BioShock - Une vie de souffrance

Chapitre 1 : Une plongée sans retour

6769 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 13/04/2022 01:29

BioShock

Une vie de souffrance


« Pauvres diables… Une vie de souffrance… Des types enfermés dans des costumes de métal, qui déambulent sans fin, jusqu’à ce qu’un chrosôme réussisse à buter la gamine et résultat, le lien inconditionné les rend complètement marteau… Une vie entière passée à hurler, seul. »

Augustus Sinclair

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1957

Au beau milieu de l’Atlantique

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En jetant un dernier regard vers l’océan, accoudé au bastingage de l’USS Jani, mon cœur ne cesse de s’emballer face aux dangers qui me guettent dans cette indicible noirceur. Pourtant, l’eau à sa surface paraît calme et paisible. Elle n’est troublée que par les gouttes de pluie qui viennent se jeter sur elle, comme de vieux amants qui se retrouvent dans une chambre d’hôtel. Au loin, le ciel est embrouillé de nuages de pluie aussi noirs que mon humeur matinale. Le soleil levant tente de percer cette barrière, mais rien ne semble pouvoir réchauffer ce paysage sorti tout droit de l’esprit d’un peintre expressionniste dépressif. Chaque goutte de pluie lacère mon visage, tant l’eau qui tombe du ciel est d’une froideur inhumaine.

Un grincement derrière moi trouble mes sombres réflexions. Harvey O’Malley vient d’ouvrir la porte du pont. Mon regard dénué d’émotion ne paraît pas satisfaire ce crétin de bas-étage. 

« Eh Kowalski ! On t’attend au réfectoire. »

Je reste taiseux. Que dire, de toute façon ? Il connaît déjà mon avis sur toute cette histoire. Il sait que cette mission que le gouvernement m’a confiée et qui traîne en longueur ne me plaît pas du tout. Et en parler à ceux qui m’ont embauché ne ferait qu'empirer les choses. Habituellement, je préfère garder mon amour-propre, mais quand la menace de la cour martiale pèse au-dessus de ta tête, il n’y a pas d’autres solutions que d’obéir et de laisser ton franc-parler au placard. De toute façon, je n’ai plus aucune attache, plus aucun lien sur le continent ; cette mission, c’est devenu ma seule raison de vivre.

« Eh ! J’te parle, Johnny ! T’es sourd ou quoi ?  

— J’arrive. »

A peine a-t-il eu la réponse qu’il attendait que O’Malley repart d’où il vient, sans aucune autre manifestation de colère qu’un léger gémissement de mépris. Nul besoin de hausser la voix, cet idiot sait de quel bois je me chauffe. Il y a quelques années encore, j’aurais pu casser son nez constellé de taches de rousseur pour moins que ça.

 

Quand ma pauvre petite fille est morte, plus rien n’avait de sens pour moi. A l’époque, seuls le bruit des os que je brisais, les plaies sur mes phalanges endolories et les bleus sur mes hanches meurtries me donnaient la vaine impression d’être en vie. Me battre avec mes poings, c’était tout ce qui me restait après avoir échoué à la soigner de sa terrible maladie. A ce moment-là de ma vie, j’étais vraiment au plus bas : mon boulot de ferrailleur ne me rapportait presque plus rien, et mon passe-temps d’explorateur à la recherche de trésors ne me permettait pas non plus de boucler les fins de mois. Cependant, pour un grand et jeune gaillard comme moi, les bonnes options n’étaient pas pour autant inexistantes. 

Le hic, c’est qu’au moment où je fréquentais les bars de Chicago pour casser des dents dans des combats clandestins, la guerre qui frappait l’Europe faisait lentement son chemin jusqu’à nos portes. Et la Navy n’a pas mis longtemps à me trouver, en dépit de mon tableau de chasse imposant. Les hommes avec du courage et rien à perdre se faisaient étrangement rares en ces temps troublés. Alors, je me suis engagé, un peu contre mon gré. Du Pacifique à l’Atlantique, j’ai écumé les mers, reclus dans les atmosphères chaudes et humides des sous-marins de la Navy.  

Et puis, la guerre a pris fin. Et presque aussi soudainement, je suis rentré dans les petits papiers de la Navy, en dépit des frasques de mes jeunes années sur lesquelles l’armée avait bien voulu passer l’éponge. D’après elle, mes “exploits” – qui m’avaient valu plusieurs médailles absolument inutiles – me rendaient digne de continuer à travailler pour eux en tant qu’expert des fonds marins. Avec ce retour à mon compte dans les affaires, j’ai d’abord cru que je pourrais reprendre foi en la vie, que je pourrais me reconstruire après le deuil que j’avais vécu et la souffrance que j’avais endurée sur les mers. Hélas, les choses ne sont jamais si simples avec moi.


Sans me hâter, je décide finalement de rejoindre le réfectoire où m’attend l’équipage du navire affecté à cette mission. Les rires des soldats emplissent cette pièce vide et immaculée d’une joie qui me ferait presque plaisir si mon esprit n’était pas embrouillé à ce point. Alors que je m’assois lentement en passant une jambe après l’autre au-dessus du banc fixé à l’une des tables, les remarques commencent à fuser.

« Alors, Johnny ! me lance Charlie Tippett, le sous-officier en poste sur le navire depuis seulement quelques jours. On a peur d’être tout mouillé, tout à l’heure ?

— Mêle-toi de tes affaires, la grande asperge. On t’a pas sonné. 

— Oh ça va ! me rétorque Larry Carter, l’officier chargé de la maintenance, avec sa voix rauque abîmée par les paquets de cigarettes. On peut rigoler, non ? 

— Pas aujourd’hui, non.

— Te fais pas de bile, mon gars, me rassure Larry, en posant ses doigts boudinés saupoudrés de farine de pain sur mon épaule. On trouvera sûrement rien, comme la dernière fois. Mais au moins, tu reviendras en un seul morceau ! 

— Tu parles ! La dernière fois, j’ai failli y rester. Cette foutue pression aura ma peau, moi je vous le dis !

— T’es sûr que tu parles pas plutôt de la bière, Johnny ? me lance alors O’Malley avec un large sourire gravé sur sa face de demeuré. L’aut’ jour, t’avais vraiment un coup dans l’aile, pas vrai ? »

Pendant que les camarades à ma table s’esclaffent avec la discrétion de véritables phoques sur les quais de San Francisco, nous sommes rejoints par l’homme le plus important de ce navire. Du coin de l’œil, je peux voir la porte battante bouger, signe que le capitaine vient de faire son entrée dans le réfectoire. Malgré sa jambe en moins, le vieux Théodore Marshall a toujours son allure fringante d’avant-guerre et son pas déterminé. Sa prothèse pourrait lui faire gagner les 500 miles d’Indianapolis en moins de temps qu’il n’en faut pour souffler. “Rapide comme l’aigle royal, mais furtif comme le renard”, comme il dit.

Lorsque Marshall pose sur la table en aluminium les documents que nous attendions, les railleries s’estompent lentement pour ne laisser place qu’aux sons des casseroles venus de la cambuse et au grain de voix profond et grave du lieutenant grisonnant.

« Très bien, les enfants, débute-t-il. Il est temps d’arrêter vos bêtises et de se concentrer sur le concret. On a eu les résultats du sonar, et il se pourrait bien qu’on ait retrouvé l’épave de l’USS Huntley.

— Sauf votre respect, mon capitaine, c’est la deuxième fois ce mois-ci que vous nous annoncez cette bonne nouvelle. »

Brutalement, son sourire laisse place à une expression glaciale, alors même qu’une colère sourde embrase furieusement ses yeux. Il lui suffit alors de plonger son regard dans celui de Charlie pour que ce dernier comprenne son erreur.

« Eh bien dis-toi que la troisième c’est toujours la bonne, fustige Marshall. De toute façon, on n’a plus le choix : la Navy veut qu’on retrouve l’épave avant la fin du mois. Sinon, elle nous assignera une nouvelle mission. Et d’après ce qu’on m’a dit, elle ne vous plairait pas.

— On la trouvera, mon capitaine, répond Tippett à brûle-pourpoint, dont l’ego est si brusquement blessé qu’il n’a d’autre choix que de faire profil bas.

— Et est-ce que la Navy est au courant des conditions dans lesquelles on travaille ? demandé-je alors à Marshall. On n’a pas l’équipement nécessaire pour ce genre de plongée !

— Je crains qu’il ne faille faire avec, mon garçon. Mais si vous retrouvez ne serait-ce qu’un rivet de cette épave, je suis certain que la Navy saura se montrer… généreuse en retour. »

Bien que l’impression de n’être qu’un âne qu’on mène à la baguette avec une carotte au bout d’un bâton me dérange, je n’ai pas vraiment d’autre choix : j’irai jusqu’au bout de ma mission. Plus vite j’aurai trouvé ce pour quoi la Navy m’a engagé, plus vite je serai rentré à terre. 

Avec un peu de chance, je pourrais même retrouver Nelly. Je sais que je l’ai fait souffrir. Mais je ne peux qu’espérer… Espérer que le temps a fini par soigner nos blessures communes.

« Quand est-ce qu’on commence ? »


*

* *


Je n’ai pas encore affronté les profondeurs de l’océan que le cliquetis des chaînes qui s’entrechoquent, les cris des goélands et le sifflement de Carter qui chantonne We saw the sea avec entrain me donnent déjà mal au crâne. La vie sur un bateau demande en effet beaucoup de sacrifices, et cela inclut des nuits longues d'une ou deux heures tout au plus avant que le mal de mer et les bruits environnants ne brisent votre sommeil. 

Heureusement, mon occupation actuelle me permet de garder l’esprit clair, durant quelque temps du moins. Car alors que je supervise Tippett et O’Malley pendant qu’ils installent le submersible sur la plateforme attachée à la grue qui servira à le mettre à l’eau, mon attention est attirée par un détail, au moment précis où mes yeux se posent sur les vitres de la timonerie. Derrière le reflet, un homme nous observe. Le visage pâle, le crâne chauve, le cou enveloppé d’une longue écharpe dont l’extrémité pend le long de son corps ; autant dire qu’il fait vraiment tache dans le paysage. Avec sa chemise, son pull, sa veste en toile bleu foncé et ses lunettes rectangulaires, il a plutôt l’air d’un écrivain que d’un mousse.

Malheureusement, j’ai à peine le temps de comprendre qu’il m’observe que Tippett me demande son aide pour attacher la chambre de plongée à la plate-forme. En jetant à nouveau un œil vers la timonerie, je réalise avec un hoquet de surprise qu’il a disparu. Il lui a suffi de quelques secondes pour échapper à mon œil avisé. Mais je ne compte pas laisser cet inconnu demeurer un mystère. 

Alors, une fois le submersible placé au bord du bastingage, je décide de poser quelques questions à Marshall. S’il y a quelqu’un pour savoir ce que cet homme fait sur son navire, c’est bien lui. Hélas, le capitaine reste très évasif. D’après lui, c’est un émissaire de la Ligue James Millard Oakes, envoyé pour voir comment avancent nos recherches. Un certain Orrin Oscar Lutwidge.

J’ai entendu parler de cette ligue dans les journaux, une espèce d’association bourrée à craquer de théoriciens du complot. Ils postent sans cesse des affiches pour annoncer leurs réunions débiles dans des vieux gymnases imprégnés de sueur. Un vrai ramassis d’imbéciles. Ils pensent que ce marin de la Navy, ce Oakes dont ils scandent le nom à qui veut l’entendre, a été enlevé par les communistes russes après la Seconde Guerre mondiale. Le pire dans tout ça, c’est qu’ils ont réussi à convaincre pas mal de monde avec cette théorie fumante. Et apparemment, la Navy elle-même en fait partie, vu qu’ils l’ont laissé monter à bord. C’est vrai qu’autant de gens qui disparaissent d’un seul coup, c’est vraiment étrange. Mais tout a une explication logique. Et pour moi, cette histoire de Soviets ne tient vraiment pas debout. De toute façon, Marshall ne me laissera pas lui tirer les vers du nez aussi facilement. Je le connais depuis assez longtemps pour savoir qu’avec lui, le silence est d’or. Il ne me reste plus qu’à accomplir ma mission, en espérant que cet étranger en visite ici ne soit pas un espion.


*

* *


L’enfilage de la tenue de plongée est déjà une sinécure en soi, mais devoir le faire devant O’Malley et son expression d’enfant gâté, ça relève du défi. Sa tête d’idiot me donne envie de sortir de ma tenue pour lui coller une rouste à chaque fois qu’il me regarde dans les yeux. Surtout qu’après la combinaison, c’est au tour de l’énorme casque de prendre place sur mes épaules. Heureusement, Larry Carter est là pour me donner un coup de main. Il prend même le temps d’attacher le cordon qui me servira de liaison ombilicale tout au long de la plongée. Ma combinaison est en effet reliée aux réserves d’oxygène situées sur le navire par le biais d’un long câble enroulé autour de la chaîne qui permet de descendre mon vaisseau vers les profondeurs. Ensuite, il ne me reste plus qu’à prendre place à bord de la chambre de plongée, que j’ai aidée à concevoir il y a quelques années de cela. 

Pour la plupart des gens, elle est un concentré de progrès. Mais à mes yeux, ce n’est qu’une vulgaire boîte de conserve. Notre technologie me paraît tellement obsolète pour ce monde de merveilles et de dangers qu’il nous reste à découvrir. Toutes ces profondeurs inexplorées, toute cette surface qu’aucun pied humain n’a jamais foulée, c’est un appel à l’aventure à vous donner le vertige. Quand je pense à la première fois que j’ai vu ce qui se cachait sous la surface, les traits de mon père me reviennent en mémoire à chaque fois. C’est lui qui m’a initié à la plongée, alors que j’avais à peine douze ans. Mon père, ce n’était pas vraiment ce qu’on pourrait appeler un enfant de chœur. Mais quand il s’agissait de vous enseigner tout un tas de choses pointues, il était tout simplement le meilleur.

Et tandis que Carter scelle l’entrée du submersible, c’est bien mon père que je revois. Pas Nelly, ni même ma fille. Ce sont ses yeux remplis d’étoiles en découvrant la vie dans ces profondeurs qui me font avancer dans ces eaux si périlleuses. Parce qu’ils me montrent le chemin sans même que j’en ai conscience.

Lentement, Carter et les autres abaissent la chaîne tendue le long de la grue à l’aide de la manivelle afin que mon submersible atteigne l’océan. Hélas, toute l’opération est rendue difficile par le vent qui secoue la boîte en métal dans laquelle je suis et qui m’oblige à m’accrocher à ce qui me vient sous la main. Tout à coup, alors que la chambre de plongée atteint finalement l’eau dans un fracas, un grésillement dans mon casque se fait entendre. C’est le capitaine qui me parle à travers la radio.

« Pression, OK. Vérification de la radio, OK. Tout est prêt ! On peut y aller Johnny. »

J’ai à peine le temps d’apercevoir le nom du navire sur la coque, éclairé par le soleil couchant, avant que le submersible ne soit recouvert par l’eau tumultueuse. C’est là que la descente débute vraiment. En passant devant un récif, je ne peux m’empêcher d’admirer les innombrables poissons qui peuplent ces eaux. Les algues, les coraux et les coquillages recouvrent le sol rocailleux d’une parure intense, détonnant avec le ciel gris qui m’accueillait au petit jour.

Alors que la descente semble se dérouler sans accroc, une voix étrangère me parvient par la radio, une voix aiguë et mielleuse. Immédiatement, je réalise que ce que j’écoute ne m’est pas destiné.

« Qui est ce type, au juste ? Un explorateur ? Un chasseur de trésor ? Personne n’a jamais été aussi loin dans…

— Monsieur Lutwidge ? Notre plongeur peut vous entendre.

— Oh. »

Apparemment, ce Lutwidge ne me fait pas confiance. Ça tombe bien, c’est réciproque. Mais maintenant que je suis là, je me sens un peu gêné : j’aurais bien aimé lui dire que ce que je pensais de lui en face à face avant de quitter le navire. Ce genre de type mérite toute ma franchise.  

Progressivement, les rayons du soleil perdent en intensité tandis que je m’enfonce plus profondément dans l’Océan Atlantique.

« OK, me prévient Marshall, mettez-vous à l’aise. Vous avez encore un long chemin devant vous. »

Les falaises sous-marines défilent déjà sous mes yeux à une vitesse vertigineuse. L’eau s’assombrit et se refroidit doucement, comme un mauvais présage de ce qui m’attend plus loin. Un frisson me parcourt l’échine au moment où je constate que mon submersible est devenu la principale source de lumière. Devant moi, quatre petits yeux illuminés par le projecteur de ma chambre de plongée se reflètent dans ma direction. Deux grosses anguilles, qui semblent protéger leur habitat formé dans les creux de la falaise. La vie trouve son chemin partout. En poursuivant ma descente, je croise même une famille de baleines propulsées par leurs grandes nageoires.

Je finis par ne plus trop savoir où donner de la tête, si bien que la voix de Marshall qui résonne dans mes oreilles réussit derechef à me faire sursauter. 

« Johnny, vous allez entrer dans la zone bathypélagique. Personne ne l’a jamais tenté avec une combinaison, alors si vous commencez à vous sentir étourdi c’est normal. Il est probable de ressentir des effets étranges à cette profondeur. »

Je n’ose même pas lui répondre car mes respirations se font de plus en plus profondes à mesure que je sens la pression grimper en flèche. Chaque inspiration est un calvaire tandis que le tournis s’empare de moi. Mais je dois rester lucide, rester concentré pour ne pas céder.

« Très bien, Johnny. Vous allez atteindre le plancher océanique dans 5, 4, 3, 2, 1... »

Le submersible chancelle comme jamais auparavant. Et mes mains moites sous mes gants épais ne font pas exception. Lorsque tout mon corps est bientôt pris de tremblement, je comprends que ce n’est pas seulement causé par la descente. J’ai peur. En dépit de tout ce que j’ai vécu, j’ai toujours peur de la mort. En vérité, j’aurais pu mourir un millier de fois avant cet instant. Mais je ne compte pas passer l’arme à gauche aujourd’hui. 

Soudain, alors que les baromètres indiquant la pression se mettent tous à clignoter en rouge, la chambre s’arrête net à l’instant précis où elle touche la terre ferme, à plusieurs lieues sous la surface.

« … et voilà ! Vous avez touché le fond. Beau travail. Maintenant, entrez dans le sas et sortez de la chambre de plongée. »

Tout en maintenant mes grandes inspirations, je me lève avec l’apathie d’une tortue avant d’entrer nonchalamment dans le sas. Après avoir fermé la porte, je pousse enfin le levier, faisant pénétrer l’eau à l’intérieur. Lorsque le torrent qui s’écoule a fini de remplir le sas, il est enfin temps pour moi de sortir en tournant la lourde valve qui la scelle grâce à des mouvements secs.

Il suffit d’ouvrir la porte pour qu’un courant d’air glacial vienne accueillir mes premiers pas. Malgré les multiples couches qui recouvrent ma combinaison, je peux sentir le gel comme au cours d’une longue nuit d’hiver. Dehors, ça n’a plus rien à voir avec la vie que l’on peut trouver plus haut. C’est un paysage désert qui m’attend : du sable et de la roche à perte de vue, tachetés par endroit d’algues résistantes. Beaucoup d’animaux peuvent vivre à cette profondeur, mais l’homme n’en fait pas partie. Et pourtant, je suis là, un mort parmi les vivants.

« Bienvenue dans le no man’s land, Johnny, me fait remarquer Marshall, comme pour appuyer mes pensées. Vous pouvez tenir une dizaine de minutes dans ces eaux, même avec la combinaison, alors avancez. Vous serez bientôt dans les livres d’histoire. »

Évidemment, sa petite blague a le mérite de me faire sourire et de me faire oublier, pendant une microseconde, l’endroit où je me trouve. Je ne sais pas si je marquerai l’histoire, je ne sais même pas si quelqu’un se souviendra de moi. Ce que je sais en revanche, c’est que ma fille est fière de moi, peu importe où elle se trouve.

A la surface, la nuit est tombée, rendant cet océan aussi inhospitalier qu’une forêt un soir sans lune. Pourtant, au loin, j’aperçois des sortes de lumières bleutées qui déchirent cette obscurité macabre. Un impressionnant canyon sous-marin serpentant au fond des mers avec un tracé sinueux semble mener à elles, un véritable chemin balisé qui pourrait bien me conduire vers la gloire. Une question me taraude, cependant : est-ce la piste de l’USS Huntley que je suis en train de suivre ? Ou autre chose ? 

Pas après pas, je m’efforce de continuer mon chemin. J’ai l’impression de peser une tonne à cause de tout cet attirail et de l’eau qui m’entoure. Mais en avançant, les lueurs se font de plus en plus puissantes et me poussent à découvrir ce qui se cache derrière ses rochers. Par-delà les flancs du canyon, un halo bleu se dessine, m’indiquant la voie à suivre. Pendant un instant, j’hésite encore à continuer. Car si ça se trouve, je suis déjà mort. Ce que je perçois n’est peut-être que la lumière au bout du chemin. Cependant, la lourdeur de mon armure me met la puce à l’oreille : si j’étais mort, j’aurais quitté ces entraves depuis longtemps.

La tranchée s’avère interminable, en dépit des vagues de lumières scintillantes qui se rapprochent doucement mais sûrement. Toutefois, après plusieurs virages, le canyon se raidit soudainement, en m’orientant tout droit vers ce bleu clair intense qui macule le paysage sous-marin. Mais en me dirigeant vers lui, il devient évident qu’une impasse m’attend au bout du chemin lorsque je vois les lumières en contrebas du plateau sur lequel je me tiens. Jamais je ne pourrais les atteindre. Pourtant, il y a autre chose. Et en me penchant par-dessus le rebord du plateau, pour la première fois, je la vois. Je cligne des yeux, persuadé d’halluciner, mais les secondes passent et le panorama reste intact. Mon cerveau mouline, mais il n’y a rien à faire : ce que je regarde est la réalité.

« Capitaine ? Capitaine, vous voyez ça ? »

Aucune réponse n’arrive jusqu’à moi, en ce moment où j’en aurais décidément bien besoin. Mais ce silence pesant en dit long sur leur réaction. Je parviens presque à discerner leurs visages ahuris dans mon esprit, tandis qu’ils tentent de comprendre ce qu’ils voient à travers la petite caméra sur mon casque. 

Des gratte-ciels dont émanent cette lueur éclatante que je suis aveuglément depuis tout à l’heure s’étendent à perte de vue au milieu de cette vaste étendue. Une ville perdue au fond de l’océan, comme un vaisseau échoué. Mais ses passagers sont-ils encore à l’intérieur ? N’est-ce là qu’une ville fantôme, peuplée de vieilles images du passé ? Ou une cité florissante, qui prospère entre les baleines et les calmars ? D’ailleurs, comment cette ville aurait-elle pu survivre sous ces eaux ? Et depuis quand est-elle là, au juste ? J’ai tant de questions auxquelles je ne peux donner de réponses, tant de désirs de connaissance que j’aimerais assouvir. 

Et les choses continuent de devenir encore plus étranges quand un sous-marin à la rapidité indécente passe devant moi. Une boule en métal illuminée de jaune qui file de droite à gauche, telle un poisson-lune effrayé par un requin ; une sorte de bathysphère très évoluée, bien au-delà de ce que nous pouvons produire à la surface. 

Néanmoins, mon sourire béat d’admiration face à cette merveille disparaît dès que je vois – ou plutôt dès que j’entends – ce requin arriver. En tendant l’oreille, je ne perçois qu’un léger bourdonnement. Mais en levant les yeux, il n’y a plus aucun doute. C’est un trio de torpilles qui passe au-dessus de moi à la vitesse de l’éclair, sifflant comme des feux d’artifices, hurlant comme une nuée d’oiseaux en colère, avant de se ruer vers la surface dans une synchronisation parfaite. 

« Des torpilles en approche ! entends-je alors dans mon casque. Marche arrière toute ! »

Mais il est trop tard. Lorsqu’une explosion retentit dans le vide des abysses, je sais que tout est fini : une fois le bateau touché, il n’y a plus aucune chance pour moi de survivre. Projetée par le souffle, ma chambre de plongée est éjectée le long du canyon détruit. Ni une ni deux, je me retrouve à chuter de plusieurs mètres le long de la falaise, désormais seulement alimenté par mes réserves d’oxygène situées dans ma combinaison. 

Une douloureuse descente aux enfers m’attend. Mon corps s’enfonce, suivi de près par les débris de ma chambre de plongée et les restes du tuyau ombilical. Dans ma chute, je tente vainement de me rattraper aux prises que m’offrent les rochers, mais les roulés-boulés s’enchaînent autant que les douleurs s’accumulent dans tout mon corps. Mon calvaire s’arrête brutalement lorsque j’atterris avec fracas sur un autre plateau en contrebas. Gisant presque inconscient sur le sol, je ne peux que constater avec impuissance l’atterrissage de la chambre de plongée à quelques encablures. 

Tandis que mes dernières forces me quittent, un éclair jaune vient envahir mon champ de vision déjà flou ; chaleureux, réconfortant, attendrissant, l’éclat me fait papilloter des yeux, me laissant juste assez éveillé pour apercevoir que quelqu’un vient dans ma direction. Durant ces derniers instants de conscience, je crois halluciner. Et pourtant, dans le lointain, des pieds chaussés de bottes tambourinent le sol limoneux, de plus en plus fort à chaque seconde. Bientôt, je ne sens plus que ces vibrations dans mon corps. 

Jusqu’à ce que tout s’arrête.


*

* *

La lumière blanche qui brûle ma rétine à mon réveil me laisse à penser que je suis bel et bien passé de vie à trépas. Pourtant, la douceur des draps que caressent mes doigts endoloris m’oriente vers une autre théorie : un cauchemar, voilà ce qui pourrait expliquer la sueur qui recouvre mon corps. Tout cela n’était qu’un mauvais rêve. 

Toutefois, lorsque la tête d’une femme ornée d’une coiffe blanche se place juste devant la lumière, me laissant entrevoir son visage en contrejour, un sursaut plus violent que tous les cauchemars fait tressaillir mon corps. Le réflexe qui parcourt mon être m’ordonne de bouger, mais les liens qui retiennent mes membres m’en empêchent. Quelqu’un m’a attaché à ce lit métallique austère, un lit qui n’est pas le mien.

« Du calme, m’enjoint alors cette femme avec tendresse en posant sa main sur mon bras. Tout va bien. Vous êtes en sécurité, mais vous ne devez pas bouger.  

  — Où… Je… Où suis-je ?

— Au Pavillon Médical. Le Dr Steinman a pris en charge votre convalescence.

Le Dr Steinman ? C’est qui ce type ?    

— Au fait, je m’appelle Emily Chavez. »

Un tintement lointain se met à résonner dans mes oreilles. Le son est difficile à distinguer, mais la vue de son regard irrité me fait rapidement comprendre qu’un vieux téléphone est la raison de sa colère.

« Ah, c’est pas vrai ! Je reviens tout de suite. Je ne serai pas loin, si jamais vous avez besoin d’aide. »

De l’aide ? Je ne sais même pas où je suis, pour l’amour du ciel !

Sans lâcher un mot de plus, elle me sourit et disparaît en laissant se balancer la porte battante lorsqu’elle sort de la pièce. J’aimerais la rappeler, mais les phrases se bousculent dans ma tête sans pouvoir sortir de ma bouche, comme des morceaux de viande qui n’arriveraient pas à passer dans ma trachée. 

La peur au ventre et le souffle court, je balaye donc la pièce du regard, m’attendant au pire. Je ne constate que quelques lits vides face à moi, des instruments chirurgicaux clinquants sur des dessertes en métal et des néons à vous donner la migraine tandis qu’ils se reflètent dans ces carreaux blancs suintant d’humidité qui couvrent chaque parcelle de cet hôpital. Rien de bien étrange pour un établissement de ce genre mais s’il n’y avait pas cette gentille infirmière, j’aurais pu me croire tombé dans une salle de torture. Sur le mur à ma droite, les épais rideaux tirés m’empêchent de voir l’extérieur, attisant dès à présent ma curiosité. Il faut que je sache ce qui se trame derrière ces murs ; un détail pourrait m’indiquer où je suis. 

Très vite, mon regard se coule vers les liens qui m’entravent. De simples liens en cuir pas très bien serrés. Avant de tenter quoique ce soit, je jette prudemment un œil vers la porte d’entrée. Je plisse les yeux, essayant de distinguer une ombre ou une silhouette derrière la vitre. Mais un cri terrible venu d’une chambre adjacente me fait dire que l’infirmière n’est pas près de revenir avant un bout de temps.

Grâce à mes doigts et avec quelques efforts, je parviens à retirer l’ardillon du cran dans lequel il est fourré. A partir de là, je défais le reste de mes entraves à la vitesse de l’éclair, tout en maintenant mon regard vers la porte. Lorsque tout est prêt, je soulève les draps et m’assois au bord du lit. Mais ce que je m’apprête à faire est plus dur que dans mes souvenirs. A peine le temps de poser les deux pieds par terre que la pièce autour de moi commence à tourner. Les carreaux si ordonnés se transforment alors en un patchwork indiscernable de formes psychédéliques dénuées de sens. Ma main fait tout pour ralentir la chute, mais tout ce qu’elle trouve est ce fameux rideau. L’instant d’après, je me retrouve au sol, à geindre comme un vieillard. La douleur dans mon dos est atroce et remonte jusqu’à écraser mon crâne. Cependant, une fois que les étoiles devant mes yeux se sont dissipées, je distingue clairement le rideau tout entier entre mes mains. La pièce autour de moi continue de tourner, me filant une nausée de tous les diables. 

Alertée par le bruit, l’infirmière Chavez accourt enfin à mon secours. D’un geste doux mais mécanique, elle me relève par les épaules avant de m’aider à m’asseoir sur le lit. Lentement, je commence à reprendre mes esprits.

« Qu’est-ce qui ne va pas, chez vous ? m’assène-t-elle sans ménagement en balançant son index d’avant en arrière. Vous auriez pu vous faire mal !

— C’est le cas, réponds-je en grimaçant. 

— Je vous ai dit de ne pas bouger.

— Je voulais juste… »

Je n’ai pas le souffle nécessaire pour finir ma phrase, tant ce que je découvre derrière ce rideau me laisse pantois. Ma langue se trémousse dans ma bouche, sans pouvoir articuler le moindre mot. Pendant un instant, c’est comme si tout s’écroulait autour de moi : il n’y a plus d’infirmière, plus de Pavillon médical, plus rien que l’océan qui se reflète dans mes yeux exorbités de terreur et d’incompréhension. 

Les immeubles new-yorkais imbriqués dans cette étrange cité nous surplombent, envahis par les enseignes lumineuses qui éclairent cet horizon de mille couleurs, omniprésentes comme des arbres dans une forêt. Ces gratte-ciels gigantesques se fondent dans la masse de béton et d’acier derrière les autres bâtiments plus petits mais néanmoins superbement décorés qui me font face. Au centre de la cour que forment ces immeubles, un homme en scaphandre, sans cordon ombilical, déambule parmi les rochers et les coraux phosphorescents. A travers son casque, une lueur jaune intense transparaît en perçant le voile de ces eaux si limpides. Il ne me faut pas plus d’indice pour reconnaître mon sauveur. Devant la fenêtre, un banc de poisson s’est arrêté, lorgnant à l’intérieur comme des badauds devant une vitrine.   

« Alors c’est vrai. Tout est vrai. 

— De quoi parlez-vous ? 

— Cette ville. Elle est réelle. Je n’ai pas rêvé ! »

Ses petits yeux verts me fixent intensément.

« Décidément, vous êtes un homme bien mystérieux.

— C’est ce qui fait mon charme, j’imagine. 

— D’où venez-vous ?

— Est-ce que c’est un interrogatoire ? »

Elle s’assoit sur mon lit avec délicatesse et se penche vers moi, un sourire au coin des lèvres. 

« Pas vraiment, non. Je veux juste en savoir plus sur vous. Je ne connais même pas votre nom.

— Kowalski. John Kowalski. 

— Je vois que votre arrivée fracassante n’a pas affecté votre mémoire. (Elle se racle la gorge.) Très bien ! Alors, dites-moi, John … »

Sa question à peine commencée s’achève en un hoquet de surprise. Un homme vient de se précipiter dans la pièce en poussant les deux portes battantes comme si sa vie en dépendait. Paré d’une blouse rouge impeccable, arborant une moustache digne des plus grands acteurs hollywoodiens, il cesse de respirer au moment où il pose les yeux sur moi. Puis, dans un geste naturel, il se recoiffe en un éclair en passant sa main sur son crâne et rabat ses cheveux épars en arrière.

« Ah, je vois que notre patient le plus célèbre est de retour parmi les vivants ! Et en pleine forme ! » constate-t-il, après avoir repris son souffle. 

Sa voix suave, élégante et charismatique est du genre de celle que l’on entend à la télé. Pourtant, il y a un truc chez lui qui me dérange, sans que je sache quoi. Peut-être la façon dont il est entré dans cette pièce y est-elle pour quelque chose.

« Je ne comprends pas.

— La nouvelle de votre arrivée a déjà fait le tour de la ville ! En quarante-huit heures à peine, vous êtes devenu la coqueluche de tout Rapture.

— Je suis là depuis deux jours ?

— Nul doute que votre renommée soudaine attirera le gratin de cette ville dans mon cabinet, continue-t-il en jubilant, sans faire cas à ma question. Il me tarde de pouvoir modeler leurs si jolis visages. »

Brutalement, son regard se perd vers l’horizon derrière moi, comme si ce bon docteur avait une absence. Un silence glacial s’installe pernicieusement, tandis que l’infirmière Chavez ouvre la bouche, les yeux grands ouverts.

« Dr Steinman, dit-elle calmement tout en choisissant ses mots avec soin, je crois qu’il est temps de laisser John se reposer un peu. »

La voix de son infirmière semble être la seule chose capable de l’arracher à son doux rêve éveillé. Tout à coup, Steinman ferme les yeux avec force et secoue sa tête avant de s’adresser à elle. 

« Bien-sûr, mademoiselle Chavez. Laissons John se rétablir. Demain, je suis certain que le grand public aura hâte de vous croiser en chair et en os dans les rues de notre merveilleuse cité. D’ailleurs, je vais de ce pas demander à ce cher Sinclair de vous trouver un appartement disponible aux Suites Mercure. Après tout, vous êtes un hôte de marque, ici.

— C’est… très aimable à vous, Dr Steinman, réponds-je en hochant la tête en signe de respect.

— C’est formidable ! »

Sans autre flatterie, il quitte la chambre précipitamment en claquant ses chaussures neuves sur le carrelage, animé par la démarche d’un marathonien. Quant à l’infirmière Chavez, elle finit elle aussi par suivre ses pas sur ses talons hauts. Juste avant de sortir, elle se retourne vers moi et me regarde avec une bienveillance immaculée.

« Bienvenue à Rapture, Mr Kowalski. Je suis sûre que vous vous sentirez chez vous, ici. »

Rasséréné, je lui adresse un dernier sourire avant de la laisser partir. En replaçant ma tête droite, je me retrouve à nouveau face à l’océan, assis sur mon lit d’hôpital. Vu d’ici, cette ville est un miracle. J’ai une tonne de questions qui me viennent en tête à son sujet. Mais tout ce dont je suis sûr, c’est qu’elle sera une opportunité unique pour moi. Pour la première fois de ma vie, j’ai l’impression d’avoir été choisi par le destin. Vivre parmi cet océan qui m’attire depuis mon enfance serait le pinacle de mon existence.

Et pourtant, je ne peux m’empêcher de penser à ceux que j’ai laissés derrière moi. Qu’est-il advenu de mes collègues sur le navire ? Qu’adviendra-t-il de Nelly, si jamais elle comprend que j’ai disparu ? Et qu’adviendra-t-il de moi, ici ?

 

Il me reste encore beaucoup d’interrogations. Et je compte bien y répondre à ma façon.  

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