Ses os

Chapitre 1 : Ses os

Chapitre final

1876 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 26/06/2020 16:35

Bonjour,


Ce texte a été écrit dans le cadre du défi "Songe d'une nuit d'été", sur le forum de fanfictions.fr, qui consiste à écrire un texte sur le thème de la nuit, le tout en éliminant un maximum de verbes faibles.


Bonne lecture !


*****


Sakurako fonçait pied au plancher sur la route sinueuse. D’habitude, les enceintes de l’habitacle auraient craché de toute leur puissance le métal qu’elle aimait tant. D’habitude, les riffs de guitare auraient empli sa boîte crânienne, la batterie aurait fait taire ses angoisses pour enfin lui permettre de réfléchir. D’habitude, Shoutarou aurait baissé le volume, se serait plaint qu’elle écoutait toujours sa musique trop fort et qu’elle finirait sourde si elle continuait. Cette fois-ci, seul le silence l’accompagnait.


Elle se maudissait de l’avoir laissé revenir dans sa vie, de s’être faite avoir par cette folle promesse qu’ils arrêteraient Hanabusa tous les deux ou pas du tout. Elle n’aurait pas dû changer d’avis. C’était son orgueil qui avait sacrifié Shoutarou, rien d’autre. Elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même. Il avait maintenant disparu depuis huit mois, sans que la police trouve la moindre piste. Sakurako, elle, connaissait le coupable. Il jouait avec elle, lui prouvait que sa guerre était vaine et qu’il remporterait la victoire.


Le soleil se couchait enfin à l’horizon, l’horloge indiquait vingt-et-une heures quinze. La météo prévoyait une vague de chaleur sans précédent dans les prochains jours mais, à l’intérieur, Sakurako mourait de froid. Elle errait depuis huit mois, sans aucun autre objectif que de retrouver Shoutarou. Elle se le promettait encore, encore et encore, l’esprit embrumé par un café noir toujours plus fort, pour tenir éveillée et alerte juste une petite demi-heure de plus, pour ne pas perdre de temps. Je te retrouverai, Shoutarou, je te promets que je te retrouverai. La phrase dansait dans sa tête, au milieu d’une nuée de papillons.


Seulement voilà, les promesses ne suffisent pas, encore faut-il les tenir. Et elle n’avait pas avancé d’un pouce depuis le jour où elle l’avait perdu de vue dans cette foule. Jour après jour, le désespoir et la frustration de rester au point mort l’avaient conduite au bord de la folie. Elle ne devait qu’à Hanabusa ce tout nouvel élément. Il la narguait, une fois de plus.


Elle était arrivée dans la boîte aux lettres un beau jour de juillet. Une enveloppe funéraire, ceinte de deux rubans, un blanc et un noir. Mais au lieu d’argent, elle contenait la photographie d’un grand cerisier au pied duquel paissait un cerf constellé de taches blanches. Un mémorial couvert de mousse en arrière-plan lui avait permis de localiser l’endroit où on l’avait prise, soit le jardin du temple d’un hameau près de Nara. Derrière, on avait inscrit au feutre noir une simple phrase : « Retrouvons-nous » ; Sakurako avait tout de suite reconnu l’écriture de Shoutarou. Sans se poser de questions sur la raison du choix de ce lieu, elle avait sauté dans sa voiture et conduisait depuis sans jamais s’arrêter plus que le strict nécessaire.


La fatigue lui pesait tant qu’elle ne vit pas à temps la silhouette qui bondit devant sa voiture. Elle écrasa le frein, mais trop tard. Le choc arriva comme au ralenti. L’animal tomba de toute sa masse sur le pare-brise, qui se brisa en millions de morceaux. Par chance, peu de débris arrivèrent sur Sakurako qui avait, par réflexe, relevé les bras pour se protéger le visage. La bête, elle, resta fichée à l’intérieur, le corps dans l’habitacle mais les pattes et la tête toujours dehors. Son sang coulait à grosses gouttes sur le tableau de bord, le long du volant et des ventilateurs, jusque sur les genoux de Sakurako.


Hébétée, le coeur battant à se rompre, elle chancela hors du véhicule. Une camionnette s’était arrêté une cinquantaine de mètres au devant d’elle et son conducteur, témoin de la scène, accourut pour s’assurer que tout allait bien. Il lui posa un millier de questions, appela une dépanneuse et tâcha d’alimenter la conversation le temps qu’elle arrive. Sakurako ne répondait que par monosyllabes, incapable de se détourner du cerf qui gisait sur son capot. C’était un jeune mâle, qui portait encore de nombreuses taches bien visibles sur tout le corps. Il ne lui aurait pas fallu plus d’un hiver pour qu’elles s’estompent et deviennent presque invisibles. Il traînait à sa croupe une troisième paire de pattes atrophiées, vestige d’un jumeau partiellement absorbé dans le ventre de sa mère. Un spécimen fascinant et des plus rares. D’ordinaire, Sakurako aurait adoré que le destin mette sur sa route une carcasse si particulière. Elle se serait empressée de bouillir toute cette chair désormais inutile pour reconstituer ce merveilleux squelette et l’ajouter à sa collection. Mais cette fois-ci, elle ne ressentait rien d’autre à sa vue qu’une fureur sourde. Comment osait-il la stopper dans son élan ?! Elle songea à Shoutarou, à tout ce temps qu’elle avait déjà perdu et qu’elle perdait encore. Elle supplia toutes les forces supérieures imaginables de faire en sorte qu’il ne soit pas trop tard.


Le dépanneur embarqua sa voiture et lui donna tout un tas d’indications qu’elle ne retint pas. Il n’y avait de place que pour Shoutarou dans son esprit. Avant de repartir, le conducteur de la camionnette s’assura une dernière fois qu’elle n’était pas blessée.


— Où allez-vous ? fut la première chose que Sakurako parvint à articuler à son adresse.

— Je m’arrête à Yoshida.

— Vous pouvez me déposer à Sasegawa ?


Il accepta et la mena vers sa destination. Elle passa le reste du trajet immobile et tremblante, à se demander ce qu’elle trouverait une fois là-bas. Elle connaissait Hanabusa, elle savait les horreurs dont il était capable. S’engager dans un jeu de piste macabre dont il tirait les ficelles ne lui disait rien qui vaille.


La cour du temple était plongée dans la pénombre lorsqu’elle arriva. Elle se précipita vers le cerisier de la photo. Il avait depuis longtemps perdu ses fleurs pour se parer d’un magnifique feuillage. À son pied, la terre changeait de texture ; on l’avait retournée récemment.


Sakurako s’y jeta et y plongea ses ongles. Elle creusa, creusa et creusa encore, les larmes aux yeux. Elle s’égratignait contre les cailloux qui se mettaient sur son chemin mais s’en fichait. Elle ne s’arrêta que quand la nuit fut tout à fait tombée et que ses doigts rencontrèrent une masse froide et dure. La lumière jaune du lampadaire du temple comme seule compagne, Sakurako extirpa le crâne de sa gangue de terre. Il appartenait à un homme, le maxillaire ne laissait planer aucun doute à ce sujet. Sa taille, elle, indiquait un adolescent en fin de croissance.


La main sur la bouche, Sakurako évita de justesse de rendre son maigre déjeuner. Elle prit une grande inspiration, puis expira, inspira, expira, jusqu’à redevenir maîtresse d’elle-même. Rien ne lui disait qu’il s’agissait de Shoutarou. Hanabusa pouvait très bien avoir placé là les restes de n’importe quel garçon. Tout cela ne relevait que du jeu pour lui ; du chat qui s’amuse à traquer une souris non par faim mais par pur instinct. Il n’y mettrait pas fin sans la torturer encore un peu.


Elle leva sa trouvaille à la lumière du lampadaire et observa l’intérieur de la boîte crânienne. Comme elle s’y attendait, le sphénoïde manquait, signature immanquable de son ennemi. Il y avait laissé sa patte. Une fois de plus, Sakurako s’efforça de se calmer. Jamais Hanabusa ne lui aurait offert ainsi Shoutarou sur un plateau d’argent. Il voulait qu’elle le cherche, que jamais elle ne cesse de se demander si elle pouvait encore le sauver.


— Allons, mon ami, dit-elle au crâne avec un sourire. Je vais découvrir qui tu es et en échange, tu m’aideras à arrêter ce monstre.


Avec soin, elle posa le crâne entre les racines du cerisier, lui laissant ainsi la supervision des opérations tandis qu’elle continuait de déterrer le squelette. Elle progressait lentement, mais découvrit bientôt des vertèbres cervicales, puis une omoplate, qui confirmaient ce que lui avait déjà dit le crâne. Sous la mandibule inférieure, elle dénicha un os hyoïde fendu en deux, qui lui expliqua que le garçon avait succombé à une strangulation. Peu à peu, les os la calmaient, lui chuchotaient à l’oreille tous leurs secrets. Cet adolescent ne pouvait pas être Shoutarou. Elle ne l’aurait pas retrouvé ainsi, pas dans de telles circonstances.


Elle continua son effort, ignorant du mieux qu’elle pouvait la brûlure que lui infligeait la peau lésée avec laquelle elle continuait de creuser. Au-dessus d’elle, le quartier de lune veillait au grain. Elle en arriva presque à retrouver sa sérénité. La nuit l’apaisait, fraîche et rassurante. Les souvenirs de Shoutarou l’accompagnaient dans sa besogne.


***


Elle a déjà plusieurs fois remarqué cette cicatrice sur son bras gauche. Elle se situe haut, presque à l’articulation, mais quand Shoutarou lève le bras pour attraper une boîte dans le placard, Sakurako parvient à l’apercevoir de nouveau et fond sur lui. Elle entoure le membre de ses deux mains, passe ses doigts le long du tissu cicatriciel, et tâte la chair, ferme et souple à la fois, dans l’espoir de sentir l’os en dessous.


— Eh, proteste Shoutarou, le visage écarlate, qu’est-ce que tu fais ?!

— Comment t’es-tu fais ça ?


Le sourire aux lèvres, elle continue de palper pour deviner les reliefs de l’humérus.


— Je suis tombé d’une structure de jeu quand j’étais petit, explique Shoutarou en s’arrachant à son emprise. Je me suis cassé le bras.


De nouveau, Sakurako meurt d’envie de le toucher. Une fracture ouverte, quel magnifique hommage des os fait à la peau. Ce n’est pas donné à tout le monde d’avoir vu son propre squelette. Sakurako, qui déteste autant la douleur que tout un chacun, jalouse rarement les blessures des autres mais si elle devait en choisir une, ce serait celle-ci.


***


Sakurako tira sur l'humérus et le nettoya du bout des doigts pour en retirer le plus de terre possible. Elle s'apprêtait à le poser avec les autres quand un détail attira son attention.


Elle dut l’approcher de son visage pour le distinguer nettement. Tout en haut de l’os, près de l’articulation, une striure marquait l’endroit où il s’était brisé, puis reconstruit.


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