BioShock Beyond – Tome 3 : Un océan de rêves

Chapitre 15 : Une croisière à la croisée des chemins

3943 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 17/01/2022 14:40

Chapitre 15 : Une croisière à la croisée des chemins

« Ce sont des millions de millions de monde. Tous différents et tous semblables. Des constantes et des variables. Il y a toujours un phare, il y a toujours un homme et toujours une ville. »

Elizabeth Comstock


****


« Anna ? s’exclama Jack, abasourdi.

— Liz ? » s’écria Sally d’une même voix.

Le temps parut se mettre en pause. Une gêne s’installa discrètement. Pendant un instant, nous nous suspendîmes à leurs lèvres. Jack et Sally se fixèrent du regard, incrédules, bredouillant des paroles incertaines.

Contre toute attente, ce fut la femme qui brisa enfin le silence.

« Vous ne vous attendiez pas à cela, j’imagine. »

Il fallut une seconde de plus à Jack pour pouvoir s’exprimer normalement.

« Je ne comprends pas. Je croyais que tu étais journaliste !

— Non, rétorqua Sally. C’est Elizabeth ! C’est elle qui nous a sauvé.

— Sauvé ? s’étonna Jack. Il me semble que c’est moi qui…

— C’est elle qui t’a envoyé à Rapture pour nous sauver », ajouta Sally.

Avant que cette escarmouche ne finisse en dispute, Elizabeth mit les choses au clair, détruisant à néant les espoirs de chacun.

« Je ne suis pas celle que vous croyez », lâcha-t-elle.

Il me suffit d’entendre ses quelques mots pour réaliser l’ampleur de la déception que cela représentait pour eux. Tous les regards se tournèrent vers elle. Elle baissa les yeux, consciente d’avoir suffisamment attiré notre attention.

« Celle que vous avez connu… n’est plus des nôtres. »

Elizabeth se pinça la lèvre et pointa vers nous ses grands yeux d’un bleu intense. A un moment, elle croisa mon regard. Et à cet instant, une révélation traversa mon esprit. J’aurais dû le comprendre dès l’instant où elle avait fait son entrée.

« Vous êtes sa sœur, n’est-ce pas ? Vous êtes la sœur d’Alan. »

Il n’en fallut pas plus à Elizabeth pour acquiescer.

« Vous êtes très perspicace, Madame Weavers », compléta-t-elle, accompagnant sa remarque d’un sourire espiègle.

Un frisson me parcourut l’échine.

« Comment vous connaissez mon nom ?

— Je connais chacun de vos noms. Depuis le temps que je prépare ce plan, il aurait été cruel de ma part de ne pas vous reconnaître au premier coup d’œil.

— Et depuis combien de temps vous préparez ce plan, au juste ? l’interrogea Jennifer, toujours aussi sceptique.

— Dix-neuf ans. »

Elizabeth avait répondu à la hâte et à brûle-pourpoint, comme si elle s’était préparée toute sa vie à répondre à cette question, comptant les saisons et les années qui défilaient sous ses yeux. La réponse jeta un froid dans l’assemblée, un calme plat qui disparut bientôt sous les pas pressés des nouveaux gardes qui affluaient dans le hall d’entrée en enfonçant les portes en verre. Apparemment, Fontaine était loin d’en avoir fini avec nous.

« Il est temps de partir », conclut Elizabeth, d’un ton péremptoire.

Avec ses deux mains, elle écarta les pans de sa longue cape noire, attachée à son cou par une broche magnifique ornée d’une gravure de cage dorée. Puis, comme Alan l’avait fait, elle commença à matérialiser un dôme de lumière devant elle avant de l’étendre à tout le bâtiment d’un geste sec. Soudain, un flash lumineux m’aveugla durant quelques secondes.

Avant que mes yeux ne s’habituent à la lumière, mon oreille interne perçut quelque chose de différent : une sensation étrange de roulement et de balancement. Puis, je notai encore autre chose : au toucher, le sol n’avait plus rien de semblable ; il était doux et moelleux. Ce n’est que lorsque je vis ce qui se trouvait devant moi que je pus enfin m’apaiser.

 

*

*            *

Grâce à son pouvoir, Elizabeth nous avait fait embarquer à bord d’un navire paré de l’un des intérieurs les plus luxueux que je n’avais jamais vu. J’avais l’habitude des sous-marins étroits et inconfortables dans mon métier. Alors, quand je remarquai ces tapisseries lumineuses, ces boiseries sombres, cette moquette rouge et ces dorures à peine effacées par le temps, c’était le jour et la nuit. La cabine dans laquelle nous nous trouvions désormais baignait dans une lumière chaude plutôt chaleureuse, qui dénotait complètement avec l’éclairage industriel et artificiel qui occupait le laboratoire.

En tâtonnant, je trouvai quelque chose près de moi pour me relever – un fauteuil baroque d’une noirceur aveuglante. Après un gémissement causé par la douleur dans mon épaule, je me mis à jeter un œil autour de moi. Outre le reste de l’équipement luxueux dont était pourvu la cabine, je distinguai autre chose à l’extérieur sur la ligne d’horizon, par-delà les hublots et les parois du navire. Lorsque mon cerveau contempla ce que mes yeux visualisaient à travers les vitres salies du bateau, je fus forcée de poser les mains sur la table en merisier placée devant moi pour ne pas tomber.

Nous étions de retour à Rapture. Plus précisément, nous étions au-dessus de Rapture. Le phare grisâtre et élancé construit par Ryan se tenait fièrement au loin dans la nuit glaciale, dirigeant sa lumière diaphane dans notre direction.

« Vous voyez ce que je vois ? » demandai-je.

Aucune parole ne sortit de leur bouche pour me réconforter. Alors que je commençai à m’inquiéter pour ma santé mentale, croyant être la seule à assister à ce retour inattendu, je fis volte-face, prête à demander une explication. Mais je réalisai rapidement que les esprits de mes amis étaient occupés par un autre problème. Curieuse, je m’avançai vers eux, déplaçant l’une des chaises en merisier, juste assez pour me faufiler entre elle et un sofa couleur bordeaux.

Tous mes compagnons de voyage avaient les yeux rivés vers l’extérieur, plantés comme des piquets devant les fenêtres ; mais leur attention n’était pas focalisée vers le phare que j’avais aperçu. Plus je me rapprochais des hublots par lesquels ils regardaient, plus je découvrais enfin ce qui leur faisait cet effet. Et à mon tour, je crus halluciner.

Le phare était loin d’être le seul repère dans ce lieu. En vérité, c’étaient des milliers de phares identiques placés côte-à-côte qui étaient répartis sur des centaines et des centaines de kilomètres et qui semblaient avoir conquis le ciel et l’océan. Toutes les étoiles dans le lointain n’étaient que des faisceaux de plus parmi une myriade de lumières blanchâtres flottant dans l’espace comme des esprits en quête de réponses. Le phare que j’avais repéré depuis l’autre bord du navire n’était donc qu’une goutte d’eau dans cet océan infini.

Bientôt, le temps de la contemplation s’acheva. Puis, vint le moment des réactions incongrues, au cours duquel tout le monde y alla de son petit commentaire, entre insultes et incompréhension frénétique, entre emballement et théories embrouillées. La terreur se lisait dans les pupilles de tous ces visages blêmes qui me cernaient. Aussi brusquement qu’il avait disparu, le silence s’imposa à nouveau dans la cabine, lorsqu’Elizabeth nous interpela depuis le fauteuil confortable et moelleux sur lequel elle trônait au fond de la salle. A moitié camouflée derrière les feuilles brillantes d’un petit palmier en pot qui se tenait à côté d’elle, elle paraissait se délecter de notre perplexité.

« J’espère que vous appréciez la vue », articula-t-elle, tandis qu’elle posait sa jambe droite au-dessus de son genou gauche.

Je ne l’avais même pas entendu arriver dans la cabine et s’asseoir. Si tant est qu’elle ait eu besoin de rentrer par la porte. Car si j’en croyais les étrangetés de ce lieu, cet endroit était son domaine. Et elle le contrôlait à sa guise.

« Où nous avez-vous emmené ? m’enquis-je d’une voix vigoureuse.

— Je vous souhaite la bienvenue sur l’Olympien », annonça-t-elle d’un ton triomphant en élargissant ses bras.

Ce nom parut troubler Eleanor, qui se mit à jeter un œil au plafond en se frottant le menton.

« L’Olympien ? répéta-t-elle. Pourquoi ce nom me dit quelque chose ?

— Peut-être parce qu’il s’agissait du navire personnel d’Andrew Ryan ? lui avoua Elizabeth. Je le lui ai… disons… emprunté depuis une autre dimension. J’étais certaine qu’il n’en aurait plus l’usage.

— Et pour ce qui est des phares ? lui demanda Jack, affectant un visage renfrogné et déçu alors qu’il désignait du doigt les phares à l’horizon. De quoi s’agit-il ? Encore une ruse de ta part ? »

Je ne savais pas exactement ce qui se passait entre ces deux-là, mais lui et Elizabeth se connaissaient avec certitude, d’une manière ou d’une autre. Lorsqu’il lui posa la question, elle parut accablée par la culpabilité.

« Ecoute, Jack, je sais qu’il est temps pour nous d’avoir une petite discussion. Mais pour l’instant, il est nécessaire que vous compreniez tous ce que j’ai à vous dire.

— Commencez déjà par nous dire ce que c’est que cet endroit, la pressa Jennifer d’un ton sec.

— Vous êtes dans l’Océan de Portes, un espace infini entre les mondes, une frontière puissante entre tous les univers. C’est… une représentation physique de toutes les réalités dans un seul et même endroit, en quelque sorte.

— Et c’est ici que vous avez vécu ? demandai-je avec étonnement.

— Oui, dit-elle en soupirant. Enfin, si l’on peut appeler cela une vie. »

Jack ne supporta pas plus longtemps les remarques d’Elizabeth. Elle eut à peine le temps de terminer sa phrase que nous le vîmes quitter brusquement la cabine, claquant violemment la porte derrière lui. En y repensant, je crois ne l’avoir jamais vu aussi énervé. Elizabeth tenta en vain de le retenir en se levant de son fauteuil, mais il était trop tard. Elle se retrouva seule face à la vitre de la porte, se regarda dans le reflet pendant quelques instants, avant de se tourner vers nous.

« Je vais lui parler. Pendant ce temps, je vous laisse visiter le navire à votre guise. Je sais que c’est une situation particulière pour vous toutes, mais soyez certaines que toutes vos questions auront leurs réponses très bientôt. Oh, et n’oubliez pas de surveiller Charles ! Il ne devrait plus tarder à se réveiller, maintenant. »

Du doigt, elle désigna le pauvre homme qui dormait sur l’un des divans luxueux de la cabine. En le voyant étendu là, je sursautai : je n’avais même pas fait attention à lui depuis notre arrivée ici. Il se reposait paisiblement, son ventre se gonflant et se dégonflant comme un ballon de baudruche.

Puis, à son tour, elle quitta la cabine en trombe. Les filles étaient gênées, ne sachant pas trop si elles devaient oui ou non obéir à Elizabeth, une femme que nous connaissions à peine, même si nous lui devions la vie. Finalement, ce fut Eleanor qui décida de sortir à l’extérieur, guidant les autres derrière elles. Au bout d’un moment, il ne resta plus que moi.

 

*

*            *

Assise au chevet de Charles, je n’avais rien d’autre à faire que de laisser vagabonder mon regard à l’intérieur de la magnifique cabine, à la recherche des secrets que pouvaient y cacher cette Elizabeth. Même si tous les signes me disaient de lui faire confiance, je ne pouvais m’empêcher de rester méfiante. L’instinct de survie, j’imagine. Du coin de l’œil, je repérai quelques coupures de journaux, collées entre deux hublots, qui retinrent mon attention.

Je m’éloignais lentement du sofa sur lequel gisait Charles pour m’approcher d’elles. En mettant un pied après l’autre, je me surpris à apprécier la douceur et le confort de cette moquette, comparé au linoléum en métal du laboratoire. En dépit du panorama psychédélique qui m’attendait dehors, ce bateau dégageait vraiment une ambiance tranquille, surtout après les épreuves que nous avions vécues.

La plupart des coupures accrochées au mur par des punaises provenaient toutes du Rapture Tribune, mais certaines d’entre elles ne semblaient pas venir de Rapture, ni même de la surface. Jaunies par le temps, émaillées de ratures faites au stylo plume, ces feuilles paraissaient avoir vécu l’enfer. Certaines d’entre elles ne tenaient plus que par un bout de papier.

Immédiatement, j’en repérai une au premier coup d’œil. Elle datait du 1er janvier 1959, au lendemain du début de la Guerre civile enclenchée par l’attentat du Kashmir qui avait eu lieu juste après le nouvel an. Cette date était gravée dans la tête de tous les Rapturiens ; pas étonnant donc qu’elle m’ait sauté aux yeux. Mais ce qui me surprenait plus, en revanche, c’était le titre de l’article : « UN DETECTIVE PRIVE RETROUVE MORT DANS SON BUREAU ».

Je me souvenais bien de celui que l’article évoquait. Booker DeWitt, le père d’Elizabeth, un ami de Sam qui écumait souvent les bars en sa compagnie. Apparemment, son destin avait fini par le rattraper. Néanmoins, un détail me taraudait : dans ma dimension, personne n’avait retrouvé son corps. La dernière fois que quelqu’un l’avait vu – quelqu’un de sensé, cela s’entend –, c’était dans le Jardin des Muses, le club privé de Cohen sur High Street, une heure après que le barman du Sinclair Spirits l’aurait aperçu quittant son bureau en compagnie d’une femme fatale à la chevelure « aussi sombre que le cœur d’Andrew Ryan », selon ses propres mots.

La photo en noir et blanc qui accompagnait l’article écrit dans cette autre réalité dépeignait ce pauvre DeWitt en bien mauvaise posture. Emporté par la faucheuse, il gisait au milieu de son bureau sordide, avachi dans son fauteuil en bois, calé derrière son bureau jonché de bouteilles, de cigarettes et de grilles de paris sportifs. Toutefois, ce n’est pas le tabac ou l’alcool qui avaient eu raison de lui, mais bien le carreau d’arbalète enfoncé profondément dans son œil. Petit à petit, les évènements s’éclaircissaient dans ma tête, et cela me donnait des frissons.

Elizabeth avait tué son propre père, cela ne faisait plus aucun doute. Que ce soit dans mon monde ou dans le sien, elle avait bien participé à sa mort, de près ou de loin. Mais pourquoi celle qui nous avait recueilli avait-elle accéléré les choses à ce point ? Qu’est-ce qui l’avait poussée à agir dans la précipitation, en laissant un corps sans vie dans sa fuite ? Je l’ignorais, mais je savais qu’elle ne serait pas contre une petite série de questions.

Alors que je me préparais à parcourir les autres coupures, j’entendis le sofa grincer derrière moi. Charles se réveillait enfin. Au moment où je me braquais vers lui, je fis malencontreusement chuter le livre qui était placé sur la table juste devant le mur recouvert de journaux. En le ramassant, je me rendis compte qu’il n’était pas comme les autres. C’était un livre qu’Elizabeth elle-même avait écrit. Tandis que Charles ouvrait lentement les yeux, je pris le temps de le parcourir rapidement. Il ressemblait plus à une collection de souvenirs ou d’histoires qu’à un roman, mais chacune d’entre elles évoquait les mémoires de Rapture et de Columbia, la ville flottante dans laquelle elle avait grandi. Quand je vis que Charles se massait le crâne, je me résolus à reposer le livre et à le rejoindre pour l’aider à se relever.

« Comment allez-vous, Charles ?

— Oh, je suis frais comme un gardon. Cela se voit, n’est-ce pas ?

— Vous êtes resplendissant », susurrai-je dans son oreille en lui caressant l’épaule, avec un sourire charmant dessiné sur mon visage.

Charles se mit à rire, avant d’être pris d’une quinte de toux, que je fis rapidement passer grâce à quelques tapes sur le dos. Pour l’aider à reprendre son souffle et son énergie, après l’épisode riche en émotions qu’il avait vécu, je lui proposai une petite balade sur le pont du navire.

Après tout, il était temps de voir d’un peu plus près ce paysage tout droit sorti du rêve fiévreux d’un artiste écervelé.

 

*

*            *

Dès l’instant où je quittai la cabine, un vertige s’empara de moi et me fit tourner la tête, comme si mon cerveau essayait de m’avertir que quelque chose n’allait pas dans cet endroit. Nous étions pourtant à l’arrêt, et la mer – si l’on pouvait appeler ça de cette façon – était aussi calme que le lac à côté de chez moi, dans l’Alabama.

Ensuite, ce fut un son qui attira mon attention, comme une musique jouée à des kilomètres de là. Pendant un instant, tout mon corps se paralysa et refusa d’avancer. Charles, que je tenais par le bras, me fixa d’un drôle d’air, avant de percevoir lui aussi ce qui me fichait autant la frousse.

Des chœurs chantant dans le lointain, la voix sensuelle d’une chanteuse enregistrée sur un vieux gramophone qui résonnait dans le vide inter-dimensionnel, un violon nostalgique produisant une mélodie mélancolique accompagné par une guitare, le tout entrecoupés de sons grinçants, parfois joués à l’envers et répétés à l’infini. Ces échos venus de tous ces univers imprégnaient le lieu d’une mystique effrayante. C’était comme si, pendant quelques instants, toutes les portes de tous les phares s’ouvraient en même temps, avant de se refermer pour ne laisser que le reflet des sons se répandre dans ce monde.

« C’est… terrifiant, commentai-je. Comment peut-on vivre dans un endroit pareil ?

— En ce qui me concerne, je trouve cela apaisant, rétorqua Charles. Mais je dois bien avouer que je préfère encore vivre dans le tumulte londonien jusqu’à la fin de mes jours que de devoir rester ici. Même si tout est calme, j’ai comme l’impression qu’il manque quelque chose. »

Je hochai la tête, approuvant totalement son avis. Nous poursuivîmes notre chemin le long du bastingage de l’imposant navire qui accueillait naguère les pas de Ryan et commençai à lui évoquer les sujets dont Elizabeth nous avait entretenus. Il ne faisait qu’acquiescer, comme s’il essayait d’ordonner ses pensées après le sommeil forcé dont il avait été victime. Mais je savais qu’il saisissait chaque détail au vol et les intégrait aussi vite que possible.

Après avoir fait le tour du navire, nous nous retrouvâmes non loin de la proue. C’est là que nous les vîmes. A l’extrémité du bâtiment, face au ciel étoilé, Jack et Elizabeth avaient pris place en s’asseyant sur le rebord en métal. Leur discussion nous apparaissait comme calme et posée, vu de là où nous étions arrêtés, près de l’ancre du navire. Mais leur regard brumeux plaçaient une épée de Damoclès au-dessus de leurs têtes, menaçant d’achever leur conversation dans une lamentation générale.

« Aurais-je louper un épisode ? » s’enquit Charles, un sourire au coin des lèvres.

Ma réponse tarda à venir, trop occupée que j’étais à admirer le tableau qui s’offrait à moi. Soudain, lorsque je réalisai que Charles patientait, je tournai la tête vers lui, arborant une expression béate.

« Je crois simplement que Jack et Elizabeth se connaissent depuis longtemps. Jack m’a parlé d’elle, lorsque nous étions à la ferme. Une femme qu’il croise régulièrement dans le centre-ville. Ce qu’il ne savait pas à ce moment-là, c’était qu’elle n’était pas vraiment journaliste, et qu’elle ne s’appelait pas vraiment Anna.

— Ah, je vois… »

Le visage de Charles se crispa devant la réflexion qui l’attendait. Il avait connu l’amour et ses mécaniques dangereuses, heureuses, et malheureuses. Plus que quiconque, il savait l’importance de cette émotion si particulière. Et plus que tout au monde, il savait que l’amour peut se briser de bien des manières.

« Peu importe qui elle est. Si Jack sait qui elle est réellement au fond de lui-même, alors il saura l’aimer comme elle le mérite. N’ai-je pas raison ? »

Je croyais connaître la réponse, mais alors qu’un doute insidieux s’immisçait en moi, je remis soudainement en cause mes convictions.

Pendant des années, j’avais laissé Derek dans l’ignorance. Après une période de creux, j’avais accepté de tout lui avouer sur mon passé, pensant signer la fin de notre amour. Pourtant, il avait continué de m’aimer malgré la monstruosité qui émanait de moi. Alors, si avant cela j’aurais rejeté l’affirmation de Charles sans hésiter, je crois que j’avais fini par changer avec le temps et les épreuves. Il avait raison, Charles avait raison : pour rien au monde Jack et Elizabeth ne devaient s’empêcher de s’aimer en dépit des apparences.

« Je le pense aussi » répondis-je, en détournant le regard, avec mes yeux emplis de larmes.

Tout à coup, je sentis le coude de Charles sur mon bras. Lorsque je relevai les yeux, je compris ce qu’il voulait que je voie : Jack et Elizabeth regardaient dans notre direction. Mais ce n’est pas nous qu’ils désignaient. En tournant la tête, tous les visages de mes amies apparurent dans mon champ de vision. Elles nous avaient rejoints à la proue, affichant de larges sourires sur leurs mines affreuses. Nous avions encore un bout de chemin avant de trouver cette machine, mais j’avais l’impression que nous étions déjà à bout alors même que nous ne savions pas quoi faire pour avancer.

Une seule personne pouvait nous aider désormais : Elizabeth.

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