BioShock Beyond – Tome 3 : Un océan de rêves

Chapitre 11 : Les artistes voient tant de choses

6659 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 08/11/2021 22:59

Chapitre 11 : Les artistes voient tant de choses


« Je veux enlever ces oreilles mais je ne peux pas sauter, et quand j'essaie, je ne décolle pas du sol. C'est ma malédiction éternelle. Je veux enlever les oreilles mais je ne peux pas ! C'est ma malédiction ! Je veux enlever les oreilles ! Enlevez-les, s'il vous plait ! Enlevez-les ! S'il vous plait ! »

Sander Cohen


****


Le corps du vieux showman était à la fois pathétique et effrayant. A le voir, il était clair que ce fou tenait dorénavant plus de Mr Hyde que du Dr Jekyll. Bien qu’il conservât quelques traces de sa tenue de scène, son corps de gorille avait fait éclater la plupart des coutures de son smoking. Le cocktail de plasmides que ce Sander Cohen avait dû avaler avait conféré à son corps des proportions bibliques. Il restait encore à décider qui était David et qui était Goliath dans tout ça. Et, à la vue du visage tétanisé de mon père, je sus immédiatement vers où mon choix se portait.

« Vite ! me cria-t-il. A l’intérieur ! »

Sans attendre plus que nécessaire, il me tira par la manche dans la maison, tandis que je ne pouvais défaire mon regard du monstre qui s’apprêtait à nous prendre en chasse. La créature balaya son regard autour d’elle en soufflant. Elle jeta un œil au lac, avant de fixer son regard sur la maison et sur nous.

Avant que mon père ne ferme la porte à clef, feu Sander Cohen eut le temps de le regarder droit dans les yeux et de prononcer une phrase qui allait hanter mes prochains cauchemars.

« Je veux… enlever… les oreilles… du lapin… sauvage ! »

Sa voix glaçait le sang. Une plainte rauque, déformée et dissonante, comme le long gémissement d’un éléphant blessé.

Contrairement à moi, mon père semblait savoir comment se défendre. En un éclair, il se positionna derrière le canapé du salon dans le but de le pousser jusqu’à la porte d’entrée.

« Tu peux m’aider ? »

Après avoir secoué la tête pour tenter de chasser l’image de ce monstre de mon esprit, j’obéis enfin et l’aidai à barricader la porte.

« Ça ne le retiendra pas longtemps, constata mon père avec horreur. Il faut qu’on se cache. Viens avec moi.

— Tu sais comment le battre ? lui demandai-je, d’une voix apeurée.

— J’ai déjà combattu quelque chose de ressemblant. Mais je n’étais pas seul. »

Je venais enfin de réaliser dans quel traquenard Elaine nous avait piégé. Cette fois, je le suivis sans sourciller jusque dans la bibliothèque, dans laquelle il déverrouilla la cache secrète qui s’y trouvait. Tandis que la porte s’ouvrait avec lenteur, nous commençâmes à percevoir les pas de Cohen sur le perron. Un énorme fracas retentit derrière la porte d’entrée alors qu’il tentait de l’enfoncer. Le bruit qui faisait trembler la maison en bois se poursuivait à intervalle régulier et ne s’arrêterait que lorsque Cohen aurait réussi à rentrer, comme le Loup qui pénètre dans la maison du petit cochon. Mon père et moi nous réfugiâmes à l’intérieur de la cachette avant de la refermer, juste au moment où le vacarme causé par la porte fracassée nous indiqua que le loup venait d’entrer dans la bergerie.

La cachette était juste assez grande pour nous deux – sans compter le fusil de Sam et ma hache –, mais la place n’était pas le seul souci. J’avais du mal à respirer, coincée dans cet espace exigu tandis que ma légère claustrophobie refaisait surface au pire instant. Mon père posa sa main gauche sur ma bouche au moment où le chrosôme entra dans la pièce, trahi par ses pas aussi lourds que ceux d’un géant. Le râle qui s’échappait de sa bouche faisait trembler la porte secrète, son souffle putride filtrant à travers le rayonnage. Alors qu’il se trouvait à quelques centimètres de nous, je crus entendre des murmures derrière la bibliothèque. Des mots disparates comme « enlever », « malédiction » ou « lapin ». Peut-être n’était-ce que le fruit de mon imagination, mais j’en doutais fermement.

Après plusieurs secondes d’attentes interminables, il se produisit un petit bruit derrière la porte, un signal que je reconnus avec aise : le bruit du plasmide Houdini. Cohen venait de partir, sûrement lassé de chasser ses proies. Mon père le remarqua, lui aussi, puisqu’il retira sa main de ma bouche. Soulagée, je pus enfin prendre une grande inspiration – la plus grande inspiration que je pouvais prendre compte tenu de l’endroit où je me trouvais.

Mais soudain, au moment où mon père était sur le point d’ouvrir la porte, la terreur s’intensifia de nouveau et monta d’un cran lorsque j’entendis le craquement du mur derrière moi et sentis une main énorme se poser sur mon épaule. En un battement de cil, le colosse me fit passer à travers le mur et me projeta jusque dans les bois. Le choc contre le sol dur me coupa le souffle et de petits points noirs se mirent à danser inlassablement devant mes yeux.

Je me relevai aussi vite que possible, en époussetant d’un coup de main les quelques feuilles mortes qui avaient atterri sur moi. Je dirigeai alors mon regard vers le trou béant par lequel Cohen venait de pénétrer et distinguai alors la silhouette imposante du monstre qui se mouvait à l’intérieur des restes de la maison. Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre qu’il était à la poursuite de mon père. En trombe, je me précipitai sur la hache que j’avais perdue dans ma chute et courus en direction de la cabane brisée.

Alors que je venais d’entrer par le cratère, plusieurs coups de feu consécutifs se mirent à résonner dans la forêt, formant une série d’échos à réveiller les morts. J’accourus sur le perron pour voir où était mon père. Et ce que je vis ne fis qu’accélérer mon rythme cardiaque encore un peu plus.

Il se tenait là, au milieu des arbres, son fusil fumant à la main, bravant sa peur en affrontant cette chose qui faisait deux fois sa taille. Chaque balle qu’il continuait de tirer atteignait sa cible, mais la chose persévérait, sans démontrer la moindre émotion. Elle se rapprochait de plus en plus, recouvrant mon père de son ombre massive.

Je devais agir. Mais si mes jambes me hurlaient de courir vers lui, mon cerveau, lui, m’implorait de faire diversion. Cependant, en observant la bête qui marchait d’un pas décidé vers Sam, mon cerveau cessa soudainement de fonctionner et mes jambes reprirent le dessus. Par de grandes enjambées, j’arrivai à la hauteur de ce monstre dans le dos duquel je plantai la hache de toutes mes forces. Bien que la lame ne s’enfonçât que de quelques pauvres centimètres dans son épaisse armure de chair et d’os, la distraction se révéla efficace. Avant que Cohen ne se retourne, je fus capable de retirer la hache de sa colonne vertébrale, et, sans crier gare, lui assénai un grand coup en travers du visage laid qu’il daigna me présenter. Cette fois, le tranchant de la lame traversa le masque, éclatant son œil jusqu’à atteindre sa boîte crânienne. D’un air dégoûté, je lâchai la hache pour enfin me délecter de la vision de ce monstre qui mordait la poussière en s’effondrant comme une poupée inanimée dans la boue.

Tel Arthur retirant Excalibur du rocher, j’arrachai la hache couverte de sang à son cadavre et rejoignis mon père. Avec son fusil sur l’épaule, il avait lui aussi assisté à la lente agonie du monstre. En me voyant arriver, il me tendit la main, lâcha son fusil et me prit dans ses bras.

« Ça va ? me demanda mon père, la tête posée sur mon épaule.

— Oui, je crois.

— Merci pour ce que tu as fait, ajouta-t-il après notre étreinte. Je ne m’en serais pas sorti si tu n’avais pas… »

Brusquement, il se tut. Paralysé, la bouche grande ouverte, les yeux exorbités, il fixait quelque chose derrière mon épaule.

« Oh mon Dieu, » lâcha-t-il simplement.

Je me retournai lentement pour assister à un cauchemar éveillé : Cohen n’était pas mort, pas totalement. Il se redressait avec apathie, comme un mort-vivant sort de sa tombe, faisant craquer les os de ses jambes alors que la peau de son visage se reformait. Son œil éclaté se reconstituait dans son orbite, sa cicatrice se refermait lentement, comme si des araignées formaient une toile de chair. Plus étonnant encore, son masque se reconstruisait lui aussi, comme s’il faisait partie de sa peau elle-même.

Sam récupéra son arme et m’ordonna de le suivre dans la forêt. Il fallait nous cacher, nous n’avions pas le choix. Sans un mot, après quelques mètres, il m’indiqua un arbre du doigt et se cacha derrière l’arbre adjacent. Il posa son index sur sa bouche pour me faire comprendre que notre vie dépendait peut-être de notre silence. Durant plusieurs secondes, nous tentâmes de retenir notre souffle, tandis que les pas du monstre se faisaient de plus en plus bruyants parmi les feuilles mortes qui crissaient sous son poids. Nous ne pouvions détacher nos regards l’un de l’autre, plongés dans une peur extrême. Le chuintement discret du plasmide Houdini se fit alors entendre derrière nous. Cohen venait de se rendre invisible ; il pouvait être n’importe où désormais. Après cela, il n’y eut plus aucun bruit ou aucun son qui viendrait trahir sa position. Ce Cohen avait beau être un géant et un artiste colérique, il savait se faire aussi discret qu’un voleur dans la nuit.

Aussitôt, je vis à nouveau le visage de mon père se transformer devant mes yeux. Il semblait avoir repéré quelque chose juste derrière moi.

« Attention ! Baisse-toi ! » m’adjura-t-il.

Sans douter une seconde de sa parole, je m’exécutai. Un craquement sourd se fit entendre lorsqu’une force puissante secoua l’arbre derrière lequel j’avais trouvé refuge. Je relevai la tête pour voir la partie supérieure du tronc se pencher vers moi. Avec l’agilité d’un félin, je roulai sur le côté pour échapper à la chute du chêne qui s’apprêtait à me tomber dessus. Le tronc s’écrasa au sol au moment même où le tir de mon père déchirait le silence qui planait jusqu’alors. Je coulai un regard vers lui et suivit la trajectoire de sa mire pour réaliser que je l’avais échappé belle : Cohen venait de réapparaître derrière l’arbre qu’il avait brisé dans le but de m’abattre, avant que mon père ne le découvre grâce à ses traces de pas laissées dans le sol. Sans discontinu, Sam continuait de tirer en s’avançant vers la bête d’un air menaçant.

« Va chercher la hache ! » me somma-t-il.

La hache. Il avait raison ; c’était le seul moyen de vraiment le blesser. Mon regard se porta à l’endroit où je l’avais laissée. Elle était loin, mais je pouvais le faire. Je le devais.

Je démarrai ma course comme un marathonien, bien qu’une racine qui dépassait du sol faillit me faire trébucher dès le départ. Je poursuivis tant bien que mal et passai derrière mon père, qui poursuivait son assaut contre Cohen, mais qui allait bientôt se retrouver à court de temps et de balles. Avec le désespoir d’un condamné à mort, je bondis sur la hache, l’attrapai fermement et me tournai face au monstre. Cohen était une véritable éponge, absorbant les impacts, réprimant la douleur comme si ces balles n’étaient que de vulgaires piqûres d’abeilles. Sam commençait à comprendre que sa stratégie avait atteint ses limites. Ses dents serrées me faisaient ressentir la souffrance et l’abattement qui l’habitaient.

Soudain, Cohen décida qu’il en avait eu assez : d’un seul saut, il franchit la distance qui le séparait de mon père et lui flanqua un violent coup de la main qui l’envoya s’écraser entre deux arbres. L’attaque fut tellement rapide que je ne réagis pas immédiatement. Ce n’est que lorsque je vis le corps de mon père, inconscient, qu’une colère sourde monta en moi.

« Non ! » hurlai-je à plein poumon.

La montée d’adrénaline me donna autant de force qu’une injection d’EVE. Je pris la hache entre mes deux mains, la plaçai au-dessus de ma tête et fonçai dans sa direction, prête à lui arracher tous les membres. Cependant, je notai quelques millièmes de seconde trop tard l’attaque qu’il avait prévue lorsque je vis les flammes qui crépitaient au creux de ses mains. Alors que la lame de hache ne se trouvait plus qu’à quelques centimètres de son bras, il envoya sur moi une boule de feu dont la déflagration me propulsa en arrière contre un pin des marais qui se trouvait sur mon chemin. Malgré l’armure que je portais, l’explosion de la boule sur mon corps fut violente à plus d’un titre, et l’atterrissage sur l’arbre n’arrangea rien. Mon dos me faisait atrocement mal et la douleur cognait dans ma tête. Au bout de quelques secondes, ma vision se fit à nouveau plus nette et je pus enfin distinguer les formes qui s’agitaient devant moi.

Mon père s’était relevé et avait adopté la solution de la dernière chance. A court de balles, à court d’espoir, seul, face à ce simulacre d’homme, il avait pris son fusil par le canon et commencé à frapper le monstre avec la crosse. En à peine deux coups, la crosse fut brisée. Cohen en profita alors pour le pousser au sol et écraser Sam de tout son poids. Bien que toute résistance fût futile à ce stade, mon père n’était pas près de se laisser faire : il tenait les restes du fusil au-dessus de lui, avec l’ultime espoir d’empêcher Cohen de le réduire en bouillie.

En dépit de la douleur intense qui me brûlait la poitrine, au niveau de l’impact, je rassemblai mes forces pour venir à la rescousse de mon père. En boitillant légèrement, j’avançai vers le monstre, prenant soin de récupérer la hache qui m’avait échappé à nouveau des mains, prête à en finir, quitte à mourir aux côtés de mon père.

Soudain, alors que l’espoir semblait nous avoir quitté, une lueur vive se manifesta juste devant moi, entre mon père et le monstre. Une lumière si puissante que je dus me cacher les yeux de la main gauche. Lorsque la lumière disparut, je sus que tout était terminé.

Sam, haletant, tentait de regarder le monstre dans les yeux. Mais Cohen n’avait plus d’yeux. Le rayon brillant qui avait fait son apparition avait coupé, avec la précision d’un chirurgien, le visage et le masque de Cohen. Il avait manqué de peu les mains de mon père, mais avait cisaillé le fusil, qui était désormais inutilisable. Lentement, Cohen tomba à la renverse sur mon père, inanimé. Il était mort, pour de bon cette fois. Promptement, je laissai tomber la hache et aidai mon père à se débarrasser de ce macchabée encombrant.

Bien que ses vêtements fussent tâchés de sang, Sam allait bien, sur le plan physique du moins – car je n’osais imaginer la thérapie qu’il nous faudrait après cela. Il se releva avec difficulté, en posant sa main sur mon épaule.

Tout à coup, une voix sortie d’un vieux souvenir chanta dans nos oreilles.

« Je t’avais dit que je serai là pour toi, Sam. »

Mon père et moi relevâmes la tête au même moment, pour découvrir un visage familier. Des yeux bleus, des cheveux bruns parsemés de blanc et une expression espiègle qui dénotait complètement avec l’état de panique dans lequel nous nous trouvions. C’était un personnage hors-normes, qui avait endossé bon nombre de rôles pour en arriver là.

A la vue de cet homme, mon père faillit s’effondrer, mais le soutien que lui apportait mon épaule lui permit de rester debout. Avec minutie, les yeux pétillant de nostalgie, il observa chaque parcelle de son être, songeant au périple qu’ils avaient accomplis ensemble pour sortir de la cité sous-marine. Après ce qui ressemblait à une éternité, Sam finit enfin par extirper hors de sa bouche une phrase cohérente, en regardant son vieil ami droit dans les yeux.

« Bonjour, Alan. »

Décidément, les retrouvailles et les règlements de compte étaient loin d’être terminés.

 

*

*            *

Notre ange gardien avait encore frappé. Suivant à la ligne un plan que lui seul connaissait, il avait pris la décision de nous sauver, comme il l’avait fait pour mon père à Rapture des années auparavant. Cependant, cette perspective était rassurante : si un être inter-dimensionnel tel que lui avait pris la peine de nous sauver, c’est que nous en valions la peine. Du moins, c’est ce que je pensais.

Peut-être que cet acte de charité n’était que le fruit d’une pitié soudaine, ou les vestiges d’une amitié à moitié oubliée. Qui sait ce qui se passait dans la tête de cet homme étrange ?

Alan nous observa d’un air curieux, comme s’il analysait deux animaux blessés. Mais lorsqu’il vit que je me démenais à faire marcher mon père jusqu’à la maison, il prit l’initiative de m’aider, en passant ses épaules sous son autre bras.

En silence, nous arrivâmes jusqu’à la maison – ce qu’il en restait, en tout cas – et déposâmes mon père devant le perron. Il s’assit sur les marches, essoufflé, mais entier.

« Merci, lançai-je à Alan.

— Pas de souci. C’est normal. »

Il pensait sûrement que je voulais parler de l’aide qu’il m’avait apportée, alors qu’en réalité, je voulais surtout le remercier de nous avoir sauvé la vie.

« Qu’es-tu venu faire ici, Alan ? demanda mon père d’un ton grave.

— Je suis là pour vous sauver. Ça se voit, non ?

— Arrête, Alan, on ne me la fait pas à moi. Tu as toujours une idée derrière la tête. Quel est ton véritable but, cette fois ? »

Alors que j’attendais moi aussi la réponse avec envie, Alan me lança un regard suspicieux, qui me fit froncer les sourcils, avant de s’adresser à mon père.

« Sarah doit le savoir. C’est vers elle que je me suis tourné il y a un an pour cette mission. Si je suis là, c’est en partie parce qu’elle n’a pas cru bon de suivre mes précieux conseils à la lettre. »

Affichant un sourire en coin, il se tourna soudainement vers moi.

« Pas vrai, Sarah ? »

Il compte enfoncer le couteau dans la plaie ou quoi ? pensai-je, tandis que je ne pouvais afficher qu’un visage coupable.

« J’aurais dû t’écouter, c’est vrai, avouai-je en hochant la tête de droite à gauche tout en baissant lentement la tête. J’en suis désolée. »

Alan haussa la tête, en arborant un sourire satisfait.

« Je suis content de te l’entendre dire. Mais ça n’aurait rien changé.

— Comment ça ?

— Elaine aurait trouvé un moyen de mettre la main sur cette machine, quoique que tu aies pu faire ou ne pas faire. C’est une constante qui me complique vraiment la tâche, soit dit en passant.

— Dans ce cas, qu’attends-tu de nous, Alan ? l’interrogea mon père avec hargne. C’est vrai, quoi ! Tu débarques ici, des années après m’avoir laissé sur ces côtes islandaises de malheur, et tu t’attends à ce qu’on se plie à tes quatre volontés ? »

Alan soupira et leva les yeux au ciel, en rentrant ses lèvres dans sa bouche. Il savait forcément que le sujet devait venir sur le tapis, à un moment ou à un autre.

« Sam, je ne te demande pas de me pardonner. Je te demande simplement de me croire. Cette fille, Elaine, elle est sur le point de causer la destruction de tout. Pas seulement de votre monde, mais de tous les mondes. Je ne pouvais pas intervenir plus que nécessaire, au risque d’attirer son attention et celle de Fontaine. Mais je veux que tu saches que je n’ai jamais oublié ce que tu as fait pour moi. Même si je savais tout ce qui allait se passer depuis le jour de notre rencontre, je suis toujours aussi surpris de voir l’humanité dont tu as fait preuve avec moi. Et de voir à quel point tu es devenu un homme comblé. »

Sam ne réagit pas et resta bouche-bée. Peut-être discernait-il enfin, sous toute cette couche de désillusions, le rôle central qu’il avait joué dans cette histoire. Comme moi, la pensée révoltante qu’il n’était qu’un pion manipulé par Alan, qu’une marionnette dirigée dans l’ombre, avait dû lui traverser l’esprit plus d’une fois. Mais lui et moi restions des humains après tout, avec nos forces et nos faiblesses. Nous étions les personnages de nos propres histoires. Et ça, rien ni personne ne pouvait nous le retirer. En dépit des trahisons et des retournements de situation, nous avions survécu et nous en étions sortis plus forts. Si Alan était le metteur en scène de la pièce tragique qui nous liait, chacun d’entre nous jouait un rôle à notre façon.

Ne sachant pas réellement quoi répondre, Sam préféra jouer la carte de l’humour.

« Tu sais ce qui m’aurait comblé ? Que tu arrives quelques minutes plus tôt. Ce monstre, c’était quelque chose, tu peux me croire ! »

Alan ne put réprimer un rire sincère.

« Je croyais pourtant que vous aviez la situation bien en main. Même si je dois bien avouer que le Sander Cohen que Fontaine vous a envoyé faisait partie des plus dangereux qu’il m’ait été donné de voir.

— C’est-à-dire ?

— Les modifications qu’il s’est infligées pour te tuer l’ont rendu extrêmement mortel, hélas. »

Sam et moi échangeâmes un regard circonspect. Seul Alan semblait savoir de quoi il parlait.

« Tu oublies que je ne suis pas encore mort.

— Pas toi. Mais celui qui se trouvait dans son monde, oui.

— Attends, attends, l’arrêta mon père. Tu peux nous expliquer ? »

Alan prit une profonde inspiration, à la hauteur de l’histoire qu’il comptait nous raconter.

« L’univers de ce monstre est très différent du tien. Certaines choses demeurent, bien-sûr. Mais tout ne s’est pas passé exactement de la même façon. »

Il était sur le point de continuer de tout raconter, avant de se raviser.

« Le mieux, c’est que je vous montre. »

Tout à coup, il leva les bras vers le ciel, comme s’il voulait appeler la pluie. Mais ce qu’il accomplit était encore plus extraordinaire. Une lueur étrange, comme celle qui avait permis à Elaine de partir, apparut alors entre ses mains. En les écartant, ce qui n’était qu’une étincelle s’étendit brusquement, comme si Alan tendait un fil magique entre ses doigts. La force qu’il mettait dans ses gestes se fit de plus en plus intense, jusqu’à ce qu’un dôme lumineux le recouvre complètement. Abasourdie par son immense pouvoir, je retins ma respiration lorsque je vis que le dôme, aussi visuellement impressionnant que le souffle d’une bombe atomique, allait m’avaler et m’absorber. J’avais l’impression qu’un raz-de-marée allait me recouvrir et m’emporter dans son sillage.

Au moment où le dôme toucha mon corps, je fermai les yeux, emplie d’appréhension. Une caresse, ponctuée d’électricité statique, se répandit alors sur ma peau. Lorsque je rouvris les paupières, je n’étais plus au même endroit, même si je n’avais pas bougé d’un pouce. En dépit du vertige qui attaquait mes sens, je compris qu’Alan venait d’ouvrir un portail vers une autre réalité lorsque je réalisai où nous nous trouvions : de retour à Rapture, des années plus tôt. Je dirigeai mon regard vers mon père, cherchant un soupçon de réconfort dans ses yeux, mais il était bien trop occupé à s’émerveiller devant ce spectacle, observant d’un œil hagard l’endroit qu’avait choisi de nous montrer son ami.

Devant nous, la silhouette d’Alan se découpait dans le paysage désolé de Rapture qui s’étendait derrière lui, bien au-delà de la grande baie vitrée crasseuse aux ornements dorés qui nous séparait des abysses.

« Comment tu… Qu’est-ce que… ? » marmonna mon père.

Alan épiait ses réactions, d’un œil amusé, comme un parent qui offrirait un cadeau à son fils et attendrait sa réaction.

« Je savais que ce qui se cachait derrière cette faille raviverait tes souvenirs, pas vrai Sam ?

— Où sommes-nous ? demandai-je. »

Personne ne répondit. En quête de réponses, je parcourus du regard le grand appartement vide et froid dans lequel Alan nous avait emmenés. Dire que le salon fût en désordre eut été un euphémisme : des débris de verre étaient répandus sur le sol, plusieurs meubles étaient retournés et les murs lézardés suintaient d’humidité. La porte d’entrée, située dans l’axe de la baie vitrée, avait été arrachée de ses gonds et gisait désormais au milieu de la pièce. Sur un vieux gramophone tournait encore un disque, qui ne jouait plus que pour les fantômes qui hantaient ces lieux.

« Que s’est-il passé, ici ? » demandai-je en chuchotant, n’espérant obtenir aucune réponse, tant je sentais qu’elle ne me plairait pas.

Finalement, ce fut mon père qui prit la parole, ne pouvant effacer l’air hébété sur son visage.

« Je me souviens maintenant. J’ai… J’étais ici, quand Cohen est entré en brisant la porte. J’ai… J’ai essayé de le raisonner, de lui faire comprendre que je l’avais trahi pour venger ma femme, mais il n’a rien voulu entendre. Je n’ai pas pu lui échapper. Il a… Il m’a… »

Soudain, mon père se mit à vaciller, manquant de s’évanouir. Au dernier moment avant sa chute, je le rattrapai par les aisselles et le secouai pour essayer de lui faire reprendre conscience en l’appelant, jusqu’à ce qu’il relève rapidement la tête. C’est alors que je remarquai que son nez saignait abondamment.

« Qu’est-ce que tu lui as fait ? hurlai-je à Alan.

— Ce n’est pas de ma faute. Enfin, pas vraiment.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Tout va bien, Sarah. Sam a simplement deux souvenirs en même temps. Il se souvient d’être mort dans cette autre réalité dans laquelle nous nous trouvons. Mon père et ma sœur ont subi les mêmes tourments. Ne t’inquiète pas, il s’en remettra, je sais de quoi je parle. »

Effectivement, le visage de mon père commençait déjà à reprendre des couleurs, après qu’il eut adopté la pâleur d’un linceul immaculé durant un instant. Mon cœur reprenait lentement sa course, mais mon esprit demeurait troublé. Mon regard se porta sur Alan, qui m’observait avec insistance, comme s’il attendait un signe de ma part. Voulais-je vraiment savoir ce qui s’était passé dans ce monde ? Voulais-je connaître la raison de la détresse qui avait envahi mon père ? Ma curiosité morbide et déplacée me criait d’en savoir plus. Mais mon instinct me fit prendre la bonne décision.

Il suffit d’un signe de tête à l’encontre d’Alan pour lui faire part de mon choix. Mon père était déjà fort éprouvé et il eut été mal venu d’en remettre une couche. De surcroît, il était clair, malgré mon jeune âge, que mon expérience avec cette ville par le passé m’avait appris à m’en méfier. La noirceur de cet appartement et le désordre qui y régnait en maître ne faisaient que me supporter dans cette décision. Dans tous les aspects de son existence, Rapture ne pouvait s’empêcher de revêtir une dimension malsaine, qui me poussait à la fuir comme la peste. Chaque vie brisée dans chaque réalité semblait hurler de douleur à chaque instant. Cet appartement abandonné, la vie ôtée à mon père et la transformation physique de Cohen n’en représentaient qu’une infime parcelle, qu’une goutte d’eau dans l’océan. Un morceau de cette réalité que je comptais bien ignorer, une autre histoire des profondeurs à oublier.

En voyant ma réaction, Alan hocha la tête à son tour, de haut en bas, en clignant doucement les yeux d’un air compréhensif.

Je ne pouvais que plaindre cet homme : tant de souffrances avaient dû défiler devant ses yeux. Pour lui, les autres réalités ne constituaient qu’un terrain de jeu, qu’il pouvait explorer à sa guise quand ça lui chantait. Pour n’importe qui de sensé, cela ressemblait à un don. Mais pour moi, c’était une malédiction.

« Ce n’était sans doute pas une si bonne idée de venir ici, après tout, déclara enfin Alan, d’un ton gêné en baissant les yeux, les mains jointes derrière le dos. Vous devriez rentrer, votre monde a besoin de vous.

— Tu ne viens pas avec nous ? lui demandai-je avec inquiétude, tandis que j’aidai mon père à se remettre droit sur ses jambes.

— Je ne peux pas continuer à vous aider pour l’instant. Fontaine et sa fille risquent de se douter de quelque chose. Tu dois continuer, Sarah, il le faut. Je sais que ça te coûte énormément… »

Il se tut quelques instants, le temps de nous adresser un dernier regard, à tous les deux. Puis, il leva les bras dans les airs. Au même instant, l’éclat étrange luisit de nouveau à la jointure de ses deux mains.

« …mais certaines quêtes requièrent les plus grands sacrifices. »

Un ultime mouvement de bras balança une puissante onde à travers nous, nous obligeant à nous cacher les yeux. L’instant d’après, nous étions de retour en Alabama, par cette froide après-midi. Alan avait disparu, ne laissant derrière lui que des questions sans réponses et une volée de feuilles mortes qui décollèrent avant de se poser avec délicatesse sur le lac rouge.

Le retour à la réalité était rude. C’était comme sortir d’un cauchemar : j’avais l’impression que Rapture était encore tangible, et pourtant si lointaine. Mais quelque chose attira mon attention, un détail étrange dans cette réalité si familière. Un bout de métal brillait sur le sol, révélé par la dissipation des feuilles mortes qui avaient rejoint le lac. Laissant un instant mon père qui se remettait encore du choc, je marchai vers l’objet scintillant et me penchai au-dessus de lui avant de l’attraper entre mes mains.

Perplexe, je déplaçai mon regard alentour, les traits tendus, m’attendant à découvrir celui qui avait laissé ça là. Puis, je fis le lien avec ce que j’avais vu avant l’attaque. Il s’agissait en réalité de la montre à gousset qu’Elaine avait scruté avant son passage à travers la faille. Ou en tout cas, elle lui ressemblait comme deux gouttes d’eau. Une jolie montre argentée, qui fonctionnait encore à la perfection. Les aiguilles indiquaient 20h03.

« C’est bizarre… pensai-je à voix haute.

— Quoi donc ? m’interrogea mon père, qui avait tant bien que mal repris ses esprits.

— On dirait qu’Elaine a laissé tomber ça. »

D’un pas vif, je lui apportai la montre, que je laissai lentement tomber de mes mains, en la laissant glisser le long de la chaîne qui la retenait. Sam l’analysa en penchant la tête.

« Je vois pas ce qu’il y a d’étrange là-dedans.

— Pourquoi l’aurait-elle oubliée ici ?

— Elle ne l’a pas fait exprès, voilà tout.

— Je n’y crois pas.

— Tu crois qu’elle laisserait des indices pour toi ? Comme… comme le Petit Poucet ? Tu as vu ce dont elle est capable, Sarah, elle ne ferait pas une chose pareille.

— Papa, je pense que nous n’avons pas toutes les cartes en main. Je suis la première à penser que c’est un monstre. Mais quand je l’ai revu aujourd’hui, j’ai vu quelque chose de différent en elle. Autrefois, elle admirait son père. Maintenant, j’ai l’impression qu’elle le craint plus qu’autre chose.

— Ah ! On est souvent déçu par le produit fini. Elaine s’attendait sans doute à un père aimant, et voilà qu’elle se retrouve avec la pire des raclures. Je crois que je serais déçu aussi si j’étais à sa place. »

Je ne sais pas à quoi Elaine s’attendait : espérait-elle vraiment recevoir de l’amour d’un homme aussi dépourvu de la moindre étincelle d’émotion ? Elle ne l’avait pas connu comme nous, les Rapturiens ; elle ne savait pas ce qui l’attendait. Sa naïveté l’avait conduit à faire confiance à la mauvaise personne. Je l’avais compris dès qu’elle m’avait exposé son plan, au Silver Fin. Et j’étais persuadée qu’elle venait enfin de le comprendre, elle aussi. A l’inverse, mon père doutait ardemment de cette version des faits.

« Ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’Elaine n’est pas mariée avec la ponctualité, lâcha soudainement Sam, d’un ton désappointé. Sa montre n’est même pas à l’heure ! »

Il me montra à nouveau le cadran. Effectivement, elle n’était pas à l’heure de l’Alabama. Cela ne signifiait pas pour autant qu’elle n’était pas calée sur le fuseau horaire d’un autre Etat ou d’un autre pays. Malheureusement, il était difficile de définir ce genre de choses avec certitude. Elaine pouvait être n’importe où, c’est là que résidait le problème.

Mais si je m’en tenais aux indices que Jennifer et les autres avaient rassemblés, il semblait évident qu’elle se cachait à New York. Et si on jetait un œil à la montre cette fois, alors il apparaissait clairement qu’Elaine y était peut-être toujours. Nous étions en plein après-midi et cette montre désignait apparemment un horaire tardif. Or, si la Elaine que nous avions croisée venait du même univers que nous, mais qu’elle se trouvait à New York aux alentours de vingt heures, alors cela voulait dire que nous avions peut-être une chance de la surprendre dans son laboratoire avant ce soir. La théorie était bancale, mais elle se tenait. Dans mon esprit, tout du moins. En espérant bien-sûr que la piste trouvée par Jennifer fût la bonne.

Mon père ne parut pas convaincu par mon explication, mais approuva néanmoins par gentillesse. Il avait conscience que la quête qui nous motivait était éreintante et promettait encore beaucoup de rebondissements ; il ne souhaitait sûrement pas me décourager avant la fin.

« Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ? » lui demandai-je, tandis qu’il rentrait dans les restes de la maison et analysait l’endroit avec mélancolie.

Il posa son fusil contre le mur pour passer son manteau, en geignant à cause des douleurs qui se manifestaient partout dans son corps.

« Je vais me cacher quelque part, en attendant que vous avanciez dans votre enquête. Si la machine est vraiment là-bas, nous n’aurons plus aucun souci à nous faire. »

Tandis que je me tenais là, à le regarder empoigner à nouveau son fusil et passer son bras dans la bandoulière, Sam nota le plissement de mes yeux, un détail qui lui parut accusateur.

« Ce n’est pas que je n’ai pas envie de vous aider, mais je pense avoir eu assez d’émotions fortes pour la journée.

— Ne t’en fais pas, lui répondis-je en souriant, je comprends. »

Il se détendit soudainement, en exhalant, avant de se diriger vers le trou béant qui servait d’entrée. Puis, il posa ses yeux pleins de tendresse sur moi.

« N’oublie pas de prendre les autres armes, elles vous serviront plus qu’à moi. »

Il s’apprêtait à descendre les marches, avant que je ne le stoppe dans son élan.

« Papa ! l’appelai-je.

— Oui ?

— Je suis désolée… de t’avoir embarqué là-dedans. Je n’avais pris conscience du fait que je mettais ma famille en danger, en me jetant à corps perdu dans cette histoire de fous. Je regrette terriblement, papa.

— Tu as fait ce qui te semblait juste. C’est tout ce qui compte. »

Sam m’adressa un hochement de tête, avant de descendre les marches quatre à quatre et de disparaître sur le chemin parmi les arbres, non sans avoir jeté un dernier regard douloureux sur la maison en ruine qu’il avait passé tant de temps à reconstruire de ses mains.

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