Avant qu'Henry ne revienne

Chapitre 16 : Anticipation

667 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 05/12/2022 18:44

1940 -..?

Nous pouvons dire qu'il existe pire que la mort.

Nous savons que nous avons été tués, parce que nous avons vu nos cadavres ou que nous nous souvenons d'avoir été sacrifiés. Pourtant, nous sommes encore là alors que nous donnerions tout pour ne pas nous être réveillés.

Nous sommes quatorze à présent, enfermés dans une grande pièce vitrée. Notre groupe a augmenté petit à petit, mais cela fait quelque temps qu'il ne nous en a pas emmené de nouveau. Parfois, il y a de la lumière, parfois non. Personne ne répond à nos appels, même si nous entendons du bruit autour de notre prison. La pièce simple, tout en bois, à part une vitre sans tain qui nous renvoie notre pauvre image. Certains n'arrivent pas à s'y regarder, même si nous avons tous les mêmes corps maigres, aux visages sans traits distinctifs et aux grands yeux jaunes. Il n'y rien d'autre et les murs ne sont percés que d'une porte, fermée à clef, dont nous essayons tous de nous tenir le plus éloigné possible. À chaque fois qu'elle s'ouvre, nous savons qu'il va venir pour emmener de force l'un d'entre nous ou ramener le précédent, encore dégoulinant d'encre.

Mais nous ne pouvons rien faire pour lutter contre lui, même s'il vient seul et que nous sommes plus nombreux. Il lui suffit d'un mot pour nous contraindre, d'un autre pour détruire nos corps d'encre. Il nous fait et nous défait. Il nous a tués, nous a changés et essaye de nous changer encore avec la machine. Nous ne savons pas vraiment ce qu'il veut, et si nous le savions, nous le lui donnerions. Mais la machine nous abîme. Chaque passage nous arrache un peu plus de notre identité et de notre passé sans que nous ne réussissions à être ce qu'il voudrait. Pourtant, il continue à venir nous chercher et plus il nous y remet, plus nous nous étiolons. Les premiers à être trop passés par la machine ont oublié qui ils sont. Ils n'ont plus rien pour lutter contre l'angoisse et la peur et ne parviennent qu'à se recroqueviller dans un coin en tremblant sans arrêt.

Si notre mémoire est tout ce qui fait encore de nous des êtres humains, nous n'avons rien pour la préserver. Nous essayons d'échanger nos souvenirs et de parler à voix haute de ce que nous étions. Ceux qui en sont encore capables écrivent sur les murs avec leurs doigts dans l'espoir de savoir encore lire quand ils reviendront. Mais nous allons oublier. Nous le savons, nous voyons comment sont devenus ses premières expériences. Bientôt, nous ne serons tous que des ombres sans forces, dévorés vivants par la tristesse.

Nous pouvons même redouter pire que cela. Deux d'entre nous ont été pris, l'un encore conscient et l'autre déjà très abîmé. Le premier est revenu seul, en pleurant, et nous avons eu du mal à le calmer assez pour comprendre. Il a dit qu'il avait vu le deuxième être passé dans la machine jusqu'à ce qu'il ne soit plus capable d'avoir une forme humaine. Il avait régressé en une sorte de monstre sortant de l'encre, sans la moindre conscience et seulement capable de gémir. Nous n'avons pas voulu le croire. Pas au début. Et puis deux autres sont partis, et sont revenus dans le même état de détresse, disant la même chose : ils avaient vu d'autres être d'encre, venant d'autres groupes, être testés et certains d'entre eux s'étaient effondrés en flaques pour en ressortir comme des fantômes.

Nous n'avons pas pu parler pendant plusieurs jours.

Nous avons perdu nos corps, nos proches, notre vie. Mais la machine peut nous prendre tout le reste.

Vivre dans cette attente, savoir ce que nous allons devenir est peut-être pire que la perte en elle-même.


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