BioShock Beyond – Tome 3 : Un océan de rêves

Chapitre 18 : Un rôle à jouer dans cette pièce

2830 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 14/02/2022 13:46

Chapitre 18 : Un rôle à jouer dans cette pièce

« Les enfants, avec leurs longues aiguilles, leurs chansons discordantes, leur horrible glanage... Leurs horribles pères dignes de Frankenstein. Mais nous avons tous posé la main sur une Grande Chaîne d'entreprise, d'économie, de découverte et d'action. Ma main tient cette chaîne, celle de Fontaine aussi... Nous la tirons tous et elle nous tire. Ces enfants sont une abomination ? Oui. Mais est-ce ma main seule qui les a créés ? Non. Leurs petits doigts étaient à côté des miens sur la Chaîne. »

Andrew Ryan


****


A notre retour sur le pont du paquebot, le moral du groupe était au plus bas. Elizabeth épiait nos réactions, attendant de voir lequel d’entre nous craquerait le premier. C’était comme si tout ce qu’elle nous avait fait subir n’était qu’un test. Néanmoins, elle semblait en avoir fini avec nous. Pour l’instant, du moins. J’ignorais combien de temps de répit nous aurions, mais cela nous laisserait assurément le temps de reprendre notre souffle, suite aux épreuves que nous avions traversé. Après tout, nous venions d’assister à la décadence du monde deux fois de suite en quelques minutes.

« Comment… Comment est-ce que tout ça a pu se produire ? demanda Eleanor, de sa voix brisée.

— Parce que Cronos a raison, affirma soudainement Jack.

— Comment ça ? l’interrogea Elizabeth.

— Les humains de la surface sont fragiles et influençables. C’est la raison pour laquelle ils ne gagneront jamais la guerre contre Rapture.

— C’est toute l’humanité qui est déplorable, rétorquai-je platoniquement. Tous les gens sont partout semblables.

— Rapture et la Surface, Columbia et la Sodome Inférieure, c’est du pareil au même, approuva Elizabeth avec lassitude. En fin de compte, ce ne sont que des constantes et des variables, sans cesse en équilibre. Un détail demeure, en revanche : il y aura toujours un homme pour achever ses ambitions dans un bain de sang. Ce qui compte, c’est de l’éliminer par la racine avant qu’il ne commette ses crimes.

— Vous pouvez faire ça ? s’étonna Mandy, qui s’accrochait toujours fermement à l’espoir de revoir son amie par un moyen ou par un autre, comme le lui avait promis Eleanor.

— Quand la situation le permet, oui.

— Alors, pourquoi ne pas éliminer ce vieux Ryan et nous laisser tout oublier ? demanda Jennifer.

— Parce que vous n’y survivriez pas. »

Tout à coup, il ne resta plus que les chansons qui parfumaient le lieu pour briser encore le silence. Notre quête prenait enfin un semblant de sens, car si nous voulions survivre, nous devions combattre ; nous n’avions pas d’autre choix que d’y aller à la dure. Hélas, nos problèmes ne pouvaient se régler d’un simple claquement de doigt.

« Si j’étouffe Andrew Ryan dans son berceau, poursuivit Elizabeth, vous disparaissez, purement et simplement. C’est aussi simple que cela.

— Et pour Fontaine ? Vous ne nous avez toujours pas expliqué ce que vous comptiez faire de lui.

— Patience, Sarah. Il me reste encore quelques petites choses à régler avant de vous emmener à lui.

— Quoi ? s’écria Jack. Tu veux dire que… que tu dois partir ?

— Il le faut. Cela ne durera pas longtemps, sois sans crainte. »

Subtilement, sans que personne ne l’aperçoive au premier coup d’œil, la main d’Elizabeth se lova lentement au creux de celle de Jack. Pendant un instant, ils parurent faire abstraction du monde autour. Puis, lorsque Sally se dévoua enfin pour se râcler la gorge, Elizabeth se détacha aussitôt du regard de Jack, les joues empourprées comme celles d’un poupon.

Maintenant que je les voyais tous les deux, je commençais à réaliser que Charles avait sans doute raison. En dépit de leurs différences, ils semblaient vraiment faits l’un pour l’autre. Deux enfants vendus à leur naissance, promis à un destin exceptionnel et élevés pour devenir des outils à la solde de deux hommes vicieux et corrompus, Fontaine et Comstock. En mettant leurs chemins en perspective, il devenait clair que les choses se répétaient sans cesse. Des constantes et des variables.

« Je vous revois très bientôt. »

Elizabeth nous jeta un dernier regard pétri d’assurance avant d’entrouvrir une faille et de disparaître à l’intérieur, nous laissant seuls avec nos doutes. Encore blême de son périple à travers la précédente réalité, Eleanor fut la première à retourner dans sa cabine, sans dire un seul mot. Cindy tenta bien de la retenir pour discuter de ce que nous avions vu, mais Melinda l’en empêcha d’un geste de la main en hochant la tête de gauche à droite. Il valait mieux la laisser seule pour le moment.

Jack, quant à lui, resta un instant posté là où se tenait la faille, laissant glisser sa main à travers les restes d’énergie quantique qui flottaient à cet endroit, jusqu’à ce que les dernières traces de son passage ne se volatilisent. Il fut alors temps pour lui de rejoindre sa cabine, d’un pas lourd et pesant.

« Bien ! s’exclama alors Ulrike. Que fait-on, maintenant ?

— Nous n’avons pas d’autre choix, remarqua Charles. Nous devons attendre qu’Elizabeth revienne. »

Les anciennes Petites Sœurs furent bien obligées de cacher leur déception. La colère qui brûlait sur les visages des femmes qui avaient vu leurs petites filles disparaître sous leurs yeux était même plus que légitime. Cependant, en définitive, la plupart d’entre elles finirent par tourner les talons, les épaules courbées et les bras ballottant. A la fin, seules Sally, Natasha, Masha et Leta demeurèrent. Je crus d’abord à une simple coïncidence, et m’apprêtai à partir moi aussi rejoindre la cabine confortable que m’avait indiquée Elizabeth.

Mais très vite, je sentis que leur posture déterminée et leurs grands yeux fixés sur moi faisaient partie du petit manège qu’elles avaient prévu pour m’évoquer leurs craintes à ce moment opportun.

« Attends Sarah, lâcha Sally avec gravité en s’approchant de moi. Il faut qu’on parle.

— Qu’y a-t-il ?

— Elizabeth, précisa Leta, sur le ton froid qui la suivait comme son ombre. Elle nous cache quelque chose au sujet de Fontaine.

— Elle a dit que toutes nos questions auraient leurs réponses. Vous l’avez entendue comme moi.

— Mais jamais elle n’a précisé de quelle manière elle nous les donnerait, pas vrai ? », nota Masha, tandis qu’un soupçon de suspicion craquelait la candeur de sa voix. A son air malicieux, je devinai que les filles savaient quelque chose que j’ignorais.

« Viens avec nous, dit Sally, en posant la main sur mon épaule. On doit te montrer quelque chose. »

 

*

*            *

Mes quatre amies me menèrent devant les portes de l’immense restaurant que Ryan avait fait construire sur L’Olympien pour lui et ses invités de marque. Un concentré de luxe figé dans une éternité de solitude, pleurant le temps béni des fêtes et des galas exceptionnels qui se succédaient à n’en plus finir entre ses murs. En pénétrant à l’intérieur, l’odeur des plats qui imprégnaient les tapisseries me chatouilla les narines. En me concentrant, je pouvais presque sentir les effluves des parfums portés par les grands de ce monde en visite chez ce vieil écervelé de Ryan.

Elizabeth vivait seule ici, mais le paquebot semblait toutefois vivre au rythme de la gloire du passé. Chaque pièce demeurait dans un état impeccable, comme si un majordome attentionné s’occupait de tout nettoyer à chaque journée qui s’écoulait. Et cette salle de réception ne faisait pas exception à la règle.

Depuis les haut-parleurs installés dans toute la pièce, une vieille radio diffusait la chanson You’re the top, dont l’écho parsemé de patine ajoutait à la tragédie que vivait cette salle de bal vide. Par-delà les énormes colonnes art déco que Rapture n’aurait pas renié, entourées par des dizaines de tables et de chaises en merisier sculptées avec un raffinement unique, on pouvait apercevoir l’entrée vers les cuisines que la porte entrouverte nous permettait d’admirer.

Mais nul besoin d’aller aussi loin pour voir ce que les filles avaient découvert. Natasha passa lentement derrière la réception aux bords en métal arrondis pour en sortir deux étranges appareils ; des sortes de disques en vinyle, à moitié insérés dans un réceptacle en bois flanqué de petites enceintes rudimentaires et pourvu d’un bras de lecture, dont le diamant était posé sur le vinyle lui-même.

« Où avez-vous déniché ça ? leur lançai-je.

— Partout sur L’Olympien, expliqua Sally, avec un engouement communicatif. Après notre arrivée ici, on s’est baladé un peu et on a trouvé ces deux voxophones qui…

— Attends un peu. De quoi est-ce que tu parles ?

— Des voxophones, précisa Natasha, qui déposa au même moment les deux appareils sur la table la plus proche. C’est ce qui est marqué dessus, alors on a supposé que c’était leur nom.

— Bref, continua Sally. On en a trouvé un dans le fumoir qui se trouve au pont supérieur et un autre dans la salle des machines, à l’autre bout du paquebot.

— Et vous les avez lu ?

— Pour qui tu nous prends ? Bien-sûr qu’on les a lu !

— Je ne pense pas que la maîtresse des lieux apprécierait, fis-je remarquer sur un ton de défiance.

— Ça m’est égal », répliqua simplement Sally.

En un sens, elle avait raison : je crois que nous avions dépassé le besoin d’avoir un sens des convenances dans ce monde. Qui plus est, j’étais persuadée qu’elle n’avait pas laissé ces journaux par hasard. Comme son frère, Elizabeth semblait toujours avoir une idée derrière la tête.

Lorsque Natasha appuya sur le bouton au centre de l’appareil posé sur l’une des tables, le vinyle se mit à tourner. Puis, un grésillement infime caressa nos oreilles avant que la voix d’Elizabeth ne résonne dans la pièce, couvrant presque totalement le son léger de la radio.

« Lorsque je suis arrivée à Rapture pour la première fois, j’ai réalisé avec une certaine frustration que le monde dans lequel j’étais tombée était voué à l’échec. J’ai assisté à la chute inexorable de Jack dans cet univers et j’ai entrevu les monstruosités qu’il allait commettre. De toutes les façons, cette réalité était condamnée : Sally et toutes les autres Petites Sœurs mourraient de ses mains, quoi que je fasse. Ma sœur a pu les sauver, mais pas moi. Alors, après avoir accompli mon sale boulot, je suis retournée dans l’Océan de Portes, persuadée d’avoir échoué lamentablement. Je ne voulais pas y vivre, je voulais simplement… m’y laisser mourir. C’est là, quand j’étais au plus bas, que les Lutèce sont arrivés, fringants et sarcastiques comme à leur habitude. Ils m’ont dit… qu’il y avait encore un moyen de “sauver la pièce”. En jetant un œil par l’entrebâillure des portes, j’ai fini par comprendre ce que leur énigme voulait dire. Les Lutèce m’ont sauvé la vie plus d’une fois, mais jamais leur intervention n’aura été aussi cruciale. Il me faut tenir jusqu’au jour fatidique. Après quoi je pourrais enfin profiter d’une retraite bien méritée. »

Le disque se stoppa net, me laissant avec plus de questions que de réponses. Une chose néanmoins était devenue claire : cette femme venait du même univers que Jack ; pas notre Jack, mais le Jack complètement fou, celui qui avait massacré tant d’innocents et d’innocentes avant de réduire le monde au supplice grâce à son armée de chrosômes.

« Pourquoi vous ne m’avez pas parlé de ça plus tôt ? demandai-je à mes amies.

— Parce que l’occasion ne s’est pas vraiment présentée jusqu’à maintenant, expliqua Sally. Nous devions te voir en privé.

— Comment ça “en privé” ?

— Je crois que tu comprendras tout en écoutant le second voxophone », ajouta Masha.

Natasha mit en marche le deuxième disque. La gêne en moi s’intensifiait à mesure que les regards de mes amies analysaient chaque réaction sur mon visage. Pour pallier cette sensation, je tâchai de fixer le vinyle tourner autour de son axe, détaillant du regard les stries du disque se mouvoir à la vitesse de l’éclair, jusqu’à devenir pratiquement indiscernables à l’œil nu.

« Après la visite des Lutèce, une ébauche de plan s’est mise à germer dans mon esprit. Durant les dix-neuf dernières années, j’en ai consciencieusement réalisé chaque étape, sans faillir un seul instant. A maintes reprises, j’ai entrepris des voyages entre les dimensions pour réunir de grands combattants en vue de la guerre qui se prépare. Et pourtant… En dépit de mes nombreuses rencontres par-delà les frontières du réel, j’ai l’impression d’avoir passé toute ma vie recluse, cachée aux yeux de tous, effrayée et seule. (soupir) Booker me manque. Je sais parfaitement que je ne pourrais jamais le faire revenir, mais une partie de moi le souhaiterait. Alan m’a dit un jour qu’il serait là à mes côtés quand j’aurai besoin de lui, mais je réalise que la route pour atteindre notre destination sera semée d’embûches. Et alors que tout ce que j’ai imaginé se déroule lentement sous mes yeux, je commence à douter de ma capacité à mener ce plan à bien. Tellement de personnes sont mortes pour en arriver là. Hélas, je doute de pouvoir empêcher celles qui se profilent à l’horizon derrière les millions de portes. Si je suis sûre d’une chose, c’est que les cinq Petites Sœurs originelles devront lui asséner le coup fatal. Elles ne connaissent pas encore leur rôle à jouer dans cette pièce, mais mon plan pour anéantir Fontaine a besoin d’elles… ou il échouera. »

A cet instant, j’eus l’impression que tout mon corps se liquéfiait. Une pâleur surnaturelle se répandit sur ma peau, en concomitance avec une chair de poule incontrôlable. Au fond de mon esprit, c’était la pagaille. Je dus me raccrocher au regard de Sally pour rester concentrée.

« C’est… c’est forcément une erreur », réussis-je enfin à formuler, la voix tremblotante, après avoir retiré la main de ma bouche.

Sally, Natasha, Masha et Leta m’observèrent d’un œil empreint d’une pitié réconfortante et hochèrent la tête, confirmant mes craintes. Cette prophétie nous concernait toutes et nous plaçaient toutes dans le même bateau à la dérive. Notre destinée nous attendait auprès de lui dans le sang et les cendres. Et je n’osais imaginer ce qu’il nous restait à parcourir pour l’accomplir.

« Comment va-t-on en venir à bout ?

— Nous l’avons déjà vaincu une fois, observa Leta. Et nous pourrons le refaire sans hésiter.

— Atlas n’est pas un vulgaire chrosôme, nota Natasha, les mains posées contre la réception. Avec tous ceux qu’il a rallié à sa cause grâce à sa machine, je ne suis même pas sûre que nous pourrons l’atteindre.

— Et même si c’est le cas, continua Sally, qui maintenait sa tête grâce à son bras posé sur la table, nous ne savons même pas comment vaincre cette version de lui. Vous avez entendu sa fille, elle a dit qu’il était différent.

— Tu as raison, approuvai-je, en repoussant lentement la chaise sur laquelle j’étais assise afin de me lever. Il faut qu’on en sache plus. »

Avant que je n’ouvre à nouveau la bouche, Elizabeth se manifesta depuis l’entrée du restaurant, nous faisant sursauter comme des lapins devant un chasseur.

« Je crois que je peux vous aider à ce sujet. »

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