BioShock Beyond – Tome 3 : Un océan de rêves

Chapitre 12 : Wang Laboratories

5867 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 26/12/2021 21:58

Chapitre 12 : Wang Laboratories

« Chaque fois que Ryan est sur mon dos, je sais que je me rapproche du jour où je l'aurai vaincu à son propre jeu. Mais aujourd'hui, ce jeu a changé… les hommes de Ryan mettent le paquet. Ils attendent que ça, défoncer ma porte et prendre mes biens. Bande d'abrutis… je vais vous apprendre à jouer au plus malin. Ils viennent chez moi et ils veulent que j'offre ma tête au Père Ryan, mais ils n'auront droit qu'à un fantôme. Oui… vous pouvez dire au revoir à Fontaine… et bonjour à Atlas ! »

Frank Fontaine


****


Les rumeurs vont bon train, même dans une grande ville comme New York, et l’apparition soudaine d’une société pharmaceutique, sortie de nulle part, n’avait pas manqué de faire parler dans tout le quartier. Même si les médias en parlaient peu, Wang Laboratories était, selon ces mêmes rumeurs, contrôlée à majorité par un grand investisseur chinois, qui avait déjà fait fortune dans l’industrie pharmaceutique dans son pays.

Cependant, pour ceux qui connaissaient le véritable instigateur derrière ce voile de mensonges, la réalité était beaucoup moins attrayante. Car la vérité, c’est que cet escroc de Frank Fontaine était derrière tout ça. Il se servait de cette façade pour ses opérations personnelles, tout en récupérant les fonds destinés à sa société pour lui tout seul. A l’occasion, le bâtiment lui permettait également de cacher quelques pièces de technologies rares.

A tout le moins, c’était ce dont nous étions toutes persuadées. Après avoir fait le tour du quartier pour du repérage, les anciennes Petites Sœurs n’avaient pas appris grand-chose des habitants, mis-à-part les habituels et ennuyeux on-dit. En revanche, elles avaient découvert pas mal d’indices concordants et inquiétants : des gardes postés devant l’entrée 24h/24, des va-et-vient incessants et des coupures de courants régulières dans les environs. Quelque chose se tramait ici, cela ne faisait aucun doute.

Et cette impression tenace serait d’autant plus renforcée dans leurs esprits à la fin de l’histoire que j’étais sur le point de leur raconter.

Pour nous aider dans cette investigation au cœur de ce complexe à la pointe de la technologie, Eleanor avait amené avec elle un allié que je retrouvai à mon retour dans le bunker de Pennsylvanie. Tandis que je tenais toujours le sac rempli d’armes que Sam m’avait laissé sous le bras, j’aperçus ce visage chaleureux et rassurant. Mon cœur fit un bond et le sac m’échappa des mains. Sans attendre une seconde de plus, je laissai les filles préparer la suite et me précipitai vers lui pour l’enlacer. Il posa son menton contre le haut de mon crâne et me serra fort. Cela faisait un an presque jour pour jour que nous ne nous étions pas vu. Mais je discernais dans son regard la même douceur qu’à l’accoutumée.

« Je suis si heureuse que tu aies pu venir, Charles.

— Je ferai tout mon possible pour t’aider, ma chère Sarah.

— J’espère que tu en seras capable. Je ne sais vraiment pas à quoi m’attendre avec Fontaine.

— Voyons ! Tu me sous-estimes ! C’est tout de même moi qui ait crée le Penseur et qui l’ait amélioré, non ?

— Il me semble que tu avais reçu un peu d’aide de la part de Brigid, pas vrai ? »

Soudain, alors que ces mots sortaient de ma bouche, la douloureuse image de sa tombe me traversa l’esprit. Charles ne répondit pas immédiatement. Il posa ses grandes mains sur mes épaules et tenta de me consoler comme il le pouvait.

« Elle va nous manquer, Sarah. Je sais que c’est difficile. Mais les choses sont ce qu’elles sont et nous ne pouvons que nous y habituer. »

Plus j’y pensais, plus ma théorie sur notre destin à tous, sur ces cordes que des mains invisibles tiraient dans l’ombre me paraissait invraisemblable. En revoyant Alan quelques minutes plus tôt, je croyais avoir eu la confirmation que nos destinées étaient toutes tracées et que seules certaines personnes comme lui pouvaient les infléchir. Mais ça ne pouvait pas être vrai. J’avais toujours eu le choix. J’aurais pu sauver Brigid et je pouvais toujours le faire avec la machine. Pourtant, il y aurait toujours quelque chose ou quelqu’un pour m’en dissuader. Comme si l’univers tout entier me hurlait que c’était impossible.

« Bon, je vais demander à tes collègues ce que je peux faire pour les aider. Au fait, n’hésite pas à jeter un œil à ce que j’ai ramené pour vous. Et essaye de ne pas trop penser au sujet qu’on vient d’évoquer, d’accord ?

— D’accord. »

J’avais beau opiner, tous ces souvenirs remués en moi me serraient la gorge. Charles partageait évidemment ma douleur, mais il ne l’avait pas vu mourir comme moi. Pourtant, je ne pouvais pas lui en vouloir de rester aussi stoïque en pareille situation, car il avait vécu bien pire que moi au cours de son existence.

Après m’avoir laissée seule, Eleanor me fit signe de la rejoindre près du casier en métal à côté du lit. Arborant un grand sourire espiègle, elle ouvrit la porte à mon arrivée pour me dévoiler la tenue que lui avait rapportée Charles. Elle était différente de la mienne, plus blanche et plus sobre ; de nombreux éléments en cuir et en métal manquaient. Mais on reconnaissait bien la silhouette de la Grande Sœur.

« Alors, tu l’as retrouvée !

— Et toi ?

— Elle est dans le sac, avec les armes.

— Toi aussi, tu as ramené des armes ?

— Mon père en avait quelques-unes en réserve. C’est une longue histoire.

— Eh bien j’ai hâte que tu nous la racontes. »

 

*

*            *

Les détails me revenaient en tête à mesure que je remontais le fil de mes pensées devant mon auditoire. Durant le combat qui nous avait opposé au monstre qu’était devenu Cohen, l’adrénaline m’avait empêché de voir ce qui se passait réellement, comme si ma mémoire souhaitait effacer ce moment à tout jamais. Mais alors que le temps était venu de raconter mon histoire, tout m’apparaissait clairement. Je ressentais les coups comme si je les vivais dans le temps présent, je voyais le sang comme s’il s’écoulait des murs.

A la fin de mon récit, toute mon assemblée se tut, comme à chaque fois. Je réalisais avec horreur que j’avais échappé à un véritable cauchemar éveillé. Cohen aurait fini par nous tuer si Alan n’était pas intervenu. En y repensant, j’avais hâte que tout cela se termine et je crois que je n’étais plus la seule, désormais.

Pour les autres anciennes Petites Sœurs, la faille dans laquelle Elaine avait disparu et la description que j’en faisais, sans oublier la montre que j’avais retrouvée, acheva de les convaincre que le laboratoire new-yorkais était notre prochaine cible. S’y introduire ne serait pas une partie de plaisir. Mais Charles Milton Porter pensait avoir trouvé la solution : grâce aux capacités sans limite du Penseur, il pensait pouvoir désactiver les systèmes de sécurité assez longtemps pour nous permettre d’entrer et de réduire la machine en cendres avant qu’Elaine et Fontaine ne soient de retour. En étant assez discrètes, nous pouvions sauver l’humanité tout entière sans que personne ne s’en aperçoive.

Le plan semblait parfait, en apparence, mais nous étions conscientes du fait qu’il allait forcément finir par déraper à un moment ou à un autre. La loi de Murphy ne s’éloignait jamais très loin de nous, hélas. Pour autant, nous ne pouvions plus reculer car le temps était compté : la vie des nouvelles Petites Sœurs était en jeu. Il restait simplement à espérer que l’emplacement de la machine fût le bon.

Cependant, il restait encore beaucoup de préparatifs devant nous. Nous devions trouver un moyen de nous introduire dans le siège de la société sans mourir à la première occasion, tout en sachant que nous n’avions plus assez d’ADAM sous la main pour nous toutes. Encore une fois, ce fut Charles Milton Porter qui nous sauva la mise. Car parmi les armes étonnantes et les pièces de technologie moderne ramenées avec lui se trouvaient les corps métalliques inanimés des Petites Sœurs robotisées, que lui avaient confiés Eleanor et Brigid juste après notre retour de Rapture. Leur regard vide et froid me donnait des frissons. Mais leur utilité n’était plus à prouver. Même s’il eût été difficile de les valoriser en situation de combat réel, leur blindage résistant était une aubaine.

Croquis à l’appui, Charles nous fit la démonstration de ce qu’il avait imaginé pour mes compères : des armures artisanales constituées de pièces métalliques récupérées sur les robots afin d’offrir une grande résistance aux balles et aux projectiles de toutes sortes. En ajoutant leurs masques dénués d’expressions sur leurs visages, elle pourraient aussi préserver leur identité. Si l’idée avait de quoi faire sourire, la présentation de Charles était plus que convaincante. Même si mon armure et celle d’Eleanor restaient les plus résistantes, les protections offertes par ces étranges robots pouvaient vraiment changer la donne.

Tandis que Charles se mettait au travail avec l’aide de quelques anciennes Petites Sœurs, Jack, le reste de l’équipe et moi préparâmes la suite des évènements.

         

 

*

*            *

Trois-quarts d’heure avant l’horaire indiqué par la montre d’Elaine, les bruits de nos pas résonnaient déjà sur les toits new-yorkais. Une à une, les anciennes Petites Sœurs se postaient au bord du toit qui surplombait l’entrée de Wang Laboratories. Leurs nouvelles armures quelques peu rouillées scintillaient malgré tout au gré des lumières de la Grande Pomme et leurs visages impassibles et vides d’émotion auraient pu effrayer les pires fantômes de cette ville.

Après avoir sauté depuis un énorme château d’eau dans une large flaque d’eau qui dispersa sur ma tenue une longe traînée d’eau croupie, je m’agenouillai à mon tour près du rebord pour observer le bâtiment. Le casque de Grande Sœur pesait de plus en plus lourd sur mes épaules à mesure que le temps passait, mais il permettait néanmoins de focaliser mon attention sur les détails cruciaux et protéger ma tête du froid ambiant.

Deux gardes armés aux tenues noir et or étaient postés devant la grande entrée en verre et en calcaire surmontée du logo rouge sang de la compagnie qui était censée gérer l’endroit. Nul doute que plus de gardes se terraient à l’intérieur. Un peu plus loin sur la droite, il y a avait une extension plus moderne du bâtiment garnie d’une entrée de service pour les camions de livraisons, qui menait vers les entrailles profondes de l’immeuble. Elle était gardée par un troisième homme à la démarche nonchalante. En levant les yeux, le gratte-ciel originel à l’architecture art-déco semblait toiser la ville entière, et nous n’y faisions pas exception. Ses lumières qui déchiraient la nuit sonnaient comme une invitation.

Garé sur le trottoir face à l’immeuble, bien assis dans sa Volvo, Charles attendait notre signal. Pour s’introduire dans le système, il lui fallait nécessairement un point d’entrée physique vers celui-ci. Et Jack était le chaînon manquant qui lui permettrait d’achever son rôle. Tapi dans l’ombre inquiétante de la ruelle parallèle à l’immeuble, ce dernier était prêt à sortir de sa tanière.

« OK, Jack, vas-y », lui lançai-je à travers la radio intégrée à mon casque.

Je crus discerner à travers la couche de ténèbres un léger hochement de tête. Tout à coup, le garde posté devant l’entrée des livraisons se retourna en direction de la ruelle. A pas de loup, il se dirigea lentement vers elle, mais n’eut même pas le temps de crier. Alors qu’il venait d’être englouti par l’ombre, une vague d’éclairs traversa son corps depuis la flaque d’eau à ses pieds, éclairant son visage tendu d’une lumière bleue intense. Aucun passant ne remarqua cet éclat inhabituel, mais Charles l’avait vu. C’était le signe qu’il attendait.

La voiture démarra doucement et s’inséra sur la route. Elle n’eut que quelques mètres à parcourir avant d’opérer un virage serré à gauche pour pénétrer dans le garage. Avec les habits du garde qu’il venait de neutraliser et sa carrure imposante, Jack se fondait parfaitement dans le décor et jouait son rôle à la perfection. Il laissa Charles entrer dans le bâtiment avant de reprendre sa ronde comme si de rien n’était. Jusque-là, le plan fonctionnait à merveille.

« Comment ça se passe de votre côté, Charles ?

— J’y serais dans très peu de temps. »

D’après les plans que Camille et Chantal Dumas avaient subtilisé chez l’architecte du bâtiment pendant que j’étais chez mon père, le passage que Charles venait d’emprunter était une spirale qui s’étendait sous plusieurs mètres de roches et terre avant d’atteindre le premier sous-sol où se cachait l’installation électrique du bâtiment.

Durant quelques minutes, plus aucun son ne perça à travers la radio. Malgré l’assurance que je dégageais, mes mains tremblaient nerveusement. Je n’avais pas seulement peur que l’opération foire en beauté, je craignais surtout que Charles ne soit blessé. Heureusement, je pouvais compter sur Eleanor, qui l’accompagnait, bien cachée au fond de son coffre. Aussi, quand toutes les lumières du bâtiment s’éteignirent subitement, je sus qu’elle avait réussi à passer les gardes qui protégeaient les ordinateurs du sous-sol. Avec la main armée d’Eleanor à ses côtés, Charles venait de rendre les systèmes de sécurité aussi utiles qu’une muraille criblée de trous en s’aidant de la disquette qui contenait le code du Penseur. Le bâtiment, plongé dans la pénombre, serait un terrain de jeu idéal pour ne pas attirer les soupçons.

« C’est à nous ! » assénai-je à mes amies.

Dans une organisation quasi-militaire presque étonnante, l’armée de femmes à mes côtés se rua vers l’escalier de service accolé à notre immeuble. Leurs pas firent trembler toute la structure alors qu’elles descendaient les marches à toute vitesse, annonçant à nos ennemis leur fin prochaine.

Après avoir salué Cindy Meltzer, qui avait décidé de rester pour surveiller l’entrée et nous couvrir en cas de besoin, je descendis de l’immeuble en bondissant directement depuis la bordure. Grâce à ma tenue et au petit fortifiant plasmidique que Jack m’avait donné avant l’assaut, mes jambes résistèrent sans mal au choc contre le béton froid et dur du trottoir. Telles des cow-boys chevauchant vers leur destinée, nous traversâmes la route en formant une ligne parfaite, freinant les voitures dans leur course. Les conducteurs derrière leurs volants n’en revenaient pas et les piétons nous fixaient d’un air effaré.

« Vous savez ce que vous avez à faire », leur rappelai-je. Elles acquiescèrent sans même me regarder.               

Cinq d’entre elles se joignirent à Jack, qui devait les guider jusqu’aux sous-sols afin d’aider Eleanor et de veiller à ce que personne ne remette en marche les générateurs ains que les systèmes de surveillance et de sécurité, tandis que le reste de l’équipe – les sept membres restants – me suivit jusqu’à l’entrée principale.

Lorsque nous ouvrîmes les lourdes portes en verre, une puissante odeur sucrée s’insinua dans mes narines : l’odeur de l’ADAM. La libération semblait plus proche que jamais pour les enfants de mes amies. Chaque pas que nous faisions nous rapprochaient d’elles. C’était une nécessité, nous en étions conscientes, et nous étions prêtes, même si ces pas devaient être les plus difficiles à faire de notre vie.

Le hall d’entrée ressemblait à une cathédrale. De longues colonnes en béton armé sculptées soutenaient une voûte en acier et en terre cuite majestueuse. Le lambris en stuc blanc qui tapissait les murs ajoutait une touche de modernité à l’endroit. On pouvait dire tout ce que l’on voulait de Frank Fontaine, mais dénier ses goûts en matière de luxe et d’architecture eût été criminel. Devant nous, de chaque côté de la réception, les deux grandioses portes d’ascenseur dorées qui se trouvaient là masquaient en réalité bien plus qu’une simple cage : grâce aux plans, nous avions remarqué que deux entrées secrètes vers le laboratoire privé de Fontaine se cachaient de l’autre côté de ses murs. Il fallait simplement les atteindre.

Mais les gardiens de l’endroit n’étaient pas près de nous laisser faire. Malgré l’absence d’alarme, ils avaient bien-sûr deviné que quelque chose ne tournait pas rond lorsque les lumières s’étaient éteintes. Cette absence de clarté nous rendait plus discrètes, certes, mais elle nous obligeait à composer avec les hommes armés qui protégeaient les lieux.

Dès l’instant où nous posâmes les pieds sur le marbre flamboyant du hall, une dizaine de gardes se présentèrent face à nous, pointant leurs armes sur nos têtes. Alors que les balles de mitraillettes étaient sur le point de pleuvoir, nous eûmes aussitôt le réflexe de nous cacher derrière les larges colonnes qui soutenaient l’édifice. Quand le bruit des tirs se répercuta entre ses murs, nous sûmes que nous ne pouvions plus reculer. A chaque impact, les débris de béton se répandaient un peu plus sur le sol patiné, tandis que les gardes progressaient précautionneusement vers nous. Alors que le canon d’une arme se matérialisa dans mon champ de vision, je ripostai. J’empoignai l’arme de la main droite et la projetai en l’air avant d’asséner un puissant coup de pied à mon adversaire, qui l’envoya glisser sur le sol jusqu’à atteindre le bureau de la réception. J’étais maintenant à découvert, mais je savais que mon armure minimiserait les dégâts. Cinq gardes étaient toujours debout, quatre autres étaient cachés derrière la réception. Avant que quiconque n’ait eu le temps d’attaquer, je lacérai le ventre du garde à ma gauche grâce à la seringue équipée sur mon bras. Puis, après avoir tourné sur moi-même, je visai le garde à ma droite et envoyai le harpon de mon bras gauche se loger dans son épaule. Les hurlements de douleur de mes victimes emplissaient maintenant l’immense salle d’une désolation viscérale par laquelle je ne pouvais cependant me laisser distraire plus d’une seconde.

La contre-attaque se faisait sentir de chaque côté : tandis que les gardes me prenaient désormais pour cible, les Petites Sœurs en profitèrent pour laisser parler leurs armes à feu et leurs poings pour les plus courageuses ou les plus folles d’entre elles. Pendant que les balles pleuvaient de toute part, je ne perdis pas une seconde. A la suite d’une petite roulade sur le côté, je m’emparai du harpon fiché dans l’épaule du garde aux cheveux blonds qui gisait à terre et le lançai en direction de l’armoire à glace qui s’apprêtait à s’en prendre à Mary Elizabeth de l’autre côté de la salle. Il posa ses genoux à terre avant de s’effondrer pour de bon. Plusieurs hommes étaient neutralisés, mais cinq d’entre eux continuaient toujours de nous fusiller depuis la réception, bien protégés par l’épais bureau blanc. Si les balles ricochaient sur ma tenue tels des cailloux sur un mur, je ressentais chaque impact, comme de puissants coups de poing qui martelaient mon corps. Cependant, je ne souhaitais pas tenter le diable, car plusieurs parties de ma tenue étaient dépourvues de protections : dès que l’occasion se présenta, je glissai donc vers l’une des colonnes et me mis à l’abri à côté d’Ulrike Moeller, tout aussi exténuée que moi.

Il fallait les neutraliser à distance sans risquer nos vies. Heureusement, une solution me vint en tête lorsque je remarquai une silhouette sur le toit.

« Cindy, appelai-je par la radio, on va avoir besoin de toi. Sors l’artillerie lourde ! »

Elle ne répondit pas. Pendant un instant, je la perdis de vue. Je frissonnais alors que je commençais à croire qu’il lui était arrivé quelque chose. Mais mon expression de désespoir s’envola lorsque je distinguai enfin l’éclat de son arme de l’autre côté de la rue.

Soudain, un trait jaune brisa les vitres et fendit l’air comme un rayon de soleil en pleine nuit, miroitant dans nos yeux ébaubis. Le son perçant et acéré de l’arme se répercuta dans tout l’immeuble. Alors que le rayon laser du canon ionique s’estompait, le silence s’installa. Un simple coup d’œil en direction de la réception me suffit pour réaliser que ces hommes n’avaient pas pu survivre : la réception était scindée en deux dans le sens de la longueur ; des pages, propulsées par le souffle de l’arme, voletaient encore au-dessus comme des papillons après un orage.

« Vous… Vous allez bien ? s’enquit Cindy, d’un ton incrédule.

— Oui, tout va bien, la rassurai-je. Nous allons bien. »

Le hall d’entrée n’était plus qu’un champ de ruine, mais le calvaire semblait terminé ici. Néanmoins, ce n’était pas le cas pour tout le monde. Au même moment, Eleanor me contacta, haletante et prise d’angoisse ; elle tentait de parler, au milieu du chaos ambiant.

« Sarah ? La situation commence à devenir vraiment hors de contrôle en bas !

— Très bien ! Je vais t’envoyer de l’aide. »

Je n’osais imaginer le nombre d’hommes auxquels elles devaient faire face. C’était à se demander s’ils n’avaient pas prévu notre visite depuis le début. Pour le savoir, il nous restait encore à débusquer cette entrée secrète.

Dès qu’Elena, Ulrike, Masha et Leta eurent pris la direction du sous-sol, Natasha, Camille, Chantal et moi nous attelâmes à la tâche. Après avoir forcé les portes de l’ascenseur, nous débutâmes nos recherches d’un levier ou d’un bouton secret qui permettrait d’ouvrir la deuxième porte derrière la cage. Nous passâmes nos mains partout, dans tous les recoins, dans l’espoir vain de trouver comment passer l’obstacle. Mais il n’y avait rien.

De rage, Natasha entreprit de casser la paroi de l’ascenseur, en utilisant la mitrailleuse de Charles. Elle appuya sur la détente et les canons se mirent à tourner. Tandis que des salves de balles ininterrompues s’échappaient de l’arme, nous obligeant à nous éloigner pour nous protéger du bruit, Natasha détoura la paroi pour créer une ouverture. Après avoir atteint le coin en bas à droite, elle stoppa le carnage. Un ultime coup de pied fut alors suffisant pour l’abattre et révéler la vérité après que la poussière se dissipât.

Une large ouverture rectangulaire dans la cage d’ascenseur laissait entrevoir l’immense laboratoire qui se nichait derrière ; une pièce apparemment aussi grande que le hall d’entrée, à l’abri des regards indiscrets du gouvernement ou du public. Un lieu dont les secrets auraient fait rougir Brigid de jalousie si elle eût été là pour le voir.

Mais alors que j’étais sur le point d’investir ce temple de la science et de la technologie, j’avais un mauvais pressentiment. Pas de machine à l’horizon, pas de gardes ; autrement dit, il était vide. Malgré la pénombre due à l’absence des éclairages habituels, il était évident que quelque chose nous échappait.

Néanmoins, je décidai d’y entrer avec la plus grande précaution. Encore une fois, j’avais confiance en mon armure. Peut-être un peu trop, d’ailleurs.

Alors que je m’enfonçais dans ce grand passage pour explorer l’inconnu, tentant de distinguer ce qu’il y avait devant moi, j’entendis un bruit sur ma gauche. Puis, une respiration lourde et étouffée, presque inaudible.

Aussitôt, ce fut le chaos.

Un violent coup venu des ténèbres m’envoya valser à travers la pièce jusqu’à une batterie d’énormes ordinateurs qui ne résistèrent pas au choc. S’ensuivit un vacarme métallique qui résonna avec force dans la salle : quelqu’un venait de refermer l’ouverture qui m'avait permis d’entrer. Mais ce n’était pas un homme. Pas au sens propre du terme, en tout cas.

Tandis que les cris indistincts de mes compagnonnes retentissaient derrière la plaque de métal blindé, une forme apparut sous la lumière rouge vacillante d'une lampe de secours accrochée au mur. Un monstre de métal. Un Protecteur.

 

*

*            *

Dès l’instant où je perçus sa présence en me redressant, je sus que les ennuis que j’imaginais vaguement dans ma tête venaient de prendre corps dans la réalité. Lorsque je compris qu’il me faudrait survivre seule face à ce Big Daddy surarmé dont le modèle m’était complètement étranger, j’eus le sentiment que la mort elle-même me faisait face.

C’était une sorte d’armure en forme d’œuf, pourvue de plaques de métal oblongues bombées sur les épaules ainsi que sur l’avant-bras droit. Tandis que son épaule gauche était couronnée de deux gros canons aux allures de lance-grenades, la plaque sur son avant-bras était surmontée de trois canons plus petits, et agrémentée d’un dessin de pin-up des années 50.

En somme, les seules choses qui rappelaient son statut étaient le hublot rouge au centre de l’armure, sous lequel était peint le visage d’un requin dévoilant de larges dents dentelées triangulaires, et l’énorme bonbonne d’air sur son dos qui lui permettait de respirer sous l’océan en temps normal. J’ignorais d’où venait ce monstre, mais il était clair qu’il n’était pas de mon monde. Il s’avança péniblement vers moi, comme si la gêne que l’armure procurât lui était à peine supportable. Ce n’était pas étonnant : avec tout cet attirail sur le dos et les dessins qu’il montrait fièrement, il avait plus l’air d’un bombardier américain lourd et encombrant que d’un plongeur gracieux nageant au gré du courant.

Lentement, il pointa son bras vers moi et me mit en joug avec son arme. D’instinct, je me projetai sur ma droite pour atterrir sous un bureau, juste avant que la rafale de la mitrailleuse miniature ne déferle sur moi. Des morceaux de bois et de verre éclatèrent comme des feux d’artifices devant moi et se déversèrent sur le sol en aluminium. Alors que je pensais être à l’abri, il se révéla plus rapide que moi. Au moment où je comptais sortir de ma cachette, le bureau en bois s’abattit sur moi et sa main géante m’agrippa par la jambe. Il me porta jusqu’à son hublot comme un vulgaire morceau de viande et m’analysa de la tête au pied, m’enveloppant de son halo rouge terrifiant. J’avais beau me débattre comme un beau diable, je ne pouvais quitter son piège. La seconde d’après, il décida qu’il en avait eu assez et me plaqua contre le sol en métal qui trembla sous le choc. J’avais le souffle coupé, mais j’avais encore tous mes esprits. Aussi, lorsque j’aperçus ses bras se lever au-dessus de moi et ses poings se serrer, je saisis l’occasion de m’échapper en roulant sur le côté. Le bruit de la tôle froissé me fit grimacer. Mais lorsque la lumière rouge éclaira à nouveau mon visage, je me mis à courir.

Je sautai par-dessus une série de câbles et continuai ma course jusqu’à atteindre une autre batterie d’ordinateur symétrique à la précédente. Je m’accroupis juste assez vite pour éviter une autre salve de balles dans ma direction. Après avoir repris mon souffle, je pris une chaise de bureau par les deux mains et la lui lançai. Mais alors que j’attendais l’impact, une explosion réduisit la chaise en poussière. Je ne compris pas directement ce qui venait de se passer ; ce n’est que lorsque le Protecteur réitéra son geste que les choses devinrent claires et qu’elles se corsèrent. En effet, il tira une deuxième roquette depuis les canons placés sur son épaule. Cette fois, je ne pus l’esquiver à temps. Son souffle m’envoya m’écraser contre la plaque de métal blindée que ce monstre avait posée entre moi et la sortie. Je levai rapidement la tête pour jeter un œil à ma tenue : elle avait résisté. Mais jusqu’à quand ?

Soudain, le martellement de ses pas sur le sol me fit réaliser qu’il se rapprochait dangereusement. Je me remis sur pied à la hâte pour faire face à mon ennemi. En puisant dans ma réserve d’EVE légèrement remplie par l’ADAM que m’avait donné Jack, je me rendis invisible afin d’esquiver sa charge. Il fonça dans la plaque blindée, faisant résonner son bruit sourd dans le laboratoire. Je me matérialisai alors quelques mètres derrière lui et visai l’un des défauts de sa cuirasse avec mon harpon. Mais au moment où il allait atteindre sa cible, le Protecteur se retourna assez prestement pour dévier le projectile à temps, grâce à la plaque sur son avant-bras.

Décidément, pensai-je, ce Protecteur est vraiment très fort.

Sans me laisser le bénéfice du doute, il poursuivit son attaque en attrapant une caisse à sa portée et en la jetant dans ma direction. Grâce au peu de pouvoir qu’il me restait, je réussis à me fondre à nouveau dans le décor afin de l’éviter. La caisse alla s’écraser contre la plaque blindée et se brisa en mille morceaux. En me rapprochant de lui assez près, je pensais pouvoir l’atteindre aussi furtivement qu’une ombre. Mais il avait plus d’un tour dans son sac.

Alors que j’arrivais enfin à sa portée, le Protecteur me saisit soudainement par la nuque et serra avec une force démentielle. C’était comme s’il avait su où me trouver. Il me souleva alors dans les airs pour m’amener près de lui. Pendant quelques instants, je crus voir ma vie défiler devant mes yeux, alors que je me trouvais là, sur le fil du rasoir, suffocante et impuissante. Plus précisément, je me revoyais un an plus tôt à Rapture, juste après avoir brisé la vitre du Silver Fin, alors que je me débattais encore pour remonter à la surface.

Tout à coup, je compris que ce dernier instant était peut-être ma dernière chance. D’un coup sec, je sectionnai les tubes d’air reliés à sa bonbonne grâce à ma seringue acérée. Petit à petit, le Protecteur commença à relâcher son étreinte. Mais ce n’était pas suffisant : il avait encore de l’air dans sa combinaison. Alors, en tendant les muscles aussi fort que je le pusse, j’assénai un ultime coup d’estoc au niveau de sa taille, là où l’armure était la plus fine. Une plainte intense résonna à l’intérieur de l’armure à l’instant même où je frappai son porteur. Dans la foulée, ce dernier relâcha enfin toute son emprise sur moi et me laissa tomber comme une poupée au sol. Au moment de l’atterrissage, un détail me frappa aussitôt. Le cri que j’avais entendu n’était pas celui d’un homme, mais bien celui d’une femme. Alors, qui se cachait dans cette armure ?

Le Protecteur flancha, vacilla, avant de s’effondrer à genoux sur le sol, épuisé et blessé. Lentement, l’armure s’ouvrit à la manière d’une porte papillon, relâchant deux volutes de fumée, et me laissa entrevoir la personne à l’intérieur. Puis, comme un serpent délaissant sa mue, elle s’extirpa de l’armure et rampa sur le sol. Au travers des ténèbres enveloppées de rouge qui régnaient dans cette salle, j’avais du mal à voir ce qui se trouvait devant moi.

Mais brusquement, alors que je me rapprochais de la femme, la lumière revint à la vie dans tout le bâtiment. Et à mon tour, je faillis perdre pied devant la surprise qui m’attendait.

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