BioShock Beyond – Tome 3 : Un océan de rêves

Chapitre 17 : La Fille du Peuple

6256 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 06/02/2022 22:17

Chapitre 17 : La Fille du Peuple

« La maladie d’Eleanor pourrait bien être une véritable bénédiction. Les premiers tests indiquent que son statut de Petite Sœur n’a causé aucune lésion génétique. Il semblerait bien qu’elle soit… notre nouveau vecteur. Il ne s’agira pas d’une forme de scission de sa personnalité… Tout le génie de Rapture se retrouvera dans son nouvel ADN, capable de prendre les formes de son choix comme bon lui semblera. L’Enfant de l’Utopie abolira le hasard du dé de la génétique. Quand il le faudra, elle sera poète. Ou danseuse. Ou ingénieure. Elle sera l’image parfaite de la Fille du Peuple ! »

Sofia Lamb


****


Je rouvris péniblement les yeux, soulagée de laisser ce mauvais rêve derrière moi, avant de réaliser que je faisais à nouveau face… à ce fichu phare. Les mélodies étranges qui hantaient l’Océan de Portes me permirent de me raccrocher à quelque chose d’un tant soit peu tangible, alors que tout paraissait encore flou autour de moi. Pour ne rien arranger, je sentais le contact avec la main d’Elizabeth disparaître. Et soudain, tandis que je contemplais les phares s’étendre à perte de vue, essayant de reprendre mes esprits, le visage de Jack fit irruption dans mon champ de vision, me conduisant au bord de la crise cardiaque.

« Ne m’approche pas ! hurlai-je en me traînant sur le sol jusqu’à me retrouver dos à la porte, dans la même posture que la petite fille que j’avais vu mourir de mes yeux. Le cri de terreur qui s’échappa de moi se répercuta alors au loin dans un écho.

— Du calme, du calme, ce n’est que moi », m’assura-t-il en tendant la paume de sa main vers moi, comme il le ferait envers un animal blessé.

Sa voix calme et rassurante me fit oublier pendant une seconde ce que j’avais vu là-bas. Il hésita un instant, avant de poser sa main sur mon épaule. Dans les tréfonds de ma cage thoracique, j’entendais les battements de mon cœur ralentir progressivement. Ma respiration aussi reprenait enfin un rythme normal, ce qui n’était pas une sinécure après la mauvaise expérience que j’avais vécue.

« Qu’est-ce que… qu’est-ce que c’était que ça ? demandai-je en m’adressant à Elizabeth.

— C’est ce qui aurait pu arriver, répondit-elle, d’un ton las.

— Pourquoi c’est si important ? Pourquoi nous montrer tout ça ?

— Parce qu’il faut connaître ses ennemis, avant de les affronter. »

Le ton qu’elle employa en délivrant sa réplique était bien plus grave qu’à l’accoutumée.

« A l’heure qu’il est, Fontaine a eu le temps de convaincre de nouveaux alliés de l’aider à conquérir votre monde grâce à la machine des Lutèce. Et ce Jack-là en fait partie.

— Mais qu’est-ce qu’il a à y gagner ? s’enquit Jack, soucieux.

— Le pouvoir. Tout le pouvoir. Et beaucoup d’ADAM, par-dessus le marché. »

Jack ravala sa salive, en laissant vagabonder son regard dans le vide, avant de se relever et de dévisager Elizabeth.

« Je ne le laisserai pas faire. Je ne peux pas le laisser plonger notre monde dans une guerre nucléaire de cette ampleur.

— Moi non plus », s’écria Eleanor, qui nous avait rejoint devant le phare. Elle nous adressa un regard pétillant, pétri de bonne volonté.

« Je ne doute pas de votre sincère conviction, expliqua Elizabeth, qui souhaitait calmer leurs ardeurs. Mais il vous faudra bien plus que cela si vous voulez survivre aux confrontations qui vous attendent.

— Que veux-tu dire ? demanda Jack.

— Vous devrez combattre vos propres démons, que vous le vouliez ou non. » L’air grave, elle se tourna vers Eleanor. « Toi aussi, tu devras faire face aux conséquences des choix que tu aurais pu faire. Et pour cela, il n’y a qu’un seul moyen de se préparer au pire : apprendre des erreurs du passé. »

Les traits du visage d’Eleanor se durcirent brusquement, lui donnant l’air plus âgé qu’elle ne l’était vraiment. Jack et moi commençâmes à scruter son regard médusé, jusqu’à ce qu’elle et notre guide ne se mettent finalement en route. Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre où cette dernière allait nous emmener maintenant.

En face de nous, le restant du groupe se tenait au pied d’un autre phare similaire au nôtre. Mais comme aucun pont ne nous reliait, je me demandais comment Elizabeth comptait nous réunir.

En me relevant, je vis du coin de l’œil que l’eau commençait à bouger en-dessous de nous. Tandis qu’Elizabeth s’avançait sans crainte vers cette eau bouillonnante, une jetée apparut de nulle part depuis le fond de l’océan. Je dus cligner plusieurs fois des yeux pour comprendre que ce n’était pas une hallucination. A chaque pas que faisait Elizabeth, un bloc de plus se rajoutait à cette chaussée en béton bardée de lampions. Jack, un peu déboussolé, se mit à la suivre avec des yeux emplis d’une admiration sans borne. Je fis de même, en me pressant pour rattraper mon retard, afin d’arriver de l’autre côté.

Sally et les autres nous y attendaient. Dès que la jetée fut terminée, mon amie de longue date se jeta dans mes bras, comme elle l’avait fait lors de nos retrouvailles chez Jack. La surprise me coupa le souffle. Nous n’avions pas eu le temps de beaucoup discuter après tout ce que nous avions vécu. Mais en voyant ce que j’avais subi, elle sut que je n’en ressortirais pas indemne. Notre étreinte demeura silencieuse, mais se révéla incroyablement réconfortante. Loin de la famille que j’avais construite, là-bas, en Californie, Sally et toutes ces femmes ici, avec moi, étaient honnêtement ce qui s’en rapprochait le plus.

Soudain, alors que le monde s’était comme mis en pause autour de moi, Elizabeth se râcla la gorge. En ouvrant les paupières, je vis ses grands yeux ronds aussi bleus que l’océan qui me fixaient intensément. Ses bras croisés et sa hanche droite légèrement relevée me suggéraient qu’il valait mieux nous éloigner l’une de l’autre, si nous ne voulions pas subir les conséquences de sa colère.

« Je compte sur vous, cette fois : aucune réaction inappropriée, c’est compris ? Je ne veux pas vous perdre à travers les failles encore une fois. »

Si Elizabeth paraissait concernée par notre sort, je suspectais aussi qu’elle ne voulait pas devoir nous retrouver dans cet entremêlement de routes qui cheminent entre tous ces univers. Je ne savais pas comment elle avait fait pour me mettre le grappin dessus, mais j’étais persuadée que j’avais eu de la chance qu’elle l’ait fait à temps, surtout pour la préservation de ma santé mentale.

« Et souvenez-vous, ajouta Elizabeth en pointant son doigt vers nous comme une maman en colère, nous ne sommes que des fantômes. Personne ne peut nous voir. »

Après s’être assurée que nous avions tous compris, Elizabeth fit volte-face et ouvrit la double porte en or pour la deuxième fois.

 

*

*            *

 

 Au commencement de cette autre histoire dont Rapture était une nouvelle fois un personnage à part entière, il y avait une mère et sa fille. D’après le journal intime froissé était posé sur la petite table en bois de cette dernière, huit ans avaient passés depuis la venue de Jack. Contrairement à lui, elle n’avait pas su se libérer de ses chaînes. Mais contrairement à lui, sa prison n’était pas que mentale, elle était aussi physique.

La zone de quarantaine de Perséphone qui lui servait de chambre était insipide et inhospitalière, en dépit des efforts consentis par sa mère pour la rendre à son goût. Au-dessus de son lit, des écrans diffusaient des messages de paix et d’amour, éclairant ses draps d’un éclat grisâtre. Couchée en position fœtale sur le matelas, la jeune femme ne daignait même plus regarder les pixels qui dansaient au-dessus de sa tête.

D’un pas nonchalant, Sofia Lamb pénétra dans le cercle que nous avions formé autour d’Eleanor. En s’enfonçant dans le fauteuil placé à côté d’elle, celui-ci produisit un léger grincement qui fit tressaillir sa fille. Sofia soupira avant de s’adresser à elle. Malheureusement, son ton était bien trop neutre pour transmettre ne serait-ce qu’une seule émotion.

« Ecoute moi, Eleanor. Je t’en prie. Je sais ce que tu ressens.

— Pitié, exhorta sa fille, en relevant à peine la tête vers elle. Ne me joue pas le coup de la psychologue inquiète. Je crois qu’on a déjà dépassé ce stade, maman. Je ne suis pas ta patiente.

— Tu as raison. Tu es ma fille. Mais tu es aussi… bien plus que ça.

— Je ne suis qu’un monstre à tes yeux, je le sais bien.

— Ne me parle pas sur ce ton, jeune fille. Tu sais tout comme moi que ta valeur pour la communauté est inestimable.

— Il faut toujours que tu ramènes tout à la collectivité. Je ne suis pas la Fille du Peuple !

— C’est un fait, Eleanor, et il te faudra l’accepter tôt ou tard.

— C’est l’erreur qu’a commise le Dr Alexandre, si je ne m’abuse. Et quand on voit où ça l’a mené…

— Le Dr Alexandre s’est sacrifié pour la Famille de Rapture. Il est devenu, de son plein gré, le cobaye d’une expérience révolutionnaire qui l’a hélas totalement dépassé. Mais toi, tu es différente. »

Eleanor se redressa comme un piquet dans son lit pour lancer un regard noir vers sa mère.

« Parce que je suis ta fille, tu crois que tu peux faire ce que tu veux de moi, c’est ça ?

— Ta méprise est compréhensible, Eleanor. C’est justement parce que tu es ma fille que je sais que tu feras les choix les plus profitables pour toute la communauté. Parce que c’est ainsi que je t’ai élevée. Devenir le Premier Utopien est l’étape naturelle vers la suite de ton éducation. »

Eleanor se mit à pouffer de rire, en plongeant ses yeux dans ceux de sa mère.

« Comment peux-tu croire à ce point que je vais continuer à m’engager dans ton petit projet scientifique ? »

A peine eût-elle fini sa phrase que l’expression d’Eleanor commença à changer drastiquement. Elle ne riait plus. Plus aucun sourire ne se lisait sur son doux visage. Sofia sortit alors une cigarette de sa poche, sans lâcher sa fille du regard, lui lançant un air de défi. D’un geste lent, elle l’alluma avec son briquet. La lumière orangée éclaira son visage froid et sérieux pendant un instant avant de laisser retomber les ténèbres sur ses traits inhumains. Elle lâcha une volute de fumée qu’elle savoura langoureusement.

« Ma chère enfant, commença-t-elle en basculant la tête en avant. Croyais-tu sincèrement que je laisserais tes Petites Sœurs ramener ton père à la vie sans réagir ? Je sais l’amour que tu lui portais. Mais je ne peux pas te laisser ainsi gâcher le travail de toute ma vie en te laissant t’investir dans cet amour futile. Est-ce que tu comprends ? »

En analysant la dévastation d’Eleanor, je compris que quelque chose venait de se produire dans la ville. En ressassant mes souvenirs, je réalisai que Sofia venait d’empêcher Eleanor de réanimer le Sujet Delta grâce à la Vita-chambre de l’Adonis Luxury Resort. Les Petites Sœurs qu’Eleanor contrôlait par la pensée ne pouvaient plus rien contre Sofia, désormais.

Alors qu’Eleanor se rallongeait au creux de son lit dans le désespoir le plus total, un murmure se répandit parmi les nôtres. Naturellement, mon regard se dirigea vers notre Eleanor. Tout comme moi quelques minutes auparavant, elle semblait enfin réaliser que quelque chose n’allait pas dans ce monde, que quelque chose était différent.

« Ça ne s’est pas passé comme ça. »

Elle répétait cette même phrase inlassablement du bout des lèvres, comme si cette formule magique allait changer l’élément perturbateur qui était sur le point de modifier la trame des évènements telle que nous l’avions connue.

La jeune femme sur le lit rabattit ses jambes, enroula ses bras autour de ses genoux, avant de déposer son regard embué vers celui de sa mère.

« Oui, je comprends », lâcha-t-elle à contre-cœur. La boule dans sa gorge prenait de l’ampleur, rendant chaque parole difficile à expulser. « Tu as raison, je le sais maintenant. Je ferai ce que tu voudras. »

La fille rendue docile ne put retenir ses émotions plus longtemps et fondit en larmes. Un sourire suffisant et satisfait se dessina alors sur les lèvres de Sofia. Elle se leva puis posa la main sur la tête de sa fille, comme si elle félicitait son chien.

« Il était temps. »

Sur ces mots, Sofia quitta la pièce d’un air décidé en marquant une halte au niveau du sas qui bloquait l’entrée de la zone de quarantaine, laissant Eleanor suffoquer au milieu des sanglots qui malmenaient sa respiration. Voir cette pauvre fille dans cet état me faisait mal au cœur. J’oubliais souvent les horreurs par lesquelles Eleanor avait dû passer pour devenir aussi forte. Si celle que nous connaissions était déjà bien plus puissante que nous ne l’étions grâce au peu de traitement qu’elle avait reçue, je n’osais imaginer à quoi allait ressembler cette autre Eleanor, celle qui s’était jetée corps et âme dans le projet de sa mère en dépit du sort qu’elle entrevoyait au bout du tunnel.

Notre Eleanor, elle, avait résisté, elle s’était battue et avait réussi à ramener son père d’entre les morts, au nez et à la barbe de sa mère. Pourtant, alors que le temps était venu d’assister impuissante à sa propre descente aux enfers, les mots lui manquaient.

D’un geste de la main, Elizabeth nous invita à passer par le sas pour continuer notre aventure dans ce monde hostile. Une fois entassés dans ce minuscule espace, la porte en verre derrière nous se referma. Durant la séquence de décontamination, une vapeur épaisse et blanche se répandit dans le sas, rendant l’air pratiquement irrespirable. A la fin, quand toute la fumée se dissipa, la porte devant nous s’ouvrit.

En un clin d’œil, les années avaient filé à toute vitesse. Les rides de Sofia Lamb marquaient son visage de la plus triste des manières, tandis qu’Eleanor avait grandi, mais semblait bénéficier d’une jeunesse éternelle. Cependant, ce ne sont pas ces détails que je remarquai immédiatement.

Après avoir passé les portes de l’ascenseur menant à l’ancien repaire de Frank Fontaine, situé au sommet de la Pointe Prométhée, nous nous fîmes violence, en dépit de notre appréhension, pour avancer dans ce vaste espace aux allures de loft scientifique dernier cri, affublé d’un dôme gigantesque qui surplombait même les plus grands bâtiments de Rapture.

Autrefois, avant que la Guerre civile ne se mette à déchirer la ville, la Pointe Prométhée était un musée, qui récoltait et exposait les fossiles les plus impressionnants trouvés aux quatre coins de l’océan. Mais alors que la bataille faisait rage et que le besoin d’ADAM se faisait de plus en plus sentir au fur et à mesure que la situation se dégradait, il fut décidé de fermer le musée pour réhabiliter l’endroit en un Terrain d’essai spécifiquement crée pour entraîner les Big Daddy et leurs Petites Sœurs à collecter l’ADAM sur les cadavres. Beaucoup avaient cru voir dans ce changement un ultime affront à l’idéologie de Ryan : un lieu de savoir exploité pour apprendre à répandre la mort ; une ironie quand on connaissait le dégoût de Ryan pour la science détournée à des fins de destruction. Et il est vrai que je ne pouvais pas vraiment leur donner tort.

Pourtant, c’est là, au dernier étage de ce lieu sordide où nous nous trouvions maintenant, que Fontaine s’était réfugié il y a des années, obligeant Jack à le débusquer. C’est là que ce dernier l’avait vaincu avec notre aide. Persuadés que nous en avions fini pour de bon avec lui, nous avions laissé son corps pourrir dans cette ville sur le déclin. Malheureusement pour nous, nous étions loin de penser que Fontaine ne finirai jamais de nous hanter, même au-delà de la mort.

Les grands spots disposés ça-et-là au plafond et au sol suffisaient pour éclairer entièrement l’immensité de la salle. Les deux majestueuses baies vitrées rondes et bombées, placées l’une en face de l’autre, des deux côtés du gratte-ciel, offraient une vue imprenable sur la ville. L’endroit semblait intact depuis la dernière fois, mais l’arrivée de Lamb, qui avait eu lieu quelque années plus tôt, se devinait par les traces laissées sur les murs, des dessins de papillons esquissés à la peinture blanche.

Au centre de la salle, au milieu d’un carré gravé au sol comme les marques d’un temple édifié à la grandeur de l’Homme, Eleanor était suspendue à une machine spéciale qui me rappelait ce fameux combat contre Fontaine. Les bras en croix, les dents et les poings serrés tandis que des dizaines de seringues lui injectaient des quantités astronomiques de la substance qui faisait jadis tourner les rouages de Rapture, Eleanor tentaient tant bien que mal de masquer sa douleur.

Les tuyaux qui faisaient circuler cet or liquide brillaient d’une lueur rougeâtre malsaine, qui auréolait la Fille du Peuple d’une aura quasi-divine. Devant elle, Sofia Lamb se tenait là, droite et inflexible, en dépit de ses épaules courbées qui ployaient sous le poids des années, détaillant les conduits en métal de son regard perçant. L’éclat que produisait toute cette machinerie se reflétait dans les verres de ses lunettes si caractéristiques, donnant presque l’impression qu’elle assistait à la fin du monde.

Alors que le flamboiement dans les seringues et les tuyaux s’estompaient, l’appareil de torture que constituait cette table d’injection se releva lentement pour permettre à Eleanor de se remettre sur ses pieds. Les liens qui la maintenaient attachée se détachèrent d’un seul coup, redonnant à la Fille du Peuple la liberté de ses mouvements. Pas à pas, elle descendit de son piédestal et rejoignit sa mère, qui lui tendit une serviette pour essuyer la sueur qui coulait de son visage. C’est en mettant Eleanor en perspective avec sa mère que nous réalisâmes que notre amie était devenue bien plus grande qu’elle. Pire, elle avait les proportions d’un géant. Sofia dut même aller jusqu’à lever les bras pour lui donner la serviette.

« Cette nouvelle séance de traitement est insuffisante, mais il faut persévérer sur cette voie, nota Sofia. Nous avons déjà réussi à anéantir le libre-arbitre de tes gênes grâce aux contraintes comportementales du Dr Suchong et à lier dans ton corps la quasi-totalité des esprits de Rapture. Bientôt, grâce à l’ADAM de la Famille, nous serons en mesure d’achever ce que nous avons entrepris. Les calculs du Penseur ne mentent pas, il…

— Nous connaissons les chiffres, mère », la coupa-t-elle sans préavis.

Sa voix monotone et plate, à l’instar de ses yeux apathiques privés de toute forme de conscience personnelle à cause des traitements successifs, était partagée entre plusieurs entités. C’est comme si plusieurs personnes se battaient à l’intérieur d’elle-même pour prendre la parole. Nous, les Petites Sœurs, connaissions bien ce genre de phénomène, car notre voix oscillait toujours entre celle d’un enfant et celle d’un homme. Mais là, c’était différent : des milliers d’âmes ingérées au travers de leur ADN et qui grouillaient en elle se disputaient son propre corps.

Toujours est-il que toutes ces tonalités dissonantes parurent déstabiliser Sofia. Malgré sa tenue apparemment sans faille, le comportement de sa fille semblait provoquer en elle des émotions contraires.

« Mais il est essentiel que… commença Sofia.

— Nous sommes conscients de tes préoccupations, mère, l’interrompit Eleanor en l’arrêtant d’un geste de la main. Nous savons que tu souhaites nous garder ici pour continuer à assimiler l’ADAM de la Famille. Cependant, nous restons persuadés que nos chances d’expansion seront bien supérieures à la surface, car il apparaît que c’est la solution la plus profitable pour la collectivité.

— Je crains que ce ne soit impossible, Eleanor. Tu n’es pas sans savoir que la surface est condamnée par le cycle de violence qu’elle a elle-même engendrée. Nous avons le devoir de préserver la Famille de Rapture, ici et maintenant. Il est primordial que…

— Assez, tempéra Eleanor, d’un ton péremptoire. Voyons cela avec les autres gardiens de la Famille. Ils sauront ce qui compte pour nous.

Les autres gardiens ? me demandai-je. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Tout à coup, comme si Eleanor avait tout prévu depuis le début, l’ascenseur par lequel nous étions arrivés ouvrit à nouveau ses portes. Deux hommes en sortirent. Le premier m’était totalement inconnu. A première vue, en analysant les cicatrices qui parcouraient son corps, il s’agissait d’un chrosôme très puissant. Vêtu de noir, la tête surmontée d’un chapeau tout aussi sombre, il avançait péniblement, claudiquant, arborant un air austère sur ce qu’il lui restait de visage.

Quant à l’autre, je ne le connaissais que trop bien : c’était le premier homme que j’avais tué de mes propres mains. Cronos marchait la tête haute, accoutré de sa longue toge, caché derrière son masque tout droit venu d’une tragédie grecque. La dignité qu’il dégageait était écœurante, un faux-semblant qui ne faisait qu’éclipser la sauvagerie et la démence qu’il contenait en lui.

« Qu’est-ce que ce monstre fiche ici », murmurai-je tandis que cette pensée m’échappait à haute voix. En y réfléchissant, cela ne pouvait signifier qu’une chose : dans ce monde, les Saturniens s’étaient ralliés à la Famille de Rapture.

« Tu veux dire ces monstres ? corrigea alors Eleanor. Je connais l’autre homme. C’est Simon Wales, l’architecte de Rapture, un fervent adepte de la philosophie de ma mère.

— Tu as raison », confirma Melinda Jelenski, qui avait déjà eu affaire à lui par le passé. 

Petite, Melinda fut enlevée par l’une des Grandes Sœurs envoyées par Lamb en Caroline du Nord. Plus tard, à Rapture, elle fit partie des Petites Sœurs qui patrouillaient dans le secteur de l’Allée des Sirènes. Si l’une des nôtres devait connaître Simon Wales, c’était elle. C’est en effet lui qui contrôlait cette partie de Rapture lorsque Sujet Delta, le père d’Eleanor, fit son chemin dans la ville pour la retrouver. Toutefois, comme Sujet Delta n’avait jamais réapparu dans cet univers, Wales n’avait pas perdu la vie. Et de l’avis de tous, c’était bien dommage.

« Le Père Wales est un fou furieux, poursuivit Melinda. Avec ses sermons, il poussait les habitants à intégrer la Famille de Rapture et à chasser ceux qui ne pensaient pas comme lui. Certains membres de la Famille de Rapture se plaçaient même sur des autels de leur plein gré afin que nous puissions récupérer leur ADAM. C’est sûrement comme ça qu’ils en sont là aujourd’hui. »

Je m’apprêtais à compatir lorsque l’Enfant de l’Utopie prit la parole pour s’adresser aux leaders qui venaient d’entrer. Ne voulant pas louper une miette de leur entretien, je me tus sur le champ.

« Père Simon Wales et Prédicateur Adrian Witting, annonça-t-elle, enrobant ses multiples voix dans une intonation cérémonieuse. Nous vous souhaitons la bienvenue. »

Aucun murmure ne s’échappa de leur bouche, pas même un souffle. Ils ne firent que s’agenouiller devant elle, en signe de pénitence.

« Nous croyons qu’il est temps de connaître votre avis, continua-t-elle. La Famille de Rapture qui s’exprime à travers moi pense que notre expansion hors de Rapture est notre unique espoir de survie. Que dites-vous de cela ? »

Les deux hommes échangèrent un regard anxieux. Même si Cronos portait un masque, je pouvais lire l’expression de terreur sur son visage. Puis, leurs yeux se mirent à osciller entre Sofia et sa fille. Ils savaient que leur choix aurait un impact décisif. Pas seulement pour l’avenir de la Famille de Rapture, mais aussi pour celui de Sofia.

« Nous vous prions de répondre à la question, insista Eleanor.

— Nous… Nous sommes d’accord avec vous, confirma solennellement Wales.

— Oui, nous le sommes », renchérit alors Cronos, d’une voix un peu plus aigüe que celle à laquelle il m’avait habitué.

Son destin était désormais tracé et plus rien ne pouvait le dévier de sa trajectoire. Comme un lion qui repère une proie juteuse, Eleanor pointa son regard vers sa mère. Ses yeux d’un blanc laiteux, comme ceux que j’avais vu dans mon rêve, se mirent à la fixer. Il n’y avait pas de colère en elle, seulement un sens inné de la survie. Sa mère était un obstacle qu’elle ne pouvait surmonter que par la mort. Et elle comptait bien la lui offrir.

Brusquement, Eleanor dirigea le bras vers elle pour la punir d’avoir défier son autorité. C’est à ce moment-là que nous prîmes réellement conscience du monstre qu’elle était.

Telle une feuille balayée par le vent, Sofia s’éloigna rapidement du sol et se laissa emporter par la force télékinétique de sa fille jusqu’à la machine d’Eleanor. Les liens se refermèrent sur elle, la laissant sans défense. Elle se débattit, gémit, hurla, mais rien n’y fit : Eleanor et la Famille de Rapture avaient fait leur choix.

« Mère… Nous sommes au regret de t’annoncer que tu ne fais plus partie de la Famille. Notre sentence est la mort et elle est irrévocable.

— Non ! implora Sofia. C’est moi qui ait crée cette Famille ! Je… Je peux encore lui être utile.

— La Famille n’est pas en ta possession. Elle ne l’a jamais été.

— Je t’en prie ! Aie pitié ! Aie pitié de moi ! »

Eleanor se dirigea vers les contrôles de la machine et appuya sur un bouton, ce qui eut pour effet de vider les tuyaux de tout leur ADAM, en prévision de ce qui allait bientôt les remplir.  

« La pitié ne fait pas partie de nos directives. »

Les dents acérées de la machine commencèrent à l’avaler. Ses seringues affûtées pénétrèrent sa peau comme du beurre avant d’aspirer son sang à la manière de gigantesques moustiques. Lentement, le liquide rouge sombre se déversa dans les tuyaux en métal, ne laissant de Sofia qu’une carcasse vide et pâle, avec les yeux exorbités et les lèvres violettes. Certaines anciennes Petites Sœur ne purent décemment assister à sa mort et durent détourner le regard. Personnellement, voir Sofia souffrir ainsi me donnait des haut-le-cœur.

Pourtant, une Petite Sœur parmi nous ne paraissait faire montre d’aucune émotion, alors même que ses yeux écarquillés étaient pointés vers le corps : c’était Eleanor, évidemment. Son visage impassible semblait cependant dissimuler une profonde tristesse intérieure. Et une fois que la Fille du Peuple et ses deux disciples eurent quitté la pièce pour de bon, elle se laissa aller à exprimer cette souffrance de la seule façon que cette triste situation le lui permettait, c’est-à-dire par la compassion et la pitié qui habitaient son cœur et qui faisaient foncièrement partie de son être. Le pas lourd, elle s’approcha du corps de sa mère. Délicatement, elle posa sa main frêle sur son visage et abaissa ses paupières, avant de divaguer dans ses sombres pensées parasites.

Lorsque je touchai son épaule, elle eut un sursaut de frayeur. En me voyant, elle enveloppa sa main sur la mienne et baissa le regard ; la honte se lisait sur son visage.

« Tu n’es pas elle, Eleanor, lui dis-je. Ne laisse pas ses actions te définir. Elle ne sait plus ce qu’elle fait. Cette pauvre fille a perdu la raison.

— Je sais tout ça. Mais une part de moi aimerait que ce monde soit différent.

— Si seulement c’était aussi simple. »

Eleanor et moi fûmes surprises de découvrir qu’Elizabeth se tenait derrière nous, tandis que les autres s’étaient déjà réunis devant les portes de l’ascenseur. Sa remarque ressemblait plus à un regret prononcé à haute voix qu’à un moyen d’entamer la conversation. Pourtant, c’est ce qu’elle fit. Elle se joignit alors à nous, l’air morose.  

« J’ai cru moi aussi pendant un temps que mes pouvoirs me permettraient aisément de changer ce qui se cachait derrière les portes, reprit-elle, avec une pointe de regret au creux de la voix. Mais j’étais naïve, loin d’imaginer la réalité des faits. Car au fond rien n’est jamais simple, tous nos désirs nécessitent des sacrifices. »

Elizabeth se mit soudainement à palper sa broche accrochée sur le nœud autour de son cou, comme si la cage qui se trouvait dessus possédait une signification particulière pour elle. De son propre avis, cela représentait bien plus qu’un symbole. En dépit de ses pouvoirs de déesse, elle semblait prisonnière de sa condition, victime d’une étrange malédiction. Et personne ne pouvait la blâmer, car tous autant que nous étions, nous demeurions prisonniers de nos conditionnements et de nos vieux fantasmes. Cependant, une question me trottait dans la tête : espérait-elle vraiment pouvoir un jour briser sa malédiction comme nous l’avions fait, ou espérait-elle simplement s’en servir pour achever son fameux plan encore si nébuleux à nos yeux ?

« J’imagine que tout ça exige beaucoup d’abnégation, pas vrai ? fis-je remarquer. De voir tout ce que cache ces portes et de ne pas pouvoir agir comme on le souhaite ?

— Vous n’avez même pas idée, concéda-t-elle.

— Et pourtant, vous voilà, répliqua Eleanor, d’un ton suspicieux.

— En effet, me voilà.

— Peut-on savoir ce qui vous a décidé à nous aider ? l’interrogeai-je. Pourquoi ici et maintenant ?

— Tout deviendra limpide à mesure que nous transpercerons le tissu de la réalité », nous rassura-t-elle.

Sans un mot de plus, elle se dirigea vers l’ascenseur. Après qu’Eleanor et moi eûmes échangé un regard concerné, nous la suivîmes et la rejoignîmes devant les portes en métal.

Elizabeth appuya sur le bouton et les portes s’ouvrirent immédiatement pour laisser place à un soleil éclatant et rougeoyant qui irradia nos visages ombragés. Prudemment, nous passâmes les portes, protégeant nos yeux avec nos mains. En posant les pieds de l’autre côté, je faillis m’enfoncer dans le sol. Ma jambe droite vacilla avant que mon autre jambe ne me permette de rattraper mon équilibre in extremis. Quand ma rétine fut capable de supporter la lumière, j’intégrai la nouvelle réalité dans mon esprit.

La plage qui s’étendait devant nous était déserte. Au-dessus de la ligne d’horizon, le soleil se couchait lentement sur la baie, caressant de près l’écume de la mer. Le flot incessant des vagues résonnait maintenant à nos oreilles, apaisant nos tourments et nos préoccupations. Seule âme errante au milieu de cette immensité de sable tiède, la Fille du Peuple admirait les vagues qui s’épanchaient sur la côte Atlantique. Ses cheveux mi-longs flottaient gracieusement par l’action de l’étrange énergie qui l’entourait, alors même que le vent fût quasiment absent de ce paysage paradisiaque. Entre ses doigts délicats, elle tenait le bras de l’une de ces peluches artisanales que les Petites Sœurs fabriquaient à l’image de leurs Protecteurs ; un amas de bric-à-brac assemblé pour imiter le scaphandre d’un Big Daddy.

Bientôt, sous l’effet de sa magie, chaque grain de sable sur la plage autour d’elle entama une voltige élégante, se mouvant comme un millier d’individus ayant chacun leur propre conscience. Grâce aux pouvoirs d’Eleanor, des dizaines de châteaux de sable en forme de gratte-ciel sortaient littéralement du sol, crées ex nihilo, comme de véritables sculptures à l’effigie d’une cité entière, d’une nouvelle Rapture façonnée dans la roche qui se déployait maintenant sur la plage.

Tout à coup, Eleanor cessa ses mouvements de tête étranges qui semblaient contrôler la poussée de la ville. En entendant des bruits de pas dans le sable, elle se tourna vers nous, ou plutôt vers ceux qui s’approchaient d’elle, Wales et Cronos. Ses deux acolytes passèrent à côté de nous sans nous prêter la moindre attention avant de balayer du regard la plage recouverte de petits immeubles, d’un air effaré.

Simultanément, ils posèrent leur genou à terre.

« Nous attendions votre retour avec impatience, déplora-t-elle. Qu’en est-il de votre mission de reconnaissance ?

 — Les Hommes de la surface sont faibles et indolents, exposa Cronos. Vous n’aurez aucun mal à les rallier à votre cause.

— Ils n’auront pas d’autres choix, approuva la Première Utopienne. L’ADAM qui coulera bientôt dans leur veine et que nous récupérerons nous permettra d’assimiler toutes leurs mémoires les unes après les autres pour acquérir chacune de leurs connaissances. Cette plage n’est qu’une allégorie de ce que nous allons faire au monde entier. Nous reconstruirons Rapture brique par brique, ici, à la surface.

— Et pour les enfants ? s’enquit Wales.

— Nous soumettrons les nouveau-nés à une série de conditionnements mentaux afin d’éliminer le libre-arbitre de leurs jeunes esprits immatures. Dès lors, tous les habitants de la surface n’opposeront plus aucune résistance. Nous rétablirons l’ordre dans ce chaos afin de garantir l’allégresse de la nation tout entière. Mais pour cela, nous aurons besoin de votre aide et de celle des derniers habitants de Rapture.

— Nous vous aiderons sans hésiter, assura Cronos. Pour la Famille.

— Pour la Famille », renchérit Wales, animé lui aussi de ce fanatisme aveugle qui dévorait chaque membre de ce culte à la gloire du collectivisme.

La dernière chose que nous vîmes avant que le faille ne se referme fut le coucher du soleil qui achevait sa course dans le ciel, illuminant d’un éclat glaçant le regard blanchâtre et opaque d'Eleanor, sur le point de prendre le contrôle de ce monde, en prenant grand soin de ne lui réserver aucune pitié.

Laisser un commentaire ?