When in Rome

Chapitre 104 : De vampire en pire

3335 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 06/07/2025 23:39

Chapitre 53 De vampire en pire

 

L’Insectoïde, orbite basse terrestre, 26 août 2046

Le sentiment diffus d’être en train de flotter revenait avec insistance à la lisière de sa conscience intermittente. Au loin, il distinguait de ténus bourdonnements ou de si faibles chuchotements qu’il ne savait s’il les rêvait. Incapable d’ouvrir les yeux, il n’aurait su dire où il était. Une sorte de cocon vide et froid l’enveloppait alors qu’il laissait son esprit dériver.

Après un temps, la pensée qu’il était sans doute mort une nouvelle fois – ou sur le point de l’être – se fraya un chemin dans les brumes compactes qui étouffaient son cerveau. Retour à la case Enfer, alors. Comme les lieux ne lui étaient pas inconnus, il savait pertinemment qu’il y avait sa place de parking réservée de longue date, qui l’y attendait bien au chaud. Ce devait être imminent.

Le chuchotement reprit. Peut-être que ce bruit froissé qui s’amplifiait était le son de ses tourmenteurs venant s’attrouper autour de lui ?

Il attendit que ça commence.

Et dans l’intervalle, des songes roulaient sur la rivière filandreuse de sa confusion mentale. Quand il s’y accrochait, il songeait à celles qu’il ne reverrait pas. Maya qui restait seule avec deux gamins et une apocalypse sur les bras. Et Dawn, abandonnée dans le passé. Dans ses cauchemars, elle mourait seule. Dans ses cauchemars, son squelette venait frapper à sa porte, criant comme une furie « Je t’ai attendu ». Bien sûr que Dawn ne serait plus un jour que des os, bien sûr qu’elle ne devrait pas l’attendre. Dans ses cauchemars, elle ne l’attendait pas, et trompait comme autrefois son affliction en se jetant sur le premier blond qui lui aurait ressemblé un peu. Pire : elle retrouverait le comptable californien. Mort aux comptables californiens qui ramassaient son trésor perdu ! Et Maya aurait une sœur inconnue quelque part... Ou un garçon qui ressemblerait à Pietro abominablement mignon, et qu’il imaginait suçant son pouce, réfugié dans son giron, gavé des senteurs florales et sucrées qui n’appartenaient qu’à elle.

Pauvre Maya qui ne saurait jamais la vraie vérité sur ses origines qu’on lui avait cachée, en faisant semblant de la lui dire. Qu’elle était la fille que Dawn aurait aimé avoir avec lui. C’était ridicule. Il n’avait jamais voulu ça. Ridicule.

Et c'est ainsi qu'il réalisa qu'il n'entendait plus William. Car il aurait été du genre à objecter. S'il avait été là, ce cornichon l'aurait bassiné avec ses transports et ses émois sur la paternité.

Où était-il passé ?

Pour la première fois, Spike s'inquiéta d'avoir perdu bien davantage que la vie et un corps en état de marche.

.

Des sons différents. Deux fines lignes horizontales apparaissaient lorsqu’il essayait d’ouvrir les yeux. Il flottait toujours mais une douleur semblait l’enrober de la tête aux pieds dès qu’il essayait de faire le moindre mouvement. Il lui sembla qu’on l’appelait, avec insistance, mais de très loin. De toute façon, sa gorge râpeuse ne lui autorisait aucune parole.

Une pression soudaine sur son bras lui fit si terriblement mal qu’il supposa que les tortures devaient venir de commencer. Lui qui avait toujours été si fier de ne pas broncher sous la douleur, était-ce maintenant ce qui l’attendait ? Endurer dans le silence. Ni haut, ni bas. Juste du noir et de la souffrance pleine et continue ?

Une nouvelle pression plus forte sur son bras lui fit pousser un bref jappement qui résonna dans sa poitrine plutôt qu’à ses oreilles. Autant pour la souffrance continue : il pouvait donc y avoir des pics d’intensité.

Ce qu’il y a de bien avec le pire, c’est qu’il est toujours sûr et jamais décevant.

.

Une autre fois, il entendit des sifflements et réverbérations étranges, des sons distordus qui lui rappelèrent les fois où il s’était nourri de drogués à Woodstock. Puis, comme si ses oreilles avaient réussi à accommoder, surnageant au-dessus de ce délire... Des mots ! Haut et clair.

— ... sorti... lévitate... seau...

— Non, non. Il faut que tu arrêtes ! C’est bon, ça suffit maintenant !

— Pas question !

Une dispute ? Deux femmes manifestement, d’après le timbre. Un moment se passa et il enregistra un poids écrasant sur le côté gauche de son corps.

— Spike ? Tu m’ent... ? ... aouche. Passi... mèn... oissa.

Bon, pour le « haut et clair », il faudrait repasser. L’affaire commençait à faire sourdre hors de lui une lente colère, née de la frustration.

Des bouts de souvenirs sensoriels lui revenaient par vaguelettes timides, comme sur la sensation lisse sur sa langue d’une gorgone qui lui aurait donné un fatal baiser. Le croustillement de ses os explosant comme mille échardes dans un hurlement cassé net.

Son dos le faisait souffrir. Et ses côtes. Et en fait... à peu près tout. Sa conscience s’échappa.

.

Rome, 30 août 2046

Par instants, il sentait comme une chaleur humide sur ses lèvres. Comme un cacao sirupeux, c’était doux et amer à la fois, et ça envahissait sa bouche jusqu’à la remplir. Est-ce qu’on cherchait à le noyer ? Il toussa, réveillant pour l’occasion dans son crâne une sensation pulsatile. Était-on bien sûr que la puce de l’Initiative avait été retirée ?

— Tu vas avaler, triple idiot ! ... dents, ok ?

Il y en avait un qui devait passer un sale quart d’heure dans le périmètre. La voix furieuse avait des accents presque désespérés. Pauvre enfant rebelle qui refusait de finir son assiette.

Quelque chose de dur sous sa nuque activa des milliers de petites aiguilles furieuses qui lui picotaient l’arrière du crâne. Et puis soudain sur ses lèvres, un contact appuyé de quelque chose suave et lisse. Oh Seigneur, c’était si doux au milieu de cet océan de souffrance où il barbotait, aspiré vers le fond. Il aurait adoré si cela ne lui faisait pas si mal. Ses crocs sortirent tout seuls par réflexe.

Nouvelle douleur vive à l’épaule.

— Hey, fais gaffe. On a dit pas les dents !

Ses mâchoires avides claquèrent dans le vide, occasionnant une névralgie qui lui explosa dans les gencives en remontant jusqu'au sommet de son crâne. Il s’évanouit encore.

.

— Apip api papi... tu dors beaucoup ?

Un petit tapotement sur son bras lui donna la chair de poule. Un frémissement de paupières plus tard, deux minces rais de lumière lui bousillèrent les iris et il s’empressa de refermer les paupières.

— Ilabougéaquitavu ?

La petite voix excitée d’une enfant... Une image colorée se forma alors dans son esprit. Des cheveux blonds, des couettes... un petit minois souriant. Oh, c’était Joyce ! Un rire.

— Nan. Joy-eu. Tu te souviens plus de moi ? Attends. Qui qui surveille. Mamma !

Après un boum sourd et un bruit de cavalcade décroissant, le silence retomba. Puis un reniflement se fit entendre et une voix mielleuse chargée de mépris parla dans une langue étrangère.

— Guardate questa dannata creatura che si aggrappa alla vita! Signore Ematoma Morente. Sei completamente spacciato, sai? Ah, non sei abbastanza bello in circostanze normali, ma questo... è peggio.[1]

Italien pas sympa ? Il en connaissait au moins un. Entre ses dents à peine desserrées, Spike murmura :

— Pietro ?

— Non.

Des pas légers et rapides. Il sentit un souffle d’air sur son visage et le froissement d’un drap qui lui fit comprendre qu’il était allongé dans un lit, et un grand, car il réalisa qu’un poids creusait soudain l’espace près de lui. Une femme parlait à toute allure.

— Spike ? Spike ? Réponds ! Tu m’entends ? Tout va bien. Tu es chez nous. Les bêtes de ton vaisseau t’ont trouvé au scanner et grâce au téléphone que tu avais près de toi. Ils t’ont téléporté à bord, et je crois qu’ils étaient un peu en panique parce qu’ils ont abducté Willow dans l’espoir qu’elle saurait quoi faire. Oh, flute, pardon. Je ne sais pas où te toucher pour ne pas te faire mal...

— Dawn ? chuinta-t-il.

— Non, c’est Maya.

— Papi, il nous reconnaît pas ?

— « Papi » vous entend très mal, microbe, grinça l’intéressé. Et il a une migraine carabinée... Entre autres.

Il sentit une main sur son front et qu’on lui apposait un linge frais. Ça n’arrangeait rien, mais c’était gentil. Il préférait sa chaleur qui irradiait en ondes bienfaisantes.

— Ne t’inquiète pas, reprit la voix qui disait être Maya. Tu vas guérir. On te nourrit quatre fois par jour d’un super-cocktail. Et il y a de la morphine dans ta ration du soir pour que tu dormes mieux. Veux-tu manger maintenant pendant que tu es réveillé ? Il faut en profiter car d’habitude, ça ne dure pas plus de quelques minutes...

— Quatre fois ?... murmura-t-il. C’est beaucoup, chaton.

— Peut-être, mais ça marche. Il faut te requinquer. Tu as été deux jours dans le coma et on ne savait pas si tu étais vivant parce que figure-toi que tu ne respires pas... Et là tu commences à comprendre ce qu’on te dit et tu peux sortir quelques mots... Moi je dis que ça marche.

Il essaya de dessiller ses paupières bouffies. Il avait besoin de voir les yeux de sa filleule. Malgré les sons déformés et les contours flous, il avait l’impression que quelque chose n’allait pas dans son discours enthousiaste et soulagé. Elle avait des cernes et même plus que ça : un cocard.

— A part que je suis dans un sale état... Qu’est-ce qui ne va pas ? chuinta-t-il.

Une autre personne entra, ce qui le fit sursauter car il avait senti un frisson vif. C’était une toute jeune fille. Tara. Une fille de Willow. Elle tenait un mug. Comme il était rouge, à dix contre un, c’était pour lui.

— Il y a que Maman est très inquiète parce que Maya te donne son sang trop souvent, répondit-elle avec une touche de réprobation.

Le patient aurait bien écarquillé les yeux, s’il avait pu.

— Maya ! Je bois du sang de Tueuse sans discontinuer depuis plusieurs jours ?!

Pour donner le change, et masquer son agacement, elle fit mine de se recoiffer et tira ses cheveux en arrière pour les rattacher. Elle secoua la tête en manière de refus.

— Ne me fais pas la morale, toi aussi ! Qu’est-ce que je devais faire ? Te regarder mourir ? Tu n’as pas idée de là dont tu reviens... Et puis des fois, tu as du sang de porc.

Il soupira et cela le fit frémir de douleur car ses côtes protestaient. Ne pas soupirer.

— Ok. Euh... merci chouquette mais... il faut arrêter maintenant, hein ? C’est dangereux pour toi et pour moi de saturer mon système avec. Il faut... laisser faire effet, un peu.

La petite sorcière s’avança plus près. Quand, par accident, il croisa brièvement son regard timide, il eut le sentiment qu’elle savait que c’était un mensonge, proféré uniquement pour empêcher sa filleule de continuer inconsidérément, contre l’avis de ses proches... La douce jeune fille déclara qu’elle allait s’occuper de le faire manger et renvoya fermement Maya vers sa fille qui la réclamait – prétendument. La Tueuse partit avec regret, son visage tout gris déformé par l’anxiété. Elle qui n’avait peur de rien.

La petite blonde posa la tasse sur le chevet et lui expliqua ce qu’elle attendait.

— Il va falloir te redresser un petit peu. Je vais t’aider à boire. Prends quelques petites gorgées, au moins quelques-unes, d’accord ? Je te promets que ce n’est pas du porc ou du mouton...

Sans desserrer les dents, il essaya de s’asseoir. Mauvaise idée, il eut l’impression qu’on lui enfonçait des dagues dans le dos. Cela lui semblait un miracle qu’il arrive tout de même à bouger. Quoiqu’avec des pleines rasades de sang de Tueuse, le miracle était possible. Quand il estima qu’il ne pouvait pas faire mieux, il leva la main vers elle pour prendre le mug bravement et c’est là qu’avec un choc il aperçut l’état de ses doigts. Énormes bouffis, violacés... La jeune fille secoua la tête comme une infirmière patiente en devinant qu’il voulait boire seul. Elle s’assit près de lui en prenant garde de ne pas toucher son flanc et puis porta la tasse à ses lèvres.

— Est-ce que ça va ? C’est pas trop chaud ? Maman m’a dit que c’était comme pour un biberon de bébé mais ça ne me parle pas tellement.

Il étira un coin de lèvre, en ayant l’impression qu’on lui cisaillait la joue. La petite avait de la chance qu’il ne soit pas en état de faire son Spike. Il y trempa ses lèvres prudemment seulement pour goûter. Puis, agréablement surpris, il y alla plus franchement, et elle versa moins timidement.

— C’est comment ?

— Super bon !

Elle sourit de sa sincérité et après une demi-douzaine de grosses lampées, elle fit mine de placer le mug sur la table de chevet.

— On le réchauffera tout à l’heure quand tu te réveilleras. Je sens que tu es complètement épuisé.

— Non, non. Donne-moi le reste, si ça ne t’embête pas ! Je n’ai plus faim mais c’est... délicieux.

Elle reprit la tasse et l’inclina doucement, et il engloutit le tout avec une gourmandise non dissimulée, avant de réaliser que ça devait la dégoûter. « T’es un porc, Spike » le nargua un écho du passé. Mais elle l’aida quand même à se réinstaller plus à plat sur le lit. Il devait reconnaître qu’elle avait raison. Le bidon au chaud, la place près de lui encore tiède, ses paupières à peine ouvertes se fermèrent. Soucieuse de le laisser se reposer, elle se retira à pas furtifs.

— C’était quoi comme animal ? entendit-elle dans son dos. J’ai pas reconnu.

— Repose-toi, souffla-t-elle avec un sourire rentré. [2]

.°.

Maya tapa du plat de la main sur la table de son salon. Le plateau épais tint bon, mais l’écran qui permettait les échanges en visioconférence trembla un peu sur son socle. Tara s’était retirée avec Joy pour laisser les adultes parler de la situation. Ce n’était pas parce que Spike avait failli y rester que les problèmes ne s’amoncelaient pas par ailleurs.

— Comment ça se fait qu’on ne peut pas trouver ce Turok Han ?

— Oh, ça ne s’arrange pas ton œil… On ne sait pas où il se cache, et la situation n’est pas bonne. Les démons que Warren avait sous sa coupe sont en train de se chercher un nouveau chef pour parlementer avec Eyghon quand il reviendra. On va présumer que pour l’heure, il n’est pas au courant de la mort de Warren ou que s’il l’est, il n’en a rien à faire, résuma Robin. Malgré les patrouilles régulières et le renfort qu’on a reçu, la ville est très calme, mais c’est à tel point que ça finit par être suspicieux. Le frère jumeau de la petite qui nous a rejoint le mois dernier, il nous a signalé un démon qui n’avait pas peur de se montrer en journée chez Warren. Il est grand, avec de hautes cornes pointues et des pattes sur lesquelles il se tient debout.

— Un genre de satyre ?

— Orlando a dit qu’il ressemblait plutôt à un dieu égyptien, dans le sens où il a une tête animale mais globalement le reste est anthropomorphe.

— Comme une grande gazelle musculeuse, avec des cornes d’oryx ? proposa Angel depuis Londres.

Robin acquiesça, l’air intéressé.

—  Cette description correspond à celle d’un oberon, expliqua Angel. Ils sont suffisamment rares pour qu’il puisse être celui qui est venu prendre la faux de Faith pour aller l’apporter à Amy. Il bosse pour les Associés et n’a pas cherché à le nier devant moi. Par contre, il n’a pas dit un mot de leurs intentions concernant Eyghon.

— Orlando a dit que Spike avait parlé d’une Lilah Morgan quand ils étaient chez Warren, continua Robin. Angel, elle était chez Wolfram à la même période que toi, non ?

— Oui. Qu’est-ce qu’il a dit d’autre ?

— Quelque chose à propos d’un robot que Spike l’accusait d’avoir pris à Warren pour l’envoyer à l’avocate...

— Un robot ? Style vampibot ? questionna Maya qui essayait de suivre.

— Mhh, un robot, plus Warren Mears ? tiqua Robin. J’espère que ce n’est pas ce à quoi je pense. Angel, est-ce que tu peux tâcher de reprendre contact avec Mlle Morgan, pour creuser un peu ? J’imagine que Spike n’est pas en état de parler, n’est-ce pas ?

— Il a repris un peu conscience tout à l’heure mais je profite qu’il n’entend pas pour dire qu’il est très faible. Je n’ai pas de mots pour décrire ce qu’on a récupéré, à part « écrabouillé »... Le traitement de choc semble fonctionner mais il ne sera pas en état de rien avant longtemps, surtout si je dois arrêter de le nourrir... Demain ou après-demain, il pourra nous dire ce dont il se rappelle... Pendant qu’on parle de ça, j’ai vu dans ton rapport que tes Tueuses n’ont pas pu fouiller les tunnels du vieux métro parce qu’ils sont partiellement bouchés. Ce serait pas la même chose que ce qu’il y a eu à la laiterie ? Le traducteur des smartblattes du vaisseau de Spike est foutu, donc on ne peut pas savoir mais j’ai le pressentiment atroce que c’est peut-être bien que c’est de là-dedans qu’elles l’ont tiré.

— Étant donné que le corps de Mears a été trouvé une fois l’incendie de son squat maîtrisé, il n’y a guère de chance que ce soit lui qui ait déclenché cet artifice, raisonna Robin. Or le gamin est formel. Il y avait un Turok Han et Spike s’est battu avec pour lui laisser le temps de fuir. J’aurais tendance à penser, vu ce qui s’est justement passé à la laiterie, que c’était le Turok qui était visé par ce même dispositif et que Spike s’est retrouvé au mauvais endroit au mauvais moment...



.°.



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[1] Regardez cette maudite créature qui s’accroche à la vie ! Monsieur l’Hématome Mourant. T’es complètement foutu, tu le sais ça ? Ah, tu n’es déjà pas bien beau en temps normal, mais là... c’est encore pire.

[2] On est d’accord qu’elle lui a donné du sien ?

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