BioShock Beyond – Tome 3 : Un océan de rêves

Chapitre 13 : Un temps pour vivre, un temps pour mourir

2821 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 04/01/2022 22:34

Chapitre 13 : Un temps pour vivre, un temps pour mourir

« Je connais la vie à la surface, Eleanor. J'y ai passé la moitié de ma vie à servir l'intérêt général. Et puis, j'ai entendu mes arguments détournés et salis par des vieillards qui s'en servirent pour justifier l'Apocalypse d'Hiroshima… Si le monde moderne avait été l'un de mes patients, j'aurais diagnostiqué un profil de suicidaire… En cela, Andrew Ryan avait raison. Rapture… est une délivrance. »

Sofia Lamb


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Sa grimace tordait les traits de son visage dans une expression de douleur dérangeante et ses yeux étaient emplis de colère, de haine et de ressentiment. Toutefois, dès l’instant où je compris qui elle était, tout juste après avoir retiré mon casque, je lui rendis la pareille. Après tout, si Brigid était morte, c’était par sa faute.

Mandy Raven avait perdu la femme de sa vie des années auparavant, et m’avait enlevé l’une des seules femmes qui avaient pris soin de moi dans ce monde de fou. Nous aurions pu dire que nous étions quittes. Mais les choses ne fonctionnent pas ainsi. La rancœur est malheureusement un sentiment bien trop puissant pour disparaître en un claquement de doigt ou pour s’effacer comme on fait table-rase du passé.

Elle saignait beaucoup, mais pas assez pour que ses forces ne l’abandonnent totalement. C’était une dure-à-cuire, têtue et bornée ; je pouvais au moins lui reconnaître ça.

Après avoir posé un pied à terre, elle porta les mains à sa taille pour attraper les deux longs couteaux acérés accrochés à sa ceinture.

« Tu n’aurais pas dû venir, Sarah.

— Qu’est-ce que tu as fait de la machine, bon sang ? »

A la suite d’un long gémissement de douleur, elle finit tant bien que mal par poser son deuxième pied sur le sol. Elle chancela, reprit l’équilibre, avant de continuer sans répit.

« Elaine l’a emporté avec elle.

— Tu aurais pu la tuer. Qu’est-ce qui t’en as empêché ? Je croyais pourtant que tu n’avais aucune pitié pour personne. »

Ma remarque lui arracha un sourire, me faisant la détester encore plus. Chaque seconde qui passait crispait un peu plus les traits de mon visage. Après avoir essuyé le filet de sang qui coulait de sa bouche d’un revers de la main, elle poursuivit son propos, reprenant son souffle avec peine à la fin de chaque phrase.

« Au départ, c’était mon intention. Mais alors que j’étais prête à terminer ce que j’avais commencé, elle a fini par me montrer tout ce que je devais voir pour comprendre mon rôle dans tout ça. Elle m’a emmené dans un autre monde. Un monde parfait. Un monde sans Rapture. Et le plus beau dans tout ça, ce n’étaient pas les enfants qui vivaient dans l’insouciance ou les parents qui profitaient du soleil. Non, non. C’était Carmen. Je nous ai vu, toutes les deux ! Nous marchions, main dans la main. J’avais l’impression d’être dans un rêve.

— Ça n’était qu’un rêve, Mandy ! Elaine t’a fait miroiter toutes ces choses pour te manipuler, pour te ramener de son côté.

— Non ! C’était réel ! Aussi réel que la douleur que je ressens en ce moment, tu peux me croire. Et grâce à elle, grâce à Elaine, je sais désormais que Carmen est en vie, quelque part.

— Tu te trompes. Elle est morte, Mandy. Carmen est morte. Rapture s’en est assuré.

— Tu ne sais rien d’elle ! Tu ne… »

A peine eût-elle commencé sa phrase que du sang épais et noir se mit à couler de son nez, comme un mauvais présage de la vérité. Deux souvenirs se bousculaient dans sa tête et jouaient avec ses sens. Son corps venait d’accepter la réalité, mais son esprit était loin d’imaginer le pire.

« Au fond de toi, tu sais que j’ai raison. Tu l’as toujours su, pas vrai ? Tu as simplement du mal à t’en convaincre.

— Que veux-tu dire, à la fin ?

— Ce que j’essaie de te faire comprendre, Mandy, c’est que ta Carmen est morte, depuis des années ! Tu ne peux rien faire pour changer cela, mis à part en vivant dans le rêve que te vend Elaine, bien emballé dans son joli paquet cadeau. »

Mandy parut se raviser pendant un instant. Son regard se perdit dans le lointain. Mais je n’avais que faire de son avis. Je ne pouvais plus lui laisser le temps de la réflexion.

« Hélas, ça ne changera rien à ce qui doit arriver, poursuivis-je. Je ne peux pas te laisser vivre, pas après ce que tu as fait à Brigid.

— Je n’ai pas pressé la détente, Sarah. Ce sont les hommes d’Éric qui l’ont fait.

— Des hommes que tu as engagé !

— Je n’ai rien à voir là-dedans. Il faut que tu me croies. Ton amie n’était… qu’un dommage collatéral. »

Pour moi, ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. La colère qui s’accumulait en moi devait bien sortir par un moyen ou par un autre ; je la contenais depuis trop longtemps. D’abord, il y eut ce cri primal, presque animal. Je ne reconnaissais même plus ma voix, comme si quelqu’un d’autre avait hurlé. C’est alors que je passai à l’attaque.

Je comptais la battre en un instant. Mais il s’avéra qu’elle avait encore plus de ressources que je ne le pensais, malgré sa blessure. Alors que je m’apprêtais à enfoncer la longue seringue dans son torse, elle la dévia d’un moulinet du poignet grâce à sa lame. Avec son autre main, elle visa ma hanche et la lacéra grâce au tranchant de la lame. La sensation de brûlure qui m’obligeait à poser la main sur la blessure permit à Mandy de poursuivre en enfonçant son autre lame dans mon épaule. En écoutant mon instinct et la peine qui criait dans mon corps, je mis un terme à l’offensive par un puissant coup de pied circulaire dans sa direction.

Tandis que Mandy anéantissait l’une des caisses collées contre le mur en s’écrasant lourdement dessus, je réalisai soudainement que la chance et l’ADAM n’étaient pas les seules raisons de ma réussite. Je n’avais jamais pratiqué d’arts martiaux, mais mon père avait toujours souhaité que je gardasse une activité sportive : la nage, la gymnastique, la danse ; tout cela m’avait permis d’acquérir cette agilité et cette robustesse qui me permettaient maintenant de faire face à l’adversité.

Malgré la douleur, Mandy se relevait douloureusement, le visage en sang. Lentement, je dégageais le couteau qui était resté planté dans ma chair et le laissai tomber à terre, avant de jeter un œil vers elle. Après avoir placé sa main sur son ventre pour tenter d’arrêter le saignement, elle serra le seul couteau qui lui restait avec plus de ferveur, tout en plongeant ses yeux injectés de sang dans les miens, le souffle court et la mine affreusement pâle.

« Je comprends… ta colère, Sarah. Mais je ne peux pas… te laisser gagner. Si je veux revoir Carmen, tu dois mourir. Ce sont ses conditions.

— Nous savons toutes les deux qu’Elaine ne respectera pas sa part du contrat.

— C’est ma seule chance de la revoir.

— Alors, prépare-toi à la perdre, comme j’ai perdu Brigid ! »

En achevant Mandy, je croyais apporter une once de réconfort dans mon cœur. Evidemment, je savais que cela ne résoudrait rien, bien au contraire. Mais je savais aussi que c’était elle ou moi. Elaine avait abattu ses cartes avec maestria en la persuadant de me tuer, parce qu’elle savait que je ne résisterais pas à l’envie de la tuer, moi non plus.

J’appréhendais difficilement mon geste. Mais je me savais dans l’impasse.

Alors, en faisant abstraction des tressaillements qui assaillaient mes muscles, j’élevai lentement mais sûrement mon bras vers elle, lançai mon harpon et fermai les yeux. Le sifflement du projectile se répandait dans l’air, comme une voix qui me susurrait à l’oreille que mon choix était le bon. Jusqu’à ce que le bruit ne cesse tout à coup. Je rouvris brusquement les yeux pour ne voir qu’un nuage de cendres violet devant moi.

Eleanor était arrivée juste à temps. Je la regardais avec incrédulité tenir fermement le harpon qu’elle avait littéralement rattrapé au vol. Lorsqu’elle retira son casque, je lus dans ses yeux tous les sentiments que je ne voyais pas en moi : du regret, de la pitié, mais aussi l’espoir.

« Tu vaux mieux que ça, Sarah, et tu le sais. »

Aucun son ne sortit de ma bouche. Pendant plusieurs secondes, je restai coi, figée sur place avec le bras tendu vers Eleanor, complètement anéantie. Je venais de laisser filer ma seule chance de venger celle qui me rappelait ma raison d’être à chaque instant, en tuant celle qui l’avait laissé mourir. Pourtant, je sentais qu’un déclic s’était produit en moi.

Ce n’est pas ce que Brigid aurait voulu.

Cette pensée prenait peu à peu sens dans mon esprit, comme un cargo qui se révèle au loin sur la ligne d’horizon et que j’avais décidé d’ignorer jusqu’à présent, bien au chaud, sur ma plage de certitudes.  

 Ce n’est pas ce que Brigid aurait voulu.

La voix dans ma tête qui répétait les mêmes paroles en boucle commençait maintenant à m’obséder, me torturer, me dévaster de l’intérieur, tandis que le regard d’Eleanor pénétrait le mien comme dans un livre ouvert. Je tremblais comme un chrosôme en manque d’ADAM. Je ne savais plus quoi faire ; j’étais désespérée, prise entre deux eaux.

 Ce n’est pas ce que Brigid aurait voulu.

Soudain, je cessai de résister. Je me laissai tomber au sol sur mon arrière-train comme un automate inanimé. Le regard perdu dans le vide, la tête posée sur mes genoux, je me mis à songer aux conséquences que mon geste auraient pu avoir. Jamais Brigid ne m’aurait laissé faire ce que j’étais sur le point d’accomplir, jamais elle n’aurait permis qu’une telle chose arrive. Elle avait saisi l’importance de Carmen pour Mandy ; elle avait compris qu’elle était prête à tout pour la revoir. Et j’en avais assez de lutter pour une cause perdue.

Eleanor m’adressa un hochement de tête empreint de pitié et de désolation. En se plongeant dans mon regard, elle avait cerné avec justesse le conflit qui me déchirait. Grâce à elle, j’avais évité ce que j’aurais pu regretter.

Alors que tout autour de moi semblait flou et insipide, tous mes sens se réaffûtèrent aussitôt qu’un cri résonna dans le grand laboratoire plein de bric-à-brac. Celui d’Eleanor.

« Non, ne fais pas ça ! »

Je levai les yeux pour assister à la scène qui se déroulait, sans vraiment comprendre ce qui se passait. Tout arriva très vite. De la tentative de suicide de Mandy, je distinguai seulement le couteau s’échapper de sa main et s’envoler par la pensée d’Eleanor qui avait su réagir au bon moment, jusqu’à se ficher dans un bloc-notes posé près d’un ordinateur.

Mandy resta un moment debout, détaillant ses mains tremblantes et recouvertes d’une épaisse couche de sang. Puis, à son tour, elle lâcha prise, en se laissant glisser le long de la plaque blindée, la peignant d’un rouge écarlate. Elle aussi avait échoué dans sa mission, pour le meilleur ou pour le pire.

« Fontaine ne me laissera jamais tranquille. Il me retrouvera et il m’achèvera, c’est certain. Vous… Vous auriez dû… me laisser mourir.

— Pas si nous avons un moyen de te protéger, répliqua Eleanor.

— A quoi bon ? Vous allez détruire la machine, n’est-ce pas ? Et quand ce sera fait, je perdrai tout espoir de revoir Carmen un jour. Je n’aurai plus aucune raison de continuer à vivre comme je l’ai fait pendant toutes ces années. »

Un long silence s’ensuivit. Eleanor me sonda du regard, espérant y déceler un quelconque signe d’approbation. Mais la torpeur dans laquelle je m’étais replongée était tenace. Sans compter que ma gorge pâteuse et serrée m’empêchait de prononcer le moindre mot.   

— Tu dois nous faire confiance, Mandy, continua Eleanor. Nous trouverons un moyen pour toi de revoir Carmen, je te le promets. »

Mandy se remis sur ses pieds en grimaçant. Elle perdait encore du sang, mais elle semblait avoir réussi à arrêter l’hémorrhagie. Néanmoins, la douleur ne pouvait disparaître aussi facilement.  

« C’est… sans espoir », expliqua-t-elle, d’un ton défaitiste. Elle retenait son souffle entre ses phrases, comme si chacune d’entre elle constituait une plongée dans l’eau glacée. Elle contenait toute sa souffrance à l’intérieur. « La machine… n’est plus ici. Elaine, Fontaine et ses hommes… Ils l’ont prise avec eux. Elle peut être n’importe où à l’heure qu’il est. »

Elle disait vrai. Si Fontaine et Elaine n’avaient pas pris la peine de lui dire où ils se rendaient, c’était pour une bonne raison : ils voulaient que ni Mandy ni moi ne puissions les retrouver, au cas où l’une d’entre nous ait survécu. Peut-être même qu’ils savaient depuis le début que ce combat à mort qu’ils avaient organisé n’en serait pas un. De fait, nous étions revenues à la case départ.

C’est dans ces moments-là que Brigid me manquait vraiment. Ces moments de doute et d’incertitudes, des instants qui n’annonçaient qu’un futur sombre. Etrangement, je me surpris à me mettre à sa place. Qu’aurait fait Brigid Tenenbaum dans cette situation ? En balayant du regard le laboratoire secret illuminé où planait l’odeur alléchante de l’ADAM, un détail attira mon attention. Je plissai alors les yeux pour mieux le voir. Sur le mur du fond, à côté d’un large écran de télévision suspendu qui affichait encore des constantes et des statistiques, juste au-dessus d’une paillasse pleine de bazar, il y avait un tableau électrique. Quoi de plus normal qu’un tableau électrique dans cet endroit rempli de fils, de câbles et de bobines ? Pourtant, j’avais comme l’impression que ça n’avait rien d’une coïncidence.

« Sauf si on sait où chercher. »

Ma remarque ne passa pas inaperçu. C’est en relevant la tête que je m’aperçus qu’Eleanor et Mandy me fixaient du regard, attendant de savoir ce que j’avais derrière la tête. En gémissant, à cause du coup de couteau que j’avais reçu dans l’épaule, je réussis tant bien que mal à me remettre sur pied à mon tour et à me diriger vers le tableau. Alors que ma main ne se trouvait plus qu’à quelques centimètres de la porte en métal, je retins mon souffle. Les regards insistants d’Eleanor et Mandy par-dessus mon épaule me poussèrent à agir. D’un geste leste, j’ouvris le panneau.

Derrière celui-ci, il y avait tout ce que nous n’espérions plus trouver. Grâce à une simple remarque de Brigid sur son passé, nous avions mis à jour ce que Tenenbaum avait tenté de nous montrer avant sa mort. Les secrets de sa fille, compilés sur plusieurs journaux audios, les mêmes modèles que ceux que l’on pouvait trouver à Rapture. Alors que je tenais le premier dans ma main, le visage d’Eleanor s’illumina. Nous allions enfin être en mesure de combler les trous de cette histoire qui avait commencé plus d’un an auparavant.

Mais pour cela, il nous fallait prendre le temps d’écouter.

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