When in Rome

Chapitre 42 : Ou qu'il se taise à jamais

4561 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 27/03/2021 12:19

Chapitre 42 Ou qu'il se taise à jamais

.


Les rayons rasants de l'astre du jour doraient le paysage. Ils filtraient également au travers des feuilles tremblantes de l'olivier sous lequel elle était assise, confortablement installée dans une chaise longue au tissu rayé. Elle y réchauffait ses membres un peu raides et douloureux et cela lui faisait beaucoup de bien. Les yeux clos, elle profitait des derniers instants avant le soir, bercée par le chant vigoureux des grillons. Sur le dos de sa main, chatouillait la caresse d'un insecte qui devait avoir confondu les taches de peinture colorée avec une fleur…

— Nonna ? Il signore è qui.

— Giovana, perché mi stai svegliando ? gémit-elle. Stavo facendo un pisolino… Quale signore ?

— Il signore degli disegni è qui, répéta la fillette. *

Elle poussa un gros soupir, sortant difficilement de la chaise longue en reprenant le chapeau tombé à côté. Le couvre-chef en paille grossière avait protégé sa tête pendant qu'elle peignait en fin de matinée, avant qu'il ne fasse trop chaud pour ça. Elle bougonna en marmonnant que ça avait intérêt à être important pour qu'on la tire de sa sieste. Elle rajusta sa chemise à carreaux fripant sur son ventre mou, inspecta son corsaire rose foncé sans y trouver de nouvelle trace, et entama l'ascension pieds nus dans l'herbe jaunie par la soif.

La chaumière, au parement de pierres meulières blondes et grises, était posée sur une petite éminence qui semblait chaque jour un peu plus haute à grimper. Ses volets de bois avaient été tirés pour conserver un peu de fraîcheur et Dawn anticipait l'ombre et la carafe d'eau qui l'attendait au frais. La fenêtre française ouvrant sur un jardinet était toujours entrebâillée et elle la poussa pour poser son chapeau sur la table de la cuisine. Comme tout ici, le meuble était réduit à sa plus simple expression : un plateau de sapin à quatre pieds. Elle se dirigea vers la porte en supposant que « il signore » avait sonné devant et que la petite des voisins l'avait vu arriver.

Pour une raison ou une autre, l'enfant était toujours fourrée chez elle. Étrange mélange de mutisme et de curiosité, elle passait le plus clair de son temps à la regarder cuisiner ou peindre.

— Dawn ?

Elle sursauta de frayeur en découvrant qu'il y avait quelqu'un qui émergeait du recoin le plus sombre de la pièce où elle faisait presque tout : prendre les repas, lire, peindre, et même dormir quelquefois, quand elle avait du mal à grimper l'escalier qui menait à la chambrette.

C'était en effet « le monsieur des dessins » comme le nommait si justement la fillette.

Et elle resta là, à dévisager ses traits tant rêvés et tellement de fois reconstruits sur le papier, identiques en tous points à ceux de ses souvenirs. La blondeur artificielle, ses joues creuses, son grand front, le combiné magnétique de ses épais sourcils arqués sur l'extérieur et de ses yeux bleu-vert qui changeaient de couleur avec son humeur... Un frisson obsolète serra ses tripes en revoyant ses lèvres et les sensations perdues qui y restaient associées.

— Spike…

Avec une tristesse mêlée de joie, elle esquissa impulsivement un geste qui n'atteignit jamais le pâle visage du vampire. Elle se ravisa.

— Dawn ?! Mais… qu'est-ce qui t'est arrivé ?

Il avait l'air catastrophé. Bien sûr. Les humains si mortels, et cætera. Elle sourit en devinant qu'il détaillait ses cheveux gris sans les teintures, les pattes d'oie non comblées au coin des yeux, ses joues tombantes et ses lèvres striées. Elle ne devait plus ressembler à rien maintenant. Pas à celle qu'il avait trouvée séduisante autrefois, en tous cas. Hésitante, elle finit par répondre avec émotion :

— De l'âge.

— Mais comment ça « de l'âge » ? On s'est vus il y a six mois…

— Vraiment ? J'ai l'impression que c'est loin maintenant... Mais j'ai fait ce que tu as dit. J'ai essayé de vivre une bonne vie.

.

Dawn se sentit tomber et se réveilla d'un coup. L'oreiller était humide des larmes qu'elle avait manifestement versées durant son sommeil. L'enclume pesant sur sa poitrine se dissipa peu à peu, comme le malaise diffus que lui laissait ce rêve.

Elle repoussa la fine couverture pour aller à la fenêtre contempler un instant le ciel dont la luminescence annonçait l'aube. Andrew et Pietro se mariaient l'après-midi même, elle devait se bouger pour ne pas manquer la cérémonie en Allemagne.

Dès le divorce prononcé, elle s'était juré de ne pas pleurer au mariage. Et alors que Willow affirmait que le temps guérissait tout, Dawn l'avait prise au mot. C'était exactement de cela dont elle avait besoin : du temps pour laisser couler de l'eau sous les ponts de son chagrin.

Aussi s'était-elle rapidement décidée à déménager pour retourner en Italie, mais pas à Rome dont le souvenir lui était doux-amer. Elle préférait se reposer au calme. Elle avait trouvé à louer une maisonnette dans un hameau de Toscane, à peu près loin de tout. Presque sans voisins. Pour eux, l'arrivée d'une étrangère était un événement et une distraction. Ils la sollicitaient souvent, craignant peut-être qu'elle ne s'ennuie.

Alors, pour bénéficier d'une vraie solitude, elle avait utilisé un subterfuge. Un peu au hasard, elle avait ouvert un passage vers… elle ne savait pas trop où. C'était un lieu agreste, également habillé d'une palette d'émeraude, de blondeurs et d'ors chauds cuivrés. Elle n'était pas vraiment dépaysée. Elle n'y vagabondait pas plus loin que la distance parcourue en une heure ou deux de marche. C'était désert. S'y trouvait pourtant une petite maison vide, complètement similaire sa nouvelle demeure. Et quand elle passait dans cet autre lieu de retraite méditative, c'était là qu'elle vivait pendant quelques jours.

Pour que les autres ne s'inquiètent pas, elle se programmait des alarmes pour revenir périodiquement dans le hameau toscan, pour payer les factures et répondre aux messages laissés… A l'usage, elle avait vite compris que le temps passait différemment dans le monde miroir. Lorsqu'elle en revenait, elle découvrait qu'elle n'avait manqué que quelques dizaines d'heures. Les voisins ne se rendaient pas compte de ses absences prolongées.

Et c'est ainsi qu'elle avait obtenu ce qu'elle espérait : un peu du détachement dont elle avait besoin. Et une meilleure assurance de rester digne devant celui qui avait été son compagnon de vie et son meilleur ami pendant presque vingt ans…

Elle refit son lit rapidement et tira une petite valise du dessus de la penderie. Elle n'avait besoin que de quelques affaires. Un rechange, la tenue qu'elle porterait, un petit nécessaire de toilette… La plupart de ses luxueuses affaires étaient dans un garde-meuble à Rome. Ici, elle n'en avait ni la place, ni l'utilité et se contentait du strict nécessaire.

.

Le taxi avait été prévenu la veille. Elle était prête depuis longtemps quand il arriva à sept heures.

Pendant tout le trajet vers l'aéroport, elle se tint silencieuse, rêvant le plus souvent à ceux qu'elle allait revoir, sauf pour appeler la maman de Giovanna et lui demander de vérifier si elle avait bien pensé à fermer la porte… La jeune mère avait ri en disant que personne ne serait assez fou pour aller cambrioler une si petite maison qui n'avait même pas la télé…

A Florence, la météo fit des siennes, de grosses giboulées retardant embarquements et décollages. Elle avertit Andrew et Maya que son vol était repoussé mais qu'elle pensait être dans les temps en venant directement les rejoindre depuis son hôtel. Son vol de retour était prévu tôt le lendemain matin.

Andrew

Tu es sûre que tu ne veux pas rester un peu à la maison ?

Dawn

Pendant ta lune de miel ? Certaine !

Andrew

Très bien. J'ai hâte de te revoir, à tout à l'heure. Je t'embrasse fort.

Autant la vieille ville était magnifique, autant l'aéroport lui paraissait vraiment affreux. Trop de métal, trop de formes rectilignes… et trop de gens. Dès qu'elle put, elle se planta devant une baie pour faire ce que font tous les touristes : regarder le ciel et les avions, appuyée sur sa valisette.

Quand une hôtesse vint la chercher en l'appelant « signora Wells » elle se tourna automatiquement. Elle n'avait pas pris le temps de faire refaire ses papiers à son nom de jeune fille, trouvant cela peu diplomatique vis-à-vis d'Andrew. Elle doutait qu'il puisse s'imaginer qu'elle renie ainsi leur vie commune, mais il pourrait en être attristé. D'ici quelques mois, elle s'occuperait des démarches. Ou peut-être jamais. Quelle importance ? C'était un simple nom. Pour sa part, elle resterait toujours Dawn. Ou peut-être Donna.

En suivant la jeune femme en uniforme dans les tunnels qui menaient jusqu'à l'avion, elle sentit son communicateur vibrer dans sa poche.

Maya

J'arriverai en train peu après toi. J'ai découvert qu'Evan avait peur de l'avion.

Dawn

Tu viens donc avec ton petit-ami.

Maya

Spike tient absolument à le rencontrer et lui dire « deux mots ». Sans doute « fais gaffe ». Mais Papa et Pietro seront gentils.

Dawn

Spike sera là ?

.

Ses doigts avaient tremblé sur les touches en tâchant d'écrire en marchant cette simple phrase de trois mots… Spike. Spike. Spike. Elle rangea l'appareil car l'hôtesse l'aidait à monter dans l'avion et lui indiquait sa place en première classe – elle ne vivait pas à la campagne parce qu'elle était fauchée. Avant de s'occuper de l'embarquement d'autres personnes, celle-ci lui jeta un bref regard étrange auquel Dawn ne prêta pas réellement attention parce que son cœur battait soudain trop vite. Spike sera là. Un truc pas prévu du tout. Spike n'était jamais là, regimbant à chaque événement familial de toute sorte.

D'autres passagers arrivaient. Elle fit mine de s'absorber dans la vaine lecture d'un magazine vide de tout contenu à part des produits de beauté, des adresses inaccessibles et des choses à la mode, exorbitantes et dispensables... Pourtant au bout d'un moment, elle sentit des regards insistants sur elle et se demanda si elle avait une tache, du rouge à lèvres filé ou quelque chose dans le genre. Au village, elle restait au naturel. Alors parfois, lorsqu'elle remettait du maquillage pour aller en ville à des rendez-vous médicaux, elle oubliait qu'elle ne pouvait pas se frotter les yeux, triturer ses lèvres ou se moucher…

A force de voir les hommes la regarder bizarrement et chuchoter, elle fouilla dans son éternel sac insondable et y dénicha un miroir rond. Elle y vérifia son fard à paupières et son mascara : rien n'avait coulé. Elle vérifia son rouge : bien en place et pas une trace sur ses dents…

Perplexe, elle le redéposa au milieu du bazar. Elle ferma les yeux trente secondes et puis les rouvrit aussitôt, pour regarder le plus discrètement possible qu'elle n'avait pas un bouton de chemise ouvert ou tombé, ce qui aurait pu expliquer les œillades lourdes… Elle rajusta un invisible faux-pli de son col, tira sur le devant de la chemise, compta les boutons qui étaient tous là… Ce n'était toujours pas ça…

Après un temps et des chuchotements, elle en eut assez. Elle héla un steward pour lui demander en anglais une bouteille d'eau gazeuse. L'homme en uniforme fila au quart de tour avec un « Subito, signora » et revint la lui apporter. Elle le remercia d'un sourire, impressionnée par sa diligence, le laissant ouvrir la bouteille et la servir dans un verre en cristal. Bien trop de chichis pour sa nouvelle vie mais elle avait craint de se sentir oppressée en voyageant en classe éco bondée.

— Si vous me permettez une question… J'ai remarqué que les passagers me dévisageaient et je me sens mal à l'aise… Est-ce qu'il y a un problème ?

Il resta figé quelques secondes, secoua la tête en rougissant un peu et se pencha pour parler plus bas de façon à ne pas être entendu.

— Non non, madame. Je crois qu'ils vous prennent pour une actrice célèbre.

— Ah bon ? Laquelle ? s'amusa-t-elle. Avant ma retraite, j'étais plutôt toute la journée le nez dans des vieux bouquins.

Le steward arbora un air incrédule et s'inclina pour une demi-courbette. Quand il partit, elle l'entendit marmonner entre ses dents « Pagherei il prezzo per essere un vecchio libro » **

Une annonce signala aux passagers que les communicateurs devaient être coupés et elle sortit le sien pour obéir docilement à l'injonction. Maya avait envoyé un dernier message :

Maya

Évidemment qu'il sera là. Et il ne vient que pour toi ;-)

.

.°.

La cérémonie se tint au consulat américain de la ville. Étant donné l'inflexibilité de l'Italie, restée très ancrée dans le catholicisme et malgré l'ouverture dont pouvaient avoir fait preuve un ou deux papes, l'union de deux personnes du même sexe n'y était pas reconnue.

En dépit de sa position à la tête du Conseil des Observateurs dont le quartier général restait à Londres, Andrew était toujours un citoyen américain. Il s'arrangeait pour passer plusieurs semaines de semi-vacances sur le sol de son pays natal, le plus souvent à Los Angeles. Car la Bouche de l'Enfer californienne avait beau avoir été bâillonnée, on aurait dit que les démons s'obstinaient à venir en pèlerinage sur ses ruines, où résonnait encore l'écho d'un passé « glorieux »…

Peu d'invités avaient fait le voyage jusqu'à Hambourg, aussi l'ambassade leur avait-elle concédé une modeste salle pour procéder à la cérémonie que les mariés avaient voulue très sobre.

Les parents de Pietro ne venaient pas parce qu'ils désapprouvaient cette union qu'ils trouvaient « précipitée ». Après plus de trois ans, le jeune homme n'aurait pas utilisé ce mot-là pour une officialisation… Il se doutait plutôt qu'il y avait d'autres raisons. Les Galardi n'avaient jamais caché leur ambition de voir leur rejeton faire un « beau » mariage avec une personnalité en vue.

Refusant de rencontrer Andrew, et ne connaissant de lui que les éléments factuels qu'ils avaient sollicités, ses parents n'aimaient pas son âge. Ils n'aimaient pas qu'il soit dans une association inconnue dédié à la scolarité de jeunes filles « différentes » – ce qu'ils avaient traduit comme un euphémisme pour « handicapées ». Ils n'aimaient pas qu'il gâche ses talents en tant que bibliothécaire… Bref, ils ne connaissaient rien de la vie de leur seul fils.

Amalia, la sœur aînée de Pietro avait fait le déplacement, sans son époux resté pour « garder les enfants ». C'était pour cette raison que cette grande brune au visage grave le menait jusqu'au pasteur.

Andrew n'avait plus que des collègues à inviter, car il était le dernier survivant de sa famille. De ce fait, c'était Dawn qui le conduisait à l'autel. Il avait beaucoup hésité à le lui demander mais il n'y avait personne d'autre dont il fut aussi proche. Maya aurait été son dernier recours. Pour beaucoup d'invités, la portée symbolique de son ex-femme le remettant aux bons soins de son nouveau mari avait quelque chose de très iconoclaste. Il s'en fichait, simplement heureux qu'elle ait accepté.

Même toute empruntée dans une « robe de fille », ladite Maya était pourtant charmante. Le ton de bleu pastel mettait en valeur le noisette lumineux de ses cheveux et de ses yeux. Elle était d’autant plus ravie d’être demoiselle d’honneur qu’elle était la seule.

Près d'elle, Dawn portait un de ses anciens tailleurs clairs juste accessoirisé d'un petit chapeau à voilette et de gants. En les voyant toutes deux pimpantes au premier rang, Andrew avait eu peur de les voir s'effondrer en larmes, même si elles aimaient beaucoup Pietro.

Parmi les amis, toute de vert vêtue, Willow était assise de l'autre côté de la travée. Kennedy et elle avaient enduré beaucoup pour pouvoir se marier à une époque encore moins tolérante. Il lui était reconnaissant d'être venue le soutenir. Angel avait promis de passer plus tard parce que la cérémonie avait lieu à seize heures trente – bien trop tôt pour un vampire qui avait l'intention de rester en vie, mais Giles était entouré d'autres professeurs des écoles européennes.

Après un dernier regard sur la salle toute simple qui n'avait été agrémentée que de quelques rangs de chaises et décorée de bouquets clairs où dominaient les roses blanches, il se tourna vers le pasteur et vers Pietro rayonnant à ses côtés.

.


.°.

Une petite réception avait lieu dans un salon privé du Grand Élysée situé à proximité. La Direction n'avait pas fait la moindre difficulté pour accueillir un modeste groupe d'une trentaine de personnes, et d'autant moins que le couple avait réservé leur chambre la plus chère pour quelques jours. L'avantage des grands hôtels, c'était qu'ils assuraient une discrétion et un service à toute épreuve.

Du reste, personne n'aurait eu l'intention de faire le moindre esclandre dans un tel cadre. Durant trois petites heures, chacun défilait pour féliciter les mariés, repérables à leurs costumes bleus et blancs assortis. Leurs connaissances les plus proches venaient les assurer de vœux de bonheur, en picorant de merveilleux petits fours. Peu désireuse de voler la vedette aux deux stars du jour, Dawn préféra se tenir en retrait.

La salle était une sorte de petite galerie où diverses œuvres très différentes avaient été exposées sur des murs crème. Au plafond, le vitrail léger évoquant une fleur stylisée venait soutenir un lustre splendide. La moquette aux motifs de couronnes de feuilles était si épaisse qu'elle lui donnait envie d'ôter ses escarpins et d'y marcher pieds nus… C'était un bel endroit. Elle avait vu dans ce choix une attention extraordinairement délicate et réconfortante de la part d'Andrew et Pietro. Peut-être pour qu'elle se sente moins déplacée.

A quelques pas de là, Maya observait les regards que l'on lançait à sa mère. La petite touche de commisération ne durait guère… parce qu'elle était resplendissante. A quoi cela tenait donc cet éclat qui la faisait paraître plus jeune ? La jeune fille n'aurait pas su le dire. Elle l'avait déjà vue dans ces vêtements déjà portés comme tenue de travail. Etait-ce le maquillage ? Elle était loin d'être outrageusement fardée : une ombre à paupières rose cuivré, un trait d'eye-liner, du mascara et un rouge à peine plus coloré que la teinte naturelle de ses lèvres. Sa coiffure était réduite à un gros chignon bas – sans doute un postiche car elle avait sacrifié sa belle chevelure « peu pratique ».

Et pourtant toutes les abeilles du coin et de tous âges commençaient à tourner autour de la belle fleur délaissée. Giles le voyait aussi et il s'efforçait de détourner le flot en allant serrer des mains et entamer des conversations animées… Maya décelait facilement que sa mère était à deux doigts de fuir et elle décida d'intervenir à son tour. Elle attrapa Evan par la main en déclarant qu'il était temps qu'elle lui présente sa mère « surtout maintenant qu'elle avait attrapé le bouquet ». Le pauvre garçon fluet était devenu blême.

Le traînant à sa suite, elle se fraya un chemin à coups de « Excusez-moi, pardon, pardon, désolée » et les disposa tous deux de façon à faire barrage aux autres Observateurs avides de montrer leur sollicitude intéressée.

— Maman, je n'ai pas eu encore l'occasion de te présenter Evan, mon « colocataire », ajouta-t-elle avec un petit sourire entendu. Il a bien voulu sécher les cours pour m'accompagner à ce mariage assommant et rempli de gens qu'il ne connait pas…

Dawn lui tendit une main qu'il accepta avec embarras. Avec sympathie, elle sourit au malheureux, renfrogné par tant de franchise qui boudait sous une tignasse semblant rebelle à toute discipline.

— Dawn Wells, se présenta-t-elle en souriant du mauvais tour que lui avait joué sa fille. Et si ça peut vous aider à vous sentir mieux, moi aussi je fais l'aller-retour pour faire plaisir à quelqu'un.

Le jeune homme lui jeta un regard plein d'incompréhension avant de consulter Maya qui lui confia une très importante mission destinée à la laisser seule avec sa mère.

— Il fait chaud ici, avec tout ce monde. Et dans cette très jolie robe en pur synthétique qui me gratte les bras. Tu veux bien aller nous chercher une coupe de champagne ? J'en vois qui restent là-bas…

Ravi de s'éloigner, Evan obtempéra aussitôt. Maya se retourna alors vers sa mère et lui prit familièrement le bras en demandant avec affection :

— Ça ne va pas ?

— Ce n'est rien… C'est juste que je n'ai plus l'habitude du monde. Il y a dix personnes les jours fastes dans mon hameau et les maisons sont pas mal espacées… Comment ça se passe à l'Université et avec… Evan ?

— Bien. Mais si c'est lui qui t'inquiète, je ne pense pas que ce soit l'homme de ma vie.

— Il ne m'inquiète pas. Je voulais juste savoir si ça allait, c'est un gros changement pour toi, sans nous.

Et vice-versa, songeait la jeune fille. Elle ne laissa rien paraître.

— Étudier sans vous, un gros changement ? Non. Repose-moi la question quand j'aurai un job et des impôts à payer… Et puis j'appelle papa très souvent. J'aimerais bien t'avoir plus, mais avec ton trou paumé qui ne capte pas, c'est embêtant. Et rien que pour aller te voir, c'est une galère…

— Tu exagères. Il y a des vols Londres-Florence ou Londres-Pise qui durent deux heures seulement…

— Et le taxi qui coûte un bras ? On en parle ?

Elles continuèrent à papoter de petits riens jusqu'à ce que le « colocataire temporaire » revienne avec le champagne. Il attendit deux interminables minutes avant de proposer à Maya de danser puisqu'on venait de mettre un peu de musique. Dawn lui donna sa bénédiction d'un battement de cils. Quand ils furent à quelques pas de là, elle entendit le garçon dire à mi-voix :

— Ton père est fou ! Comment peut-il divorcer d'une femme aussi belle ?

— Tu verras quand on sera ensemble depuis vingt ans, glissa la jeune fille impitoyable, avec un baiser sur sa joue.

.

Dawn baissa la tête, réalisant qu'elle ne pouvait pas prendre un plateau pour faire le service car il y avait des personnes payées pour ça qui s'en occupaient déjà. Elle se résolut donc à faire le tour des peintures au mur – une technique imparable pour éviter de se retrouver au centre où quelques couples s'enlaçaient. Giles la rejoignit pendant qu'elle observait une toile passablement déstructurée.

— C'est immonde, commenta-t-il en avalant une gorgée. Surtout après la Galerie des Offices. Tu danserais avec moi ?

— Ne le prends pas personnellement mais je dois décliner. Ces chaussures sont divines mais c'est une torture. D'habitude, je marche pieds nus toute la journée, alors là…

Giles acquiesça d'un sourire compréhensif.

— J'ai pourtant réussi à négocier que Pietro t'invite ensuite, et puis Andrew. On ne pourra pas faire mieux avant le rush. A part peut-être la sœur de Pietro et Evan, qui ont l'air de s'ennuyer autant que toi, je crois que les autres ont l'intention de te demander au moins une danse… Tu devrais réfléchir à ma proposition qui t'accorderait un mince répit avant de te faire serrer de près par des inconnus…

— Je sais qu'il faudrait que je danse une ou deux fois, par courtoisie. Mais il est six heures et demie et j'ai déjà envie de rentrer me coucher. Je suis en plein jet-lag, plaisanta-t-elle. Entre le voyage et debout depuis cinq heures ce matin, je commence à accuser le coup.

— Tu parles comme une grand-mère… Tu sais, si tu te rachetais une voiture, tu pourrais être plus autonome et venir à Rome plus souvent. Mon bibliothécaire stagiaire est perdu. Je pourrais évidemment chercher à sa place, mais je n'ai pas le temps. J'imagine que Pietro ne reviendra pas, alors…

Elle lui lança un sourire en coin. Sans doute était-il plus diplomatique de ne pas refuser tout de suite et de dire qu'elle allait y réfléchir. Et c'est ce qu'elle fit.

L'attention fut détournée quand Angel franchit la porte et les rejoignit directement. Elle en déduisit que la nuit était suffisamment tombée. Il était très élégant dans son costume gris moins foncé qu'à l'ordinaire et il la salua chaleureusement quand il la vit. C'était agréable de le voir sourire. Dire qu'il se faisait constamment traiter de Triste Sire…

Il prit le relais de Giles, pour lui demander des nouvelles de son installation campagnarde. Elle lui montra quelques photos prises avec son téléphone. Il concéda que c'était charmant et très paisible. Elle lui parla des collines, de la couleur du ciel, des voisins pas chiants et des petits animaux qu'elle trouvait parfois endormis dans sa chaise longue… Et au bout d'un moment qu'il l'écoutait parler, il lui redemanda avec une mimique entendue :

— Oui mais… est-ce que c'est suffisant pour toi ?

— C'est pas vrai… T'es monomaniaque avec cette question !

Il inclina la tête sans insister et dit qu'il allait féliciter les mariés.

Elle dansa ensuite avec chacun d'eux, puis refusa d'autres invitations en prétextant que ses nouvelles chaussures étaient inconfortables… Et quand elle en eut assez, elle fit le tour de ses proches pour les embrasser en prévenant qu'elle allait rentrer à son hôtel qui était près de l'aéroport.

« Oh non ! Déjà ? » disaient leurs regards. « Mais on t'a à peine vue… Pourquoi dois-tu repartir si vite ? ».

« Déjà » parce que c'était difficile d'être là, tout simplement. Même en rusant, pour se gagner de quoi faire le deuil de son mariage, elle constatait que les souvenirs n'étaient pas si amoindris qu'elle l'aurait aimé.

Et si elle voulait rentrer, c'était aussi parce qu'elle craignait que Spike n'emboîte le pas à Angel, maintenant que la nuit enveloppait lentement la ville. Si elle le revoyait alors que toutes ces émotions et ces souvenirs la submergeaient, elle ne savait pas ce qu'elle ferait. Sans doute quelque chose de stupide.

Le malaise de ce rêve où elle se voyait âgée avait un nom qui la hantait bien plus qu'il n'aurait dû. Sur les champs, sur l'horizon, sur les ailes des oiseaux, sur le moulin de mes ombres... regret, j'écris ton nom. ***

.

.

.

Notes

Merci à Manuemarie pour les traductions

* Grand-mère ? Le monsieur est ici.

– Jeanne, pourquoi me réveilles-tu ? J'étais en train de faire la sieste.

– Le monsieur des dessins est ici.

** Je paierais cher pour être un vieux bouquin !

*** Extrait adapté du poème « Liberté » de Paul Eluard.

Laisser un commentaire ?