BioShock - Une vie de souffrance

Chapitre 4 : S'en sortir à tout prix

9281 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 07/03/2023 09:25

BioShock

Une vie de souffrance : Partie IV

 

« Pauvres andouilles... Ils viennent à Rapture en croyant devenir des magnats de l’industrie, mais ils oublient que quelqu'un doit aussi nettoyer les toilettes ! Ils ont tout éclairé d'un jour nouveau : je leur donne un lit de camp et un bol de soupe, ils me donnent leur vie. Pourquoi lever une armée alors que j'ai le Foyer Fontaine pour les pauvres ? »

 

Frank Fontaine, homme d’affaires


****


Sur Market Street, véritable artère commerciale de Rapture, l’appartement d’Emily comptait parmi les plus modernes disponibles sur le marché, à l’instar de tous les logements du complexe résidentiel Andalusian Arms dont il faisait partie. Cela n’avait rien d’étonnant quand on connaissait un peu l’histoire de la ville : Emily m’avait ainsi appris que Market Street et High Street – l’avenue qui déployait ses ramifications dans les étages supérieurs – étaient en réalité les constructions les plus récentes de la ville, puisqu’elles avaient soufflé leurs six bougies quelques jours à peine avant mon arrivée, tandis que les plus vieux immeubles de la cité comptabilisaient plus d’une dizaine d’années au compteur. La cérémonie monstrueuse que cet anniversaire avait occasionnée avait même attiré, selon les dires d’Emily, tous les grands pontes de la ville, dont Ryan en personne.

Mais au moment où je me suis pointé chez Emily, l’heure n’était plus à la fête. Lancé à vive allure comme je l’étais, j’ai à peine eu le temps de voir que des bannières et des ballons étaient encore négligemment accrochés aux rambardes courbes et élégantes des petits balcons agrémentés de palmiers en pots. Je me suis précipité dans le lobby du complexe, embaumé dans une odeur de vanille et de musc si prononcée que mon nez s’est mis à me chatouiller. Le réceptionniste, un vieil homme noir avec une barbe blanche de trois jours, m’a indiqué comment atteindre l’appartement d’Emily, au troisième étage. Sans prendre le temps de le remercier, je me suis engagé dans les escaliers. Après avoir monté quatre à quatre les marches de l’immeuble, j’ai aperçu la porte d’Emily au bout du couloir, et j’ai toqué.

Après une poignée de secondes, j’ai entendu les deux loquets que l’on tirait à la hâte. Emily m’a accueilli dans la précipitation. Fébrile, les yeux encore rougis et gonflés, elle est tombée dans mes bras. Elle m’a tellement pris au dépourvu que je n’ai pas su quoi dire, ni quoi faire. J’allais refermer mes bras sur elle pour lui rendre son étreinte, mais elle s’est subitement éloignée, avant de jeter un coup d’œil derrière moi, en me demandant si j’avais été suivi. Sans grande certitude, j’ai bégayé que non. Prestement, je suis rentré et elle s’est empressée de verrouiller la porte derrière moi.

J’ai commencé à lui poser des questions pour obtenir d’elle la raison qui m’amenait ici, mais en dépit de tous mes efforts, Emily est restée muette. Elle m’a fait signe de m’asseoir sur son canapé en velours et a accouru devant son balcon pour fermer la porte-fenêtre. Tout à coup, le fracas de l’impressionnante cascade artificielle qui se déversait à côté du complexe, et le brouhaha des jacasseries qui polluait la rue, ont cessé, pour que ne subsiste qu’un léger bruit de fond bien plus supportable. La lumière éclatante de la rue, quant à elle, a laissé place à une douce lueur, métamorphosant l’appartement en un spectacle d’ombres chinoises.

Puis, elle s’est penchée vers la radio massive qui trônait sur la petite table d’appoint à côté des fenêtres et l’a allumée en levant l’interrupteur. Tout doucement, la lumière au centre de l’œil magique s’est mise à briller d’un éclat vert vif. Dans un fracas à réveiller les morts, Sammy Davis Jr. s’est soudainement invité dans notre salon avec sa chanson So easy to love. Je suis resté un moment dubitatif, à la regarder faire avant qu’elle ne se tourne vers moi, en posant un index sur ses lèvres, pour me faire comprendre que la discrétion était de mise dans cette affaire. D’en bas, on pouvait sûrement entendre la radio, et c’était sans doute ce qu’elle voulait. J’ai passé ma main dans mes cheveux mouillés par la sueur. Décidément, tout cela devenait de plus en plus angoissant.

L’infirmière s’est ensuite éclipsée quelques secondes avant de se présenter à nouveau devant moi, en me tendant un accu-vox, un journal audio dont le modèle était très répandu dans la ville de Ryan, d’une main tremblotante. J’ai analysé l’appareil d’un œil circonspect, tandis qu’elle s’essuyait le nez d’un coup de mouchoir, assise dans le fauteuil face à moi. Que pourrait bien me révéler ce journal qui lui causait tant de soucis ? Quand son pied droit a commencé à taper contre la moquette rouge du salon, qui étouffait à grand-peine le bruit de son anxiété, j’ai compris qu’elle ne me laissait pas trop le choix. Alors, j’ai pris une grande inspiration et pressé le bouton play. La voix du Dr Steinman s’est soudain échappée de l’appareil, en commençant dans un craquement sourd. 

« Fil de soie 4.0… et voilà. »

Apparemment, le Dr Steinman venait de terminer une opération avec succès. Et Emily, comme toujours, était là pour l’assister. 

« Le nez est magnifique, docteur Steinman… (Emily a marqué une pause) Docteur ?

— Vous savez, maintenant que je la regarde… Je n’avais pas vu que son visage s’affaissait autant… Scalpel…

— Pardon ?

— Scalpel !

— Docteur, elle n’est pas venue pour un lifting…

— Voyons, par quoi vais-je commencer… »

Lorsque le sifflement du Dr Steinman a résonné dans mes esgourdes, tandis qu’il s’amusait à défigurer sa patiente allongée sur sa table d’opération, des frissons ont parcouru tout mon corps. Emily était au bord des larmes.

« Docteur… Arrêtez… Docteur… Docteur, je vous en prie… Allez me chercher le chirurgien en chef ! Je veux voir le chirurgien en chef TOUT DE SUITE ! »

Quand la bande s’est arrêtée, le silence a émergé au milieu du chaos. L’air était lourd comme une enclume tombée de la surface ; les échos, venus de l’extérieur, semblaient loin, aussi loin que le clapotis d’une bruine qui aurait recouvert les vitres de l’appartement.

« Oh, Emily ! ai-je marmonné en m’enfonçant le visage dans mes mains. Dans quoi tu t’es embarquée ?

— Aide-moi, Johnny, je t’en prie.

— Emily, je….

— Il sait que j’ai gardé le compte-rendu audio de la chirurgie, il sait que je suis prête à tout pour le dénoncer et il n’hésitera pas à… Oh ! si tu avais vu ce qu’il a fait à cette pauvre femme ! Tu…tu dois m’aider à faire quelque chose contre lui ! Tu dois t’occuper de son cas, John, je t’en supplie ! »

Je le voulais, sincèrement, mais que pouvais-je bien faire pour l’aider sans nous mettre tous les deux en danger ? A Rapture, je n’étais qu’une vedette, un amuseur public, je n’avais pas véritablement d’influence auprès des gens, et surtout pas auprès d’un gars comme Steinman.

Qui plus est, je ne pouvais pas me résoudre à continuer de martyriser les citoyens de Rapture pour les menacer comme il me chantait, à l’instar de ce que j’avais fait à Stanley Poole. J’étais déjà compromis aux yeux de ce gros fouille-merde, sûrement à cause de son flair de fouine légendaire, et je ne souhaitais pas ébruiter encore plus les bribes d’information qui circulaient déjà sur mon passé.

Fontaine, lui aussi, en savait déjà beaucoup trop sur moi. Après tout, il connaissait mon identité et mon passé de boxeur clandestin, ce qui constituait déjà un bon paquet d’infos qui pouvaient jouer en ma défaveur au cas où quelqu’un d’autre que Poole découvrait d’où je venais. Et la dernière chose que je souhaitais, c’était m’attirer les foudres de cette ville. Cependant, si Fontaine continuait à avoir besoin de moi pour combattre, il serait plus enclin à la fermer. De toute évidence, il en résultait un fait qui me terrifiait : j’allais devoir me résoudre à traiter avec lui, d’une manière ou d’une autre.  

« Je vais essayer, ai-je promis à Emily, mais ce ne sera pas simple.

— J’ai l’impression qu’il m’observe tout le temps, Johnny. Et… Et j’ai peur. J’ai peur qu’il vienne chez moi pour me faire ce qu’il lui a fait, tu comprends ?

— Pas tant que je serai là. Mais tu dois me promettre de faire attention, d’accord ? Pour commencer, tu dois quitter ton boulot, sans attendre.

— C’est déjà fait.

— Très bien… Et… Et est-ce que tu as un endroit où te cacher ?

— Non… Mais je pourrais venir chez toi ?

— Ecoute, Emily, je crois que mon appartement n’est pas le lieu le plus sûr pour nous deux. Pas en ce moment.

— Alors, reste avec moi. »

J’en suis resté pantois. Emily était sous le choc, certes, mais sa réflexion demeurait limpide. Peut-être que son appartement était en effet ce qui se rapprochait le plus d’un coffre-fort. Erigé au milieu d’une voie passante, avec un balcon qui donnait sur l’extérieur, il nous suffisait de hurler à la volée pour que les passants nous repèrent. Une armoire devant la porte pouvait faire l’affaire en tant que barricade. Et, dans le pire des cas, les balcons adjacents pourraient servir d’échappatoire.

Mais il y avait autre chose, bien-sûr. Une impression sous-jacente, assez évidente en réalité.

Jusqu’alors, notre relation était restée assez ambigüe, et brusquement, j’avais cette impression que tout cela se concrétisait bien plus vite que je ne l’aurais imaginé.

Comme pour appuyer mes pensées, Emily a pris ma main déjà moite.

« Reste », a-t-elle insisté avec une sérénité déconcertante.

J’ai serré la sienne, les yeux rivés sur mes chaussures, avec l’impression d’être suspendu au bord d’une falaise. Tomber serait revenu à dépasser la ligne de non-retour, me relever aurait consisté à réprimer mes sentiments envers elle. Dans tous les cas, j’étais fichu.

Elle a tendu son index sous mon menton et m’a relevé la tête. J’ai plongé mon regard dans le sien et mon cœur a cessé de battre. Tendrement, elle a rapproché son visage du mien. C’est là que nos deux corps se sont rencontrés. Nos lèvres se sont effleurées, nos mains se sont caressées. Doucement, elle a passé ses bras derrière ma nuque et m’a fait basculer le long du sofa.

 

C’est là que j’ai réalisé que j’avais chaviré corps et âme dans ce foutu précipice et qu’il était trop tard pour en sortir.  

              

*

*    *

 

Aujourd’hui, on doit transférer le Sujet Delta vers le laboratoire secret de Fontaine Futuristics, l’entreprise détenue par Frank Fontaine, où ses scientifiques de malheur pourront achever leurs terribles expériences sur lui, à l’abri des regards indiscrets. Hélas j’ai encore du mal à réaliser que c’est moi, leur cobaye, que c’est moi, le Sujet Delta. Passée la nuit, j’ignore même si ma conscience déjà fragile sera toujours mienne. Mais les témoignages de mes codétenus s’accordent sur un point : personne ne ressort indemne de sa visite là-bas.

Toutefois, ma séance avec la psychologue britannique Sofia Lamb n’est pas encore terminée. Après la visite de l’officier pénitentiaire, elle a tenu à me garder dans son bureau pour quelques minutes de plus en sa compagnie.

« Je crois que nous n’avons pas encore évoqué ensemble la relation que vous entreteniez avec monsieur Fontaine, me rappelle-t-elle, en griffonnant sa question sur le bloc-notes maculé de taches de moisi posé sur le bureau métallique.

— C’est une longue histoire, Doc, et entre nous, je suis pas certain qu’il me reste assez de temps pour vous la raconter.

— Tout n’est qu’une question de subjectivité, John. Les gardes me laisseront achever votre psychanalyse, si tel est mon souhait. Après tout, cela fait deux ans que je suis coincée entre ces murs ; je pense qu’ils peuvent bien m’accorder cette faveur.

— En quoi ça vous intéresse, au juste ?

— Ai-je besoin de justifier chacune de mes interrogations ? demande-t-elle paisiblement.

— Non… j’imagine que non.

— Dès lors j’aimerais que vous me répondiez sans détour. »

Mes renâclements n’y changeront rien. Au point où j’en suis, je n’ai plus rien à perdre : si elle souhaite que je lui dresse le portrait de Frank Fontaine, je suis sûr que ma petite histoire contentera son futile appétit de ragots.

Alors, je me replace sur ma chaise et je la regarde droit dans les yeux et je lui lance :

« Très bien. Après tout, c’est vous le doc, Doc ! »

Avec un peu de chance, je me dis que mon récit me fera gagner quelques minutes avant de passer sur le billard. Tout mon corps me fait souffrir : mes jambes ont doublé de volume, d’horribles cicatrices purulentes parsèment ma peau, et le moindre mouvement de ma part requiert un effort surhumain ; mais je dois trouver la force de lui dire de quoi Frank – peu importe son nom – est capable.

« En octobre 1939, j’ai quitté les bars de Baltimore pour tenter ma chance à New York. C’est là que j’ai rencontré Frank. A l’époque, il cherchait à se tailler la part du lion dans tous les business. C’était un bookmaker, mais il avait de plus grandes ambitions. Alors quand il a compris que l’opium, c’était une affaire juteuse, il a tout planifié pour s’emparer des stocks. Là-bas, c’étaient les Chinois qui géraient le trafic, les Tongs, comme ils se faisaient appeler. Et il avait bien l’intention de leur couper l’herbe sous le pied.

« Moi, j’étais un simple boxeur, grassement payé depuis quatre ans pour le divertissement que je procurais. Mon premier tournoi à New York s’est déroulé dans le Bronx, en novembre. Pendant la baston, c’était une putain de cohue générale tout autour du ring. Mon adversaire me décrochait uppercut après uppercut, crochet après crochet, si bien que le sang qui coulait dans mes yeux était tout bonnement en train de m’aveugler. Tout était flou, et pourtant, j’ai remarqué un seul gars au milieu de la foule, un seul d’entre eux qui me regardait sans broncher. Ce gars-là, c’était Frank. J’étais en mauvaise posture à ce moment-là, mais j’ai fini par reprendre l’avantage. Après le combat, quand il y avait plus que le barman qui passait un coup de balai dans son troquet, il est venu me voir. Il voulait conclure un deal avec moi, vous savez. Il était au courant que mon prochain combat se déroulerait dans un restaurant tenu par les Tongs dans le quartier de Chinatown et il m’a promis une grosse somme d’argent si je me couchais au deuxième round.

— Oh, je vois… Monsieur Fontaine devait avoir ses propres intérêts dans votre victoire, j’imagine ?

— Oh oui ! Et on peut dire que cet enfant de catin avait tout prévu ! Il s’était créé un personnage qu’il avait surnommé M. Wang. Avec un simple chapeau conique, une longue moustache, une chemise à col Mao et un peu de maquillage, il avait réussi à berner toute la mafia chinoise et à se faire passer pour un compatriote en provenance d’un autre Etat en quête d’un peu d’opium. Avec ce déguisement à deux balles, il avait pu passer un marché avec eux : si je perdais au terme du combat, Wang empochait une partie de l’opium.

— Pourquoi vous ?

— Les Chinois connaissaient ma réputation, mais ils ne savaient pas que M. Wang m’avait demandé de me coucher. Ou plutôt ils ne savaient pas que M. Wang et Frank Gorland n’était qu’une seule et même personne. Qui aurait pu le deviner ? En fait, son arnaque était prévue dans les moindres détails. Mon adversaire, par exemple, c’était rien de plus qu’un gars engagé par Frank – un boxeur asiatique qu’il avait déniché je-ne-sais-où – afin qu’il concourt et gagne le combat pour lui... enfin pour M. Wang. Vous comprenez ? »

Lamb opine du chef, trop concentrée sur ses notes pour m’adresser un regard. La lumière tamisée du plafonnier lui donne une mine affreuse.

« Enfin bref, toujours est-il que son plan aurait pu réussir… si je n’avais pas refusé de me coucher au dernier moment.

— Pourquoi avoir fait cela ? Vous auriez pu gagner une belle somme en acceptant sa proposition.

— Je crois que c’était par fierté. Vous savez, j’avais rien d’un type honorable, j’étais qu’un pauv’ type un peu perdu – et je crois que je le suis toujours aujourd’hui, quand on voit le merdier dans lequel je me suis fourré. Mais je pouvais pas me laisser battre de cette façon, pas dans un combat déloyal et truqué comme celui-là.  

— Et que s’est-il passé, ensuite ?

— Eh bien ensuite, ça a dégénéré assez vite. Après avoir gagné le combat, je suis reparti aux vestiaires sous les applaudissements. Mais quand j’ai croisé le regard de Frank, même sous toute cette couche de maquillage, j’ai pas mis longtemps à piger qu’il m’en voulait à mort. Rien d’étonnant à ça, vous me direz. Le truc, c’est qu’il avait prévu un plan B. Et que j’avais aucun rôle à y jouer.

— Monsieur Fontaine a-t-il essayé d’attenter à votre vie ?

— Non, non. Il était trop occupé à assassiner la moitié de la mafia chinoise pour récupérer ses précieuses réserves d’opium.

— Je ne comprends pas.

— C’était ça, son plan B, Doc. Éliminer les gens gênants, ça fait partie du boulot. Je crois que vous avez pas bien saisi à qui on a affaire, là : Frank, il est comme un gosse, et quand il a pas ce qu’il veut, il le prend par la force quoi qu’il en coûte. Avant que le combat ne débute, il avait eu la présence d’esprit de graisser la patte de plusieurs hommes de main asiatiques à la botte de la mafia. Ça a été une véritable boucherie, ce soir-là. Une fois que les capos et tous leurs sbires ont eu la peau trouée, Frank a fait disparaître les dernières preuves de son méfait : il a rameuté son propre gang et a refroidi les derniers Tongs encore en vie, ceux-là même à qui il avait adressé quelques pots-de-vin. Ces pauvres imbéciles n’ont rien vu venir. A partir de là, plus aucun obstacle ne se dressait en travers de sa route.

— Et vous, qu’avez-vous fait ?

— Que croyez-vous que j’ai fait, Doc ? Je me suis enfui, voilà ce que j’ai fait ! Le fait que Reggie, l’homme de main de Frank, se fasse craquer les jointures juste devant moi après le combat était pour moi un message amplement suffisant. Si j’étais sorti des vestiaires ce soir-là, j’étais un homme mort. Heureusement pour moi, la porte de derrière n’était pas surveillée, alors, je me suis tiré et j’ai pris le premier bus qui passait par là, jusqu’à me retrouver à Chicago. Frank n’a plus jamais entendu parler de moi… Jusqu’à il y a quelques mois.

— Comment avez-vous su ce qui s’était passé là-bas ?

— Vous ne lisez donc pas les journaux, Doc ? Dès le lendemain, tout le monde ne parlait que de ça ! Quand je me suis réveillé à l’hôtel, je suis tombé sur les gros titres qui faisaient état de dizaines de morts. Les autorités ont cru à un règlement de compte entre gangs chinois au moment de répertorier tous les corps. Des bridés qui s’entretuent, on pouvait même dire que ça arrangeait bien la police. Ça explique aussi que les journaux n’aient pas vraiment pris cette histoire au sérieux, vous voyez. Pour eux, c’était rien de plus qu’un énième fait divers facilement oubliable, bon qu’à faire trembler les moins téméraires et à vendre leurs feuilles de chou. »

Pendant un instant, Lamb reste silencieuse, ne faisant qu’écrire minutieusement.

« Vous avez eu ce que vous vouliez ? lui demandé-je en la fixant avec dédain.

— Effectivement, bien plus que je ne l’espérais, à vrai dire.

— Vous pensez en tirer quoi, de tout ça, hein ?

— En dépit de ce que l’on peut penser de lui, Frank Fontaine demeure une personnalité influente à Rapture. Et je pense qu’il est important de connaître la bête, avant de l’affronter.

— Alors toutes ces questions sur notre relation, c’était uniquement pour l’atteindre lui ?

— Cela vous dérange ?

— Oh ! bien au contraire, Doc. Si vous pensez pouvoir le détrôner, je suis prêt à vous souhaiter tout le courage du monde si ça vous chante.

— Je suis contente de vous l’entendre dire. »

Soudain, on tambourine à la porte : c’est encore le maton, qui m’ordonne avec véhémence de me présenter pour mon inspection.

« Hélas, John, je crois qu’il est temps pour moi de clore cette séance, et qu’il est temps pour vous d’accomplir votre destin. »

 

Malheureusement, cette folle a raison : il est impossible de jouer contre la montre éternellement.

 

*

*    *

 

Emily, blottie dans son lit contre mon épaule nue, ne pouvait retenir de légers gémissements durant son sommeil. J’ai souri, en la dévorant des yeux. Ses narines de petit lapin frétillaient avec frénésie. Sous ses paupières à peine démaquillées, ses yeux remuaient dans tous les sens. Elle rêvait, bercée par la musique de la radio qu’Emily avait allumé avant notre discussion. Elle n’en était pas fière, mais elle préférait écouter les stations pirates, qui passaient les titres les plus récents, plutôt que Rapture Radio, qui ne jouait en boucle que des vieilles chansons démodées. L’ironie dans cette histoire, c’est que c’est Steinman qui lui avait donné cette combine. Et je dois dire que ce petit écart de conduite me comblait parfaitement. Cette fois, c’est Little Willie John qui interprétait sa première chanson Fever avec toute la fougue de sa jeunesse et me donnait envie de me balancer sur son rythme entraînant. Allongé sur le lit, auprès d’elle, je n’avais pourtant aucunement l’intention de me lever pour faire la démonstration de mes talents.

Tendrement, je me suis risqué à déposer un baiser sur le haut de son front. Son parfum de clou de girofle remuait étrangement en moi les mauvais souvenirs de mes rendez-vous chez le dentiste, mais je n’avais que faire de toutes ces futilités : pour la première fois depuis longtemps, je me sentais bien, enfin investi d’une mission primordiale, celle de protéger à mon tour celle qui avait veillé sur moi.

Mon baiser l’a tirée hors de son sommeil profond. Elle a ouvert les yeux, les laissant mi-clos, avant de lâcher un long soupir en s’étirant aussi fort qu’elle le pouvait.

Lentement, elle a levé son regard vers moi.

Ses yeux... Bon Dieu ! Si son réveil ne lui était guère agréable, il avait au moins le mérite de me permettre d’admirer à nouveau ses yeux verts qui me fascinaient tant. Décidément, ce bon vieux Will avait raison : cette femme me filait une fièvre de tous les diables.  

« Tout va bien ? a-t-elle susurré à mon oreille.

— Oui, ça va, ai-je répondu, un sourire au coin des lèvres.

— Rien à signaler ?

— Non, ne t’en fais pas, j’ai veillé toute la nuit. »

Pour me rassurer, j’ai coulé mon regard vers l’armoire en bois massif que j’avais poussée jusque devant la porte d’entrée au cours de la nuit. Rien n’avait bougé. J’ai déplacé mon regard dans tout le duplex jusqu’à le poser sur la porte-fenêtre fermée à clef. Aucune trace d’effraction.

« Je suis désolée, Johnny.

— De quoi ?

— De t’avoir fait passer une nuit blanche.

— Je n’arrivais pas à dormir, de toute façon.

— Vous mentez, monsieur Kowalski », a-t-elle noté en souriant.

J’ai haussé les sourcils, en me contorsionnant pour bien la regarder droit dans les yeux.

« Comment le sais-tu ?

— Ton menton. Il s’avance quand tu mens.

— D’accord, d’accord, ai-je gloussé, tu m’as démasqué. »

Elle a étouffé un rire entre ses lèvres si douces. Délicatement, elle a glissé son bras le long du mien, a agrippé mon poignet et s’est mise à caresser les vilaines traces de brûlure qui s’y trouvaient, en les passant au crible d’un air affligé.

« Qu’est-ce qui t’est arrivé ? a-t-elle demandé.

— Oh ! une vieille histoire sans intérêt, ai-je répondu en essayant d’éluder la question d’un revers de la main.  

— Si, si, ça m’intéresse.

— C’est pas une histoire pour les gentes dames, ai-je plaisanté, d’une voix graveleuse.

— Oh, pitié ! Tu sais bien que je ne suis pas ce genre de femme. Dans mon métier, j’en ai vu passer des horreurs, alors tu ne me fais pas peur avec tes histoires ! »

J’ai soupiré, après avoir essayé tant bien que mal de garder mon fou rire pour moi-même.

« Disons que j’ai pas eu une enfance très heureuse.

— Oh, Johnny… Je suis navrée.

— T’inquiète pas, ça fait des lustres que j’ai tourné la page. »

Nous nous sommes tus. Dehors, les éclats de rire des flâneurs matinaux s’élevaient dans l’enceinte des halls de Market Street et se répercutaient sur les énormes baies vitrées jusqu’à atteindre l’appartement. Mais tous ces bruits parasites ont fini par disparaître face à la magnifique voix de Patti Page, qui chantait son amour pour Old Cape Cod à la radio. Pendant le silence, je me suis mis à écouter les paroles pour la première fois, à déguster les douces pensées qu’elle transmettait comme un nectar divin :

 

Si vous aimez les dunes de sable et l'air salin

Les petits villages pittoresques ici et là

(Vous êtes sûr) Vous êtes sûr de tomber amoureux du vieux Cap Cod

(Le vieux Cap Cod, ce vieux Cap Cod)

Si vous aimez le goût du ragoût de homard

Servi devant une fenêtre avec vue sur l'océan

(Vous êtes sûr) Vous êtes sûr de tomber amoureux du vieux Cap Cod[1]

 

Au gré du son, mon imagination s’est emballée. Pendant quelques instants, j’ai visité ces plages qui s’étendaient à perte de vue, j’ai rêvé que je m’y prélassais, que je me roulais dans le sable. Emily serait lovée entre mes bras, un large sourire sur ses lèvres au goût délicieusement salé. A nous deux, nous aurions pu trouver une petite bicoque, balayée par les embruns marins, et nous y créer notre petit nid d’amour.

Mais était-ce vraiment ce que je voulais ? Car rester ici, c’était aussi ce que je voulais. Bizarrement, je m’étais fait à l’idée de vivre sous des tonnes d’eau, parmi les poissons et les épaves. J’aurais pu dire que cette envie se trouvait nettement en moi depuis le début, mais je savais que c’était elle qui avait consolidé cette idée dans ma caboche. Malgré ses défauts, cette ville était un petit miracle, et je n’avais pas l’intention de la quitter.

« C’était ton père ? m’a lancé Emily, en levant les yeux vers moi.

— Pardon ?

— C’est ton père qui t’a fait ça, n’est-ce pas ? »

J’ai hoché la tête, m’efforçant de garder un air indifférent sur le visage. Emily s’est redressée, laissant la couette effleurer ses seins, et tomber sur ses genoux. Elle s’est assise au bord du lit, en penchant la tête en avant.

« Moi, c’était ma mère. »

C’est là que je les ai vu. Ses marques de flagellation. J’avais bien cru sentir quelque chose, mais je n’avais pas visualisé l’ampleur de sa souffrance. En posant mon regard sur son dos constellé de fines et longues entailles, j’ai dégluti, ne pouvant m’empêcher d’imaginer chaque coup dans mon esprit, en boucle et en boucle, dans un cercle sans fin.

Lentement, je me suis approché d’elle. J’ai caressé les sillons qui se dessinaient sur sa peau, semblables à un champ de blé traversé par de légères bourrasques.

« J’habitais dans un petit village, au nord du Mexique. Ma mère, elle était infirmière dans un hospice de campagne. Mon père, lui, il nous a abandonnées quand j’avais cinq ans. C’est à ce moment-là qu’elle a commencé à perdre les pédales. Elle est devenue alcoolique, violente et criblée de dettes pour enfoncer le clou. Tous les jours, quand elle rentrait à la maison, elle se rappelait que nous n’étions que toutes les deux, toujours aussi seules que la veille. Et quand elle me voyait, je crois bien qu’elle voyait mon père. Et ça ne lui plaisait pas. »

J’aurais pu jouer l’éploré, m’embourber dans des excuses aussi vaines que déplacées, mais je préférais compatir en silence. Parfois, j’avais l’impression que ne rien dire était la meilleure solution pour apaiser les esprits. Emily a laissé son regard vagabonder dans la pièce, l’air groggy. Puis elle s’est mise à fixer le mur devant elle.

« On ne va pas pouvoir rester là pour l’éternité, tu le sais ? m’a-t-elle fait remarquer d’un air blasé.

— Je sais. Et ce n’est qu’une question de temps avant qu’il ne vienne sonner à ta porte.

— Je sais.

— Ecoute, Emily… quand bien même on pourrait sortir d’ici, il faudrait qu’on attire le moins possible l’attention sur nous, lui ai-je rappelé.

— Je sais. C’est pour ça qu’on va quitter Rapture.

— Pardon ? » me suis-je exclamé.

J’avais tant sacrifié en venant ici et en tombant amoureux d’elle, et voilà qu’elle voulait tout abandonner et retourner à la surface ! Non, non, je ne pouvais pas me résoudre à le faire. Je l’aimais, je l’aimais vraiment, mais c’était impossible de lui donner raison. Etais-ce seulement la nostalgie de notre rencontre qui me poussait à demeurer dans cette ville à ses côtés ? La gêne de faire face à Nelly après la nuit que je venais de passer avec Emily si je daignais retourner à la surface ? Ou un égoïsme flagrant qui ne trompait que moi ?

« Emily, je crois que tu vas trop loin, là. Tu serais prête à quitter tout ce que tu as construit ici, depuis toutes ces années ?

— Johnny, tout est parti en fumée quand j’ai subtilisé cet enregistrement de malheur ! Ma carrière, ma réputation, tout ! J’aurais dû… Ah ! je ne sais pas ce qui m’a pris, je…

— Eh ! eh ! ce n’est pas de ta faute, d’accord ? Ce qui arrive, là, c’est entièrement à cause de Steinman. Mais on va s’en sortir, tu m’entends ? On va rester ici et on va s’en sortir.

— Tu crois vraiment à ce que tu dis ? » m’a-t-elle demandé. 

Est-ce que j’y croyais ? Bien sûr que j’y croyais. Mais était-ce seulement envisageable, après tout ce qui s’était passé ? Pouvait-on réellement y changer quelque chose ? J’en étais moins sûr. Chaque problème pouvait pourtant trouver sa solution, non ? Peut-être que mon optimisme me mènerait vers des chemins que je ne souhaitais pas emprunter, peut-être que je refusais de voir la vérité en face, de comprendre que notre vie ici était terminée, pour nous deux, mais je voulais m’accrocher à l’idée que tout n’avait pas pris fin, simplement parce que nous ne l’avions pas décidé.  

« J’en suis sûr, ai-je répondu en plaçant le plus de conviction possible dans ma voix, avec le simple espoir qu’Emily croit en mes bonnes paroles.

— J’imagine que tu as une idée en tête, dans ce cas…

— On n’a pas vraiment le choix, ai-je soupiré. Tout ce qu’on va devoir faire, c’est se planquer, le temps que l’on puisse trouver une solution. Et de mon côté, je vais devoir accepter la proposition de Frank, pour l’instant du moins, le temps que l’on trouve une autre solution. Tu sais que je n’ai pas envie d’avoir affaire à lui, mais si c’est le seul moyen, je vais me salir les mains, arrêter tous ces tournages à la con et accepter le travail qu’il me propose.

— Un travail ? s’est exclamée Emily en m’adressant un regard assassin. Johnny, il n’en est pas question ! C’est pas un travail, ça, c’est de l’esclavage !    

— Je vais tout faire pour que l’on ait de quoi vivre et...

— Et moi dans tout ça ? »

C’est vrai, je n’avais pas pensé à sa vie sur le long terme : elle ne pouvait décemment pas déménager et rester cloîtrée toute sa vie, contrainte à ne plus se balader dans la rue sous peine de rencontrer son taré de patron. Si on ne pouvait pas régler le problème, on allait devoir le contourner, et c’est en cherchant une alternative qu’une idée a germé dans mon esprit.

En me remémorant Stanley Poole et sa face de rat, une chose est devenue claire : en dépit de son apparence pathétique et déplorable, je n’étais pas obligé de le voir comme un ennemi ; en vérité, il pouvait même nous sauver la mise. Emily et moi, on pouvait poursuivre notre existence à Rapture sans rien devoir à qui que ce soit, j’en étais maintenant persuadé.

D’un geste de la main, j’ai chassé les draps et je me suis levé d’un bond. Ensuite, j’ai commencé à rassembler mes affaires dans la précipitation.

« Qu’est-ce qu’il y a ? m’a interrogé Emily.

— J’ai peut-être une idée, ai-je répondu, en enfilant mon pantalon, mais je pense que ça ne va pas te plaire. Alors, il va falloir que tu me fasse confiance.

— Johnny, tu vas devoir être plus clair, parce que là, je suis perdue !

— Je t’expliquerai tout, mais pas maintenant.

— Où vas-tu ?

— Parler à une nouvelle connaissance. »     

 

*

*    *

 

A la fin de ma dernière séance avec la psychiatre, c’est au tour de Carl Wing, un prisonnier détenu dans un autre bloc, d’entrer dans le bureau de Sofia Lamb pour son rendez-vous habituel. Etrangement, il a l’air plus anxieux que d’habitude, mais je n’y prête pas plus attention que ça sur le moment.

En dispensant leurs habituelles moqueries à mon égard, les deux gardes qui me chaperonnent se hâtent de me mettre aux fers et me traînent en direction de l’entrée de Perséphone pour quitter cette prison de malheur. Je pourrais me réjouir d’échapper à cet enfer, mais cela revient à aller de Charybde en Scylla.

Après avoir traversé les couloirs vides de l’infirmerie, nous nous retrouvons au centre de la prison, une grande salle parcourue au plafond par d’énormes tuyaux en verre remplis d’eau. Dans l’immense modestie de son propriétaire Sinclair, la plateforme d’amarrage a été conçue pour donner une vue imprenable sur le bathyscaphe, afin qu’il puisse aller et venir de la prison en toute discrétion. Près de la plateforme d’amarrage, le taulier de cet établissement vient d’ailleurs d’arriver à Perséphone pour son inspection quotidienne. Il est accueilli par Nigel Weir, le directeur de la prison en personne. De là où je me trouve, sur la mezzanine qui donne accès aux différents secteurs de la prison, je peux les voir s’adresser une franche poignée de main. En descendant les escaliers qui mènent au rez-de-chaussée, je croise donc Sinclair tandis que Weir le conduit aux bureaux de l’administration, au fin fond de Perséphone, du côté de l’aile thérapeutique.

En dehors de son look atypique de businessman, de sa peau halée qui détonne dans cette ville abritée du moindre rayon de soleil, et de sa dentition impeccable signée Steinman, il est indéniable qu’Augustus Sinclair n’est pas un séducteur inné comme pourrait l’être Frank Fontaine. Néanmoins, cela n’empêche pas son charisme naturel de ressortir par chaque pore de sa peau, en formant une aura magnétique irrésistible autour de lui, tel un bouclier à l’épreuve des balles assassines tirées par ses concurrents.

En passant à côté de lui, Sinclair me gratifie d’un seul regard, lourd de sens : pour lui, hélas, je ne suis que de la chair à canon, bon qu’à servir de rat de laboratoire ; et les multiples cicatrices, lacérations et excroissances qui parsèment mon corps de bossu ne sont pas faites pour lui donner tort.

« On traîne pas ! » m’enjoint l’un des gardes derrière moi lorsqu’il me voit ralentir.

En tentant d’oublier le regard méprisant de ce dernier, je poursuis mon périple vers les étages inférieurs en empruntant les escaliers qui nous conduisent vers l’atrium, balisé par la salle de quarantaine, le futur bureau de Sofia Lamb, et des cellules préambulaires aménagées pour incarcérer les détenus avant leur répartition dans les différents blocs de l’aile de détention, mais surtout avant leur thérapie auprès du Dr Lamb. Cet atrium principal, à la manière d’une cathédrale, est soutenu par d’énormes colonnes dans lesquelles circulent la substance rouge luminescente qui fait tourner les rouages de cette cité, l’ADAM.

Pour sortir du centre pénitencier, nous devons continuer notre chemin le long d’un immense tunnel en verre qui conduit hors de la tranchée sous-marine. Tandis que j’emprunte ce tube en verre et en métal, en route vers un avenir bien plus sombre et incertain, les souvenirs de mon incarcération refont soudain surface. J’ai foulé le métal froid du tunnel de mes pieds nus pour la première fois il y a quelques semaines à peine ; et dès cet instant, j’ai su que plus rien ne serait comme avant. Hier encore, quand je n’étais pas encore étouffé par l’atmosphère oppressante de ce pénitencier, cet espoir si vain de m’en tirer me trottait dans la tête, quelque part, mais désormais, ce n’est plus qu’un vieux rêve, enseveli sous la folie et les traumatismes.

Je ne peux m’empêcher de jeter un ultime regard derrière moi. La façade omniprésente de la prison, suspendue dans la roche comme si elle avait toujours été là, me toise de loin. Tel Hadès sur son trône de pierre, elle semble me saluer, avec un rictus au coin des lèvres. La masse bioluminescente, qui a élu domicile dans la fosse sous-marine, éclaire l’enseigne de la prison, comme les flammes d’un enfer sous-marin dans lesquels agonisent des centaines d’âmes égarées. Je marche avec une peine immense, chaque pas me donnant l’impression de remonter le Styx à coup de brasse. Le traitement plasmidique me fait souffrir atrocement.

« Plus vite, sale chien ! m’ordonne alors le plus grand des deux gardes qui me suivaient, en m’assénant un coup de matraque entre les omoplates. On doit arriver là-bas avant le début du spectacle !

— Cette saleté de docteur a bien pris son temps, avec toi, pas vrai ? me lance le second. Nous, on sera pas aussi gentils ! »

Malgré les pensées meurtrières qui m’assaillent, je dois encore encaisser sans broncher les brimades de ces deux imbéciles, sous peine de recevoir bien plus que des coups de bâton. Surtout, je me dois de résister en sachant ce qui m’attend, car j’ai lu dans l’ADAM que l’on m’injecte depuis des semaines tout ce que je devais savoir. Les mémoires des premiers Sujets de la série Alpha se sont répandus dans ma tête, elles se sont mélangées et m’ont tiraillé jusqu’à faire imploser mon crâne presque tous les soirs ; et aujourd’hui, grâce aux souvenirs qui sont maintenant les miens, je prie pour que ces deux abrutis survivent au monstre que je deviendrai très bientôt. Oui ! Car quand les blouses blanches de Fontaine en auront terminé avec moi, plus personne ne se mettra en travers de ma route. Je ne serai plus moi-même, c’est certain, mais j’espère bien conserver la rage de vaincre, celle qui animait autrefois mes coups lors de mes matchs.

Le dernier point de contrôle de Perséphone semble empester la javel et le désinfectant, sûrement à cause de l’ADAM qui joue avec mes sens. Près de l’accueil, un seau dégoulinant se tient au côté de l’officier en poste, enfourné d’une serpillière dont le manche est posé contre le comptoir. Je lève les yeux pour constater avec amusement que le surveillant qui se reposait se réveille aussitôt qu’il entend son collègue arriver. Il m’aurait suffi d’assister aux jeux de gestuelle du maton pour comprendre que le gardien se fait passer un savon, tant ses mouvements amples et désordonnés ressemblent à un vaudeville. Derrière moi, l’escorte armée qui me tient en laisse se met à pouffer de rire quand elle assiste au spectacle.

Néanmoins, le grésillement du micro de l’annonce publique de la prison qui se déclenche brusquement lui passe rapidement l’envie de rire.

« C’était quoi, ça ? s’exclame-t-il, une pointe de terreur au creux de la voix.

Seule la voix dans les haut-parleurs finit par lui répondre, accompagnée de son timbre rauque et ténébreux.

« Le papillon prend son envol ! Chacun sait ce qu’il a à faire ! Le papillon prend son envol ! »

Tout à coup, c’est la panique : une alarme se met en marche et les prisonniers, qui font un boucan de tous les diables au moment de quitter leurs cellules à l’ouverture générale des portes, commencent à se disperser dans la prison. Au loin, on entend le vacarme qui se rapproche, un grondement sourd et inéluctable. Dès qu’ils prennent conscience de la gravité de la situation, deux des trois surveillants se dépêchent de rallier le cœur de la prison, afin de calmer le jeu.

Mais moi, je sais bien qu’ils ne reviendront jamais. Toute cette histoire, ça pue. Quelqu’un a organisé une rébellion parmi les détenus, et je ne suis même pas au courant. A mon humble avis, il n’y a qu’une personne dans cette prison pour fomenter un tel bordel : Lamb. Elle pensait sûrement que je serais déjà parti avant que son insurrection commence. Dommage pour elle, ce n’est pas le cas.  

Le garde restant qui doit garder un œil sur moi se tortille comme s’il devait aller au cabinet, en proférant des injures pour lui-même. Réalisant dans un sursaut que je suis devant lui, il finit par me dire :

« B… Bouge pas, Delta ! J… J’t’assure que je vais tirer si tu… ! Et merde ! »

Un sourire se détache au milieu de ma face boursouflée car je réalise qu’Augustus Sinclair et Nigel Weir, dans leur grande sagesse, n’ont pas été foutus de former leur personnel pour ce genre d'insurrection. Et ce léger détail va peut-être leur faire perdre un détenu.

Moi.

Le jeunot qui me tient en joue tremble comme une feuille. De son visage rougeaud transpire la peur d’une révolution qui lui pendait au nez et qui éclate au plus mauvais des moments. Je me tiens dos à lui, au centre du carré d’attente du poste de contrôle, les épaules voûtées et le regard en biais, à l’affût du moment où je pourrais tenter un geste à son égard. Lorsque des tirs retentissent à Perséphone, il a le malheur de dévier son regard vers le tunnel pendant une seconde. C’est alors que je saisis l’occasion. Les chaînes qui me retiennent et mes poings liés seront ici mes seules armes.

Je me retourne vers lui, m’approche à grands pas et lui assène un coup ciblé dans les côtes avant de lui décocher un uppercut aussi violent que possible. Mes liens ont atténué mon geste, mais l’effet demeure sensationnel. Le bruit de son nez cassé et sa démarche chancelante me le confirment et me rappellent soudain de vieux souvenirs oubliés, qui vont puiser en moi des ressources insoupçonnées et me font oublier la plupart de mes souffrances. Sans lui laisser le temps de reprendre ses esprits, je lui assène un coup de pied dans le creux poplité de son genou afin de l’amener à mon niveau et commence à enserrer la chaîne autour de son cou ténu. Il tente de résister : ses jambes s’agitent pour me repousser, il cherche désespérément derrière lui une prise par laquelle m’attraper, mais en vain.

Quand il arrête enfin de lutter, un coup d’œil sur ses yeux révulsés me suffit pour comprendre qu’il ne rira plus jamais. Tout compte fait, il n’aura même plus jamais peur non plus et je me dis que j’ai peut-être rendu un beau service à ce type-là. Loin de moi l’idée de me chercher des excuses, mais vivre à Rapture, c’est pas une vie ; et avoir pour seule occupation que de garder ce foutu pandémonium, c’est quelque chose qui peut vous tuer à petit feu.

Délicatement, je dépose donc son corps inerte et me mets à chercher frénétiquement la clef de mes chaînes dans sa veste. Dans une poche intérieure, un trousseau de clefs. Mais quelle est la bonne ? Au même instant, dans la prison, la révolte se fait de plus en plus menaçante : le fracas d’une explosion retentit quelque part en se répercutant par le tunnel en verre, et des huées euphoriques émergent du silence qui s’ensuit. J’ai le sentiment d’être un déserteur au beau milieu d’une guerre, mais je m’en fiche, car si la prison m’a appris quelque chose, c’est que la survie, c’est tout ce qui compte. Après avoir essayé deux clefs, je tombe enfin sur celle qui pourra me sauver. Le cliquetis de la serrure sonne comme une libération. En un éclair, je me défais de mes chaînes, telle une toile d’araignée dans laquelle je serais resté embourbé pendant trop longtemps ; le sang qui traverse mon corps reconquiert enfin mes poignets endoloris, propulsant une nuée de fourmis jusque dans mes avant-bras. Enfin, je ressens quelque chose.

Lorsque quelques prisonniers pressés de s’échapper commencent leur percée dans le tunnel, il est temps pour moi de m’éclipser : une fois arrivé en haut, il n’y aura pas de place pour tout le monde, puisqu’aux dernières nouvelles, le nombre de scaphandres est limité. Dans un réflexe presque naturel, je me saisis alors de la seule arme que je trouve à ma portée, la matraque du garde. Malheureusement, avec l’alarme qui s’est déclenchée, la prison tout entière est placée en confinement, et toutes les portes sont condamnées. Pourtant, les quelques détenus qui ont réussi à passer seront bientôt là. Je dois réfléchir, et vite. L’ADAM affaiblit mon esprit et altère mon physique, mais il me rend aussi plus fort et c’est exactement ce dont j’ai besoin.

Je place mes doigts sous la lourde porte étanche et commence à lever de toutes mes forces, en grognant comme un ours. J’ai l’impression que quelqu’un tend les muscles et les tendons de mes jambes en s’exerçant au tir à l’arc, mais je tiens bon. Quand j’entends enfin le cran de sécurité des gonds se briser, je me penche lentement au sol pour attraper la matraque et la placer entre les crocs rouillés. Je m’apprête enfin à plonger sous la porte mais j’ai à peine le temps de jeter un œil derrière moi avant d’apercevoir qu’un détenu à l’allure de bête sauvage se dirige vers la sortie. Sans me laisser la possibilité de réagir, le bougre se jette sur moi, s’accroche à mes épaules en hurlant à la lune et se débat comme un beau diable. Ses griffes lacèrent mon cuir chevelu, massacrent mes joues et mes tempes sans ménagement, jusqu’à ce que ma main effleure le manche du balai qui traîne près du comptoir. Instinctivement, je m’en saisis et le frapper avec de toutes mes forces. Il lâche une longue plainte aiguë avant de tomber au sol, inconscient.     

Subrepticement, je tente alors de me glisser par l’ouverture, mais trop tard : alors que je rampe sous la porte, une douleur intense se répand dans ma cheville quand un autre prisonnier enfonce ses ongles crasseux dans ma jambe couverte d’abcès. Je me retourne en grimaçant pour voir ses joues décharnées et blanchâtres, ses dents jaunies et ses yeux opaques me faire face. Dans le feu de l’action, je lui refais le portrait en lui assénant un coup de pied au milieu de la face. Le pauvre hère se rabougrit, en enfonçant son visage entre ses mains, avant de reculer.  

Derrière moi, une nouvelle vague de détenus afflue comme une nuée de rats sur un navire en perdition. Le reste du groupe n’est plus qu’à quelques mètres et c’est donc avec un soulagement immense que je vois la porte s’effondrer au moment où je fais tomber la cale avec mon pied. Les autres détenus ne sont pas près de sortir de sitôt. Clopin-clopant, le souffle court, je pénètre dans l’ascenseur au bout du couloir délabré. Je me mets à pilonner le bouton aussi vite que je le peux jusqu’à ce que la grille se referme. Je peux enfin respirer, conscient que le plus dur est derrière moi.

L’ascenseur tremble et grince, mais arrive enfin à destination après ce qui semble être une éternité. Mon cœur tape si fort contre ma poitrine que je n’entends presque plus l’alarme résonner dans la prison. A la fin du chemin, le sas qui mène vers l’océan m’attend, et une fois affublé d’un scaphandre, je serai libre. Sitôt sorti de la cage, je me mets à courir comme un dératé vers les tables sur lesquelles reposent les tenues de plongée, les bras tendus comme un enfant qui découvre ses cadeaux le jour de Noël, jusqu’à ce qu’un détail m’interpelle du coin de l’œil : de l’eau suinte par les grilles d’évacuation. Cela veut dire que quelqu’un vient d’entrer dans la prison. A pas de loup, je tente de faire marche arrière, mais je suis déjà fait comme un rat.

Quatre gardes surarmés et modifiés sortent de l’ombre des colonnes placées le long du couloir en me hurlant de m’arrêter, m’obligeant à lever les mains en l’air et me mettre à genoux. Je ne peux rien faire.

 

Et merde ! Ma grande échappée vient de tourner court.

 

 

A suivre…


[1] Extraits de la chanson en question traduits par votre serviteur

Laisser un commentaire ?