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Chapitre 3 : Epave

1755 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 13/05/2020 10:07

Epave


« C’est encore ton cinglé d’oncle, c’est ça ? Qu’est-ce qu’il t’a encore fait ce furieux ? M’interroge Abby en croisant les bras sur sa poitrine. Elle m’a parfois dit qu’elle le trouvait terrifiant, et que si par un malheureuxaccident, il venait à mourir, elle danserait sur sa tombe avec moi. Rien ne me ferait plus plaisir. Madame Silber lui a avoué un jour qu’il m’avait probablement cassé le bras lorsque j’étais toute jeune. Elle n’a pas de preuve, elle sait simplement qu’il a fait un séjour discret en hôpital psychiatrique, et que cela coïncidait avec la période où mon bras était plâtré. Je ne m’en souviens pas précisément, pour être honnête. Je sais seulement que je me méfie de lui d’aussi loin que ma mémoire remonte. J’arbore un sourire forcé :

« Mon bras a rencontré l’armoire en chêne du grand salon, si tu veux tout savoir.

-       Un rendez-vous forcé, charmant, réplique Abby avec le même ton sarcastique.

-       Je m’en serais bien passée ». 

On en rit nerveusement, comme à chaque fois. C’est plus facile comme ça. Abby sait très bien que pleurer avec moi n’arrangerait rien, et ce n’est assurément pas son caractère de s’apitoyer, de toute façon. Elle s’est remise à me raconter certains commérages qui circulaient dans notre école, et moi à me régaler des muffins que j’avais apporté avec une tasse de Darjeeling. Nous avons passé une bonne heure à médire de nos camarades de classe, à propos de leur infinie complaisance, et du bonheur qu’avait la plupart des jeunes filles à s’imaginer un mariage idyllique avec un jeune homme de leur rang. Abby et moi préférons notre thé et notre café à tous ces rêves bien ridicules, sans une once d’ambition. Je ne dis pas que l’on ne peut être comblé par une vie de famille, mais imaginer que ce soit mon ultime but ? Impossible. J’ai envie de voir le monde, d’apprendre encore. Je me demande si les personnes qui ont des origines plus modestes aspirent à de plus grandes choses… 

Alors que je me plonge dans mes réflexions, Abby change soudain d’expression, et me regardé dans les yeux avec sérieux.

« On a 16 ans, et on passe bientôt notre brevet d’études fondamentales. Une simple formalité, vu les notes qu’on a eues toutes les deux ! » Nous avons de quoi être fières c’est vrai, premières de classes. Le temps passe vite, c’est incroyable.

« Ma mère veut s’installer à Veredia, pour y aider à développer le commerce de mon père. C’est le meilleur endroit où s’implanter pour conquérir le pays voisin. Et elle m’a proposé de venir avec elle, puisqu’ils ont une faculté de médecine reconnue » m’annonce-t-elle d’une traite. La nouvelle ne m’enchante pas vraiment. Je mentirais en affirmant le contraire. Abby l’a très bien compris en voyant ma mine déconfite. Mais j’imagine qu’elle ne s’attendait pas à autre chose. Elle reprend :

« Je ne veux pas t’abandonner ma guenon. Ma mère a dit que tu pourrais venir avec nous, et étudier dans la même faculté. Pour ça, il faudrait que ta famille signe une décharge de tutelle et accepte de faire une demande de passeport. 

-       J’aimerais tant, je rêverais de partir avec toi, loin d’eux. Mais tu les connais, jamais ils n’accepteront.

-       Essaie quand même. Tu as encore quelques semaines pour les convaincre, et ma mère se portera garante. »

Je suis rentrée avec cet espoir en tête, avec ce rêve d’escapade. Quitter Bégold pour toujours, ne jamais y revenir, ne jamais les revoir. Mais la seule chance que j’aurais serait de falsifier moi-même les dossiers administratifs. Autant dire que cela s’annonçait particulièrement difficile. J’aimerais vraiment pouvoir m’en sortir sans avoir besoin de m’en remettre à Abby. Mais pour l’instant, je ne m’en sens pas capable. Je suis terrifiée à l’idée de la voir partir.


La semaine suivante, des séances de révisions afin de préparer le brevet ont été proposées par notre établissement. Abby et moi avons fui les groupes de travail et les professeurs comme la peste. Nous nous sommes réfugiées dans un petit box d’étude, juste assez grand pour quatre ou cinq élèves, et y avons pris nos aises. Souvent, lorsque l’on étudie ensemble, je me promène pieds nus dans la pièce, tandis qu’Abby me pose des questions devant un café bien chaud. Un véritable rituel. Aucune de nous n’a abordé le sujet de Veredia pendant nos séances. Je n’ai pas osé parler de sa proposition à mes grands-parents, très irritables ces derniers temps. En vérité, j’ai passé la semaine avec des œillères, dans un profond déni. J’ai refusé de me résigner à rester coincée ici, genoux à terre, à envier ma meilleure amie prendre son envol. 


Le Vendredi soir est trop vite arrivé. Je dois me réveiller. Il faut que je tente ma chance tout de même. Si je n’essaie pas de leur demander l’autorisation de partir, je le regretterai pour le restant de mes jours. J’ai la fâcheuse tendance à rester dans la passivité ; j’ai toujours préféré observer les petites choses évoluer et se mouvoir sans les perturber. Mais passivité ne doit pas rimer avec lâcheté.

J’ai passé un long moment à faire les cent pas, à essayer de trouver la bonne formule, et à qui la dire. Finalement, je me suis lancée. Je suis partie tête haute à la rencontre de ma grand-mère, en nourrissant l’espoir que sa considération pour la famille Silber suffirait à la convaincre. Quand je la retrouve, elle est plongée dans la lecture d’un vieux roman, ses lunettes tombant sur le bout de son nez. Je l’interromps d’un raclement de gorge.

« Je m’excuse de t’importuner, mais j’aimerais que nous discutions. 

-       Très bien, installe-toi dans ce cas »


Je n’ai pas le cœur à raconter ce qui a suivi. Je me suis adressée à un mur, une muraille de pierre. Cette conversation, si on peut considérer qu’il y ait eu un quelconque échange entre deux personnes, m’a enragée. Mon esprit bouillonne, je suis au bord de l’explosion. Une envie irrépressible de détruire chaque objet qui croise ma route m’a envahie. Voir les vases décorées, la vaisselle en porcelaine et autres presse-papiers brisés au sol, réduits en miette, voilà ma dernière lubie. Mais à quoi bon ? Je ne pense pas réussir à la faire changer d’avis, mais il est incontestable que ravager la maison n’arrangerait pas mon cas. 

Je me suis allongée sur mon lit, le corps lourd, tel un navire aux voiles déchirées, qui aurait sombré en atteignant la côte, ne laissant qu’une épave au milieu des rochers. 

La colère a fini par me déborder ; les larmes glissent sur mes joues, sur mes draps, sans un bruit. Puis le sommeil m’a emporté, grâce à un tour dont lui seul a le secret.


Une nouvelle aube se lève. Dès Lundi, les premières épreuves du Brevet vont débuter. Mais je ne suis pas d’humeur pour des révisions de dernières minutes. J’ai ouvert mes volets en bois avant de m’installer en tailleur sur le rebord de ma fenêtre, pensive, mélancolique. Je regarde les insectes danser autour des lilas et du mimosa. Un machaon s’est posé quelques instants, ouvrant puis fermant doucement ses ailes, dans un ballet hypnotique. Un peu plus loin, un bourdon un peu bedonnant vole de fleurs en fleurs avec maladresse. La petite créature donne l’impression d’avoir des difficultés à soulever son propre poids. C’est enfin une abeille charpentière, presque aussi bruyante qu’un bombardier, qui me sort de mes pensées en s’approchant d’un peu trop près. La porte de ma chambre s’ouvre dans un grand fracas :

« Debout la mioche, y’a du courrier pour toi ce matin, me lance mon oncle avec un dédain non dissimulé.

-       Bon sang tu n’as jamais appris à frapper ! Je riposte, en oubliant totalement mon sang froid.

-       Ferme-la, sinon c’est toi que je vais cogner ! » Je l’entends renchérir en me traitant de « sale putain » alors qu’il s’éloigne, une cigarette à la bouche. Je le hais. Et je hais cette fichue porte qui ne ferme pas à clef. 

Un étrange pressentiment me prend au ventre alors que je me dirige d’un pas las vers le petit salon. C’est là que ma grand-mère s’installe pour trier le courrier et préparer ses commandes de tissus ou de nouvelles graines pour le jardin. Elle vient de raccrocher le combiné quand je fais irruption dans la pièce. Son attitude impassible ne me surprend pas le moins du monde. Les apparences, toujours les apparences. Le différend de la veille, qui pour moi était capital et réfléchi, a été balayé sans remords.

« Bonjour Kaylee. J’ai mis ta lettre à part, ouvre-la je te prie, j’aimerais savoir de quoi il retourne. » Je n’ai pas encore saisi la lettre entre mes mains, mais j’ai peur de comprendre. Il m’a suffi d’un simple coup d’œil pour reconnaître le cachet : le triceps, symbole de La Triade. Mon destin vient d’être scellé. 


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