Terre.
« Tu as une tronche de chewing-gum mâchouillé, Grayson », commente charitablement Damian à l’instant où Alfred fait sa réapparition, armé d’une théière fumante.
« Et moi qui pensais que j’en étais au stade du chewing-gum recraché par terre et resté collé sous une semelle pendant un mois... Merci, Damian, tes compliments me ravissent le cœur. »

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Tisane absorbée - Alfred avait raison, il se sent un peu mieux - quartier libre donné à Damian pour la journée (il ne pousse pas la naïveté jusqu’à penser que son cadet va se reposer), Dick se met en quête de Bruce.
Il va jusqu’au Bunker en fredonnant Bad Romance à mi-voix, s’interrompt quand il se rend compte de ce qu’il est en train de faire, puis décide qu’après tout Lady Gaga lui a probablement sauvé la mise la veille et qu’il n’y a aucune raison pour qu’il ne puisse pas chanter – faux, qui plus est - si l’envie lui en prend.
Lorsqu’il passe la porte de l’ascenseur dissimulé qui mène au Bunker, Bruce n’est pas là - Dick est presque surpris de ne pas le trouver encore scotché à ses dossiers - mais Tim oui, sanglé dans un cuir de motard noir et rouge, sac à dos à ses pieds, casque à portée de main, manifestement sur le départ.
« Tes goûts musicaux m’inquiètent, Dick », lance-il en guise de salutation avec l’air pincé qu’il réserve normalement aux nouveaux tours du Joker, puis il ajoute « Wahou, mauvaise nuit ? »
Dick virevolte par-dessus la rambarde et s’approprie le fauteuil où il s’avachit avec nonchalance avant d’adresser un large sourire à son petit frère.
« J’ai dormi comme une masse. » Ce qui techniquement n’est pas faux. « Et toi ? La livraison de nos télépathes et les résultats préliminaires ?
- Je n’ai pas encore de retour sur l’IRM qu’ils ont dû passer ce matin, mais les prélèvements sanguins ont révélé des traces chimiques qui concordent avec la drogue saisie hier. J’ai jeté un œil vite fait dans les notes d’Olivia Wright, elle a appelé ça la molécule TX3. Pour le moment rien ne prouve qu’il y a un lien avec la télépathie soudaine de nos deux larrons, mais j’ai un peu creusé du côté de l’accident d’Andrew Lloyd. Après réexamen, le sang prélevé lors de son arrivé à l'hôpital porte des traces d’une version un peu différente de TX3. Je n’ai pas eu le temps de fouiller plus en avant le sujet, mais d’ici demain on devrait avoir assez éléments pour se faire une meilleure idée de la situation. Toutes les infos que j’ai trouvées pour l’instant sont dans un nouveau dossier.
- Merci de m’avoir couvert hier soir. »
Tim hausse les épaules. « C’est rien, j’ai juste déblayé le terrain et géré les retombées. C’est Bruce qui s’est chargé des analyses.
- Vraiment ?
- Oui. » Tim lance un coup d'œil à l’horloge et attrape les clés de la Red Bird sur le panneau. « Désolé, je dois y aller ou je serai en retard.
- Les Teen Titans ?
- Juste Bart et Conner. Ils ont une filature aujourd’hui et m’ont demandé un coup de main.
- Rien qu’ils ne puissent gérer seuls avec les ressources de l’équipe ?
- Apparemment pas. Ce n’est rien de très gave, mais...
- Ça fait longtemps que vous n’avez pas travaillé ensemble, tous les trois », décode Dick. « Profites-en pour passer un peu de temps avec eux, Gotham peut survivre quelques jours sans toi, surtout maintenant qu’on a à nouveau Bruce.
- Oui maman rouge-gorge... » raille Tim. « Et tu sais, venant d’un type qui a failli se faire lobotomiser hier soir, la promesse qu’il peut se débrouiller seul n’est pas spécialement rassurante. Je ne sais pas combien de temps ça prendra, mais c’est un boulot simple, je devrais être de retour d’ici ce soir ou demain au plus tard.
- Dans ce cas je ne te retiens pas, petit oiseau. Vole ! »
Tim roule des yeux, enfile son casque, ajuste son sac à dos probablement bien rempli de merveilles technologiques diverses et enfourche la Red Bird. Le moteur de la moto émet un ronronnement délicieux quand il démarre et avec un dernier signe de main, il disparaît sur les chapeaux de roue dans le tunnel qui mène à l’une des sorties cachées, loin du Bunker.

Dick demeure quelques minutes de plus affalé dans le fauteuil de cuir, à parcourir en diagonal les fichiers de la veille et à se mettre à jour des évènements potentiellement intéressants de la nuit passée.
Après avoir lu les trois rapports qu’Oracle a plus spécialement balisés pour lui, il se secoue et se remet finalement en chasse.
Il finit par débusquer Bruce enfermé dans son bureau - enfin le bureau de Dick en vérité, même s’il n’y passe que peu de temps et que de toute manière c’est Tim qui est de fait à la tête de Wayne Entreprises - plongé dans le décorticage de la presse du jour.
L’International Herald Tribune, le Metropolis Times, le Daily Planet, le Globe, le Gotham News, le Washington Post, deux numéros deNature et bien d’autres - plus une liseuse électronique - sont éparpillés sur le plateau de bois roux et de cuir martelé, couverts de post-it et d’annotations diverses qui indiquent probablementles sujets pour lesquels Bruce n’a pas encore toutes les clés. Une pile impressionnante de The Economist - une année complète de numéros ? C’est possible, estime Dick en évaluant d’un coup d'œil la hauteur du tas - est en attente par terre au pied du bureau. Les deux ordinateurs que contient la pièce ainsi qu’un des portables sont allumés et connectés à internet, et l’imprimante bourdonne avec ardeur, recrachant page après page de statistiques ou de rapports probablement top-secrets sur l’équilibre géopolitique mondial et les dernières avancées de Lex Corp en matière d’armement.

Bruce a tiré un fauteuil jusqu’à la fenêtre, dans un rayon de soleil, et il lève la tête de la lecture comparative dans laquelle il était plongé lorsque Dick frappe puis rentre sans attendre.
« Bruce », salue-t-il en passant la porte. « Comment va ? »
Bruce lui lance un regard et hausse un sourcil.
« Ce serait plutôt à moi de poser la question », murmure-t-il en reposant ses articles, et d’accord, c’est bon, Dick a compris qu’il avait une tête de déterré ce matin, pas la peine d’en rajouter une couche à chaque fois...
« Une migraine carabinée », admet-il sans fard en s’asseyant sur le rebord du bureau, « et une tendance surprenante à fredonner du Lady Gaga, mais à part ça tout va bien. Le mal de tête devrait passer, Alfred m’a administré sa tisane magique et je me sens déjà mieux.
- J’ai vu Damian ce matin, il avait l’air aussi en forme que possible.
- Oui. A ce propos, je dois te parler... Nous avons eu de la chance hier soir, mais ça ne se reproduira pas. Il faut que quelqu’un le forme à résister à des attaques télépathiques puissantes. Il a l’obstination nécessaire, mais il lui manque la méthode et l’entraînement, et à ce niveau c’est au delà de mes compétences.
- En effet », acquiesce Bruce en croisant les mains devant lui. Dick sait qu’il voit parfaitement où il veut en venir.
« J’ai besoin de ton accord, Bruce. Si je demande à J’onn de s’occuper de Damian, il n’y a aucune chance pour que l’information de ton retour lui échappe.
- J’onn sait se montrer discret. Si tu lui demandes de se taire, il le fera.
- Je sais. Je vois s’il est libre pour passer demain après-midi ? »

Bruce hésite et Dick sait qu’il pèse le pour et le contre. Admettre le Martian Manhunter, non seulement à Gotham mais plus encore à la Tour Wayne, n’est pas simplement briser la règle du “pas de métahumains sur le territoire de Batman”, c’est surtout une révélation officielle, une exposition. Rester dans les ombres, conscient que J’onn sait sans avoir à le reconnaître ouvertement, serait une politique certainement bien plus séduisante aux yeux de Bruce…
Mais c’est Dick qui est Batman : il a lui aussi analysé toutes les alternatives avant de poser la question, et il n’est pas surpris quand Bruce dénoue ses mains jointes, puis signifie finalement son accord d’un bref signe de tête.
Dick se surprend à observer la manière dont la lumière matinale joue sur ses traits, souligne les plans de son visage, accentue la ligne de sa mâchoire.
C'est une erreur bien sûr, et il s’arrache à sa contemplation intérieure, couvre son trouble en concluant que si c'est convenu, il va demander à Alfred de refaire le stock d'Oreos, à moins que ses cookies faits maison ne soient un appât suffisant.
A cela, Bruce sourit un peu, amusé. Dick s'installe plus confortablement sur le rebord du bureau, remonte ses jambes en tailleur et attrape le Gotham Globe le plus proche pour examiner les post-it laissés par Bruce. Comme il s'en doutait, les morceaux de papier sont couverts de notes du genre "cf. Botsuana ?", "rapport Dietrich, antiprolifération", "vf chiffres, irrégularité ?", "corruption : cf. pers. diplo", "application pssble : désalinisation, cf. dossier TKX568" ; voire de commentaires dont le lien avec leurs articles respectifs est un peu plus obscur, tels que le "palimpseste ?" qui accompagne un papier sur une avancée en robotique, ou le "lien abeilles !!" vigoureux qui orne un reportage sur le nouveau Secrétaire général des Nations unies.
« Je crois que tu as raison », dit-il soudain en lissant du bout des doigts une brève annotée par Bruce dans la rubrique des chiens écrasés : « la mort de Laetitia Yellowgrass n’est probablement pas un accident.
- Qu’est-ce qui te fait dire ça ? » demande Bruce en abandonnant ses articles pour venir s’appuyer à ses côtés contre le bureau et juste comme ça, les choses se remettent en place. Dick répond, explique le lien en apparence ténu de la jeune femme avec la mafia italienne, attrape une feuille vierge pour y griffonner à grand renfort de flèches et de bonshommes bâtons un schéma des changements récents au sein de la hiérarchie mafieuse gothamite.
Et si l’épaule de Bruce s’appuie contre la sienne, il a bien assez de discipline pour ne pas se laisser distraire.

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L’équivalent d’une routine se remet en place, cahin-caha et Dick ne peut s’empêcher d’être égoïstement soulagé que Jason ne soit pas encore au courant du retour de Bruce. La situation est bien assez volatile comme ça, avec quatre Bats dans un Bunker, sans en plus rajouter un catalyseur aussi explosif qu’instable en la personne renégate du second Robin.

Ils effectuent les tests tous les jours et Bruce s’entraîne avec le reste du clan le matin. C’est l’occasion pour Damian (qui s’est remis comme un charme de sa rencontre avec les télépathes, ha, la résilience de la jeunesse…) d’essayer de se faire remarquer : il tente des exercices désapprouvés par Dick, s’évertue à écraser Tim avec encore plus de virulence qu’à l’accoutumée histoire d’impressionner son père, sans réaliser qu’il ne s’y prend pas de la bonne façon. Tout ce qu’il gagne pour sa peine sont des remarques mordantes de la part de Bruce qui, s’il a compris que son fils cherche à briller à ses yeux – ce qui n’est pas certain vu la manière dont Damian s’y prend - ne laisse pas cela influencer sa pédagogie habituelle, lapidaire et avare en compliments.
À vrai dire, Dick est à peu près certain que Bruce et Damian sont aussi confus l’un que l’autre, et que si la sauterelle n’a aucune idée de la manière d’obtenir l’approbation de son père, Bruce ne sait pas non plus comment se comporter face à un préado aussi brillant qu’irascible, qui lui renvoie ses pires défauts. (Déjà qu’il a du mal avec les ados tout court, alors Damian…)

Dick, quant à lui, se retrouve à jouer les équilibristes au milieu d’un écheveau incertain. D’un côté il est toujours Batman, et aussi longtemps que cela durera, Damian sera sa responsabilité indiscutable, son Robin ; son élève, en plus d’être son petit frère, un membre – certes réticent - de la famille.
D’un autre, Bruce va bien reprendre la cape un jour ou l’autre et Damian est son fils : il faut qu’ils apprennent à fonctionner ensemble et Dick n’a nulle envie de se trouver pris entre deux feux, merci bien.
Troisième point à considérer, il est en toute objectivité loin d’être certain que Bruce, malgré toutes ses indéniables qualités, soit le type de professeur ou d’équipier le plus à même de faire progresser Damian… Le problème, c’est que ses vrais besoins en tant qu’élève ne se situent pas sur le plan martial – même si Dick le fait baver là-dessus. Malgré des performances perfectibles, Damian est déjà très largement le parfait petit soldat qu’exiqe la Mission de Bruce.
Ce qui lui manque cruellement ce n’est pas l’entraînement guerrier, c’est tout le reste.
Et s’il faut être honnête, Dick ne peut pas rester en retrait. Il a sué sang et eau pour créer un lien avec le grumeau, pour établir avec lui un équilibre fonctionnel et pour l’initier aux joies de l’humanité. Il est hors de question qu’il laisse les handicaps émotionnels de Bruce gâcher tout son travail. Damian - aussi bête et narcissique que ça puisse paraître - Damian mérite mieux. Ou pas mieux, parce que c’est Bruce et que d’une certaine manière on ne peut pas faire mieux, mais il mérite autre chose.

C’est pourquoi, au bout de trois jours de discrétion stratégique, quand il devient évident que Bruce ne sait pas trop comment gérer le bellicisme retrouvé de la graine de démon, Dick soupire, retrousse mentalement ses manches et prend les choses en main.
Il commence par Damian, parce qu’il a encore besoin de réfléchir avant d’avoir cette conversation avec Bruce. Expliquer entre quatre-z-yeux au gamin que désobéir sciemment aux ordres et envoyer chier le reste de la famille n’est pas la bonne stratégie pour une conquête durable de l’estime de son père est nettement moins compromettant que de confronter Bruce et d’avoir à dire “il faut qu’on reparle de ta capacité limitée à cesser d’être Batman pour être une figure paternelle”, ou encore “va te faire foutre, c’est mon Robin et je le garde, t’as qu’à t’en trouver un autre.”
Peut-être pas formulé exactement comme ça, cela dit, parce que ce serait peu subtil et potentiellement cruel, mais le principe de base reste le même.
Et puis, s’il est honnête avec lui-même – ce qu’il est généralement, pas comme certaines personnes - il laisse peut-être son passif avec son mentor assombrir sa vision de ce que Bruce peut ou ne peut pas apporter à Damian. Bruce a toujours fait de son mieux, ce qu’il pensait être le meilleur pour eux, même si Dick n’a pas toujours été d’accord avec son point de vue.
Enfin, au moins dans le cas de Damian la relation filiale est claire, sans aucune des ambiguïtés du rapport mentor-partenaire qu’il avait avec Bruce, et la graine de démon ne risque pas de développer une attirance aussi énorme qu’inappropriée pour Bruce, c’est déjà ça de gagné.
Mais bref.

Damian tord le nez et met un point d’honneur à railler les conseils de son aîné - que Dick a pris bien soin de ne pas formuler comme des ordres - et nie férocement faire quoi que ce soit pour tenter d’impressionner son père. Toutefois, à l’entraînement suivant, il est beaucoup plus calme et n’attaque pas une seule fois Tim. Une victoire de plus pour Team Dick, une !
Parallèlement, J'onn passe une heure avec Dick et Damian tous les après-midi, l’enquête et les tests sur le TX3 avancent, Tim découvre et résout quasiment tout seul une affaire de transferts de fond louches et de corruption au sein de la Cour centrale de Gotham, Alfred mène une guérilla discrète (et diablement efficace) pour qu’ils mangent tous ensemble au moins une fois par jour et Bruce de son côté applique toute sa considérable volonté à rattraper en quatre jours l’équivalent d’un an d’évolutions mondiales dans tous les domaines possibles et imaginables.
Quant à lui, Dick fait comme d’habitude : il s’entraîne plus durement que jamais, insuffle la peur du Diable – et des chauves-souris - dans les esprits criminels, joue les techniciens médicaux en prime, et essaie de ne pas se laisser distraire de ses devoirs par la présence de Bruce.
C’est encore tôt, suppose-t-il, à peine une semaine pour compenser un an de deuil, et il lui faut parfois s’arrêter, réguler sa respiration parce qu’au fond de lui quelque chose exulte et vibre, parce que Bruce est vivant.

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« Tu n’es pas calme, Richard », remarque J’onn de sa voix profonde et régulière, le cinquième jour. « Je sais que tu as beaucoup à penser en ce moment, mais si tu ne parviens pas à niveler la surface de ton esprit, tu ne fais qu’offrir plus de prise. »
Ils ont annexé pour les besoins de l’entraînement une des salles annexes du gymnase, un petit dojo décoré d’acajou. Dick et J’onn se tiennent côte à côte devant la verrière sans tain qui occupe tout un flanc de la pièce, l’inondant d’une pâle lumière blanche.
Ils surplombent Gotham, les immeubles gothiques de la vieille ville, le bandeau argenté de la Finger qui scintille au soleil et le parc Robinson sur l’autre rive. Au-delà des arbres, Dick peut apercevoir le dôme du jardin botanique et des grattes-ciel d’acier et de verre reconstruits après le tremblement de terre, le fouillis de l’architecture complexe de l’île Centrale, et plus loin encore la forme sombre d’Arkham à l’Ouest, sur le bras de la rivière Gotham qui se trouve entre la ville et les terres. Puis il y a tous les quartiers de l’île Nord, indiscernables les uns des autres d’aussi loin, avec simplement quelques constructions qui émergent du désordre urbain grisâtre : la courbe du stade Sommerset et à demi caché derrière lui celui des Gotham Knights, l’aiguille presque invisible du clocher d’Oracle au sein du quartier de Burnley et plus loin encore l’estuaire nord de la Gotham et la ligne floue du littoral. Dick suit des yeux le renflement des collines, Crest Hill et la forme minuscule de ses châteaux et villas dans leurs écrins de verdure, cherche et trouve l’étendue boisée qui marque le domaine Wayne. Le manoir est invisible de si loin et même avec une très bonne paire de jumelles, tout ce que l’on pourrait peut-être distinguer est la pente sombre d’un toit.
« Richard.»
Avec un sourire Dick s’arrache à sa contemplation et lève les yeux vers J’onn.
Le Martien a choisi d’adopter pour les sessions son apparence la plus humaine, tout en gardant sa peau verte et ses yeux rougeoyants. Il est pieds nus sur le tatami et vêtu de lin blanc.
« Ce n’est pas censé être Damian, l’élève ? », plaisante-t-il en désignant du menton son Robin, installé en position du lotus de l’autre côté du tatami, une grimace guerrière de concentration sur les lèvres.
Le regard que lui adresse J’onn rappelle fortement celui d’Alfred et se passe de tout commentaire.
« Mes excuses, » murmure Dick. « Je sais : on n’a jamais fini d’apprendre, plus on découvre, plus on se rend compte qu’on ne sait rien, etc., etc…
- Tu éludes », souligne simplement J’onn, et Dick a un bref instant d’angoisse avant de se reprendre. Il se sait suffisamment bon pour dissimuler ce qui doit l’être tant que J’onn ne creuse pas, et il a confiance, il sait que ce dernier respectera ses limites.
« Désolé, c’est de famille. Comment progresse Damian ?
- Correctement. Votre expérience de la semaine dernière est une motivation puissante et il met une hargne considérable à se protéger.
- Je ne suis pas surpris. »
Damian s’efforce de maintenir un front détaché face à son nouveau professeur, mais Dick est à peu près certain qu’il est intimidé, voire vaguement terrifié par J’onn. Après tout, les dossiers de Batman sont on ne peut plus explicites sur les véritables capacités du Martian Manhunter, et la présence d’un télépathe de sa puissance aurait de quoi pétrifier même la personne la plus ouverte.
« Je te remercie d’avoir accepté de t’occuper de lui. Ce n’est pas l’élève le plus facile au monde.
- Je vois parfaitement d’où il tire son obstination », répond J’onn avec une diplomatie amusée et Dick ne peut retenir un rire surpris, parce qu’en effet, c’est particulièrement évident pour quiconque a jamais vu Bruce penché sur un plan de travail, concentré et silencieux, sourcils froncés dans l’angle exact qu’arborent ceux de Damian à cet instant précis.
« Ce fut un coup terrible, sa chute, » dit encore J’onn, et cette fois Dick ne peut qu’acquiescer, visage durci et bouche réduite en une simple ligne. Même si J’onn réprime sa télépathie et que lui-même a des moyens de protection, peu de choses échappent au Martien, et ce n’est pas comme si cette information précise était un secret bien gardé, voire un secret tout court.
« Je crois que je n’aurais pas pu le faire si je n’avais pas eu Damian.
- Je crois que tu te sous-estimes, Richard », rétorque J’onn, et le jeune homme ressent une pointe d’irritation. Il connaît ses limites et sans Alfred et Damian, sans la responsabilité envers Gotham pour l’ancrer à la mort de Bruce, il aurait pu faire concurrence à Jason dans le domaine des débâcles à forts dommages collatéraux.
Ce sont des pensés dangereuses à avoir à portée d’un télépathe, même si ce dernier est J’onn, et Dick relance la conversation sur un autre sujet. La prochaine réunion de la JLA approche et Batman a des suggestions pour la réorganisation de la Tour de Contrôle et la mise à jour des systèmes de sécurité.

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« On a un problème, » annonce Dick deux soirs plus tard lorsque Bruce pénètre dans le Bunker. « Regarde. »
Bruce se penche par-dessus son épaule et lit le rapport compilé par Oracle sur la série d’incidents aux étranges symptômes dans Chinatown.
Du coin de l’œil, Dick guette son visage, à la recherche de l’instant précis où il fera à son tour le lien entre les deux affaires. Il n’est pas déçu : Bruce a une maîtrise presque parfaite de ses expressions, mais le frémissement est bien là, pour qui sait le voir et l’interpréter.
« On se demandait où était passée la production de TX3 de la première semaine de mars, maintenant on le sait… »
La disparité entre les chiffres d’Oracle sur les achats de matière brute et la quantité de drogue saisie chez Wright les a amenés à soupçonner qu’ils avaient entre six et dix kilos de TX3 raffinée dans la nature… La confirmation n’est pas surprenante, mais elle n’augure rien de bon.
« Plus inquiétant encore, » souligne Dick, « Chinatown est le territoire de Lang. Si la mafia Chinoise a fait main basse sur la drogue et qu’ils se rendent compte de son potentiel, ils vont mettre leurs chimistes dessus en rétro-ingéniérie. Le risque qu’ils parviennent à isoler la molécule et à la reproduire ne peut être négligé. Pour l’instant, les incidents laissent penser qu’au moins une petite partie de la drogue a été refilée à des dealers et qu’ils la vendent sans savoir ce qu’elle provoque. Du coup on a un homme de vingt-huit ans qui attaque une connaissance parce qu’elle “pensait” qu’il était cocu, une bande de jeunes qui se sont mis à voler les cartes de crédit des gens qui venaient juste de passer au distributeur et qui, selon plusieurs témoins, “connaissaient les codes”. Il y a aussi des cas de psychoses qui sont probablement liés : deux junkies qui ont fait des crises de panique – les rapports sont flous mais il semblerait qu’ils aient commencé à entendre ce qui se passait dans la tête de leurs voisins. L’un s’est défenestré, l’autre s’est mis à courir au milieu de la rue et a été renversé par une voiture. Ils ne sont probablement pas les seuls, mais il est possible que selon la quantité absorbée, la télépathie varie en intensité et qu’elle soit simplement prise pour les délires d’un trip.
- Il va falloir agir vite.
- Je sais, j’ai déjà sonné le rappel. Huntress, Batwoman et Batgirl ne devraient plus tarder, Tim est en chemin et Oracle a mis tous ses indics sur le coup.
- Ça risque d’être insuffisant », commente Bruce. « Il faut qu’on localise et récupère le moindre gramme de TX3 avant qu’ils ne se rendent compte de ses effets, ou du moins ne commencent à l’analyser… Si on en manque un seul, on aura attiré leur attention sur la drogue et ils s’en donneront à cœur joie...
- C’est pour ça que je vais aussi mettre Gordon sur le coup », acquiesce Dick. « Si ça déborde, il faut que ses hommes soient prêts à intervenir dans Chinatown - en espérant que la drogue n’ait pas quitté le quartier. Dans le pire des cas, on risque de se trouver face à des hommes de la mafia ayant pris de la TX3 et capables non seulement de lire dans les pensées, mais aussi de se servir de la télépathie de manière offensive.
- Non, le pire scénario serait que d’autres gangs en dehors de Chinatown aient également récupéré des doses de TX3 », le corrige Bruce en appelant à l’écran un plan de Gotham.
« C’est possible, mais ça reste peu probable, les petits labos ont généralement un seul client, et le gang de Lang est en froid avec les Ukrainiens, sans parler des affaires de Marcone… Je doute qu’ils partagent la drogue et encore moins la moindre info s’ils saisissent ce sur quoi ils ont mis la main. Pour ce qui est des dealers, ils n’officient normalement que dans Chinatown…
- Mais s’ils ont eu des clients venant d’autres quartiers, on peut s’attendre à voir de nouveaux cas fleurir un peu partout dans Gotham. »
Les doigts de Dick courent sur le clavier et une ligne temporelle vient s’ajouter sous la carte, détaillant dans le temps ce qu’ils ont retracé des agissements du labo de Wright.
« On peut supposer que la puissance de la télépathie est non seulement proportionnelle à la quantité de drogue ingérée, mais aussi à la durée d’exposition et au nombre de prises, ça expliquerait que Dwayne Wright ait été plus puissant que Warren Pilgrim…
- On n’a pas suffisamment de données pour en être certains.
- Mais ça reste probable. En nous fondant là-dessus, il y a peu de chance qu’aucun des hommes de Lang ou des junkies ayant pris de la TX3 ne soit encore très puissant, en tout cas pas aussi fort ni avec autant de maîtrise que Wright, et si des clients dans d’autres quartiers ont pris de la TX3, ils seront sans doute des cas isolés, ce qui rendra plus difficile de faire le lien et de remonter à la source comme nous l’avons fait.
- Cela fait beaucoup de 'si'... » grimace Bruce. Il n’a pas tort : Dick a beau être un excellent détective, il se fie trop à ses intuitions, même si Bruce lui a appris à les tempérer par un raisonnement en béton... Cependant, il porte la cape ; désormais, c'est lui qui prend les décisions… Et ce n'est pas comme si Bruce avait d'autres suggestions à lui faire. Il acquiesce finalement : « Je m’occupe de la veille sur les admissions à l’hôpital et les rapports de police pour le reste de la ville »
- L’idéal serait de parvenir à retracer chaque utilisateur. Tu parles d’une aiguille dans une botte de foin… Ca va être coton. » Dick se plaint, mais ils savent tous deux qu’il ne laissera pas une pierre non retournée tant qu’il n’aura pas récupéré toute la TX3. « Mais bon, c’est pas comme si nous avions le choix », finit-il en se penchant contre Bruce pour attraper le communicateur posé de l’autre côté du plan de travail. « On va avoir besoin de toutes nos ressources.
- Matches Malone pourrait se révéler utile, » fait remarquer Bruce d’un ton neutre, et la première réaction, instinctive, de Dick est de protester que non ! C’est bien trop tôt !, sans aucune discussion possible.
Mais évidemment c’est un réflexe stupide, et à la place il régule sa respiration et réplique d’un ton parfaitement normal.
« On aura besoin de quelqu’un à la coordination.
- Oracle peut s’en charger », objecte Bruce, ce qui est parfaitement vrai. « Quelqu’un de plus dans la rue pour prendre le pouls des rumeurs et voir si des gens ont une idée des effets de la TX3 pourrait être vital. Il ne s’agit pas de se battre, simplement d’enquêter. »
Avec un sentiment d’angoisse sourde, Dick comprend que Bruce tente de le rassurer. Non pas simplement de faire valoir son point de vue, parce qu’il n’y a strictement rien que Dick puisse faire pour l’arrêter s’il décide de remettre le costume hideux de Matches et de se mêler aux bas fonds : il est en train d’essayer de le convaincre que ce sera pour le mieux, et que tout va bien se passer.
« Si tu es décidé, je ne peux pas t’en empêcher », lâche-t-il avec un flegme qui mériterait un Oscar du meilleur acteur, mais Bruce secoue la tête et attrape son bras au moment où il s’apprête à faire volte-face pour atteindre l’armoire d’équipement à gauche des écrans.
« Bruce.
- Ce n’est pas le problème Dick, écoute… » Bruce hésite un instant. « Je ne suis pas le meilleur juge. Je sais que j’ai envie de reprendre le masque, et les tests sont en voie d’amélioration… Mais… Je ne suis pas objectif, et tu connais l’état des bas-fonds de Gotham mieux que moi pour l’instant, ainsi que mes capacités actuelles. Penses-tu que ça vaille le coup ? »
Le visage de Dick est dans l’ombre, hors de la lumière bleue des écran, et il bénit un instant le Ciel pour cela, parce qu’il n’est pas certain de pouvoir maintenir une expression neutre à cet instant précis. Bruce lui demande son avis. Bruce pense qu’il est objectif… L’ironie est dévastatrice.
Et lui…
« Tu as raison, Matches sera une ressource précieuse si on a besoin de suivre des pistes au sein de la pègre et de garder les oreilles ouvertes. C’est une bonne idée. »

 

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