L'homme choisit, l'esclave obéit

Chapitre 3 : Chapitre 2

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Dernière mise à jour 09/11/2016 18:03

 

Russie, quarante-et-un ans plus tôt

Andrei marcha dans la neige quelques mètres avant de fouiller le fond de ses poches pour trouver une cigarette. En passant dans les rues du village, il lut rapidement les gros titres. Il n'y avait rien de nouveau : la guerre civile battait son plein entre Rouges et Blancs, sans oublier l'intervention des européens. Au moins, il pouvait se satisfaire du fait que les violences ne touchaient pas la datcha familliale, bien isolée où lui et sa famille s'étaient retranchés depuis la chute du tsar. Andrei revenait chez lui après quelques mois d'absence. Il avait voulu se rendre à Moscou mais la proximité des combats l'avait forcé à rebrousser chemin.

La fortune des Rydjii avait souffert de la guerre mais il leur restait largement encore de quoi vivre.

Les paroles d'Artiom avaient hélas étés prophétiques : un mois après leur entrevue dans le bureau, l'Europe s'était embrasée. La Russie avait été écrasée et le tsar mis à bas par une révolution. Les communistes de Lénine avaient pris le pouvoir et transféré la capitale à Moscou. Depuis un peu plus de deux ans, une guerre civile divisait la Russie entre tsaristes et communistes. Andrei bien que sa famille ait toujours été fidèle au tsar, se sentait proche de l'idéologie de Lénine. Il pensait que les hommes devaient pouvoir jouir du fruit de leur travail en mettant leurs biens en commun. Une société sans classes, des possessions communes. Andrei avait étudié quelque peu Marx et ses idées étaient séduisantes. Mais Andrei ne se sentait pas encore assez décidé pour rejoindre le Parti de Lénine. Andrei pensait attendre la fin de la guerre civile pour se faire une idée. Même si en ce moment, il penchait plutôt du côté des Rouges, qui sait si dans quelques mois il prendrait parti pour les Blancs ?

Andrei mit plus de temps que prévu pour atteindre la datcha. La demeure était loin de la ville et la neige rendait la marche difficile, surtout à cette heure tardive.

Il traversa rapidement l'allée enneigée et ne tarda pas à pousser les lourdes portes en bois de l'entrée. Il se ravit de la douce chaleur qui régnait dans la bâtisse familliale. Il ôta son manteau et ses bottes pleines de neige avant de transformer la demeure en véritable piscine. Il avait à peine fait quelques mètres que sa soeur vint à lui :

_Andrei !

Le jeune homme embrassa sa soeur en souriant. Il commença par lui parler des dernières nouvelles quand elle l'interompit brusquement :

_Andrei, il faut que je te parle. De père.

_Père ? S'interrogea Andrei. Que se passe t-il ? Il va bien ?

Ievguenia fit la moue quelques secondes :

_Il s'est remis à boire.

Andrei leva les yeux au ciel. Son père avait toujours eu un penchant pour la boisson mais son problème avec l'alcool s'était accru avec la chute de l'Empire Russe. Le jeune homme croisa les bras et interrogea sa soeur :

_Je suppose que père est complètement saoûl ?

Ievguenia aquieca en montrant du doigt le salon paternel :

_Non seulement il est saoûl, mais il veut absolument te parler.

_Me parler de quoi ?

Ievguenia haussa les épaules :

_Comment veux que je le sache ? Tu connais père et son sens du secret. Il ne voudra rien dire hormis à toi.

Andrei lissa machinalement la fine moustache qu'il se laissait pousser depuis quelque temps. Une manière à lui de réfléchir.

_Très bien, murmura t-il. Je vais aller voir père. Tu peux aller te coucher, Jénia. Après l'entrevue avec père, j'irais directement dormir. Pas la peine de m'attendre

Sa soeur opina du chef et partit dans sa chambre tandis qu'Andrei allait jusqu'au bureau de son père. Trouvant la porte entrouverte, il se glissa précautioneusement à l'intérieur.

Artiom Rydjii était affalé sur son sofa, un verre à la main et deux bouteilles de vodka à moitié vides traînant à même le sol. Andrei fut choqué de voir son père dans cet état. Artiom avait pris de nombreuses rides durant les mois où son fils ne l'avait pas vu. Une barbe poivre et sel mal taillée remplacait les habituels favoris de son père. Artiom respirait difficilement et à intervalles irrégulières. L'espace d'un instant, Andrei crut que son père s'était endormi.

Mais ce dernier fit signe à son fils d'approcher. Le jeune homme s'éxécuta :

_Père ? Vous avez encore bu, dit il en lui retirant doucement le verre des mains. Dois-je vous rappeller que cela vous a été proscrit par le médecin ?

Artiom s'esclaffa bruyament :

_Ha ! Plutôt amusant n'est-ce pas mon fils ? Un docteur qui devient alcoolique...Biély pourrait en faire une bonne histoire...

_Père. Je suppose que vous ne m'avez pas fait venir pour que nous discutions littérature ?

Le regard d'Artiom se fit plus net l'espace d'une seconde :

_Non, en effet. J'ai besoin de te parler avant de mourir.

_Père vous avez fêté vos quarante-cinq ans il y a trois mois. Je ne pense pas que mourir soit à l'ordre du jour, dit Andrei avec humour. A moins que vous ne continuiez à boire comme un Polonais, vous avez encore des beaux jours devant-vous.

Son père eut un mouvement d'humeur :

_Il s'agit bien de ma santé, bougre d'idiot ! Ce n'est pas la vieillesse qui m'emportera et encore moins ça dit-il en pointant du doigt la vodka. Je vais te dire quelque chose mon fils. Cette Révolution d'Octobre que tu soutiens...elle va entraîner le pays à sa ruine.

Andrei ressentit un pincement au coeur mais se tient coi. Son père poursuivit sa démonstration :

_Peut-être que l'idéologie de Marx est louable. Peut-être que le communisme sauvera le monde. Mais pas la Russie. Un mouvement crée par des paysans et des ouvriers ne peut pas remplacer un pouvoir séculaire comme celui du tsar.

_Les Romanov ne sont plus, fit justement remarquer le jeune homme. Et sans famille royale, pas de retour au tsarisme possible.

_Je ne propose pas de remettre la famille du tsar sur le trône. Je me doute que Lénine et les bolcheviques auraient tôt fait de le destituer.

Andrei étouffa un baillement. Il espérait sincèrement que son père ne le retenait pas pour parler politique. Il était épuisé et ne voulait qu'une chose, retrouver son lit.

_Père. Que voulez-vous me dire ?

Artiom eut un regard malicieux :

_Tu n'aimes toujours pas les longs discours hein ? Alors écoute, voilà ce que je voulais te confier : notre famille a toujours été fidèle au tsar. Aujourd'hui, cette fidélité va se retourner contre nous. Lénine va lâcher ses chiens et nous réduire en charpie. Voilà ce que ces dernières années m'ont apris : un gouvernement séculaire peut être mis à bas par son peuple. Et si le gouvernement qui le remplace ne convient pas à ce peuple, il sera destitué à son tour.

_Au fait, père.

_Andrei, dit son père en plantant son regard dans le sien. Ce pays ne connaîtra jamais la paix. Toute tentative de contestation sera réprimée dans le sang. La Russie devient trop dangereuse. Il faut que tu partes.

_Que je parte ? s'écria le jeune homme. Mais où ? Et pourquoi ? Je suis attaché à mon pays, je suis fier d'être russe !

_S'il te plaît, murmura son père. Le pays s'enlise dans la guerre. Pars où tu veux : en Europe, en Amérique...mais pars. Il faut que tu te décides : où tu vis ici en esclave et tu devras obéir toute ta vie ou tu choisis de de partir et de vivre en homme libre. Car c'est là toute la différence : l'homme choisit et l'esclave obéit.

Artiom ferma les yeux :

_J'espère que mon fils n'est pas un esclave mais bien un homme...

Andrei attendit quelques minutes que son père s'endorme. C'était navrant de voir un homme comme Artiom sombrer ainsi.

Tandis qu'Andrei quittait doucement le bureau paternel, il ne put s'empêcher de penser aux paroles du médécin. Pouvaient-elles être vraies ?

Andrei décida de parler à son père le lendemain matin. Ce soir, il avait besoin de dormir.

Le jeune homme se dirigea sans attendre dans sa chambre, se déshabilla et se glissa sous les draps.

Il s'endormit presque immédiatement.

Son sommeil fut bref et sans rêves : un bruit de moteurs et d'agitation le tira hors de ses rêves. Andrei alla voir à la fenêtre quelle pouvait être la cause de ce vacarme. Il eut un hoquet de surprise en voyant un groupe de soldats descendre d'un camion garé devant la datcha et se diriger vers la porte d'entrée. Sans perdre un instant, il se rhabilla et bondit hors de sa chambre. Il n'avait pas fait deux mètres que la poigne de son père le retint. Andrei leva les yeux vers Artiom. Son père portait une robe de chambre élimée. Le regard de son père était clair et toute trace d'alcool avait l'air d'avoir disparue.

_Toi et ta soeur, allez vous cacher, ordonna son père. Nous ne savons pas ce que veulent ces soldats

_Mais je...objecta Andrei

Son père répéta son ordre avec une telle conviction que le jeune homme fut forcé d'obéir. Il tourna les talons et courut s'enfermer dans une pièce avoisinante avec sa soeur. De là où ils étaient, ils pouvaient entendre la conversation entre leur père et les soldats. Un des militaire s'adressa à leur père d'une voix forte :

_Tu es bien Artiom Alexandrovitch Rydjii ?

_C'est bien moi soldat, répondit Artiom. Pour quelle raison toi et tes hommes venez me déranger en pleine nuit.

_Camarade Rydjii, tu es accusé de complicité avec les Blancs et de comploter contre le régime légitime du camarade Lénine. Nous sommes chargés de t'arrêter et de te conduire à Moscou pour y être jugé.

Andrei entendit son père objecter :

_C'est faux ! Je n'ai jamais comploté contre le Parti, soldat. Je suis un patriote.

L'officier émis un rire faux :

_Mais tu as bien été reçu plusieurs fois chez l'amiral Koltchak, n'est-ce pas ? Le même Koltchak qui lutte contre nos glorieuses troupes et qui a été elevé au rang de chef des Blancs !

_Je ne peux pas le nier soldat. J'ai soigné Koltchak lors de la guerre contre le Japon et nous sommes restés amis. Je ne l'ai pas revu depuis la fin de la guerre.

_Cela importe peu au Parti. Ta datcha et tous tes biens sont désormais propriété de la République socialiste fédérative soviétique de Russie.

_Soldat, j'accepte de te suivre sans oposer de résistance à la condition que toit et tes hommes ne fouillent pas ma maison. Il n'y a rien de valeur.

_Tiens-donc ! s'exclama le militaire. Tu n'as aucune autorité pour nous empêcher de fouiller une datcha qui nous appartient.

_Soldat...

Andrei remarqua tout de suite que le ton de son père se durcissait. Artiom ne voulait pas laisser les soldats piller la maison et trouver ses enfants.

_Qu'est-ce qu'on fait ? sussurra Andrei à sa soeur

_Père nous a dit de rester cachés.

_Oui mais il ne pourra pas retenir les militaires très longtemps, Jénia. Ils finiront par monter et nous trouver.

Alors que sa soeur allait répondre, elle fut interompue par des bruits d'une échauffourée, d'insultes et de coups de feu. Ievguenia écrasa sa main devant sa bouche.

_Père !

Avant qu'Andrei n'ait eut le temps de faire quelque chose, sa soeur avait dévérouillé la porte et quitté la chambre. Il se lança à sa poursuite mais elle avait trop d'avance. A peine avait-il atteint le haut des escaliers qu'Ievguenia les dévalait déjà. En bas de ceux-ci, gisant dans une mare de sang, Artiom poussait des cris de douleur. Trois soldats dont les fusils fumaient encore l'entouraient et un quatrième en uniforme d'officier dégainait son revolver pour l'achever. Mais avant qu'il eut le temps de presser la détente, Ievguenia se jeta sur l'officier toutes griffes dehors. Ce dernier fut projeté contre le mur tandis que Jénia tentait de s'emparer de l'arme. Andrei eut l'espace d'un instant l'intention de descendre aider sa soeur mais les soldats furent les plus rapides. En un éclair, ils pointèrent leurs fusils vers Ievguenia et ouvrient le feu. La jeune femme eut un hoquet de surprise quand les balles l'atteignirent. Un voile de couleur de nacre sale recouvrit ses yeux et elle s'effondra.

Andrei essaya de hurler mais ses cris restèrent bloqués dans sa gorge. Sa soeur venait de mourir sous ses yeux. Son père gisait dans son propre sang. Et bientôt, Andrei lui-même serait massacré à moins qu'il ne se mette à fuir.

Les soldats levèrent alors les yeux vers lui et le virent. Sans perdre un instant, Andrei tourna les talons et retourna dans le coridor, poursuivi par les soldats. Etrangement, il ne pensait pas à ce qui venait de se passer. Il ne pensait qu'à une seule chose : survivre.

Il courait. Il courait aussi vite que ses jambes le pouvaient, aussi vite que le lui permettaient son souffle et les battements de son coeur affolé. Mais il était piégé et il le savait. La datcha avait beau être sur deux étages, l'unique escalier était occupé par ses poursuivants. Andrei risqua un coup d'oeil par dessus son épaule. Ils étaient toujours à sa poursuite. Pris de panique, il passa une porte pour se trouver dans la chambre de son père. Il verrouilla la porte à la va-vite mais savait que les militaires n'auraient besoin que de quelques instants pour l'enfoncer. Andrei chercha dans la chambre quelque chose pour se défendre mais il n'y avait rien d'utilisable. Dépité, le jeune homme fixa la grande fenêtre qui lui faisait face. Une idée lui traversa l'esprit. Il ne pouvait pas fuir par là où les soldats arrivaient mais peut-être pouvait-il fuir par la fenêtre ? La neige était épaisse et pourrait amortir le choc. Il abandonna bien vite l'idée d'ouvrir la fenêtre en grand : il n'aurait jamais le temps, il lui faudrait la traverser. Un coup sourd fit trembler la porte. Il fallait faire vite. Le jeune homme prit rapidement une couverture sur le lit et s'enroulant autant que possible dedans, protégeant en priorité son visage, il fonça droit devant. Il passa au travers de la fenêtre au moment même où les soldats défoncaient la porte et entraient dans la pièce. Le plus étrange, c'était qu'au moment où il tombait Andrei se sentait bien. Il n'avait pas peur, se sentait libre. Il en oubliait la mort récente de sa famille et les soldats qui allait sûrement le cribler de balles au moment même où il toucherait le sol.

L'ivresse du saut s'évanouit au moment même où Andrei s'étalait lourdement dans la neige. Il se releva le plus vite possible et véréfia qu'il n'avait rien de cassé. Il était sonné mais ne semblait pas être blessé. Malgré le fait qu'il portait des vêtements d'intérieur, la morsure du froid n'avait aucun impact sur lui. L'adrénaline gardait son corps au chaud. Andrei essaya de raisonner au plus vite : la datcha était loin du village et ce dernier, loin de tout. Pour l'instant, l'action le maintenait dispos mais dans peu de temps, le froid l'affaiblirait et il mourrait gelé. Il lui fallait un véhicule. Et le seul véhicule aux alentours était celui des soldats de l'Armée Rouge.

Sans perdre un instant, la jeune homme courut vers le camion, ramassant une pierre dans son élan. Les soldats avaient du laisser un des leurs garder le véhicule mais si Andrei agissait vite, il pourrait fuir avant que ses poursuivants ne le rattrapent.

Le chauffeur du camion avait passé la tête par la portière, probablement en ayant vu le jeune homme. Il ne fut pas assez rapide pour éviter la pierre qui le frappa entre les deux yeux. Il poussa un râle de douleur et s'effondra. Sans perdre un instant, Andrei monta sur le marchepied et tirant sur le soldat, il le laissa tomber dans la neige.

Le jeune homme s'installa à la place du conducteur et fit vrombir le moteur. Il n'avait jamais conduit d'aussi gros engin de sa vie, il fallait espérer que son instinct pourrait le guider.

Alors qu'il s'affairait pour comprendre comment marchait le véhicule, les portes de la datcha s'ouvrirent en grand et le reste des soldats parut. Effrayé, Andrei écrasa successivement plusieurs pédales avant de trouver la bonne et de faire crisser les pneus. Il avait trouvé comment avancer.

Restait à fuir.

Logiquement, il appyua sur la pédale voisine et le camion commenca à reculer. Les soldats se mirent en position de tir et quelques balles touchèrent l'habitacle. Mais Andrei n'avait pas peur : il réussi enfin à effectuer son demi tour et écrasant la pédale d'accélération du mieux qu'il put, il quitta le domaine. Les solats à pied, n'avaient aucun moyen de ratrapper le jeune homme. Il était enfin en sécurité. Il continua à rouler de longues heures, cherchant à s'éloigner encore davantange de la datcha.

Ce ne fut que lorsque il se trouva dans la grande ville la plus proche qu'il s'autorisa à se relâcher. Il stoppa le véhicule et laissa de longues larmes couler sur ses joues. Il ne sut jamais exactement combien de temps il pleura jusqu'à tomber d'épuisement.

Quand il s'éveilla le lendemain, il dut constater avec tristesse que la nuit dernière n'avait rien eu d'un rêve : sa famille venait d'être assassinée par des soldats de l'Armée Rouge et lui-même avait fui, tuant peut-être au passage un de ses membres. Le Parti allait sans aucun doute le rechercher pour lui faire subir le même sort qu'Artiom et qu'Ievguenia. Il ne pouvait pas rester en Russie.

Son père avait eu raison en fin de compte : il allait bien partir. Mais pour aller où ? Il n'avait plus un sou. Andrei voulait vivre en homme libre et ce n'était pas en Russie qu'il pourrait le faire. Il lui fallait un pays où l'on soit libre de penser, de dire ce que l'on voulait.

C'est alors qu'une de ses lectures lui revint en mémoire. On y évoquait un pays où le plus pauvre de ses immigrés pouvait y faire fortune. Où par les fruits de son travail et à la sueur de son front, n'importe qui pouvait gagner la place qui lui revenait.

Les Etats-Unis d'Amérique. Le pour et le contre furent pesés en un instant : il allait partir là bas. Il allait partir là-bas, s'y installer et faire fortune.

C'était décidé.

Dans peu de temps, le pays de l'Oncle Sam conterait un nouveau membre : Andrei Artiomovitch Rydjii.

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