Abîmes
Abîmes
« Celui qui se bat contre des monstres doit prendre garde à ce qu’il ne devienne pas un monstre lui-même. Et lorsque vous regardez longuement dans l’abîme, l’abîme regarde en vous. »
-Friedrich Nietzsche
La Cave est vide lorsqu’il rentre de l’asile, et il laisse échapper un soupir dans l’air frais : comme plusieurs fois auparavant, il a dû rendre visite aux pensionnaires d’Arkham et leur arracher des aveux, des renseignements ou tout simplement un avis, afin qu’il puisse arrêter un de leurs semblables. Il laisse le son lourd de sa cape résonner dans les profondeurs du souterrain et vient s’asseoir devant l’ordinateur, prêt à poursuivre son enquête. Mais il s’arrête un instant pour reprendre sa concentration.
Face à lui, un visage se reflète dans la surface éteinte de l’écran imposant ; dans ce miroir, il peut voir ses épaules se soulever et se rabaisser, avec un rythme irrégulier qui lui déplaît. Faire face aux cellules d’Arkham, à ces boîtes et aux diables qui s’y cachent, n’est jamais facile. Mais il tente de ravaler le stress et d’endurcir son esprit : ses sourcils froncés déforment le masque et lui font un regard de fer. Ils ne sont que des criminels comme les autres, une masse de lâches superstitieux : ce sont eux qui devraient le craindre. Batman ne ressent ni peur ni fatigue, il ne peut pas montrer de faiblesses.
Mais malgré tout, la fatigue le prend et il sent la sueur sur sa peau. Exaspéré, il relève son masque et le reflet change. Les traits séduisants de Bruce Wayne restent vides d’expression. Ce visage que le grand monde connaît et adule, qui peut sourire et séduire, mais aussi transpirer et faiblir, lui semble inutile et étranger : ce n’est pas le masque dont il a besoin maintenant.
Il passe une main gantée de noir sur son visage, chasse la sueur et secoue la tête. Ses doigts s’attardent et il fixe l’écran du regard : ses traits sont couverts par le cuir, et il n’a soudain plus qu’une partie de visage. Il hésite un instant et, poussé par quelque réminiscence, il plaque la paume contre sa joue. La moitié de sa face est couverte. Son regard devient amer : l’image obscure et inversée lui rappelle un échec, une autre faiblesse. Et pourtant, elle est si fidèle…Il détourne le regard et dévoile à nouveau le visage de son alter ego.
Il laisse échapper un deuxième soupir tandis que sa main descend jusqu’à son menton. Lorsque ses yeux reviennent sur l’écran, ils s’arrêtent soudainement ; du regard, des doigts, il examine sa bouche, ses lèvres. Il a vu récemment ces traits, mais déformés par une autre expression. Où a-t-il déjà vu ce reflet ? Son instinct de détective le tire en avant, et il le suit, à la poursuite de ce mystère. Lentement, son visage change et esquisse un sourire faux. Puis, sa bouche s’étire tant et plus, et bientôt il sourit à pleines dents. Ses yeux tremblent et une lueur d’effroi y apparaît, face à ce reflet si fidèle.
Une voix familière brise le silence et le fait sursauter.
« Eh bien, comment s’est passée votre visite au sanatorium local ? »
Sans répondre, Bruce remet le masque avec une précipitation qu’il tente de cacher. Un faible tintement métallique régulier lui indique qu’Alfred porte un plateau. Les chauve-souris s’agitent çà et là dans l’obscurité, dérangées par ce nouvel arrivant qui ne s’embarrasse pas de furtivité. Le détective ramène son esprit sur les sensations environnantes, sur l’affaire qu’il doit encore résoudre, sur la conversation que le majordome va tenter d’engager en vain… il essaye presque désespérément de chasser les reflets de ses pensées.
Alfred pose le plateau à proximité de son maître : une tasse, un thermos et un sanwich sont là, à portée de main. Bruce est toujours immobile, assis face à son reflet dans l’écran ; ses traits sont redevenus durs et impénétrables. Le majordome prend de nouveau la parole, et le détective peut sentir l’intonation inquiète qui se cache sous son ton distingué.
« Les patients de ce bon docteur Arkham ont-ils apporté leur contribution personnelle à votre affaire ? »
De sa main gantée, Bruce recouvre le bas de son visage, pour ne laisser aucune trace d’expression, aucun signe de faiblesse. Et il se décide enfin à parler.
« Ils ont installé des vitres. »
Il n’y a pas dans sa voix ce son rauque et bas qui effraye les bas-fonds de Gotham. Alfred hausse les sourcils et se tourne vers lui, avec un air de sollicitude.
« Je vous demande pardon, maître Bruce ? »
« À Arkham. Ils ont enlevé les portes blindées des cellules. Ils les ont remplacées par des vitre renforcées. »
Ses yeux sont fixés sur l’écran mort, comme si son regard pouvait transpercer son reflet et voir l’autre côté. Le majordome ne répond pas : il se contente de se pencher en avant et d’appuyer sur un bouton. L’ordinateur s’allume, l’écran s’illumine et affiche le dossier de l’affaire en cours.
« Ne travaillez pas jusque trop tard dans la nuit. » dit-il simplement avant de remonter les marches jusqu’à la porte.
Les données continuent de défiler sur l’ordinateur, et Bruce pose le regard sur le plateau, l’air songeur, encore hésitant. Après quelques secondes, il prend une courte inspiration et se met à taper sur le clavier, se plongeant dans le travail avec un abandon farouche. Mais une dernière pensée vient l’interrompre.
Avec précaution, il saisit le sandwich et le soulève au niveau de son visage, comme il manipulerait un indice fragile. Sa bouche s’avance lentement, mais il s’arrête…avant de retirer son masque et de prendre enfin une bouchée. Et tandis qu’il mâche avec circonspection, en détective, un sourire léger se dessine sur le visage de Bruce Wayne.
« Merci, Alfred. »
Tout en mangeant, il se remet au travail, son regard aigu rivé sur l’écran. Le reflet a disparu.