When in Rome

Chapitre 74 : Flammis acribus addictis

4492 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/06/2023 16:18

Chapitre 74 Flammis acribus addictis

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Septième cercle des Enfers, premier giron, hors du temps

Du seul bras qu'il lui restait, Eyghon envoya Andrew s'écraser contre un mur. L'ancien Observateur poussa un cri et s'écroula sur les pierres coupantes qui s'effritaient sous ses pieds. Tassé sur le côté, il geignait doucement avec l'impression que son dos était brisé. La silhouette fantomatique du démon-sorcier flotta jusqu'à lui et le releva sans ménagement pour lui placer ses griffes autour de la gorge et le maintenir à plat contre le mur incandescent, illuminant l'éternel crépuscule d'hiver qui régnait en ces lieux.

Ce qui était intéressant avec l'Enfer, c'est qu'on ne pouvait pas mourir davantage que ce qui était déjà fait. La peur de la mort avait disparu – d'ailleurs la Mort était un type plutôt sympa, preuve en était qu'il avait prêté sa faux à Anya lorsqu'elle en avait eu besoin. Ils papotaient tous les deux assez souvent, Andrew ne savait pas vraiment de quoi. Peut-être qu'ils sortaient ensemble, cela ne le regardait pas du tout. Du reste, il n'osait pas poser de questions qui fâchent car il avait besoin de compagnie, lui qui avait toujours préféré être mal accompagné que seul au début de sa vie.

Pour les damnés, la peur de mourir évacuée, restait donc la torture.

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Il considéra le masque hideux de son vis-à-vis. C'était la première fois qu'il réalisait que les crevasses bleutées de sa boîte crânienne donnaient l'impression d'un cerveau qui s'expansait comme un chou-fleur hypertrophié, en repoussant l'os frontal et occipital… Le masque d'Anya était très laid aussi, mais il s'y était habitué. Malgré son palmarès meurtrier et sanglant, la Démone Vengeresse semblait jouir d'un traitement de faveur, en tous cas par rapport à lui-même. Etait-ce parce que pendant plus de mille ans terrestres, elle avait distribué sans attendre des punitions drastiques aux menteurs, aux séducteurs et aux violeurs ? Allez savoir, c'était peut-être considéré ici comme des « services rendus ». En tous cas, de temps en temps, elle lui rendait visite, entraînant la Mort avec elle. Et ils jouaient à des jeux de plateau pour se distraire. Andrew supposait que malgré ses récriminations, elle acceptait uniquement pour être gentille. Ou alors c'était qu'elle avait appris et admiré la façon dont il avait su faire fructifier le patrimoine du Conseil des Observateurs...

Eyghon le laissa tomber par terre comme une poupée de chiffon. Il se faisait battre comme plâtre, sans qu'on lui ait dit le moindre mot ou posé la moindre question. Si Spike avait été là, il aurait dit un truc du genre « Avant le barbecue, il faut attendrir la viande ». Même Spike lui manquait. Où était-il allé, lui, une fois mort pour sauver le monde de l'invasion des Ubervamps ?

Sa mâchoire était brisée, il cracha deux dents. Le simulacre de corps dont il disposait était très lourd. Cette densité avait une raison d'être : elle l'exposait à plus de souffrance car elle s'approchait de celle du corps humain vivant. Bien sûr, il n'y avait pas de sang quand le démon le jetait par terre ou lui écrasait la tête. Mais la douleur restait identique, amplifiée peut-être, et elle mettait très longtemps à disparaître.

Loin de se plaindre du délai, Andrew avait été tout de même surpris de l'apparition du démon manchot qu'il aurait imaginée plus précoce. Des mois s'étaient écoulés depuis l'événement où il s'était trouvé aspiré dans le monde des vivants en pleine partie avec Anya. Il n'aurait su dire quand cela s'était produit puisque le concept de « jour » n'existait plus, au propre comme au figuré – les lieux étant plongés dans une pénombre où l'on y voyait à peine.

Revoir ses amis l'avait rendu heureux pendant un temps infini, au point qu'on avait jugé bon de le déménager vers un cercle supérieur. Son bonheur faisait désordre au sein des Traîtres du Neuvième cercle. Sur plaidoirie de son amie blonde tachetée de rouge, il s'était trouvé relocalisé au sein au Septième, chez les Violents. « Je ne suis pas ton amie » aurait-elle râlé.

Il entendit sa colonne vertébrale craquer et ne parvint plus à se redresser ou essayer de ramper. D'ici un temps indéfini, il pourrait se relever afin de pouvoir être à nouveau torturé. Mais pas avant. Eyghon approcha sa vilaine tête.

— Je t'ai enfin trouvé, pauvre immondice.

Andrew ne voyait pas très bien quoi ajouter à ça et s'abstint de commenter et d'autant plus que sa mâchoire lui faisait affreusement mal. Il s'étonnait de ne pas la voir simplement pendre de côté.

— Tu vas me donner des informations précises sur le Ripper et ses accointances. Si tu refuses, je te réduirai en bouillie.

Andrew cligna la seule paupière boursouflée qui fonctionnait et émit un gargouillis. Il reçut un nouveau coup de pied dans les côtes.

Ce crétin aurait pu y penser avant de lui déboiter les dents et la mâchoire ! Andrew le considéra d'un air las puis ferma l'œil qui lui restait. Il aurait aimé pouvoir s'évanouir mais c'était une grâce qu'on ne leur accordait pas, bien évidemment. Quand il ne sut plus que gémir, Eyghon grimaça d'impatience et recommença, pour le motiver. Après un halètement, le supplicié céda.

— He ne connais fa le hihfer, chuinta-t-il très bas. Jack ne doit fa hêt dans le heuême hercle. Heut-êth dans le hitieh ?

— Je ne comprends rien. Articule. Je veux parler du pleutre qui se terre sous le nom de Rupert Giles. Gémis une fois pour oui, deux fois pour non. Est-ce que tu le connais ?

La misérable loque cisaillée qu'était devenu Andrew Wells, ex-membre du Trio Maléfique, survivant de Sunnydale, ex-Observateur, ex-Directeur d'une prestigieuse école de Tueuses, ex-papa poule, ex-époux dévoué, s'exécuta en tremblant d'avance à l'idée des questions complexes. Leur échange ne dura pas longtemps car chaque réponse nécessitait une contre question : il pouvait très bien connaître Giles sans que ce dernier ne le connaisse pour autant. Eyghon voulait évaluer les forces en présence et savoir quel était l'endroit où Amy Madison l'avait expédié.

D'une certaine façon, Andrew était heureux de n'être pas en état de répondre, cela lui épargnait d'avoir à trahir ses amis. Il en avait assez des profondeurs infernales où l'image de Jonathan et Katrina venaient le harceler. Mais ils étaient loin d'être les seuls, le médecin qui avait abusé de Dawn était là lui aussi, mais en personne. C'était un résident de la huitième fosse du Huitième cercle. La même qu'Anya – ce qui était étrange car il avait tout à fait le profil de ceux qu'elle aurait aimé punir.

Andrew Wells pensa à sa première femme, il pensa à sa fille, à ses petits-enfants, et à son mari qu'il avait tant déçu. Il n'oublierait jamais son regard quand il avait compris qu'il s'était bercé d'illusions en croyant qu'il serait en paix après sa mort. Malgré tout, la plupart de ses souvenirs heureux l'aida à tenir pendant tout le temps où le démon-sorcier le regarda souffrir d'un œil indifférent.

Il attendait que sa victime se reconstitue.

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L'ancien Observateur finit par se remettre passablement au bout d'un temps qui lui avait paru très long. Son derme se reformait dans le dos, ses cheveux repoussaient, les os craquaient et se remettaient à la bonne place. Le phénomène ne laissait pas de l'émerveiller.

Mais son tortionnaire ne patienta que le temps pour le damné de retrouver une élocution correcte. Eyghon reposa les mêmes questions sur Giles et son entourage direct. Mais Andrew ne réussit qu'à le remettre en colère par ses propos évasifs et décousus. D'un pied impatient, le démon appuya sur sa cage thoracique encore peu ressoudée. Allait-il passer à travers et crever un poumon ? « Toute réticence est inutile » s'amusa à demi l'ancien fan de SF en l'entendant vitupérer de nouvelles menaces. [1]

— Je… je ne sais pas à quelle date tu opères à la surface, plaida Andrew. J'ai l'impression que je suis mort il y a des décennies. Si je te donne une information qui n'est plus bonne, tu vas encore m'écraser. Comment saurais-je ce qu'ils sont devenus depuis que je les ai quittés ? Ont-ils déménagé ? Sont-ils morts ?

Le bourreau tordit ses traits dans ce qui se voulait être un sourire.

— S'ils l'étaient, tu aurais de la compagnie… J'ai compris que tu connaissais l'endroit où je me suis battu contre le Ripper et la Sorcière Noire. Où était-ce ?

— Je pense qu'il s'agissait de la place forte où nous entraînions certaines de nos meilleures et plus féroces Tueuses de démons. Elles sont toute une armée d'impitoyables guerrières d'élite. Rapides, brutales, elles frappent comme l'éclair et tous les démons savent qu'ils engagent un combat contre elles à leurs risques et périls. Et nombreux sont ceux qui périssent en les sous-estimant…

— Je ne te crois pas. Les mortels restent des mortels. J'ai rencontré une seule prétendue Tueuse et ce n'est pas elle qui m'a vaincu mais un vampire ! Ils ont cru que j'étais mort, les idiots !

Andrew baissa la tête pour acquiescer.

— Ne me crois pas sur parole. Renseigne-toi et réfléchis bien. La lignée des Tueuses est ancestrale et ne s'éteint jamais. Tues-en une seule et une autre est aussitôt appelée. L'Enfer est plein de ceux qu'elles ont éliminés.

Eyghon ricana avant de se retourner dans un bel effet de cape virevoltant, pour l'abandonner sur les gravats coupants, couverts de poussière de rouille corrosive.

— Oui, mais de quel côté du tisonnier sont-ils ? lâcha-t-il d'un air mauvais.

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La tête du « traître meurtrier et veule » roula sur le côté, en écorchant sa joue. S'il bougeait d'un millimètre, s'il respirait trop fort, chaque silex trancherait la chair encore mince de son dos grillé…

— Psst ! Psst ! Andrew ! Il est parti ?

Pour économiser ses forces, il ne répondit pas à cette voix qu'il pouvait tout aussi bien halluciner. C'était arrivé tellement souvent jadis. Il s'attendait plus ou moins à ce qu'Anya vienne en douce pour le soutenir mais il ne reconnut pas le poids de la main sèche qui lui palpait le front et cherchait à repérer s'il avait d'autres blessures au thorax.

La vision trouble, il discerna un visage râpeux, rectangulaire et long, aux lèvres minces et aux sourcils droits. Il ne voyait pas bien ses yeux, mais ses traits de vieux trentenaire étaient plutôt avenants malgré une certaine austérité.

— Qu.. qui êtes-vous ?

— Ne bouge pas, ne dis rien pour l'instant… chuchota l'étranger en versant le contenu d'une petite fiole entre ses lèvres.

Le liquide fumant lui brûla la langue comme jamais lorsqu'il le sentit couler lentement sur ses papilles inertes, dans sa gorge, et tout le long de l'œsophage. Il toussa et pleura, mais la douleur s'évanouit presque aussitôt et il se sentit considérablement mieux.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Un remontant. Tu peux marcher ? Il ne faut pas traîner ici.

— Mais… où voulez-vous que j'aille dans mon état ?

— J'ai une planque dans la quatrième bolge du Huitième, mais ici on est déjà dans le premier giron des Violents. On a moins de chemin à faire si on se rend au Sixième.

— Mais qu'est-ce qu'on va faire chez les Hérétiques ?

— On va se cacher, j'ai mes entrées. C'est la gravité, littéralement, de nos péchés les plus lourds qui nous entraîne vers le fond mais j'ai découvert que nous avons une place partout où nos fautes sont en résonance… Personne ne va penser à chercher au Sixième des damnés de la Caïnie comme nous, [2] dit l'homme en essayant de le soulever et de le remettre sur ses pieds. Mais il faut encore y parvenir… Essaye d'avancer, je te tiens.

— Je vous ai vu quelque part déjà ? Votre tête me dit quelque chose.

— J'ai été l'Observateur de deux Tueuses assez peu de temps.

— Ah bon ? souffla Andrew en se tenant les côtes mal ressoudées sans pouvoir avancer d'un pas.

— Oui, mais j'ai été viré pour incompétence, bien avant que tu n'arrives au Conseil. Je suis là depuis des siècles en temps subjectif. Mais sinon, je suis mort en 2004.

— Ah bon ? C'est bizarre, j'en connais beaucoup des Observateurs, on tient des registres... Et vous vous appelez comment ?

— Wyndam-Pryce, répondit-il avec un sourire fugace. Avant de mourir, je travaillais pour les avocats du Mal…

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Cleveland, 9 juillet 2046

Installée en tailleur sur le parquet de chêne d'un petit appartement cosy, Amy n'avait pas eu à attendre très longtemps avant de pouvoir invoquer de nouveau le détestable Eyghon.

Le fait même l'avait ravie. Il signifiait que sa puissance de récupération avait augmenté suffisamment pour qu'elle se remette plus vite que prévu. Elle s'était servie de ce regain de force pour chasser les fantômes accrochés à la demeure où elle avait ramené Warren à la vie mais c'était un acte intéressé. Il avait aussitôt décidé de rester dans cette maison vide que personne ne voulait acheter car elle avait, à juste titre, la réputation d'être hantée. Elle-même avait choisi de prendre une indépendance relative, restant en ville pour l'énergie procurée par la Bouche de l'Enfer, mais pas près de chez lui. Elle avait trouvé un arrangement convenable qui consistait à gardienner un appartement durant les vacances de sa propriétaire.

Pour ce qu'elle avait maintenant à faire, cela l'arrangeait plutôt de pas avoir Warren dans les pattes. Il était parti s'amuser en ville, elle avait le champ libre.

Elle avait donc accueilli l'ennemi intime de Giles au milieu des fleurettes, des petites bougies et des coussins ronds. Sur un rocking-chair, le beau matou gris vivant là avait craché en voyant apparaître l'engeance infernale, avait gagné le duel de regard « le premier qui cligne a perdu » et puis avait irrespectueusement levé la patte pour se lécher le bas du ventre sans plus s'occuper de lui.

Contrairement à l'usage qui voulaient que les sorcières aient un « familier », Amy s'en passait car elle n'aimait pas beaucoup les chats, mais celui-là commençait à gagner sa sympathie.

— Menteuse ! commença Eyghon de but en blanc. Tu vas payer pour tes vaines promesses ! Tes sortilèges devaient me renforcer et regarde ce que ces insectes m'ont fait !

Elle observa avec curiosité le bras manquant du démon, sans sourire, ni se moquer. La vérité était simple à énoncer et lui épargnait du tracas :

— Je suis très étonnée. Je ne sais pas ce qui a bien pu couper avec une telle netteté ton enveloppe éthérée qui était effectivement renforcée. Quel mortel a bien pu faire cela ? Rupert Giles que tu souhaitais écarteler ? Cela m'étonnerait, ce n'est pas un sorcier de bien grande envergure…

Eyghon grimaça méchamment en faisant grimacer le trou béant qui lui faisait office de bouche.

— Dans sa jeunesse, il a tout de même réussi à m'invoquer alors qu'il n'avait que peu d'entraînement.

— Si tel est le cas, pourquoi n'as-tu pas pu te débarrasser de lui comme tu l'avais prévu ?

— Il avait des complices parmi les démons. Ce sont eux qui ont fait ça ! ragea-t-il en se tournant pour montrer son moignon.

— Qui étaient-ils ?

— L'une a dit qu'elle s'appelait Anyanka et a affirmé qu'elle était un Démon Vengeur. Je n'en ai jamais entendu parler avant. Mais j'ai appris qu'elle avait plus de mille cent ans terrestres, ça doit expliquer sa résistance quand je l'ai frappée. L'autre était une sorcière noire associée aux humains.

— Peux-tu me les décrire plus précisément ?

— Je ne suis pas là pour ça. Mais pour savoir quand tu as l'intention de respecter tes engagements.

— Dommage, je cherchais à te rendre service pour pister les responsables et comprendre comment on avait pu te couper un bras, mais libre à toi. Si cela ne t'intéresse pas, tu peux t'en aller.

Amy déplia ses jambes et se releva pour aller souffler sur la bougie la plus proche.

— Attends ! tonna Eyghon en se heurtant aux parois immatérielles du cercle de confinement. Qui es-tu pour me congédier alors que tu n'as pas tenu ta promesse !

Feignant l'impassibilité, la sorcière cligna des yeux.

— Que veux-tu dire ? Je t'ai promis de te faire entrer dans le lieu sécurisé par maintes protections où se trouvait Rupert Giles. Je t'ai promis qu'il viendrait à toi, et suffisamment proche pour que tu puisses l'atteindre. Je t'ai promis de te rendre plus fort afin que tu puisses même supporter quelques secondes sans trop de dommages de traverser un cercle de confinement. Je t'ai promis un vaisseau jeune à investir afin de pouvoir pénétrer dans ce monde et parachever ta vengeance. En quoi, n'ai-je pas tenu mes promesses ? Tout cela n'est-il pas arrivé ? C'était à toi de perpétrer la mise à mort, tu as bien insisté pour que Rupert Giles meure de ta main… Je suis navrée que tu aies rencontré des imprévus, mais je crois que j'ai fait rigoureusement ce à quoi j'étais tenue. Puisque tu considères que notre collaboration ne te convient pas, je ne te retiens pas plus…

Eyghon se boursouffla, des bosses apparurent de partout sur son visage et les haut de son corps, il contenait mal sa colère. Il savait que cette agaçante femelle avait raison.

— Ne joue pas les idiotes, tu m'as compris.

— Et après ? Il aurait fallu que je prévoie que tu n'en serais pas capable ? Certainement pas ! Tu étais sûr de toi et tout était clair.

— Ne te sens pas si supérieure, je pourrais te nuire de bien des façons. Es-tu prête à prendre ce risque ?

— Je pourrais te répondre que oui. Mais…

Le Somnambule flotta plus près du cercle de confinement et approcha son visage déformé de sa paroi invisible.

La sorcière vérifia la hauteur des courtes bougies. Si l'on utilisait des chandelles presque entièrement consumées, le dispositif fonctionnait comme un minuteur. Dès que la mèche vacillante se retrouvait noyée dans une flaque de cire, elle s'éteignait d'elle-même et, par voie de conséquence, le portail d'invocation se refermait également aussitôt sans avoir besoin de la moindre intervention… On pouvait rallumer une bougie éteinte, pas une bougie entièrement fondue… Ou en tous cas, pas sans un pouvoir démiurge de gros calibre. Matérialiser dans l'éther la pensée d'une bougie allumée, puis la précipiter rapidement en agglomérant des atomes pour la rendre solide, ce genre de talent n'était pas à la portée de n'importe qui.

Comprenant ce qu'elle avait fait, le démon cogna de son poing restant pour faire résonner la protection magique comme un tocsin sinistre et attirer son attention.

— Mais quoi ?

— Mais je vais être tout à fait honnête avec toi : je n'ai pas envie que nous nous quittions en mauvais termes. Tu l'as suggéré, ce n'est pas bon pour les affaires. Si tu me laissais quelques jours, je pourrais essayer de réfléchir à une solution qui pourrait faire repousser ton bras ou le rattacher si tu l'as gardé. En guise de… remboursement de ton préjudice.

— C'est un bon début. Mais c'est loin d'être assez. Tu as intérêt toi aussi à ce que le Ripper disparaisse, chose que tu t'es bien gardée de me dire.

— Je ne voulais pas t'ennuyer avec des détails qui ne concernaient pas ton objectif. Qu'est-ce que tu considérerais comme « suffisant » ? questionna-t-elle, toujours maîtresse d'elle-même.

— Que tu me renvoies où tu m'as fait apparaître, que tu me fasses sortir pour que j'éviscère le Ripper ce qui serait une juste et misérable fin pour lui. Exactement ce qui était prévu au départ. Et que tu tiennes à distance les gêneurs.

Amy soupira et fit mine de réfléchir. Elle marcha de long en large sous le regard narquois du chat qui semblait observer l'échange avec amusement. Il se lécha la patte pour l'humidifier avant d'atteindre l'arrière de son oreille et puis bâilla.

— Je crains que ça ne soit impossible. Je ne pouvais utiliser qu'une seule fois le sort qui m'a permis de trouver l'appât et de le forcer à agir en dépit de tout bon sens. Je suis désolée.

Eyghon réduisit sa taille de géant à des proportions plus modestes et lui jeta un regard perçant. Il tourna en rond dans sa cage.

— Alors trouve-moi un autre vaisseau.

Elle s'esclaffa brièvement en secouant la tête avec un geste emphatique de prestidigitateur, pour souligner la démesure de sa requête.

— Rien que ça ? Et au plus vite, j'imagine ? Où est-ce que je vais en dégoter un ? Sur un claquement de doigts ? Tu n'es pas raisonnable.

— Arrête de me parler sur ce ton. Sache que tu n'es pas la seule sorcière. Depuis le début, tu te fais passer pour plus experte que tu l'es. Soi-disant la plus puissante sorcière de l'Occident. Mais tu n'arrives pas à la cheville de celle qui m'a embroché. L'arme aveuglante qu'elle a créé sous mes yeux était sans égale. Malgré tes pseudos charmes pour me renforcer, mes chairs ne se referment pas là où j'ai été percé. Celle-ci au moins avait l'air compétente… Je vais peut-être aller la voir. Elle trempe dans la magie noire, donc elle sera sans doute facile à corrompre.

— Je ne peux pas t'empêcher de tenter ta chance, si c'est ce que tu désires… Permets-moi de relever que cette sorcière était, selon tes dires, du côté des humains. Je me permets aussi de souligner que les pouvoirs qui t'ont impressionné, comme cette lance, ne peuvent en aucun cas venir des Arts Sombres. Et que déterminer ses allégeances va te prendre quelques semaines, mais je ne doute pas que tu…

— Ahhrr ! Trop long ! Apporte-moi un vaisseau maintenant !

— Et si je t'en amène un que tu juges indigne, tu vas encore affirmer que je n'ai pas tenu mes engagements ? Tu vois bien qu'il n'y a personne à proximité… sauf le chat.

L'animal se hérissa le poil du dos d'un air outré. L'expression d'Eyghon se fit méphistophélique et il pointa vers elle sa main vague aux doigts transparents.

— Moi je vois quelqu'un à proximité, dit-il en la fixant. Que mon vaisseau soit masculin ou féminin ne change absolument rien pour moi.

La sorcière serra les mâchoires puis répondit d'un ton coupant en se croisant les bras :

— Je te serais moins utile. Pardonne-moi d'être directe : ce serait du gâchis. Je sais aussi comment tu investis les êtres et comment ta présence les corrompt. Alors non merci.

— Je pourrais néanmoins m'en contenter, ton corps est naturellement renforcé par la magie, je le sens. Il résisterait mieux. Accepte… ou je ferai de ta vie une souffrance sans nom. Bien d'autres démons vivent près d'une Bouche de l'Enfer, et l'un deux pourrait t'atteindre pour me rendre service. Tu ferais mieux de te montrer conciliante.

Conciliante et apeurée, Amy avait cessé de l'être depuis longtemps. Elle fit la moue, mais n'était pas surprise puisqu'elle avait préparé et répété plusieurs scénarios, tous voués à aboutir de la même façon. Hommes et démons, si imbus d'eux-mêmes qu'ils en étaient ridiculement faciles à berner avec les mêmes ruses.

— Très bien, dit-elle avec une irritation feinte. Malgré la présence de plusieurs Tueuses qui patrouillent, je te promets de te ramener un sorcier de robuste constitution que tu pourras manipuler facilement. Sur une Bouche de l'Enfer, on ne rencontre pas que des démons, vois-tu ? Laisse-moi quelques heures pour en chercher un en ville et l'attirer par ici.

Et avant que l'autre ne puisse rétorquer quoi que ce soit, elle souffla toutes les bougies d'un revers de la main. Dès que le démon eut disparu, elle jubila sous le coup d'une intense satisfaction. Peu impressionné, le chat bâilla encore et se coucha sur ses pattes rempliées en fermant les yeux. « Tu joues un jeu dangereux, humaine ».

L'humaine haussa les épaules et ouvrit grand les portes des penderies pour examiner les vêtements, en sortant quelques cintres, les tenant en l'air pour les examiner.

— Alors… Qu'est-ce que je vais bien pouvoir me mettre pour avoir l'air d'une traînée ?

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Notes de l'auteure

[1] Les fans de Star Trek auront reconnu le gimmick « Toute résistance est inutile » des envahisseurs borgs.

[2] L'Enfer de Dante est structuré comme un puits dont les étages sont appelés « cercles » et au nombre de 9.

Au 1er cercle, on a les Limbes (où se trouvait Buffy dans When in Rome, tome 1) ; au 9e, c'est le fond du fond, où sont punis les Traîtres. La Caïnie (du nom de Caïn qui a tué son frère) en est la première zone, la plus « élevée », destinée à ceux qui ont trahi des proches, famille et amis.

Chaque cercle est subdivisé en un nombre plus ou moins grand de fosses chacune attribuée à un certain type de damnés. Ces fosses portent des noms différents, par exemple « bolges » pour le Huitième cercle (Ruse et tromperie), ou « giron » pour le Septième (Violents).

La 4e bolge du Huitième cercle, où Wes peut se replier, est celle des Devins et des sorciers, car il a été le chef du département Magie au cabinet d'avocats Wolfram et Hart.

Le Sixième cercle est celui des Dogmatiques qui placent leur pensée et leurs croyances au-dessus de la volonté de Dieu et mesurent tout à cette aune, en engendrant le Mal. A priori, c'est un lieu assez « naturel » pour les Observateurs qui nient le Divin mais croient aux démons...


Le titre en latin est tiré du Requiem de Mozart et signifie "voués aux flammes cruelles" (sous entendu, de l'Enfer)


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