BioShock Beyond – Tome 2 : Retour vers les abysses

Chapitre 8 : Le jugement de Cronos

8464 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 25/07/2021 12:18

Chapitre 8 : Le jugement de Cronos


           D’une façon ou d’une autre, les Saturniens semblaient avoir pris le contrôle du quartier et avaient gagné en puissance depuis ma dernière visite. Il était clair que cette végétation foisonnante était de leur fait. Mais je ne pouvais pas dire par quel moyen ils s’y étaient pris. Sûrement de la même manière qu’ils nous avaient ligoté et bâillonné. A ma connaissance, aucun plasmide ne permettait de produire ce genre d’effet. Peut-être avaient-ils pu en créer d’autres. Dieu seul pouvait savoir le genre de surprise qui nous attendait.

           La femme, qui se faisait appeler Artémis, nous libéra finalement de notre piège, tout en nous laissant ligotés et bâillonnés. Ses acolytes, Actéon et Orion récupèrent toutes nos armes. Puis, ils nous conduisirent à travers le tunnel que nous venions de quitter, en direction de la Gloire d’Athéna, l’immeuble résidentiel le plus luxueux de Rapture.

           Evidemment, pensai-je, quitte à prendre le contrôle de Rapture, autant se tailler la part du lion.

           Un tram accidenté et un éboulement bouchaient le passage, juste après les égouts, mais les Saturniens semblaient y être habitués : un geste de la main leur suffit pour libérer un passage en plein milieu des gravats, grâce à leurs nouveaux pouvoirs étranges, en contournant le tram renversé. Le reste du tunnel était lui aussi recouvert par une couche de végétaux extraordinaire.

           Pourquoi faisaient-ils cela ? Pourquoi tout ce quartier ressemblait-il à un jardin, sorti tout d’un droit d’un rêve, ou d’un cauchemar ? Au premier abord, je pensais qu’il s’agissait d’un moyen pour eux de faire ressembler Rapture toute entière à l’Arcadie, leur quartier de prédilection. Un moyen peut-être pour eux de se sentir chez eux.

           Mais, en y réfléchissant, alors que ces fous me traînaient au cœur de leur repaire de choix, je compris enfin de quoi il s’agissait : cette épaisseur de végétaux n’était pas qu’esthétique, elle servait aussi à protéger Rapture des fuites potentielles. C’est sans doute pour cette raison que je n’avais vu aucun dégât dans le tunnel. C’était assez ingénieux, surtout de la part de dégénérés comme eux.

           L’entrée du complexe d’appartements se trouvait quelques mètres plus loin. L’enseigne qui indiquait son nom était d’ailleurs toujours visible, légèrement effacée derrière le lierre grimpant. Mais l’entrée était sous bonne garde : six Saturniens étaient postés au niveau des quais, à droite et à gauche de l’entrée. Ils n’avaient pas d’arme sur eux, visiblement, mais l’évènement qui nous avait conduit ici nous avait prouvé qu’ils n’avaient nullement besoin de ces futilités pour nous battre à plate couture. Le type de menace que constituait les Saturniens requérait plus que quelques armes. Il fallait combattre le feu par le feu, mais nous n’avions ni le loisir ni le luxe de nous offrir quelques plasmides.

           Nous passâmes devant les quelques Saturniens en garnison, qui nous jetèrent des regards en coin, avec des grands yeux ronds. Ils semblaient nous analyser, se demandant peut-être si nous avions un peu d’ADAM sur nous.

           Par la force des choses, nous arrivâmes dans le hall d’entrée de la Gloire d’Athéna. Ce complexe d’appartements était autrefois d’un luxe sans égal dans Rapture. C’était d’ailleurs ici que vivait Andrew Ryan, du moins lorsqu’il n’était pas occupé à travailler.

           Le grand hall tapissé de rouge possédait quatre ascenseurs, deux à droite et deux à gauche. Les colonnes Art déco et les murs parquetés, sublimés par des motifs dorés, agrémentaient le lobby d’une touche de raffinement. Au milieu, la réception en marbre terminait d’enjoliver un lieu déjà très élégant. Mais le plus impressionnant restait tout de même l’immense statue en or qui trônait derrière la réception ; elle représentait une grande guerrière, coiffée d’un casque surmonté d’un panache, habillée d’une longue tunique et armée d’une longue lance. C’était assurément Athéna, la maîtresse des lieux.

           Mais l’endroit, comme toute la ville, avait perdu de sa superbe. Les miroirs qui ornaient jadis les murs étaient brisés ou totalement oxydés. Les fauteuils et les sofas du hall gisaient sur le sol, retournés ou mutilés, et la tapisserie moisissait sans doute depuis un certain temps. Quelques gouttes d'eau suintaient sur les murs ou depuis le plafond à plusieurs endroits.

           La végétation avait pris sa place au sein de l’endroit, si bien que des ronces dépassaient des grilles éventrées en métal rouillé des deux ascenseurs sur la droite et s’étendaient jusqu’à la réception. Un peu plus loin sur la gauche, une double porte en verre, partiellement brisée, indiquait la direction d’un restaurant, dans lequel les gens importants de Rapture avaient l’habitude de discuter affaire.

« Vous deux, dit Artémis, en s’adressant à Actéon et Orion, emmenez-les dans le restaurant. Moi, je vais parler à Cronos.

— Pas de souci, Artémis ! déclara fièrement Actéon. Compte sur nous.

           Orion, quant à lui, acquiesça d’un air taciturne.

           Artémis se dirigea vers l’ascenseur, avec l’une de mes seringues à la main et appuya sur le bouton d’appel, tandis que ses deux acolytes nous amenèrent à l’intérieur du restaurant de luxe. Dans cette salle immense, les murs et les colonnes rappelaient la Grèce Antique. Quelques touches de décoration, telles que les luminaires, faisaient penser à l’Art Déco. Un mélange des genres intéressant.

           Au-dessus de nos têtes, une grande verrière en coupole, au milieu d’un plafond agrémenté de fines moulures, éclairait la pièce d’une lumière bleu agréable. En face de l’entrée, de larges et hautes fenêtres recouvraient le mur dans toute sa longueur, laissant apparaître un paysage somptueux. La lumière de la pièce permettait de distinguer plusieurs dizaines de tables, pour la plupart brisées, et des chaises, parfois encore posées dessus, attendant de servir à nouveau.

           Certaines tables, sans doute proposées aux plus fortunés, étaient postées sur une partie surélevée construite le long des grandes fenêtres, à laquelle on accédait par un petit escalier de quatre marches. Près de l’entrée, il y avait un bar somptueux et massif, qui n’accueillerait sans doute plus aucun client. Au bout de la pièce, on trouvait une scène assez bien décorée, mais dont les rideaux lacérés et les lumières clignotantes et bringuebalantes laissaient fortement à désirer, après tout ce temps passé à subir les agressions extérieures de l’océan.

           Les deux Saturniens nous installèrent sur les quelques chaises encore debout, avant de retirer nos bâillons grâce à un simple mouvement de doigt, à distance. Je pris une grande inspiration, sans dire un mot, et avalai ma salive, avec le goût de terre et de chlorophylle dans ma bouche.

— Vous êtes de grands malades mentaux ! cria Elaine, une fois son bâillon détaché, en se tortillant dans tous les sens. Espèces de tarés ! Vous vous rendez compte de ce que vous venez de faire ?

           Orion leva son index vers elle et la regarda droit dans les yeux.

— Je ne veux pas un mot plus haut que l’autre, ici. C’est clair ?

— Et qu’est-ce que tu vas faire, si je la mets pas en veilleuse, hein ? rétorqua-t-elle, avec un air de défiance.

           En un seul mouvement, il fit repousser un bâillon naturel autour de sa bouche. Elaine tenta de crier, mais tout ce qu’elle put produire fut un mugissement désespéré.

— Tu veux vraiment qu’on en arrive à ces extrémités-là ?

           Elaine le regarda fixement, puis fit non de la tête, résignée à l’idée qu’elle allait devoir passer un bout de temps dans cette pièce.

           Orion retira son bâillon, tandis qu’Elaine resta silencieuse, comme le reste du groupe. Nous attendîmes quelques minutes, murés dans le silence, avant qu’Artémis ne refasse son apparition, l’air triomphante.

— Cronos veut voir celle-ci, annonça-t-elle, en me désignant de la tête.

— Qu’est-ce qu’on fait des autres ? demanda Actéon.

— Il décidera de leur sort plus tard. Pour l’instant, gardez-les ici. S’ils bougent le moindre petit doigt, occupez-vous d’eux. Si besoin, appelez les autres.

           Les deux chrosômes acquiescèrent, puis Artémis me fit lever de ma chaise, afin de m’amener à l’ascenseur. Je jetai rapidement un œil à la plaque, accrochée à côté de celui-ci, afin de me repérer dans les étages.

           La plupart d’entre eux étaient principalement composés d’appartements. Le sous-sol, en revanche, comprenait une blanchisserie et un service de stockage. Au deuxième étage, se situaient plusieurs petites boutiques, qui vendaient des produits, commercialisés un peu partout dans la cité. Quant au dernier étage, la plaque y situait l’appartement d’Andrew Ryan, c’est-à-dire l’endroit où Artémis devait supposément me conduire.

           La grille pivota en grinçant. Artémis me poussa à l’intérieur de l’ascenseur, puis entra à son tour. Elle appuya sur le bouton du dernier étage, et les portes se refermèrent à nouveau ; l’ascenseur commença à grimper jusqu’au sommet.

— Bon, écoute-moi bien, sale petite garce, annonça Artémis, avec véhémence et fermeté. Tu t’apprêtes à rencontrer Cronos. Pour commencer, tu lui dois lui respect. C’est sur lui que repose ta vie désormais, d’accord ?

           Je hochai la tête, tandis qu’elle observait avec attention la seringue que j’avais rapporté du repaire.

— Ensuite, répond à toutes les questions qu’il te posera. De toute manière, si tu mens, il le saura. Ce n’est pas pour rien qu’il a été choisi par les dieux, pour être notre oracle.

           Elle me fixa d’un air méprisant. Je déglutis un bon coup : rien que l’idée de rencontrer cet homme, ce Cronos, me filait la nausée. Les Saturniens avaient bien changé depuis la dernière fois. Leurs pouvoirs ne faisaient pas le poids face à quelqu’un comme Jack. Mais moi, j’étais vulnérable et sans défense, je n’étais qu’une jeune fille esseulée, qui avait tout abandonné, y compris son mari, pour finalement se retrouver à nouveau dans cet enfer. Avec les mains liées, qui plus est, je ne pouvais rien faire pour me libérer ou pour m’échapper. Si je tentais quoique ce soit, elle me tuait sans hésitation.

           Notre ascension permit de révéler l’antre dans lequel vivait ces monstres, rien qu’en jetant un œil à travers les grilles. J’entraperçus l’une des boutiques du deuxième étage, complètement dévalisée. Au dixième étage, une porte entrouverte me laissa distinguer plusieurs Saturniens, réunis en cercle, allongés sur des lits, dans ce qui s’apparentait à une sorte d’orgie plasmidique.

           En arrivant au 11ème étage, je mis le doigt sur ce que les Saturniens utilisaient pour récupérer tant d’ADAM. Cela fut rapide, mais je vis du coin de l’œil une sorte d’immense champ de fleurs. Des sortes de fleurs, qui s’apparentaient à des tournesols, surmontés de boutons rouges organiques. Toute cette culture semblait se répandre dans tout l’étage, détruisant même les murs et les cloisons.

           Ces plantes-là devaient être gorgées d’ADAM, et grâce à un pouvoir dont j’ignorais l’existence, les Saturniens avaient réussi à les cultiver. Cependant, malgré l’orgie à laquelle je venais d’assister, les plantes n’avaient plus l’air en pleine forme. Bientôt, ils devraient sûrement trouver une autre source d’ADAM ailleurs ; je priais sincèrement pour que ce ne soit pas à la surface.

           La Gloire d’Athéna était corrompue, dorénavant, transformée en un endroit aussi sordide que l’était leur petit culte. Avant, les Saturniens n'étaient rien de plus qu'un groupe d'étudiants un peu dérangés. Ils avaient choisi de bénir les anciens dieux de la Rome et de la Grèce antique, considéraient l’ADAM comme l’ambroisie des dieux et vénéraient la nature comme un style de vie.

           Jadis, cette bande de fous n’avait que peu d’importance au sein de Rapture. Mais la place de dirigeant, occupée naguère par Ryan, Fontaine et Lamb, dorénavant vacante, semblait avoir attiré plusieurs candidats. Cependant, je ne pouvais vraisemblablement savoir ce qui était advenu du reste de Rapture. Peut-être n’étaient-ils qu’un grain de sable dans cette immense cité. Peut-être qu’il y avait quelqu’un d’autre, quelque part dans Rapture, qui tirait les ficelles dans l’ombre.

           Emplie de doute et de terreur, j’atteignis finalement le 33ème étage, où m’attendait le nouveau maître des lieux, le fameux Cronos.

           Artémis attendit que la grille se lève, pour me pousser hors de la cage d’ascenseur, en maintenant fermement mes liens. Je faillis trébucher, mais relevai la tête pour voir dans quoi je venais de tomber. L’étage entier respirait le luxe et la volupté. Un petit couloir s’étendait devant moi et menait à une double-porte dorée, au pas de laquelle il m’attendait. Cronos.

           Il était immense et bien différent des Saturniens que j’avais rencontré jusqu’alors : habillé d’une toge noire comme l’enfer, sa tête était recouverte d’une capuche sombre et son visage était caché par un masque terrifiant, qui rappelait ceux que portaient les acteurs de théâtre dans la Grèce antique, un visage bouffi et barbu, à la bouche grande ouverte, prête à avaler le monde entier.

— Bienvenue, chère enfant, déclara Cronos, avec une voix puissante, mais éraillée. Entrez, je vous prie.

           Il indiqua l’intérieur de l’appartement avec son doigt. Je remarquai alors que ses mains étaient couvertes de cicatrices, des striures qui allaient du bout des doigts jusqu’aux poignets ; probablement un effet secondaire des plasmides. Je n’osais imaginer son visage. 

           Artémis me suivit mais Cronos l’arrêta, en tendant le bras.

— Non, pas toi Artémis.

— Mais…

— Pas d’inquiétude, mon enfant. Je sais ce que je fais.

           Artémis, résignée, repartit dans la direction opposée.

           L’intérieur de l’appartement de feu Andrew Ryan était aussi luxueux que le reste de l’établissement, si ce n’est plus. Et contrairement au reste de Rapture, il semblait particulièrement bien conservé.

           Le lambris blanc qui habillait les murs reflétait avec intensité la lumière de la pièce. Le salon était assez sobre, mais subtilement chic, avec une vue sans pareil sur l’océan. Les lampes et les plafonniers dorés contrastaient avec la blancheur de la pièce. Les guéridons et les buffets du salon, surmontés de miroirs, donnaient une impression de grandeur. Un doux feu de cheminée brûlait dans l’âtre, réchauffant calmement la pièce.

           Dans l’aile de droite, se trouvait une petite cuisine agrémentée d’un bar imposant, tandis que je remarquai les portes, donnant sur la chambre et la salle de bain, de l’autre côté, dans l’aile gauche.

           Ce coup d’œil me permit aussi de remarquer la présence d’un objet assez intriguant, accroché négligemment au mur près de l’entrée de l’appartement. Un objet que ma mère m’avait déjà montré des années auparavant : un Capt’air, une sorte de grappin fait de bric et de broc, qui permettait aux gamins de Rapture de se balancer sur les aérotubes, dans le magasin Fontaine’s.

           Cronos referma la porte et m’invita à m’asseoir sur la causeuse, avant de poser la seringue sur une desserte qui se trouvait là.

— Alors. J’ai cru comprendre que vous étiez originaire de la ville, c’est bien ça ?

           J’opinai, d’un signe de tête.

           Cronos se dirigea vers l’imposante fenêtre qui donnait sur l’océan, les mains jointes derrière le dos et se mit à observer l’horizon qui s'offrait à lui. Vu de son appartement, la ville ne ressemblait plus à grand-chose. Quelques bâtiments se dressaient encore fièrement, mais la plupart d'entre eux étaient hors d’état.

— Pourtant, par un moyen ou par un autre, vous avez réussi à la quitter. Et aujourd’hui, vous voilà de nouveau en ces lieux, accompagnés par ces étrangers, dont Artémis m’a parlé. Alors, je vous le demande…

           Cronos pencha les épaules vers moi et me jeta un regard terrifiant.

— Que venez-vous faire ici ?

           Je déglutis difficilement avant de répondre, en choisissant mes mots avec le plus grand des soins, alors que Cronos se rapprochait dangereusement de moi.

— Nous cherchons… Enfin, ils cherchent quelque chose… d’intéressant à rapporter à la surface pour leurs recherches.

           Cronos hocha la tête.

— Ainsi donc, vous venez voler notre ADAM.

— Non ! m’écriai-je, tentant de me disculper. Nous ne savions pas sur quoi nous allions tomber ici ! Je veux dire… Je ne savais même pas que cette ville était encore debout.

           Cronos sembla satisfait de ma réponse, et repartit en direction de la fenêtre.

 — Vous connaissez pourtant les ficelles de l'ADAM mieux que quiconque. Vous qui l’avez produit en votre sein pendant des années. N’est-ce pas ?

           Sa remarque me plongea en pleine dubitation. Ses intentions étaient floues, mais il voulait assurément quelque chose de moi. Après tout, j'étais la seule personne du groupe qu'il avait demandé à voir.

— Que voulez-vous dire ?

           Cronos se dirigea à nouveau vers moi, les mains toujours cachées derrière son dos.

— Artémis m’a dit ce que vous aviez été, il y a longtemps. Une Petite Sœur. N’est-ce pas merveilleux ? Vous avez été choisie par les dieux ; vous êtes le salut de cette cité, le berceau du nectar des dieux. De votre ventre est né l’excellence et la perfection.

— Que voulez-vous de moi ? demandai-je, d’une voix timide.

           Cronos s’assit sur l’accoudoir de la causeuse et regarda dans ma direction.

— Ne voyez-vous pas à quel point vous êtes exceptionnelle ? Nous, les Saturniens, avons vécu dans l’ombre durant plusieurs années. Notre exode nous a mené ici, dans les Hauteurs d’Olympie, dans l’habitat des dieux. Nous avons reformé l’Arcadie, en modifiant les Hauteurs d'Olympie à notre image. Grâce aux pouvoirs que nous tenons du plasmide Arborescence, formulé à partir du vecteur Lazare, nous avons ranimé la vie ici, grâce aux plantes et aux fleurs. Nous avons rebâti le lieu qui nous servait autrefois de maison, avant qu’il ne soit inondé par les eaux.

           Il reprit sa respiration, avant de se lever et de se diriger vers le bar, duquel il sortit une sorte de gros flacon vert. Je reconnaissais ce flacon, c’était l’un de ces plasmides buvables, que l’on trouvait uniquement dans le magasin Fontaine’s. Ma mère en était accroc. Et ce gars-là aussi, apparemment.

           Il prit un verre et versa quelques millilitres de liquide dans celui-ci.

— Mais bientôt, grâce à vous, et à votre bénédiction, nous conquerrons Rapture. Nous la purgerons du mal qui la hante. Nous brûlerons les hérétiques et les fanatiques, qui ont pris possession du reste de notre cité.

— Nous ?

           Il tourna la tête vers moi, avant de retirer sa capuche et son masque, et de révéler son vrai visage ; un visage à glacer le sang, un véritable champ de ruine. Plusieurs lésions et cicatrices maculaient son visage et son crâne chauve, tellement abîmé qu’il semblait partir en lambeaux. L’opacité de ses yeux me fit réaliser qu’il était aveugle. Pourtant, il semblait me fixer droit dans les yeux, comme s’il pouvait me voir. Son regard, vitreux et dépourvu d’âme, était absolument effroyable.

           Il prit une gorgée, puis se mit à trembler avec frénésie, en grognant avec extase avant de poser le verre sur la table.

— Oui, nous. Vous serez la nouvelle Grande Sœur de Rapture. Nous commencerons par rallier les quartiers immergés de Rapture, et détruirons les chrosômes qui y ont fait leur nid, avant de se diriger vers l’Antre de Minerve et Héphaïstos, dans le but d’achever notre conquête.

— Je ne comprends pas.

           Il se rapprocha de moi, et tendit la main vers mon ventre. Je ne pus retenir un mouvement de recul instinctif à la vue de ce geste, un réflexe de survie, qui me venait sans aucun doute de mes cauchemars récurrents. Il réussit finalement à le toucher, après que j'eusse sursauté d’effroi.

           Il commença à le caresser, comme un père caresserait le ventre d’une femme enceinte, ses traits affublés d’un air malsain, avant d’avancer son visage près du mien. De près, Cronos n’avait plus rien de vivant, il ressemblait à un cadavre ambulant.

— C’est pourtant simple. Grâce à la créature qui vous habite, la limace qui a grandi en vous, et qui vous confère tant de pouvoirs, vous ferez renaître la ville de ses cendres, en utilisant l’ADAM. Ce sera comme le ciment, et vous et moi seront les architectes. Les Saturniens, eux, seront les maçons. Nous construirons le nouvel Eden, sur les ruines de Rapture !

           Que voulait-il que j’accomplisse ? Je n’avais aucun pouvoir, aucun talent. Je ne lui étais d’aucune utilité. Pourtant, il semblait croire que j’étais le messie. Il pensait sûrement que j’étais l’un de ces affreuses monstruosités, qui avait enlevé des dizaines d’enfants après la chute de Rapture, pour le compte de Lamb.

— Mais je ne suis pas une Grande Sœur !

           La flamme qui habitait son regard vacilla tout à coup. Il lâcha son verre, qui s’écrasa sur le sol dans un fracas monumental. Je sursautai, avant de regarder les bris de verre, éparpillés sur le sol. Cronos recula, comme s’il venait de réaliser quelque chose de crucial.

— Oh non, murmura-t-il.

           Ses jambes tremblèrent tellement qu’il faillit presque tomber, avant de se rattraper in extremis à l’accoudoir.

— Vous avez été corrompue, n’est-ce pas ? poursuivit-il. Oui, je le vois maintenant. Corrompue par ce faux dieu, qui a envahi la cité, il y a des années de cela, et qui a privé les filles de votre espèce de votre bénédiction.        

— De qui parlez-vous ?

— Le fils du créateur. La descendance d’Andrew Ryan. L’âme destructrice qui a saccagé cette ville, et qui vous a arraché à nous.

           Il parlait de Jack, cela ne faisait aucun doute. Manifestement, il ne le portait pas dans son cœur. Cette animosité ne jouait pas en ma faveur : mon lien avec Jack me rendait complice, et ce qu’il m’avait fait, la façon dont il m’avait sauvé, me rendait inutile à ses yeux. Cet homme était fou à lier, mais il n’était pas pour autant stupide.

— Je croyais pourtant tout comprendre, poursuivit-il. J’étais persuadé que l’ADAM, la bénédiction qui m'avait pratiquement rendu la vue, me permettrait de tout savoir, de tout connaître. Je pensais que votre arrivée était un présage des dieux, qui avaient enfin reconnu ma vraie valeur.

           Son discours ne présageait rien de bon. Je devais trouver un moyen de quitter cet endroit. Mais mes mains liées rendaient difficile toute échappatoire, qui se solderait de toute manière par une mort certaine. Je devais me libérer de mes chaînes. C’est alors qu’en jetant un coup d’œil au sol, une idée germa en moi. Le verre brisé. C’était ma seule chance de survie.

— Mais il n’en est rien. En vérité, je vous le dis, vous êtes maudite, jeune fille.

           Je me laissai tomber au sol, en feignant de reculer face à lui. En réalité, mon seul but était de récupérer un morceau de verre, afin de couper les liens qui m’entravaient. Je posai les mains par terre, et réussit à trouver un morceau assez gros et tranchant, pour commencer à sectionner la liane.

           Cronos n’en démordit pas puisqu’il continua de s’avancer vers moi, me faisant reculer, pas à pas.

— Je.. je vais devoir prendre des mesures… exemplaires. Votre condamnation est imminente. Le bûcher vous attendra, demain, à l’aube. C’est le seul moyen de vous purifier.

           Le temps pressait. J’allais aussi vite que je le pouvais, mais la liane était dure et épaisse. J’étais sur le point de réussir, lorsque Cronos attrapa mon cou entre ses mains éraflés et me leva lentement jusqu’à ce que je me retrouve suspendue quelques centimètres au-dessus du sol, avec une force impressionnante.

— Ainsi, les dieux ont parlé », siffla-t-il, avant de lâcher un rire hystérique.

           C’était le moment ; je devais le faire. Alors que je suffoquais et que ma vue se troublait, je trouvai la force nécessaire. Je déchirai mes liens et enfonçai le bout de verre dans son cou. Le sang se mit lentement à gicler de la plaie. Sa folie se transforma en douleur, alors qu’il réalisa ce qui lui arrivait. Son regard se vida de toute volonté. Il relâcha la pression qu’il exerçait sur ma nuque ; j’en profitai alors pour me soustraire à son étreinte et récupérer la seringue sur la desserte en or, qui se mit à rouler vers l’entrée.

           Je me relevai en toute hâte afin de lui faire face. Cronos n’était pas mort, loin de là. Il arracha le bout de verre de son cou, et regarda le sang qui coulait du verre à la lumière du lustre, le regard vide. Je l’avais seulement déconcentré, je devais l’achever.

           Sans réfléchir, je fondis sur lui et tentai de sauter sur son dos, en m’agrippant à son cou, mais Cronos sentit le coup venir. Avant que je n’aie pu l’atteindre, il m’asséna un coup latéral qui me projeta contre le canapé, qui chavira sur le dos. Heureusement, le canapé amortit ma chute. Je me dressai avec vélocité et tentai de trouver une solution.

           Cronos était encore sonné mais il avait plus ou moins repris ses esprits ; il me fallait trouver une distraction.

           Avec assurance, je m’emparai du vase, posé sur l’un des meubles du salon, de la main gauche, avant de le lui lancer au visage. Mais alors que je m'attendais à ce que le vase éclate en morceaux, je fus surprise de voir qu'il s'arrêta en vol, comme figé dans le temps, avant d'être renvoyé dans ma direction. Cronos venait d'utiliser son plasmide Télékinésie. Heureusement, ma réaction fut assez rapide pour éviter le projectile. Je n'avais pas totalement échoué, car cette petite diversion avait fonctionné. Je sautai alors sur le canapé renversé avant de m’abattre sur lui, avec succès, cette fois.

           Je m’accrochai à ses épaules avec fermeté. Cronos grogna et essaya tant bien que mal de me faire tomber, mais je tins bon. D’un coup brusque, de ma main droite, j'enfonçai la seringue dans son cou puissant, au même endroit où se trouvait sa blessure, et appuyai sur la gâchette. Cronos gémit de douleur, en se contorsionnant dans tous les sens, avant de reculer vers la vitre et de me pousser contre celle-ci. Le choc fut rude, mais je parvins à rester sur lui.

           L’ADAM, mélangé à son sang, commençait lentement à remplir la fiole de la seringue. Il se retourna d’un coup et mon pied heurta l’une des lampes, qui vola en éclats. Puis, il tenta d’attraper mes mains, sans succès. Il dut se rabattre sur mes jambes. Il s’agrippa à elle et tira dessus tellement fort qu’il réussit à me faire lâcher son cou.

           D’un coup rapide, il me projeta à travers la pièce. J’atterris avec fracas et roulai latéralement pour finalement finir lentement ma course contre le mur, près de l’entrée de la salle de bain. Je relevai la tête pour observer mon adversaire. Cronos était désormais à genou et semblait perdre beaucoup de sang. Mais la façon dont il était modifié le rendait plus fort. Et c’était exactement ce qu’il me fallait.

           Je balayai l’endroit où j’avais atterri du regard, afin de remettre le doigt sur ce pour quoi je venais de lutter : la fiole. Mais je me rendis compte, totalement paniquée, que je ne la trouvais pas. Je devais l'avoir perdu lors de ma chute.

           C’est alors que je vis la seringue, coincée sous l’un des fauteuils du salon. Avec désespoir, je me jetai près du fauteuil et passa la main dessous, pour récupérer la clef de mon échappatoire.

           Je pouvais la sentir, elle n’était qu’à quelques millimètres de mes doigts. Je la ramenai à moi, avant de voir surgir Artémis dans l’appartement, prête à projeter sur moi les flammes de l’enfer. Avec habileté, je roulai sur le côté afin d’esquiver la boule de feu, qui se logea dans le sol, à quelques centimètres de moi. La chaleur qui en émanait était intense, et je remerciai Dieu d’avoir évité ce projectile qui m’eut été fatal.

           Avec une agilité accrue par l’adrénaline, je me dirigeai vers la grande porte de la salle de bain tandis qu’Artémis, qui se tenait à quelques mètres de moi, lâcha une nouvelle salve, qui atterrit heureusement dans le coin de la pièce. Je refermai la porte dorée à clef et posai mon dos contre celle-ci, essoufflée, avant de prendre le temps d’analyser l’endroit.

           La salle de bain était plutôt spacieuse et raffinée, une pièce toute en longueur, au centre de laquelle se dressait une immense baignoire carrelée. Ryan savait choisir sa décoration avec goût. Mais je n’avais rien pour me défendre dans cette pièce. Rien, à part l’ADAM.

           Mon regard se porta sur le contenu de la fiole, un liquide rouge brillant comme une étoile. Les pouvoirs de Cronos entre mes mains. Tout ce que j’avais à faire, c’était m’injecter ce truc dans les veines et découvrir les joies des plasmides. Malheureusement, c’était plus facile à dire qu’à faire. Cependant, le temps pressait : Artémis commençait à frapper à la porte, en poussant des cris et des injures. Il fallait combattre le feu par le feu.

           Je devais le faire. Cela devait marcher. D’autant plus que mon passé de Petite Sœur, durant lequel mon corps avait été exposé à l’ADAM, devait m’aider à faire face aux effets secondaires. Avec une certaine hésitation, tout de même, et après avoir pris une grande inspiration, je piquais mon bras avec la seringue et fit couler l’ADAM au cœur de mes veines.

           La douleur due à la seringue était supportable, mais la sensation demeurait intense : je ressentais comme des milliers de fourmis à l’intérieur de mon corps, grouillant le long de mon bras pour arriver jusqu’à ma tête et au reste de mon corps. Mais au fur et à mesure de l’absorption, l’effet se fit de plus en plus puissant.

           C’est alors que la véritable douleur fit son apparition. Bien que mon corps eût été habitué depuis ma plus tendre enfance à contenir de l’ADAM dans mon estomac, le fait de se l’injecter dans les veines n’était pas de la même trempe, et les premiers plasmides furent dur à encaisser. La douleur affecta d’abord mon bras, puis la souffrance atteignit mon crâne, à l’intérieur duquel mon cerveau semblait bouillir. Je dus me mettre à genou tellement il était difficile pour moi de rester debout.

           J’observai mes mains et vis avec effroi leur état : elle se réduisaient littéralement en cendres, des centaines de particules qui se mirent à virevolter, avant de se dissiper dans l’air. Puis, les quelques objets présents dans la salle de bain se mirent à léviter tout seuls, comme possédés par un esprit frappeur. Mais alors que la douleur eut atteint son paroxysme, elle s’arrêta brusquement, me laissant en bien mauvais état. Je m’effondrai au sol, en nage, haletante et éreintée, mais pleinement consciente. Mon corps, toujours entier, avait en revanche beaucoup souffert, et la fièvre qui m’habitait en était un indice. Néanmoins, je ne pouvais m’accorder de répit.

           Car Artémis venait de trouver un moyen d’entrer : une impressionnante boule de feu souffla la lourde porte de la pièce et l’envoya valser contre le mur près de la baignoire.

           Au prix d’efforts surhumains, je pus atteindre la génothèque juste à côté du lavabo, dans le but de faire le point sur mes plasmides, juste à temps pour combattre mon adversaire. Grâce à la quantité d’ADAM que je venais d’ingérer, j’avais été capable de mettre la main sur les plasmides Télékinésie et Houdini. Exactement ce qu’il me fallait pour sortir de là.


*

*         *

           Artémis fit fièrement son entrée dans la pièce, animée d’une rage telle que le plasmide du même nom n’aurait jamais pu en causer, et armée d’un Capt’air à la main droite. Cependant, elle ne se doutait pas que j’avais eu le temps de m’éclipser grâce à ma nouvelle acquisition, durement gagnée.

« Où te caches-tu, petit souriceau ? demanda Artémis, en pleine crise de démence, jetant un œil dans tous les coins.

           Sans crier garde, je réapparus juste derrière elle, dans un nuage de fumée rouge et de cendres, et attrapai son cou dans le creux de mon bras, faisant tomber son masque au passage. Je commençai à serrer aussi fort que je le pouvais. Mais Artémis, tout comme Cronos, était plus forte qu’elle ne le laissait paraître. Elle attrapa mon bras et réussit à me soulever du sol, avant de me faire passer par-dessus son épaule et de me faire retomber lourdement sur le dos. Le choc contre le carrelage au sol me coupa le souffle.

           Artémis se pencha sur moi, et apposa son genou sur mon ventre. Son visage, qui devait être magnifique autrefois, était désormais marqué par la drogue, mais surtout par la haine qu’elle me vouait.

— Alors, espèce de salope ? Je vois qu’on a bien profité de notre ADAM, hein ?

           Elle mit en marche le Capt’air et s’apprêta à réduire mon visage en bouillie.

— Maintenant, tu vas payer !

           Mais tandis que l’hélice s’approcha dangereusement de mon visage, mes réflexes reprirent le dessus. Par la pensée, je réussis à lui faire lâcher le Capt’air en l’envoyant balader dans la pièce.

           Alors qu’Artémis le regarda s’envoler sans pouvoir rien faire, j’en profitai pour me libérer de son étreinte en repoussant son genou afin de m’occuper d’elle. Je la maintins à terre, me positionnai sur elle et attrapai son cou avant de commencer à serrer de toutes mes forces. Je ne voulais pas la tuer, simplement lui faire faire une bonne sieste.

           Elle se débattait, claquant les jambes et les pieds au sol, mais elle résistait et ne voulait pas tomber inconsciente. Elle attrapa mes mains avec une fureur démentielle. A ce moment-là, je sentis une chaleur intense émaner de ces doigts. C’est alors que je compris son plan : elle utilisait Incinération pour me faire lâcher mon emprise. La douleur se fit de plus en plus insupportable. Mais je tins bon, en criant de douleur, sentant qu’elle n’allait pas tarder à tomber dans les vapes.

           Soudain, sans que je m’en rendre compte, Cronos, qui venait d'entrer dans la pièce, m’asséna un violent coup de pied en plein milieu du visage, et me fit tomber à la renverse.

           Allongée au sol, toujours un peu sonnée, je posai mes mains sur mon nez afin d’évaluer les dégâts. Malheureusement, le choc l’avait cassé et le sang commençait à couler.

           Mais la douleur ne devait pas m’empêcher de terminer ce que j’avais commencé. Je réussi tant bien que mal à lever le regard vers mes adversaires, qui s’approchaient de moi avec un air menaçant. Cronos saignait abondamment, mais tenait toujours debout. Artémis, quant à elle, avait les yeux injectés de sang, et le cou rougi par la strangulation.

— On va te crever, sale petite garce ! lâcha Artémis, d’une voix presque inaudible.

           Elle prépara son plasmide Incinération, et s’apprêta à le lancer. Mais avec les forces qui me restaient, je fus capable de disparaître à nouveau, grâce à mon plasmide.

           En un éclair, je réapparus derrière Cronos. Grâce à la télékinésie, je réussis à amener le Capt’air sur mon bras, et d’un geste méthodique, l’égorgeai en activant les hélices. Il tomba à genou, en tenant sa gorge avec ses mains ensanglantées, avant de s’effondrer à terre.

           Puis, ce fut au tour d’Artémis. Je lui flanquai un coup latéral au niveau du visage. Elle s’affala au sol, à peine consciente. Et, après m’être agenouillée à son niveau, j’achevai cette tuerie dans une violence inimaginable.

           Je frappai son visage, encore, encore et encore, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que quelques traces de ce qui faisait d’elle un être humain. Le bruit que fit le Capt’air au contact de sa cervelle me ramena brusquement à la réalité.

           Alors que mon geste semblait avoir été guidé par quelqu’un d’autre, je réalisai avec horreur l’abominable acte que je venais de commettre. Je lâchai mon arme rapidement, comme si elle était chauffée à blanc. Mes yeux pleins de larmes portèrent leur attention sur mes mains couvertes de sang, qui se mirent à trembler de façon incontrôlable. J’avais été mû par un instinct de survie primitif. C’était eux, ou moi.

           Bien-sûr, j’avais l’habitude de voir la mort en face. Après tout, je l’avais croisée, tous les jours, pendant des années, lorsque j’étais encore haute comme trois pommes, mais je ne l’avais jamais donnée de sang-froid. Mon acte allait me hanter pendant toute ma vie, et j’en étais consciente. Un acte de plus à ajouter à mes interminables cauchemars et souvenirs de Rapture.

           Encore sous le choc, paralysée par la honte et la culpabilité, il me fallut un effort surhumain pour reprendre le contrôle plus ou moins complet de mes mains et mes pieds. La nausée monta en moi, tandis que j’entrepris de me nettoyer les mains sous le robinet du lavabo, qui se trouvait juste à côté. Mon corps entier était ébranlé par ce meurtre affreux. ; mes jambes me soutenaient à peine. Je frottai et frottai encore, afin de nettoyer les traces tenaces entre mes phalanges.

           L'image que me renvoya le miroir, juste au-dessus du lavabo, était pathétique: mon visage, à moitié dissimulé derrière mes longs cheveux châtains en bataille et mon bandeau sur la tête, mes yeux bleus éteints, dépourvus de tout signe de vie, et mes vêtements, un jean bleu large, un haut noir et un long manteau gris, désormais tâchés de rouge.

           Après avoir terminé, j’enjambai leurs deux corps. Cronos avait les yeux encore révulsés de surprise et de terreur. Malgré mon dégoût et la haine latente qui m’habitait, son regard était insoutenable; je me résolus donc à clore ses paupières. Puis, je quittai la pièce, pour repasser par le salon. Tandis que mon corps se mouvait, mon esprit, lui, semblait flotter hors de mon corps, comme si quelqu’un d’autre était aux manettes de ma propre existence. Je m’affalai lourdement sur le canapé, le regard hagard.

           Mon instant d’errance fut heureusement interrompu par l’arrivée impromptue d’Elaine et de toute son équipe, qui semblaient avoir récupérer leurs armes. Les soldats inspectèrent la pièce en premier lieu, puis Elaine et Stan s’y engouffrèrent. Stan courut jusqu’à moi, et posa un genou à terre, avant de me regarder dans les yeux.

— Sarah ! Est-ce que tu vas bien ? (Il aperçut alors le sang sur mes vêtements). Oh mon Dieu ! Que s’est-il passé ?

           Le regard dans le vide, je peinai à lui répondre.

— Je les ai tués. Je les ai tous tués. Je n’ai pas eu le choix.

— Qui ça ?

— Artémis et Cronos. Ils sont dans la salle de bain.

           Éric envoya l’un de ses soldats dans la salle de bain afin de vérifier mes dires. Ce dernier prit quelques secondes avant de revenir confirmer la nouvelle, ramenant avec lui le Capt'air, encore dégoulinant de sang.

             Stan, d’habitude si jovial, fut extrêmement compatissant. Il posa sa main sur la mienne, qui tremblait encore après tous ces évènements traumatisants et tenta de me consoler comme il le pouvait. Je ne pus m’empêcher de m’effondrer en larmes sur son épaule.

— Je suis désolée, dis-je, la voix étranglée par les remords. »

           Je venais de tuer quelqu’un pour la première fois de mon existence. Et j’espérais que cette fois serait la dernière.

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