BioShock - Une vie de souffrance

Chapitre 2 : Des découvertes troublantes

8102 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 18/10/2022 21:58

BioShock

Une vie de souffrance : Partie II


« Cet endroit est la définition même du désespoir… Nous sommes enfermés là, à des kilomètres du monde extérieur, suspendus au-dessus d’une fosse marine sans le moindre espoir de sortie. Qu’avons-nous fait pour mériter cela ? Ryan n’admet-il donc nulle divergence d’opinion en sa précieuse Rapture ? J’espère de tout cœur que son Eden le tuera… »

Dernier journal audio de Thomas, détenu au Centre pénitentiaire Perséphone.


****


Au lendemain de mon réveil, j’étais enfin prêt à sortir du Pavillon médical, le quartier de Rapture supervisé par le chirurgien un peu dérangé qui s’était occupé de moi, après des jours passés dans un lourd coma.

Dès mon arrivée, j’ai emménagé dans l’appartement situé dans les Hauteurs d’Olympie, le grand quartier résidentiel de Rapture, qui comprenait plusieurs complexes d’appartements. Celui que me louait le fameux Sinclair, dont le docteur Steinman m’avait vanté la générosité, se trouvait dans les Suites Mercure. Dotés d’une petite surface, mais pourvus d’un fort potentiel, ces logements n’étaient pas les plus luxueux de Rapture – cet honneur revenant aux magnifiques lofts de la Gloire d’Athéna–, mais ils étaient suffisants, assez bien aménagés pour un homme seul comme moi et constituaient en définitive un entre-deux satisfaisant. Ma location sentait un peu le renfermé et le tabac froid, certes, mais après avoir failli y rester, il était clair que je n’allais pas faire la fine bouche. Et puis, je dois avouer que la vue dont le mien bénéficiait était à tomber, grâce à la large baie vitrée incurvée qui octroyait un panorama incroyable sur les plus hauts gratte-ciels de la ville.

Je n’arrivais toujours pas à croire où je me trouvais, même après avoir fait la découverte de mes quartiers. Pendant des années avec mon père, j’avais sillonné l’Océan Atlantique à la recherche d’épaves à remonter à la surface, avant de me mettre à mon compte après la mort de mon vieux. Pendant la guerre, j’avais fini par connaître ses reliefs et ses vallées comme je connaissais mon propre quartier à Baltimore, ma ville natale. Et voilà que je me retrouvais dans cette merveille construite sous les eaux glacées, comme si mon destin était lié à cet océan. Je ne savais pas vraiment comment j’avais pu survivre à l’explosion de l’USS Jani, ni même comment je m’étais retrouvé ici, j’étais simplement heureux de pouvoir contempler cette ville de l’intérieur de mes propres yeux. Malgré la fortune qui me souriait, il m’a suffi de tourner en rond dans ce grand appartement vide pendant une seule petite minute pour réaliser que j’étais seul au monde, tel un poisson dans un grand aquarium à l’existence monotone. Mon ex-femme Nelly me semblait bien plus loin qu’elle ne l’avait jamais été et tout mon équipage avait vraisemblablement disparu dans l’attaque qui m’avait fait perdre connaissance.

Pour autant, je savais que je n’étais jamais complètement seul. Le soir venu, alors que j’étais sur le point de m’assoupir dans le sofa en écoutant le dernier vinyle “à la mode” – le dernier vinyle datait d’il y a cinq ans –, j’ai soudain entendu des chuchotements filtrer sous ma porte d’entrée. Après un sursaut de frayeur, il m’a fallu du temps pour assimiler le fait que ce n’était pas mon imagination qui me jouait des tours. J’ai tendu l’oreille pour essayer de discerner une phrase par-dessus ma respiration saccadée, en vain. C’est là, en ouvrant la porte pour tomber sur une foule de résidents, qui faisait le pied de grue devant ma porte, un carnet et un stylo à la main, juste pour que je leur signe leurs précieux autographes, que j’ai réalisé que le docteur Steinman n’avait pas menti : les habitants des Appartements Mercure savaient désormais qu’un tout nouvel arrivant de la surface habitait ici. D’après Emily Chavez, l’infirmière qui avait pris soin de moi, cela faisait des années que personne n’était venu à Rapture – et encore moins dans des circonstances aussi rocambolesques que les miennes. A dire vrai, personne n’avait trouvé Rapture par hasard comme je l’avais fait. C’est pour cela que les gens avaient fini par me surnommer “Johnny Topside”.

Aveuglé par les flashs des appareils photos et ces dizaines de visages différents devant moi, je n’ai pas hésité et j’ai refermé la porte immédiatement. Je n’étais décemment pas prêt à affronter ma renommée pour l’instant. Le dos appuyé contre la porte, j’ai alors songé que leur geste était largement disproportionné, mais il prêtait à sourire. Je me disais : “Merde, ils ne doivent pas avoir beaucoup de loisirs ou de distractions dans cette ville !”

Que Dieu m’en soit témoin, je me trompais lourdement.

 

Je l’ai découvert à peine deux jours après mon arrivée, lorsqu’Emily est venue me voir à mon appartement pour m’emmener à la Forteresse Folâtre, le quartier le plus endiablé de Rapture. Comme j’étais un peu réticent au premier abord, elle m’a promis qu’elle éviterait au maximum les paparazzis et les importuns. Pour cela, elle m’avait dégoté une tenue toute trouvée : un vieux borsalino troué, un pardessus gris décousu par endroit, une paire de lunettes de soleil et un long pantalon en lin. Je dois avouer que cet attirail m’a laissé sceptique, mais son regard de chat errant a achevé de me convaincre de le porter, au moins pour ma première sortie en public.

En route vers la Forteresse, entassé dans une bathysphère qui servait apparemment de métro à Rapture, Emily n’a cessé de me demander des nouvelles de mon état de santé. Un œil avisé m’aurait appris qu’elle prenait son métier un petit peu trop à cœur, mais son inquiétude me redonnait le sourire après l’accident que j’avais subi.

D’autant plus qu’à la Forteresse Folâtre, tout était réuni pour que la fête batte son plein à toute heure du jour ou de la nuit. C’était comme Fremont Street, réparti sur plusieurs étages, et noyé sous l’océan, enrobé dans une architecture Art déco à couper le souffle. Les jingles des machines à sous envahissaient les casinos de La Fortune du Pharaon et du Baccara dans un brouhaha incessant alors même que les badauds – ceux qui n’étaient pas encore accros au jeu, du moins – s’amusaient à parcourir les innombrables boutiques qu’abritait cet endroit comme Les Alcools Sinclair, les Disques Rapture ou encore le Bureau de tabac Robertson. Le soir venu, les hommes enivrés par leur désir charnel pouvaient se prélasser au Jardin d’Eve ou à L’Hippocampe et observer les femmes en tenue légère qui dansaient sur la scène – et plus si affinités – jusqu’au bout de la nuit.

En visitant ce temple du plaisir et de la luxure, j’ai réalisé que cette ville avait tellement à offrir, que ce soit en bien ou en mal d’ailleurs. Cela dit, cette expérience sociale qui prenait vie sous mes yeux me troublait. D’un côté, j’avais envie d’applaudir ce qu’avait accompli Andrew Ryan, le fondateur de cette ville utopique. Car Rapture, ce n’était pas juste New York immergée, c’était bien plus que ça ; une ode au gigantisme, une prouesse technologique, un territoire conçu sans Dieu ni roi. Mais, d’un autre côté, j’ai rapidement commencé à discerner les craquelures sous le vernis doré qu’arborait Rapture. Vivre caché avait du bon, certes, mais quelque chose sonnait faux chez les gens qui logeaient ici, tandis qu’ils se complaisaient dans une hypocrisie générale à vous flanquer la chair de poule. A force de rencontrer les gérants de boutiques de vêtements de toute la Forteresse et de discuter avec eux, en maintenant le rythme pour suivre Emily dans sa périlleuse virée shopping, j’ai fini par découvrir que l’espoir dans le cœur de la plupart de ces gens avait bel et bien fané avec les années.

Ils avaient débarqué dans cette ville avec les poches vides, des idées plein la tête, avant de réaliser leurs rêves grâce à Andrew Ryan qui avait su leur laisser leur chance. A la surface, l’idéologie objectiviste sur laquelle il se fondait était tantôt vue d’un mauvais œil, tantôt bafouée à loisir. Ici, rien n’empêchait personne de réussir. Je ne pouvais pas dire que je cautionnais cette pratique nombriliste qui incitait les gens à ne se préoccuper que de leur propre bonheur et de leurs propres intérêts, mais c’est bien dans l’objectif de défendre cette idéologie que j’avais pris les armes pour mon pays durant la guerre. De toute évidence, la vie est faite de paradoxes qu’il vous faut bien accepter. Néanmoins, à l’heure où je visitais cette Forteresse, les évènements avaient pris une tournure bien différente de l’euphorie des débuts et le rythme que cette ville imposait à ses habitants commençait à peser lourd. Aucun service public, aucune aide du gouvernement, cela finissait par se ressentir sur les factures. Sophia par exemple, qui gérait une boutique de vêtements de luxe dans l’Atrium haut de la Forteresse, commençait déjà à solder tous ses produits, alors même que la ville n’était sur pied que depuis une décennie et que son propre établissement avait moins de cinq ans, tout cela parce qu’elle n’avait plus assez d’argent pour payer ses employés.

Toutefois, cette balade au cœur de Rapture me faisait du bien après ma convalescence, même si à mesure que je signais des autographes et que j’entendais en boucle les mêmes acclamations liées à mon arrivée ici, je commençais à fatiguer, toujours plus désespéré par l’inutilité de l’accoutrement que m’avait offert Emily. Même si tout cela l’amusait beaucoup, elle m’a proposé de trouver un endroit plus calme en assistant à la prestation de Suresh Sheti, un mystique tout droit venu d’Inde, qui prétendait pouvoir lire dans nos pensées, entre autres choses délirantes. Le spectacle était produit et présenté par Sander Cohen, l’artiste local qui gérait plus ou moins cette Forteresse. L’obscurité surannée qui régnait dans le Hall de la marine, la plus grandiose salle de spectacle de Rapture, était parfaite pour trouver l’intimité que nous recherchions.

Sur le chemin, j’ai demandé à Emily de répondre à plusieurs de mes interrogations à propos de la ville. En retour, j’ai eu le droit à un véritable exposé. Elle m’a expliqué comment la ville parvenait à survivre dans ces températures glaciales tout en produisant de l’électricité grâce à la centrale géothermique d’Héphaïstos, comment nous parvenions à respirer grâce aux arbres plantés en Arcadie et comment tout ou presque était automatisé grâce au Penseur, un supercalculateur qui gérait chaque système informatique dans Rapture. Avant même d’acheter nos tickets pour le spectacle, je connaissais déjà pratiquement tout de cette cité.

Mais tandis que nous patientions avant le début du show, bien assis dans l’une des loges qui surplombaient la salle, elle avait décidé de poursuivre un peu notre conversation. Et cette fois, c’est sur moi qu’elle souhaitait en apprendre plus.

« Etes-vous marié, M. Kowalski ? m’a-t-elle demandé en plongeant son regard dans le mien.

— Pardon ? lui ai-je fait répéter, alors que j’observais les derniers arrivants se placer dans leurs sièges en contrebas, à la fois amusé et terrifié par les tenues de soirée affriolantes des riches qui peuplaient cette cité.

Je n’avais pas l’habitude de fréquenter le gratin de la société et cette soirée aurait pu ressembler à un véritable supplice si Emily n’avait pas été là. Elle aussi s’était mis sur son 31 grâce à ses achats de la journée, mais en dépit des apparences, elle conservait une humilité débordante, dont le concept même semblait échapper à la plupart des richards en costume et des magnats de l’industrie qui se trouvaient avec nous dans la salle, tant leurs visages fermés et impassibles n’inspiraient que du dégout.

« Il y a une femme dans votre vie ?

— A vrai dire, j’en avais deux », lui ai-je répondu en redirigeant mon attention vers elle. 

Emily a haussé les sourcils en prenant une grande inspiration, tout en me fusillant du regard.

« Eh bien ! Je constate que les gens de la surface et les gens d’ici n’ont pas du tout les mêmes mœurs.

— Ma femme et moi, on s’est séparés, lui ai-je exposé à brûle-pourpoint dans l’espoir de dissiper ses doutes. Après le décès de notre fille. »

Gênée, Emily a masqué sa bouche d’un geste et a serré les plis de sa robe avec son autre main.

« Oh ! je n’en savais rien. Je suis désolée. »

J’ai acquiescé sans dire un mot, n’affichant qu’un sourire morose. Ce n’était pas la première fois que les gens se confondaient en excuses devant moi lorsque le temps venait d’évoquer les moments les plus sombres de ma vie. Mais c’était bien la première fois que ces regrets me donnaient l’impression d’être sincères. Pendant quelques instants, on n’a plus entendu que ce bourdonnement effervescent dans cette salle de spectacle bondée, qui me rappelait par certains aspects le Radio City Music Hall de New York. Puis, en voyant que j’avais placé Emily dans une bien mauvaise posture, j’ai décidé de la sortir de ce pétrin dans lequel je l’avais malencontreusement fourrée.

« Alors, ai-je lancé à mon hôte en me grattant le cuir chevelu, ça fait longtemps que vous êtes à Rapture ? »

Emily s’est raclé la gorge, s’évertuant à rassembler ses esprits. Elle semblait soulagée de passer à autre chose. Elle a levé les yeux au ciel et s’est mise à compter sur ses doigts. 

« Ça fera… huit ans le mois prochain.

— Bon Dieu ! Ça en fait des histoires à raconter.

— Vous ne pouvez même pas imaginer. »

A ce moment-là, nous avons enfin partagé un regard succinct mais pétri de tendresse et avons ri comme des enfants. En mon for intérieur, je me suis félicité d’avoir réussi à rétablir la situation.

« Et depuis quand travaillez-vous pour ce… Dr Steinman ?

— Dès mon arrivée ici, je me suis installée dans son cabinet. C’est lui qui m’a débauché à la surface, alors que je travaillais dans un petit hôpital de campagne.

— On peut dire que vous lui devez une fière chandelle.

— En effet. Mais ce n’est pas pour autant que je dois me sentir redevable. C’est ce qu’il voudrait, bien-sûr, mais je ne compte pas forcément lui offrir ce plaisir. Le docteur Steinman est un homme… complexe. Il est très intelligent, cela va de soi, mais les névroses qui traversent son esprit sont parfois plus fortes que la raison. Son charme n’est qu’une façade, vous savez. Je le connais assez bien pour savoir qu’il lui arrive d’avoir des réactions très étranges, surtout lorsque l’ADAM vient à manquer.

— L’ADAM ? ai-je répété, alors que mon apparente incompréhension semblait beaucoup l’amuser.

— Mais bien-sûr ! a-t-elle lâché, en percutant sa cuisse avec le plat de sa main. Où avais-je la tête ? Comment ai-je pu oublier de vous parler de ça ? »

Tout à coup, alors qu’Emily était sur le point de m’exposer ses savoirs rapturiens et que les lumières de la salle faiblissaient, annonçant l’arrivée imminente du show, j’ai senti quelque chose me chatouiller l’oreille droite. Je m’apprêtais à enlever ce que je pensais être un insecte lorsque j’ai réalisé qu’un léger courant électrique à peine perceptible était en train de me traverser. A l’expression désemparée d’Emily, j’ai su qu’elle avait découvert la source de ce phénomène inexpliqué et qu’elle connaissait la femme qui l’avait initié. Cette dernière occupait la loge adjacente et nous espionnait vraisemblablement depuis une bonne dizaine de minutes au moins.

« L’expliquer serait inutile, mes trésors ! s’est exclamé cette dernière, avec un accent québécois prononcé, en agitant devant elle ses mains manucurées traversées par des arcs électriques. Il faut avoir réellement goûté à l’ADAM pour pouvoir le comprendre. Seulement alors vous serez en mesure d’apprécier cette douce poésie qui court dans votre corps et imprime son empreinte dans vos tripes.

— Mais qu’est-ce que… ?  me suis-je exclamé avant de m’adresser à elle à voix basse, alors que les premières notes de musique destinées à accompagner la performance commençaient à être jouées sur la scène. Mais qui êtes-vous ?

— Comment ? a-t-elle répondu avec grandiloquence, en pressant les extrémités de ses reposes-coude jusqu’à les lacérer. Vous ignorez donc qui je suis ? »

Le show venait de commencer, mais elle ne paraissait guère s’en soucier. Ce qui la dérangeait le plus, c’était que les gens oublient que c’était elle, le vrai spectacle de la soirée.

« Johnny, a commencé Emily d’un air gêné, je vous présente…

— Ava Tate, pour vous servir », a terminé l’intéressée. 

Ses courbettes obséquieuses avaient quelque chose d’amusant : même hors d’une scène, cette femme savait comment attirer les regards sur elle et comment les garder en place. Enveloppée dans sa petite robe noire qui affûtait ses courbes, sans oublier sa chevelure brune crantée impeccable, ses yeux noisette perçants légèrement en amande et son parfum de coco très intense ainsi que son collier de perles, elle avait tout de la femme fatale venue de la haute société. Néanmoins, sa franchise dénotait la crudité qui affleurait d’elle comme une tare dont elle n’avait plus envie de se soucier après des années à essayer de la cacher.

Après s’être rassise plus profondément dans son fauteuil, elle a croisé ses longues jambes nues avant de me fixer du regard en plissant les yeux, ses cils noirs en éventail masquant presque totalement ses larges pupilles dilatées.

« Alors c’est vous, l’homme dont tout le monde parle ? Johnny Topside, c’est comme ça qu’on vous appelle. Pfiou ! Ces Américains n’ont vraiment aucune inspiration quand il s’agit de trouver des surnoms. »

Le rideau était levé et le mage s’apprêtait à entrer en piste. Et je commençais sincèrement à croire que cette Ava Tate n’allait pas nous lâcher de tout le spectacle. Mais à mon grand soulagement, elle ne comptait même pas y assister. Elle s’est levée, a passé son long manteau bleu océan en velours et a posé son immense chapeau sur sa tête avant de nous adresser un signe du menton, un sourire charmeur dessiné sur le visage.

« Passez me voir aux studios de cinéma demain et je vous ferai entrer dans l’histoire de cette ville, mon chéri. »

J’ai à peine eu le temps d’opiner qu’elle avait déjà passé la porte de sa loge, s’évanouissant comme un fantôme dans la nuit. Juste après son départ, j’ai vite essayé de sonder Emily pour savoir ce qu’Ava mijotait. Cependant, la perplexité que je lisais sur son visage me laissait à penser qu’elle était tout aussi démunie que moi.

« Ma foi, tout cela était… très étrange, m’a-t-elle confié à voix basse.

— Comme vous le dites. J’ai bien l’impression qu’elle n’était là que pour mes beaux yeux.

— Rien d’étonnant, a-t-elle chuchoté en souriant. Après tout, vous êtes une star désormais.

— Croyez-vous que je devrais accepter sa proposition ?

— Eh bien, un rôle dans un film d’Ava Tate, ça ne se refuse pas, mon cher », a-t-elle conclu avec une pointe de sarcasme dans la voix. 

 

La soirée avec Emily s’est révélée pleine de rebondissements, mais elle m’a surtout permis de comprendre que cette ville cachait définitivement bien son jeu. Lors du spectacle, j’ai pu avoir un aperçu des talents que pouvaient s’octroyer les habitants de Rapture, grâce à l’ADAM dont Emily et Ava avaient fait mention. C’est grâce à lui que le mentaliste indien qui occupait la scène a enchaîné les numéros aussi incroyables les uns que les autres.

Tout d’abord, il a ainsi fait venir quatre personnes différentes sur scènes puis a commencé à les hypnotiser. Alors que ses candidats à la suggestion mentale semblaient garder leur calme, en dépit de leur présence sur la scène, il n’a fallu à Suresh Sheti qu’un claquement de doigt pour que les quatre volontaires en viennent aux mains en quelques secondes à peine devant nos yeux ébahis, sans aucune explication.

Ensuite, il a affirmé pouvoir aller beaucoup plus loin. Le premier numéro m’avait déjà laissé circonspect et il aurait pu encore passer pour un imposteur, si je n’avais pas fini par entendre sa voix dans ma tête. Ce n’était pas qu’une simple suggestion de mon cerveau, un simple effet placebo ; sa voix était aussi claire que du cristal, déchirant le fil de mes pensées avec la force d’un pic à glace qui m’aurait cassé le crâne.

« Mmh… Je peux lire dans votre esprit, m’a-t-il dit. Oh ! je vois ! La vie ne vous a pas fait de cadeau, n’est-ce pas, Johnny ? Vous êtes empli de remords ; je le ressens. Mais les remords ne ramènent pas les morts à la vie, pas vrai ? »

Quand Emily a compris ce que ce prestidigitateur de malheur était en train de me faire, elle a agrippé ma main et a plongé son regard époustouflant dans le mien, en essayant de me ramener à la raison. Je me trouvais dans une sorte d’état second, incapable de penser, incapable de bouger. Dans un effort surhumain, je me suis raccroché à son regard pour me libérer de son étreinte. Les applaudissements qui se sont mis à résonner ont agi comme un détonateur.

Tout à coup, j’étais de nouveau moi-même, seul parmi les méandres de mon esprit, comme si le soleil venait de percer les nuages qui brouillaient mes pensées. Pendant plusieurs secondes, j’ai eu du mal à reprendre mon souffle, exténué par cette expérience psychédélique. En entendant à nouveau la voix du mage, qui filtrait cette fois à travers son micro, je me suis mis à le fixer d’un mauvais œil. Ça ne peut pas être de la science, me suis-je dit, c’est de la magie noire.

 

Mais j’étais loin de me douter de tout ce que Rapture me réservait encore.

     

Tandis que nous déambulions parmi la foule de gens qui quittait le Hall en fin de soirée, j’ai demandé plus de précisions à Emily sur l’ADAM. Essayant de couvrir le bruit des couples qui approuvaient la qualité du spectacle, Emily m’a expliqué que c’était une sorte de matière visqueuse produite par des limaces de mer, qui, une fois injectée dans l’organisme, permettait de modifier son ADN afin d’acquérir différentes capacités hors du commun que les locaux nommaient plasmides. Grâce à eux, n’importe qui pouvait modifier son corps à volonté.

Si je n’avais pas assisté au tour de force de Suresh Sheti, il m’aurait suffi de voir les étoiles dans ses yeux pour comprendre l’ampleur de cette avancée. D’un naturel cartésien, je dois avouer que toute cette histoire de modification génétique m’avait secoué ; pas autant que la découverte de la ville bien-sûr, mais assez pour que j’y pense toute la nuit. Bien après m’être couché dans mon lit impeccable, bercé par les ombres des poissons qui passaient devant ma fenêtre, j’ai lentement pris conscience de tout ce que ces pouvoirs auraient comme conséquences s’ils étaient libérés à la surface. Si les Etats-Unis avaient eu la chance d’obtenir de telles prouesses pendant la guerre pour les confier à ses soldats, l’Oncle Sam aurait sauté sur l’occasion sans hésiter.

Pourtant, sans même être au courant des effets secondaires, je voyais bien qu’il y avait anguille sous roche. Car même si Emily en parlait avec enthousiasme, les risques étaient réels, et je n’ai eu qu’à patienter quelques minutes de plus pour m’en rendre compte.

Pour me raccompagner vers mon appartement, elle et moi avons emprunté le métro jusqu’à l’arrêt de la Place Apollon, où un tramway en direction des Appartements Mercure nous attendait. A la sortie de la bouche de métro, une scène surréaliste s’est déroulée sous nos yeux.

Trois hommes se trouvaient rassemblés devant le kiosque bâti face aux escaliers qui menaient à la station de métro. Leurs regards étaient rivés sur un individu à l’air louche, qui faisait les cent pas sur le toit courbe d’un pas gauche et mal assuré, la mâchoire serrée et le regard vitreux. Ses mains et ses jambes tremblaient, et même de là où je me trouvais, je pouvais distinguer la cascade de sueur qui se répandait le long de son visage. En voyant ça, je ne savais pas trop à quoi m’attendre : était-ce une sorte de spectacle, dont seule Rapture avait le secret ? une grève ? ou une sorte de manifestation ? Ce qui était sûr, c’est que j’avais déjà vu assez de camarades traumatisés défoncés au laudanum après la guerre pour savoir que cet homme était en manque.

Comme les gens qui quittaient le métro d’un pas rapide, Emily et moi nous sommes empressés de rejoindre le tram. Alors que nous étions presque arrivés, il s’est mis à déblatérer une harangue glaçante à l’encontre de la foule, avec toute l’assurance d’un chef d’armée :

« Ecoutez-moi, vous autres ! Croyez-vous que c’est Ryan qui viendra quand vous aurez touché le fond ? Non ! C’est Fontaine ! C’est Fontaine qui vous tendra une main secourable ! »

A mesure que sa rengaine se poursuivait, évoquant maintenant les disparitions de jeunes filles parmi les citoyens les plus pauvres de cette ville, son audience s’enrichissait de nouvelles têtes à chaque seconde. Parmi elles, les visages boursoufflés, pourvus de difformités, d’excroissances et de furoncles à l’apparence repoussante étaient légion. Du coin de l’œil, je pouvais voir tous ces pauvres herses qui affluaient du Foyer Fontaine pour les pauvres, situé non loin, à quelques mètres de l’autre côté du kiosque.

La porte du tramway s’est refermée trois secondes à peine après notre entrée. Lorsqu’il s’est enfin mis en marche, il était plein à craquer. Emily a pris le temps de souffler, en essuyant la petite goutte de sueur qui avait commencé à couler le long de son front. A côté de nous, deux femmes aux physiques diamétralement opposés ont entamé une conversation à propos des miséreux que nous venions de croiser. La première, une femme très enrobée à l’odeur de sueur désagréable vêtue d’un ensemble rose bonbon, a marmonné entre ses dents sur un ton prétentieux :

« Oh ! Ces fichus chrosômes ! Jamais ils ne nous laisseront tranquilles. »

La seconde, une vieille femme aussi frêle qu’une allumette, a approuvé d’un signe de tête avant de renchérir en chuchotant et en se penchant vers elle :

« Andrew Ryan devrait régler ça lui-même. Ce Fontaine devient vraiment un problème pour cette ville. S’il commence à nourrir la veuve et l’orphelin, nous courrons droit à la catastrophe. »     

J’ai lancé un regard insistant vers Emily. Mais elle ne semblait plus disposée à répondre à mes questions.

« De quoi est-ce qu’elles parlent ? lui ai-je demandé sans prêter attention à son visage figé. C’est l’ADAM qui leur fait cet effet-là, hein ? »

— Il vaut mieux que tu n’en saches pas trop sur l’ADAM, Johnny », m’a rétorqué Emily, en faisant mine d’apprécier le paysage qui défilait derrière les tunnels en verre qui abritaient les voies de tram.  

Avec le recul, je me rends compte que c’était comme une tache sur une carte postale qu’elle aurait cherché à effacer d’un coup de chiffon. Et aujourd’hui, plus que jamais auparavant, je comprends parfaitement ce que ces gens traversent.

 

 

Le jour suivant, je me suis pointé aux studios d’Ava Tate en fin d’après-midi. J’avais passé toute la matinée bien au chaud dans mon lit douillet, à ressasser de vieilles rancœurs. Nelly hantait toujours mes rêves, même après toutes ces années de séparation, et savoir qu’elle était sûrement morte d’inquiétude depuis ma disparition me laissait un arrière-goût désagréable, comme une sensation d’inachevé. Après un acte héroïque qui avait bien failli me coûter la vie, j’avais poussé les portes du paradis, en laissant mon ancienne existence de côté tel un lâche et un couard ; et j’en avais honte. Personne n’avait évoqué l’USS Jani et son équipage jusqu’alors et je m’étais bien gardé de poser la moindre question. Néanmoins, en voyant l’endroit dans lequel Ava Tate m’avait convié, j’ai bien été obligé d’admettre que cette nouvelle vie n’avait pas que des mauvais côtés.

Situés dans un bâtiment contigu à la Forteresse Folâtre, les Studios du Chant des Sirènes[1] représentaient sans nul doute toute la démesure de cette ville. Il y avait là plus de plateaux de tournage que dans n’importe quel studio hollywoodien. A l’entrée parée d’une immense arche dorée elle-même surmontée d’un logo étincelant, la réceptionniste m’a indiqué la voie du studio 4, celui dédié aux films d’aventure médiévaux. « Prenez le Mermaid Express[2], m’a-t-elle dit. Vous y serez en un rien de temps. » J’ai haussé les sourcils, curieux de voir ce que cette excentrique de Tate me réservait, et me suis dirigé vers le véhicule que la secrétaire m’avait montré du doigt, une sorte de petit train électrique sur rail, pourvu d’une sirène comme figure de proue, et qui emmenait les visiteurs au cœur des films produits par Ava Tate.

Elle était sans aucun doute la plus grande réalisatrice de Rapture – la plus dérangée aussi – et elle n’avait pas sa langue dans sa poche, mais elle savait récompenser ceux qui lui avaient apporté la gloire, Ryan et Cohen en tête de liste. C’est en tout cas ce qu’Emily en pensait. De la même manière que Cohen se targuait de révolutionner les arts vivants du spectacle et de la musique, Ava pensait faire de même avec le cinéma. Tout en conservant sa vision particulière de l’art, sa priorité était de faire l’éloge de la vie à Rapture, en plaçant le maître de cette cité sur le piédestal qui lui seyait si bien. D’aucuns auraient crié à la propagande, mais je pense qu’elle voyait ça comme une sorte de rétribution. Après tout, Ryan était un peu l’imprésario de tout le monde ici, elle y compris.

En pénétrant dans ses studios de cinéma, où des univers divers et variés cohabitaient les uns avec les autres séparés uniquement par de grands panneaux en bois, ma tête a sérieusement fini par tourner, et le stress qui commençait à m’envahir à l’idée de marcher seul parmi ces grands plateaux vides y était sans doute également pour quelque chose. Le studio 4 dans lequel Ava m’a donné rendez-vous était bâti à l’image d’un immense château fort, à la façade striée de meurtrières et autres lucarnes et à l’intérieur sobrement décoré avec des meubles d’une grande rudesse, dont une longue table recouverte de fruits, de boissons et de viandes tous plus vrais que nature. Le cul posé sur le trône qui dominait le plateau en bout de table, elle m’attendait. En tendant l’oreille à la manière d’un prédateur chassant sa proie, elle a entendu mes pas sur le sol de pierre. Mon cœur a fait un bond dans ma poitrine lorsqu’elle s’est levée d’un coup, laissant le scénario qu’elle lisait pourtant religieusement s’envoler comme les feuilles mortes d’un chêne.

« Ah ! vous voilà ! Je commençais à croire que vous ne viendriez jamais. »

Elle s’est avancée vers moi d’un pas lascif.

« Comment aurais-je pu décliner une offre si généreuse ? ai-je répondu, avec une pointe d’ironie au creux de ma voix qu’Ava n’a pas paru déceler.

— C’est exactement ce que je voulais entendre ! m’a-t-elle asséné, en pointant son doigt crochu vers moi. Dans ce métier, vous devez apprendre à saisir les opportunités quand elles se présentent à vous.

— Vous comptez faire de moi une célébrité ?

— Vous êtes déjà une célébrité ! Sinon pourquoi aurais-je fait appel à vous ? Non, non, ce que je veux, c’est que vous deveniez un acteur digne de ce nom, capable de capter l’attention devant une caméra. Vous aurez toute la gloire, tout l’argent et tout l’ADAM que vous voudrez ! Mais vous devez comprendre une chose, mon chéri : la comédie n’est pas seulement affaire de renommée, c’est un art ; un art que vous allez devoir apprendre à perfectionner si vous comptez survivre dans le show-business. »

Mes joues se sont échauffées, cependant que je réalisais avec horreur que j’allais bientôt passer sur tous les écrans de la ville, réveillant en moi la timidité enfantine qui me tenaillait l’estomac lorsque je devais parler devant un public.

« Mais… enfin, c’est-à-dire que… je ne suis pas un acteur.

— Oh ! ça, je le sais bien ! Vous êtes trop rigide pour devenir un véritable acteur de renom et je… (elle s’est mise à bailler). Je ne suis pas disposée à retirer le balai qui se trouve logé au fond de votre trou-de-balle. Vous n’avez pas cette flamme qui brûle en vous, cette étincelle qui vous transforme et qui vous habite. Mais je sais exactement ce que je peux faire de vous, trésor. Tout simplement parce que vous n’avez pas besoin de vous montrer à visage découvert ou de lâcher un seul mot pour devenir une star ! La simple mention de votre présence sur les affiches attirera les foules.

— Qu’est-ce que vous attendez de moi, en fait ?

— Jouez donc au héros, chéri ! Laissez entrevoir vos jolis muscles saillants sous votre armure et tout devrait bien se passer.

— Mon armure ? »

Ava s’est râclé la gorge avant de siffler en plaçant ses doigts dans sa bouche. Son assistant, un jeune homme frêle à la chevelure de feu, au dos courbé et au visage parsemé de boutons, s’est ramené sur-le-champ devant elle, avec une armure de chevalier immense entre les mains qu’il avait peine à maintenir en place. Après quelques pas, il fut forcé de la traîner sur le sol. Je me suis mis à le dévisager tandis que je cherchais à déterminer avec amusement s’il était là depuis le début ou pas, attendant le signal comme un marathonien sur le départ.

Le petit rouquin s’est incliné devant sa patronne.

« Mme Tate ! Je… J’espère que l’armure vous conviendra. »

Ava a examiné le métal étincelant d’un air suspicieux, avant de dire : « C’est parfait. Donne-la à ce monsieur. Lui, au moins, sera capable de la porter sans mal, contrairement à toi. »

Il s’est tourné vers moi, un air renfrogné sur le visage. Il a lâché l’armure entre mes bras dans un fracas monumental dont l’écho a résonné entre les murs en papier mâché, puis est reparti d’où il venait, sans un seul mot à mon encontre.

« Ah ! ce pauvre petit ! a dit Ava pendant qu’elle le regardait s’éloigner pour rejoindre les coulisses. Il serait encore en train de récurer des toilettes à l’heure où nous parlons si je ne l’avais pas sorti du trou-à-rat dans lequel il se terrait.

— Vous disiez que je n’aurais qu’à “jouer au héros”, c’est bien ça ? ai-je grommelé, en analysant l’armure de chevalier avec consternation.

— Bien-sûr ! a-t-elle répondu. N’est-ce pas déjà ce que vous êtes ? Un héros ? »

J’ai attendu quelques secondes afin de choisir mes mots avec soin. L’impression insidieuse que tout cela était un test me martelait l’esprit.

« Je ne dirais pas vraiment ça, non.

— Pourtant, c’est ce que je ferais, à votre place. Vous avez trouvé une ville censée demeurer cachée aux yeux du monde extérieur grâce à une simple combinaison et une cloche de plongée.

— C’est… C’est un peu plus compliqué que ça, me suis-je défendu.

— Ah oui ? Et pourquoi ça ?

— Je n’étais pas tout seul.

— Mais vous voulez dire que… »

Alors que je sentais la situation glisser entre mes doigts, l’assistant caché en coulisses a appelé Ava en hurlant à s’époumonner. Quelqu’un l’attendait au téléphone et, au vu de la réaction du gamin, ça avait l’air d’une grande importance. Ava a soupiré, m’a jeté un regard irrité avant de me congédier d’un geste de la main, juste après m’avoir annoncé qu’elle comptait me revoir le lendemain pour que l’on discute de mon rôle dans ses films.

Quand le deuil de ma fille affectait encore mon jugement, la rudesse et l’irrévérence dont elle a fait preuve m’auraient donné envie de la rappeler à l’ordre, mais à ce moment-là, j’étais juste soulagé. J’ai attendu de quitter les studios pour enfin me remettre à respirer, conscient que la peur de passer à la télévision n’était pas la seule chose qui me terrorisait en ce moment. Oh non ! La sueur qui coulait le long de ma nuque me donnait envie de prendre une bonne douche, et c’est bien ce que je comptais faire.

Mais avant cela, je devais vérifier une toute petite chose…

 

*

*    *

 

Trois mois.

Ça va bientôt faire trois mois que je suis dans cette foutue ville. La prison de Perséphone et ma minuscule cellule ne retiennent finalement mes pas que depuis quelques semaines à peine. Et pourtant, j’ai désormais la désagréable impression d’avoir été rendu captif dès mon arrivée à Rapture. Par-delà ses vitres, l’océan qui m’encerclait, m’enlaçait, me rassurait est soudain devenu une muraille psychique et physique que je ne pouvais décemment franchir.

Je ne pensais pas dire ça un jour, mais mon séjour en prison est en fait éloquent à plus d’un titre. Depuis qu’ils ont commencé leurs… expériences sur moi, c’est comme si des portes s’ouvraient à moi – des portes métaphysiques, bien-sûr. Ils ne s’en doutent peut-être pas, mais l’ADAM qu’ils m’injectent de force me montre les mémoires de certains habitants, leurs souvenirs, leurs désirs et leur haine.

Aujourd’hui, alors que les pièces du puzzle se sont assemblées dans mon esprit pour former un tableau cohérent, je ne suis même plus capable de le dire à personne, enfermé comme je le suis au milieu de nulle part. Je suis le seul à pouvoir me souvenir de toute la vérité. Le Dr Sofia Lamb, la psychologue détenue à Perséphone pour ses pensées à contre-courant avec celle de Ryan, en connaît une grande partie mais n’est pas en mesure de comprendre la totalité des évènements.

Pourtant ça ne l’empêche pas d’essayer.

« Comment vous sentez-vous, John ? » me demande-t-elle d’un ton calme et apaisant.

Le bureau provisoire qu’elle s’est aménagée n’est rien d’autre qu’un vieux cagibi désaffecté de la petite infirmerie de Perséphone, dont Nigel Weir, le directeur de la prison, n’a plus l’usage. A l’origine, ce prêt n’était rien de plus pour lui qu’un moyen de rendre les autres détenus de la prison dociles grâce aux séances thérapeutiques de Lamb. Mais depuis qu’il a succombé au venin de la psychologue, son discours qui empoisonne le cœur des plus faibles en leur faisant croire que leur salut réside dans leur adhésion à sa secte à peine dissimulée, le directeur semble prêt à répondre au moindre de ses désirs. Officieusement, cela va de soi. Car officiellement, Sofia Lamb demeure une simple détenue comme les autres. Cependant, le réaménagement de son véritable bureau près de la salle de quarantaine paraît prendre plus de temps que prévu.

Néanmoins, la manière dont Lamb a décoré ce vieux placard à balai qui lui sert de cabinet à son image me fascine chaque fois un peu plus à chacun de mes passages ici. Les papillons morts qui tapissent les murs me rappellent que je ne fais que partager leur sort à chaque seconde de plus dans cet endroit. La lumière jaunâtre et poisseuse du plafonnier semble taper si fort dans ma rétine fatiguée et asséchée qu’elle m’oblige à regarder dans sa direction.

Pour autant, je ne peux penser qu’à une seule chose : je voudrais être n’importe où sauf ici.

« Vous n’avez pas répondu à ma question.

— Que voulez-vous entendre ? »

Ma voix est si faible que je ne suis même pas sûr que Lamb l’ait entendue. Ici, je ne suis pas qu’un sujet de test, je suis un détenu. Le manque d’eau et de nourriture est une tradition en ces lieux et les maltraitances physiques sont légion. Une commotion sur le crâne, un bleu sur la jambe et une côte cassée, voilà ce qui vous attend lorsque vous défiez le roi de cette cité.

« Ce n’est pas ce que je veux entendre qui m’intéresse, c’est ce que vous désirez me dire qui me pousse à continuer nos séances.

— Je n’ai rien à vous dire.

— Voyons ! Nous savons tous les deux que Ryan nous a réservé un sort pire que la mort en nous plaçant dans cet établissement. Mais je sais aussi qu’en acceptant votre destinée, vous pourriez entrer dans notre Famille et ne faire qu’un avec nous. Les gens brisés par Andrew Ryan n’ont pas à le rester. En faisant partie d’un tout plus grand que votre propre existence, vous pourriez renaître de vos cendres, tel le morpho bleu s’échappant de son cocon. »

Du doigt, elle désigne l’un des papillons accrochés au mur, comme si cette simple évocation serait suffisante pour me faire ouvrir les yeux. Mais je n’y prête pas attention, parce que mon regard est attiré par la fuite d’eau au plafond. Les gouttes enchaînent leur chute, sonnant comme les tic-tacs d’une horloge mortifère.

« Ecoutez, John. Au rythme auquel continuent vos traitements plasmidiques, vous serez bientôt devenu un monstre. Tel est le souhait de Ryan et de ses pantins, après tout. Mais vous avez un autre choix.

— Vous savez, ai-je renâclé, je me fiche pas mal de ce qui peut m’arriver désormais. J’ai perdu la vie avant même de poser un pied dans cette ville. Tout ce qui s’est passé ici n’est rien de plus qu’un terrible cauchemar.

— Vous oubliez les bons moments dont nous avons déjà discuté, il me semble.

— Vous voulez dire avant ou après avoir été trahi par la ville entière ?

— Je dois admettre que cette ville nous a meurtri tous les deux plus que quiconque. Vous avez tout perdu, et moi aussi. Mais rien ne pouvait laisser présager ce qui allait nous arriver. Dorénavant, seule l’union de notre Famille peut nous sauver. »

Tout à coup, je me mets à rire. Ce n’est pas vraiment un rire, plutôt un spasme frénétique incontrôlable.

« Vous trouvez cela amusant, John ?

— Absolument ! Vous vous trompez, Lamb. Oh oui ! Vous vous trompez sur toute la ligne, en fait. Si vous aviez su lire dans l’ADAM, vous auriez compris des siècles avant notre descente aux enfers que les dés étaient pipés depuis longtemps.

— De quoi voulez-vous parler ? »

Je dois le lui dire. Il faut qu’elle comprenne, avant qu’il ne soit trop tard. Avant que je ne devienne un monstre pour l’éternité. Je veux voir son visage lorsqu’elle comprendra la vérité.

 

A suivre…


[1] Siren Song Studios dans la version originale. Le concept a été abandonné lors du développement du mode multijoueur de BioShock 2, mais j’ai décidé de le réintroduire ici. 

[2] Lors de la conception du niveau des studios pour le multijoueur, l’idée d’un tram tour comme ceux des studios hollywoodiens, a en effet été évoquée par les développeurs, sans plus de précision. Je réutilise donc ici ce concept en lui trouvant un nom, cette fois.  

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