BioShock Beyond – Tome 3 : Un océan de rêves

Chapitre 10 : Retour au bercail

5577 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 26/10/2021 22:17

Chapitre 10 : Retour au bercail


« Que s’est-il passé ici ? Sous la couche de crasse, je peux voir à quoi cet endroit ressemblait autrefois. Une merveille absolue née du génie humain, dissimulée durant tout ce temps – un secret caché aux yeux du monde. Ma fille est là, quelque part, mais je dois me débrouiller seul pour la retrouver. Les trains fonctionnent encore, pour la plupart. Je verrai bien où ils me mènent. Cindy, chérie, Papa va venir te chercher. »

Mark Meltzer


****


Alors que j’arrivais à l’orée du bois, devant le chemin qui menait à la maison de mon père, je sentis que quelque chose de mal s’était produit ici. Outre le fait que l’odeur de l’ADAM réussissait à masquer celles de la sève des arbres et de la terre battue, l’endroit était bien trop silencieux. Durant toute mon enfance, j’avais passé mon temps à me balader entre ces arbres, à écouter les oiseaux chantonner. Mais à ce moment précis, il n’y avait rien. Pas un chant, pas un murmure, seulement le son du vent caressant la cime des arbres.

Le pire dans tout ça, c’est que je n’étais même pas armée. Je n’avais même plus d’EVE dans les veines pour me protéger, au cas où ça tournerait mal. Je pensais venir pour une visite amicale après un an de brouille avec mon père, pas pour un règlement de compte. Pourtant, c’est bien ce qui allait arriver.

Je ne m’étais pas engagée dans le chemin que déjà les indices d’un massacre se révélaient à moi : des traces de pneu maculaient le sol et s’arrêtaient là où je me trouvais, juste au début du chemin. Le truc étrange, c’est que mon père n’avait pas de voiture.

Faisant fi du bruit de mon cœur qui voulait sortir de ma poitrine, je continuai sur le chemin, passant devant la boîte aux lettres au nom de mon père. Le chemin serpentait entre les arbres, pour finalement atteindre une étroite clairière, dans laquelle se trouvait la maison de Sam. Cette vieille bicoque retapée par mon père après son retour de Rapture était située en bordure d’un lac calme et paisible. Plus je me rapprochais de la maison, plus mes sens devenaient fous. Tout autour de moi, des pistes brillantes menant à l’ADAM semblaient se matérialiser sous mes yeux.

Je continuais d’avancer en les fermant et en essayant, dans l’espoir de me couper de tout contact sensoriel avec le monde extérieur, de me rappeler la première fois que j’avais posé les yeux sur cette maison. C’est Jack qui m’avait accompagnée ici dès je lui avais parlé de Sam, l’homme que j’avais croisé à Rapture lors de mes balades avec Sally. Dès l’instant où je l’avais repéré, assis au bar, à côté de Booker DeWitt, je me souviens avoir lu dans son regard de la tristesse et du désespoir. Je connaissais ce regard, parce que nous avions le même.

Mais lorsque je l’avais revu, seul, devant cette vieille maison qu’il tentait de reconstruire, comme la vie qu’il essayait de rebâtir à la surface après tant d’années, les émotions étaient brouillées au fond de ses yeux : la peur et l’appréhension se mélangeaient à l’espérance. Il ne savait pas s’il serait capable de s’occuper de moi. Alors qu’au fond, je le savais : il était né pour être père. C’est pour cela que mon instinct m’avait dicté de le choisir, lui.

Soudain, je manquai de trébucher à cause d’un trou. Je sentis du même coup quelque chose de bizarre sous mes pieds, un liquide visqueux qui avait déjà commencé à s’infiltrer dans mes chaussures. Bien que mon estomac fragile me disait de laisser les yeux fermés, je pris sur moi et finis par les ouvrir pour découvrir une flaque pourpre lovée dans la terre. Du sang. Ma respiration se fit de plus en plus saccadée. Ce sang contenait de l’ADAM, j’en étais sûre ; je le sentais. Avec les yeux mi-clos, je suivis du regard la trace qui menait au sommet du petit talus sur ma droite, situé devant la maison. Je grimpai à petit pas le talus, jusqu’à apercevoir une forme dans les feuilles mortes. Lentement, je posai un pied l’un après l’autre. A chaque pas, la forme se faisait de plus en plus précise : c’était un homme mort, appuyé contre un arbre. D’après son apparence, je devinai incessamment qu’il s’agissait d’un chrosôme. Le fait de savoir cela me soulagea un peu ; mais la vision de ce corps inanimé, baignant dans une mare de sang séché, restait déplaisante. Le liquide rougeâtre continuait de tomber de l’extrémité de son menton saillant jusqu’à son gros ventre. L’odeur de l’ADAM, habituellement si agréable, en devenait presque déplaisante, tandis que je me trouvais paralysée devant cette vision d’horreur. Mais je n’avais pas encore tout vu.

Je levai la tête et balayai du regard la maison derrière l’arbre qui soutenait le mort, jusqu’à le laisser se poser sur le lac qui se trouvait non loin. Il n’avait pas changé, toujours aussi idyllique. Mais quelque chose m’interpelait. Au début, je crus d’abord que je rêvais. Et puis, après avoir plissé les yeux, je posai ma main sur ma bouche au moment où je compris que le doute n’était plus permis : le lac avait pris une teinte rouge à cause du sang versé au cours de ce qui ressemblait pour l’instant à un carnage. Je descendis le talus en direction du petit lac, en passant entre les quelques arbres qui s’y trouvaient perchés. Petit à petit, je commençais à saisir l’ampleur de l’attaque. Cinq corps jonchaient le sol boueux, aux abords du lac, tous percés de balles. Le fumet de l’ADAM m’appelait à eux, mais je résistais coûte que coûte.

En dépit des horreurs qui avaient été commises ici, la pression redescendait petit à petit à mesure que je prenais conscience des faits. Ces ennemis étaient morts ; il n’y avait donc plus de raison de s’en faire.

Pourtant, je dus revoir mon jugement hâtif quand je crus apercevoir furtivement une silhouette dans la maison. Ce n’était peut-être rien, mais cela suffit à me donner des frissons dans le dos. Aussi lentement que possible, je m’approchais de la maison aux planches bleues. Nichée dans un endroit tranquille, elle avait toutes les qualités pour être choisie comme lieu de tournage pour un téléfilm à l’eau de rose. Cependant, le décor qui l’encerclait actuellement lui donnait plutôt des allures de maison de film d’horreur. La hache plantée dans une souche juste devant ajoutait une touche de macabre à l’ensemble. N’ayant pas d’arme à disposition, je décidai de m’en emparer, en l’extirpant péniblement hors du bois qui embrassait le tranchant de la tête.

A pas de loup, j’enjambai un autre corps au visage déformé, allongé au pied des escaliers du perron et gravis les marches, avant d’arriver devant la porte d’entrée en bois. Essayant de rassembler mes forces, je pris une dernière fois mon inspiration et enfonçai la porte, prête à affronter ce qui se cacherait à l’intérieur. Je brandis la lourde hache au-dessus de ma tête, avant de relâcher les muscles de mon bras et de le ramener lentement près de mon corps lorsque je vis, non sans un certain soulagement, à qui j’avais affaire.

Sam Arbuckle m’attendait. Assis dans son fauteuil, un fusil entre les mains, la jambe droite posé sur son genou gauche, il paraissait plutôt calme en comparaison de la situation horrifique qui s’était jouée dehors.

« Tu en as mis du temps, lâcha-t-il enfin, après plusieurs secondes passées à nous regarder dans le blanc des yeux.

— Qu’est-ce qui s’est passé, ici ? C’est toi qui a tué tous ces hommes ?

— J’ai survécu à Rapture, ma grande. Les hommes qu’ils m’ont envoyé, c’était rien à côté de ce que j’ai vécu. »

Sans pouvoir réellement l’expliquer, cette remarque me fit sourire. D’abord, parce que je croyais n’avoir jamais vu mon père dans cet état, celui d’un dangereux prédateur, jusqu’à ce moment. Ensuite, parce que je songeais au fait que la citation “J’ai survécu à Rapture” pouvait faire un très bon slogan sur un T-shirt souvenir. Evidemment, je commençais déjà à penser à la réorientation que j’allais devoir opérer après avoir passé tant de temps sur les routes, en délaissant mon poste d’ingénieure à la base militaire. Tout cela bien-sûr dans l’hypothèse où le monde n’aurait pas déjà pris feu de toute part à cause de notre échec.

« Comment ont-ils su que tu étais là ? Je n’en ai jamais parlé à Elaine !

— J’ai l’impression que ton amie a des yeux et des oreilles partout. »

J’allais lui rétorquer d’un ton sérieux qu’elle n’était pas mon amie, avant de comprendre l’ironie derrière la remarque de mon père. Mais l’évocation de mon “amie” eut un autre effet sur moi : de fil en aiguille, je réalisai avec horreur que si Elaine avait osé toucher à mon père, alors cela signifiait qu’elle s’en était peut-être pris à ma famille. Tandis que mes yeux s’écarquillaient à cause de la terreur qui m’envahissait, Sam répondit à mes inquiétudes avant même que je ne lui en fasse part.

« Ne t’inquiète pas, j’ai demandé à Derek de se mettre en sûreté avec Jack. Ils sont dans un motel perdu au beau milieu de nulle part. Il ne leur arrivera rien, je te le promets. »

La crispation disparut aussitôt de mon visage, même si je ne pouvais m’empêcher de penser que je faisais vraiment une bien piètre mère. Mais une autre pensée s’empara de moi alors que je balayais du regard l’intérieur de la maison.

« Où est Helena ? »

Helena était la femme dont mon père était tombé amoureux après son retour à la surface. Entre nous deux, la cohabitation s’était de prime abord révélée assez houleuse ; peut-être à cause des restants de mon conditionnement mental de Petite Sœur, qui m’obligeait à refuser les câlins d’une mère pour leur préférer ceux d’un père, ou peut-être à cause de la période de l’adolescence qui m’avait profondément marquée. Néanmoins, avec le temps, nous nous étions apprivoisées l’une l’autre.

« En sûreté », répondit simplement Sam.

Je sentais dans sa réponse un ton de reproche que je connaissais bien. Je l’avais déjà repéré dans sa voix lors de notre dernière discussion, l’année d’avant.

A peine débarquée d’Islande, je lui avais rendu visite pour lui expliquer la situation incroyable que j’avais vécue. Mais les choses ne s’étaient pas déroulés comme je l’avais prévu : au lieu de me soutenir dans les épreuves dont j’avais été la victime et dans celles qui s’annonçaient, il m’avait réprimandé, en pointant du doigt le danger auquel je m’étais délibérément exposé en retournant là-bas. Bien-sûr, je savais que ma décision était stupide à bien des égards. Mais l’entendre dire de sa bouche, cela m’avait blessé. Alors, je lui avais laissé l’armure de Grande Sœur, et nous avions coupé les ponts. A cause de notre dispute ridicule, il n’avait même pas pu voir son petit-fils de ses propres yeux.

Sans rien dire de plus, il se leva et de dirigea vers le vaisselier en bois. Puis, il posa son fusil contre le mur juste à côté.

« Alors, comment tu comptes t’y prendre face à Elaine ? demanda-t-il en ouvrant la porte du placard.

— J’ai réuni les anciennes Petites Sœurs pour retrouver sa trace. L’une d’entre elle a trouvé une piste à New York. Alors, on s’est tous mis en route vers le repaire de Tenenbaum en Pennsylvanie et on a décidé… ou plutôt j’ai décidé de ce qu’on allait faire. »

Sam, toujours en train de fouiller dans le placard, tourna la tête au-dessus de son épaule pour me lancer un regard étonné.

« C’est toi qui prend les décisions maintenant ?

— Pour être honnête, je ne sais pas trop. Je crois que ça s’est décidé implicitement. C’est moi qui ait eu l’idée de leur permettre de sentir à nouveau l’ADAM, mais c’est Eleanor qui a décidé de toutes les réunir, alors…

— … alors tu as l’impression de ne pas être légitime, c’est ça ? termina mon père.

Il me connaît bien, pensai-je en souriant dans ma tête.

« C’est ça, approuvai-je.

— Et la vieille Tenenbaum dans tout ça ? Qu’est-ce qu’elle en pense ? »

Ma gorge se noua en repensant à l’image de la pierre tombale solitaire qui trônait encore au cœur des montagnes.

« Elle est morte. »

Sam s’arrêta de chercher pendant un instant, avant de souffler.

« Oh. Je suis désolé, Sarah. Je ne l’ai pas vraiment connu, mais j’imagine que c’était une femme bien. »

Ses paroles n’étaient pas très réconfortantes, mais j’en avais l’habitude : Sam était un homme sensible mais pudique, qui avait tendance à dissimuler ses émotions. Sans doute une vieille habitude de Rapture, qui poussait les gens à se terrer dans leur mélancolie sans possibilité de se confier aux autres. C’était la loi du plus fort, après tout, et le perdant n’avait qu’à s’avouer vaincu.

Il finit par trouver ce qu’il cherchait au fond de son vaisselier, une vieille bouteille poussiéreuse de bourbon, et me la montra, d’un air ravi.

« Un verre ? proposa-t-il.

Je levai un sourcil.

« Non merci, je ne bois plus. Je pensais que c’était le cas pour toi aussi. »

A l’époque au sein de Rapture, il était de notoriété publique que mon père avait des problèmes avec la boisson. Il n’y avait qu’à le suivre dans la ville grâce à l’odeur de l’alcool et voir le nombre de bars qu’il écumait chaque soir pour constater les dégâts. Mais depuis son retour, il n’y avait plus jamais touché. Quant à moi, j’y avais déjà goûté, durant mes années d’études. Mais en entendant l’histoire de mon père et en me mettant à sa place, j’avais progressivement réduit ma consommation jusqu’à néant. Je ne comptais pas prendre le même chemin que lui autrefois, quand bien même ma situation serait différente.

Quand je pris conscience que mon père ne comprenait pas de quoi je parlais, je désignai du doigt la bouteille qu’il tenait entre ses mains.

« Quoi, ça ? C’est un truc que l’un des collègues de la scierie m’a offert pour mon anniversaire, l’année dernière. Bizarrement, c’est le seul cadeau que j’ai reçu. En plus de celui de ta mère, évidemment.

— Ecoute, papa, je suis désolé pour cette histoire. J’aurais jamais dû réagir comme ça.

— Bah, le passé, c’est le passé. Oublions-ça. De toute façon, tu te fais déjà assez de souci comme ça en ce moment.

— C’est clair. »

Voyant que sa bouteille ne serait d’aucune utilité, il la rangea à côté des verres et referma le vaisselier.

« Il y a quelque chose qui m’échappe : comment tu peux proposer un verre à ta fille alors qu’il y a des cadavres partout autour de chez toi ?

— Quand on a vécu à Rapture, on finit par s’habituer à la mort. Tu dois comprendre ça, pas vrai ? »

J’opinai de la tête, sans broncher. Il avait raison, dans tous les sens du terme. Au cours de mon enfance, j’avais appris à côtoyer la mort. Durant mon retour vers les abysses, j’avais appris à la donner. Maintenant, la mort n’était plus qu’une vieille amie, à qui on disait bonjour de temps à autre. Mon père n’avait pas souhaité me révéler tous les détails sur le calvaire qu’il avait subi pour s’enfuir de Rapture, mais je me doutais, d’après mon expérience, que son chemin devait être parsemé de cadavres, lui aussi.

Pour autant, la mort laissait des traces et je ne comptais plus le nombre de cauchemars que j’avais fait à mon retour de Rapture, durant l’année précédente. Je me revoyais dans cette salle de bain, en train de combattre Cronos et Artémis. Je me revoyais les tuer, égorgeant Cronos comme un porc et réduisant la tête d’Artémis en bouillie. Le psy que j’avais engagé après cette série de cauchemars insoutenables en avait d’ailleurs eu pour son argent.

Je ne pouvais pas faire comme si tout cela n’avait pas existé : toutes ces morts commençaient à peser lourdement sur ma conscience. Pour autant, j’ignorais comment mon père faisait pour rester stoïque face à toute la violence qu’il avait infligée.

Lorsqu’il constata ma perplexité, Sam se rapprocha de moi et posa ses deux mains sur mes épaules, en enfonçant son regard dans le mien.

« Je sais ce que ça fait, de devoir donner la mort à un homme. Je suis passé par là avant toi. Tout ce que je voulais dire, c’est qu’il faut apprendre à vivre avec. Même si on se rend compte que c’est impossible. Tu ne dois pas ressasser les évènements qui t’ont amené jusqu’ici. Rapture nous a tous poussé dans nos retranchements. Il n’y a pas d’utopie, il n’y en a jamais eu.

— Je sais, papa. Je sais. »

Je comprenais son point de vue, mais je ne pouvais m’empêcher de repenser à la ville qui m’avait vu naître. Une cité parfaite, en apparence seulement, dont le seul point faible était les hommes qui y habitaient. C’étaient les hommes qui avaient rendu cette ville aussi chaotique, pas la ville elle-même.

Pouvions-nous dire que nous avions participé à sa chute ? Certainement. Mais nous n’étions que de petits rouages, à peine utile au bon déroulement de la ville. Mon père avait perdu son humanité avec la mort de sa femme, j’avais perdu la mienne en devenant une petite fille à la peau grise et aux yeux jaunes. Nous aurions pu vivre une vie tellement meilleure si lui et mes parents biologiques n’avaient pas décidé d’aller vivre sous l’océan. Mais Sam et moi, nous ne nous serions jamais rencontrés. L’un dans l’autre, Rapture avait eu du bon en définitive et je ne pouvais décemment pas oublier d’où je venais.

Sam donna une petite tape dans mes deux épaules, avant de changer de conversation, en m’adressant un sourire chaleureux.

« En tout cas, je suis content de voir que tu as la situation bien en main. »

Il me tourna le dos et retourna près du vaisselier afin de récupérer le fusil rapturien qu’il avait posé contre le mur.

« A ce sujet, papa, j’aurais besoin de l’armure que je t’ai laissée la dernière fois. »

Sam soupira, avant de tourner la tête dans ma direction.

« Tu sais très bien que je n’aime pas quand tu te mets en danger comme ça.

— Je sais, mais cette fois, il n’y a pas que ma vie qui est en jeu. Elaine a enlevé les filles des anciennes Petites Sœurs. Je ne peux pas me permettre de les laisser se débrouiller seules. »

Sam m’observa pendant un instant et perçut l’éclat qui luisait dans mes yeux.

« Très bien, finit-il par dire. Elle est derrière la bibliothèque. »

Du doigt, il désigna la porte du bureau, en face de moi. Je le gratifiai d’un sourire. Cette cachette secrète derrière la bibliothèque me fascinait depuis que j’étais toute petite. C’était un petit bonus qu’il avait ajouté au cours de la rénovation. Il pensait que ça me ferait plaisir. Et c’était le cas.

Une fois dans le bureau, je jetai un œil à tous les livres qui s’y trouvaient, essayant de me rappeler lequel d’entre eux permettait d’ouvrir la porte. Soudain, j’eus une révélation en voyant le nom de la biographie d’Andrew Ryan sur la tranche de l’un d’entre eux. C’était celui-ci, bien-sûr. D’un geste sûr, je poussai le livre en question et un petit clic m’annonça que la porte venait de se débloquer. Je tirai la bibliothèque vers moi. A l’intérieur du renfoncement, outre l’armure étincelante qui m’appelait de ses vœux, je retrouvai les quelques armes que mon père avait ramenées de Rapture. Tout cela nous serait bien utile.

Je m’emparai d’abord de l’armure de Grande Sœur et l’enfilai, avant de m’analyser de la tête au pied en souriant. Elle m’allait encore comme un gant, bien que l’odeur qu’elle dégageât fut insupportable – on aurait dit qu’un poisson mort s’était frotté contre elle. Je serrai les poings, enivrée par la puissance qu’elle me conférait. Le bruit du frottement du cuir entre mes doigts me fila des frissons.

Brusquement, alors que j’étais encore en train d’admirer ce pour quoi j’avais fait tout ce chemin, mon père m’appela dans la grande salle. Quelqu’un approchait de la maison. Je me plaçai à sa gauche pour regarder par la fenêtre, mais je ne distinguais qu’une vague silhouette tout de noir vêtue, sillonnant le chemin vers la clairière. Après avoir rechargé son fusil, il décida de sortir sur le perron pour accueillir le nouvel arrivant comme il se devait. Je le suivis, la boule au ventre et la hache à la main.

Sam mit en joug l’inconnue qui approchait, prêt à se défendre une nouvelle fois. Jusqu’à ce que je me rende compte que l’inconnue n’en était pas une. C’était une femme que je ne connaissais que trop bien. Celle que j’avais accompagnée dans les abysses.

« Salut, Sarah. Ça fait plaisir de te revoir. »

 

 

*

*            *

Elaine n’avait pas changé ; toujours aussi sûre d’elle, à la limite de l’arrogance. J’avais beau la regarder, je ne pouvais le croire. Elle était là, juste devant nous. Pas de garde du corps, pas de chrosômes à ses côtés, rien. C’était à se demander si elle ne voulait pas en finir. Enveloppée dans sa longue parka noire, elle avait des airs d’ange noire de la mort. Seule sa mèche violette toujours aussi éclatante ajoutait un peu de couleur à l’ensemble.

« Alors, c’est vous Elaine ? s’exclama Sam, qui l’analysait avec froideur. Vous ne manquez pas de cran pour vous pointer jusqu’ici après ce que vous avez fait à ma fille, hein ?

— Il fallait que je vienne. Après tout, ce n’est pas tous les jours que l’on peut vous croiser tous les deux au même endroit, n’est-ce pas ? »

Le ton à la fois taquin et machiavélique de sa voix me glaçait le sang. Elle semblait lire à travers nous, comme si elle savait que j’allais venir et que nous serions réunis au même endroit ce jour-là. Comment pouvait-elle le savoir ?

« Si je le voulais, je pourrais vous descendre, là, tout de suite, expliqua Sam d’un ton menaçant, en pointant à nouveau l’arme vers elle. Donnez-moi une seule bonne raison de résister à cette envie. »

Je m’attendais à ce qu’elle rigole devant tant de défiance, mais elle n’en fit rien. Elle n’afficha qu’un sourire amusé et baissa les yeux. Puis, elle croisa les bras et regarda à nouveau mon père.

« Parce que je vous propose un marché. A tous les deux. »

Ses mots me firent sursauter : ils me ramenèrent d’un seul coup un an plus tôt, lors de notre première rencontre dans les bureaux de CMP Interactive. Il s’agissait, pratiquement mot pour mot, de l’une des phrases qu’elle avait utilisé pour présenter son projet à Charles et à moi. Soit il s’agissait d’une coïncidence grinçante, soit il s’agissait d’un sens du détail à couper le souffle.

« Tu veux dire que Fontaine nous propose un marché, n’est-ce pas ? lui rétorquai-je.

— Non, c’était mon idée de venir ici aujourd’hui. Mon père est un homme qui croit en beaucoup de choses, mais pas en votre reddition.

— Où veux-tu en venir, Elaine ?

— Je suis venue vous demander humblement d’arrêter votre quête, dès maintenant. La machine est en notre possession depuis un an déjà et mon père poursuivra son œuvre et continuera de l’utiliser comme bon lui semblera, que je le veuille ou non et que vous le vouliez ou non. »

Elaine semblait suggérer que Fontaine était devenu incontrôlable. Cela n’augurait rien de bon pour la suite : si ce qu’elle disait était vrai, il serait définitivement impossible de traiter avec un taureau enragé tel que lui.

Elle marqua une pause, sûrement pour nous laisser le temps de peser le pour et le contre, avant de reprendre, en arborant un rictus grinçant au coin de la bouche.

« Vous allez échouer. Mon père l’a vu grâce à cet appareil. Rien de ce que vous ferez ne l’empêchera de tirer le meilleur parti de ce monde. Et de tous les autres.

— Je ne te crois pas.

— Tu devrais. Tu n’as pas vu comme moi de quoi cet engin est capable. J’ai vu des choses inimaginables, Sarah. J’ai vu des mondes naître, j’ai vu des mondes brûler et j’ai assisté à votre échec de mes propres yeux un nombre incalculable de fois. »

Elle s’arrêta un instant, contemplant le ciel grisâtre qui nous recouvrait, songeant sans doute à tout ce qu’elle avait prédit. Puis, elle posa à nouveau les yeux sur nous, avant de reprendre son monologue d’un ton las.

« Et pourtant, je suis là, à vous parler, dans l’espoir de changer les choses. Je ne souhaite pas votre mort, vraiment, mais le destin en décidera autrement. C’est une certitude. »

Les mots qui sortirent de sa bouche agirent comme un coup de couteau enfoncé profondément dans mes côtes. Je serrai les poings, sans pouvoir m’empêcher de trembler.

« Va dire ça à Stan ! Tu te souviens ? L’homme que tu as assassiné de sang-froid, sous mes yeux, avant de t’en prendre à moi ? Il était ton ami !

— Si tu crois que je l’ai tué de bon cœur, tu te trompes lourdement. Chaque jour, je repense à mes actes, à ce que j’ai dû accomplir pour en arriver là. Son visage hante mes cauchemars, chaque soir.

— Tant mieux pour toi, c’est tout ce que tu mérites.

— Mais c’est notre lot à tous, je me trompe ? Vous aussi, vous avez perpétré des actes de cruauté qui rendraient malade un enfant de chœur.

— Tout ce que nous avons fait, nous l’avons fait pour survivre, rétorqua mon père.

— Ma survie dépendait de cette machine. Avant de revoir mon père, je n’étais pas… complète. Une partie de moi était morte en même temps que lui. Aujourd’hui, je sais enfin qui je suis.

— Moi aussi, terminai-je. Et je sais que je ne baisserai jamais les bras. Et les filles non plus, d’ailleurs. »

Elaine hocha la tête, d’un air blasé.

« On verra ça. »

Sans rien dire de plus, elle regarda l’heure sur la montre à gousset qu’elle venait de sortir de son manteau et commença à se retourner. Mon père la mit en joug à nouveau, ne sachant rien de ses intentions. Tout à coup, quelque chose se mit à briller dans les airs, juste devant elle. Je crus d’abord que c’était une luciole, car les environs du lac en étaient remplis, le soir venu. Mais il n’en était rien.

Rapidement, je vis la lueur grandir, comme un feu follet, jusqu’à former un disque blanc flottant dans les airs en face d’Elaine. Je jetai un œil à mon père, qui n’en croyait pas ses yeux, lui non plus. Mais quelque chose dans son regard me disait qu’il avait déjà vu ça longtemps auparavant.

Au centre du cercle, une image se dévoila progressivement. C’était comme un écran de télévision, mais très particulier parce que l’image était en quatre dimensions. Derrière le cercle, toute une salle semblait s’étendre sur plusieurs mètres. Un immense hangar qui ressemblait à un laboratoire, avec des ordinateurs et d’autres équipements scientifiques, des câbles en acier et des générateurs. Mais alors que j’étais plantée là, fascinée par le spectacle son et couleur qu’Elaine avait à nous offrir, je ne repérai pas immédiatement le clou qui se trouvait derrière l’écran.

Il était là. Fontaine.

 Les mains posées sur ses hanches, habillé avec sa chemise et ses bretelles, il reproduisait la pose d’Atlas, qu’il était impossible de manquer à l’époque sur les affiches placardées dans tout Rapture. Mais le sourire amical et bienveillant laissait ici place à un rictus effrayant qui déformait son visage. L’habit ne faisait pas le moine, après tout, et Fontaine en était le parfait exemple : bien qu’il eût emprunté les traits d’Atlas, il demeurait une ordure de la pire espèce, même sous toute la chirurgie qu’il s’était infligée.

Sans se retourner, Elaine passa de l’autre côté de l’écran, traversant le portail qui fendait l’air devant elle. Lentement, elle disparut derrière le voile grisâtre, devenant un personnage en noir et blanc, comme dans ces vieux films de monstres. Nous pensions alors qu’elle en avait fini avec nous, jusqu’à ce qu’un véritable monstre fait de chair et de sang apparaisse. Pour commencer, des mains aussi larges qu’une plaque d’égouts s’agrippèrent aux bords du portail, avant qu’une face hideuse, cachée derrière un masque de lapin, ne se dévoile. La créature à peine humaine transperça l’écran et posa un pied à terre en la faisant trembler, avant de passer tout son corps difforme au travers et d’arriver enfin de l’autre côté du miroir.

Ce qui se trouvait en face de nous n’était plus qu’une réminiscence de ce qu’il avait été autrefois, un palimpseste méconnaissable, un vieux souvenir sorti d’outre-tombe. Mais grâce à son costume grandiloquent en lambeaux, son corps maquillé de blanc, son allure lancinante, et bien-sûr son masque noir et doré aux grandes oreilles, je reconnus celui qui fut jadis l’artiste le plus dérangé de Rapture.

Sander Cohen venait d’apparaître à nouveau dans notre réalité. Et il n’avait pas l’air content.

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