An Englishman in Morpork

Chapitre 3 : Goule sentimentale

3958 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 16/02/2023 21:52

Le titre de ce chapitre est légèrement tiré par les cheveux que Raymond Soulier n'a plus, mais je l'ai tellement aimé (il est, encore une fois, de mon conjoint qui aime les jeux de mots) que je l'ai gardé... Pour celles et ceux qui ne connaissent pas Ankh-Morpork, voici qui vous donnera un petit aperçu de la ville, véritable melting-pot d'espèces vivantes, mortes et... les deux à la fois. Pour celles et ceux qui connaissent le Disque-Monde, l'histoire se passe pendant les événements de Pied-d'Argile. Vimaire n'a pas encore trouvé la solution à l'empoisonnement du Patricien et j'aimais bien l'idée que ce soit précisément Giles qui le mette sur la voie. (La solution sera donnée au chapitre suivant.)


Chapitre 2 : Goule sentimentale


Au sortir de l’impasse, ils débouchèrent sur un quai ponctué çà et là de pâles falots qui éclairaient avec difficulté un parapet de pierres grises et crasseuses. Les pavés inégaux sous leurs pieds s’harmonisaient (si tant est que le verbe convienne) avec les maisons de bois et de torchis qui s’alignaient bon an mal an le long de la rue noyée de brouillard.

Quelque chose clochait.

Bien sûr, quelque chose clochait. Ils étaient passés à travers un livre dans un autre univers dont ils ne connaissaient rien.

Mais il y avait autre chose. Autre chose de moins évident, de plus diffus, et peut-être de plus dangereux. Alors qu’ils emboîtaient le pas au commissaire Vimaire, Willow avait murmuré à l’intention du bibliothécaire :

– C’est bizarre, M. Giles, vous n’avez pas vraiment l’air surpris de vous retrouver ici.

La remarque lui fit l’effet d’une désagréable piqûre, d’une note dissonante dans une partition déjà mal harmonisée. La panique qu’il aurait dû ressentir à l’idée de demeurer à jamais prisonnier de cet univers parallèle avait rapidement cédé la place à une sorte d’engourdissement de l’angoisse qui empêchait Rupert de s’inquiéter. A l’inverse, ses sensations étaient plus intenses ici, plus aiguisées. Il se sentait léger et capable de résoudre ce menu problème de changement d’univers en un claquement de doigts. C’était une sensation qu’il connaissait bien pour l’avoir éprouvée des années auparavant, alors que, jeune homme encore, il s’était laissé prendre au dangereux piège de la magie noire. Une sensation dont il fallait à tout prix se méfier. Il ne le savait que trop bien, rien ne pouvait se résoudre d’un claquement de doigts.

Il ôta ses lunettes, les essuya sur sa chemise (son mouchoir était resté dans la poche de sa veste, à présent posée sur les épaules de la jeune fille) et les replaça sur son nez avant de botter en touche :

– Tu oublies que je suis Anglais. J’ai une réputation d’impassibilité à tenir.

Il avait parlé d’un ton léger afin d’éviter d’alarmer l’adolescente, mais cette dernière, qui ne semblait nullement alarmée, se contenta de glousser sans rien répondre, ce qui ne fit qu’ajouter à la méfiance du bibliothécaire. L’attitude de Willow lui semblait non seulement inappropriée, mais à la limite de l’inquiétant. Projetée dans un univers inconnu et malodorant, avec pour unique compagnon d’infortune le bibliothécaire de son lycée, elle ne paraissait pas effrayée outre mesure et semblait même plutôt à l’aise. Elle marchait avec une assurance que Giles ne lui connaissait pas à Sunnydale, où elle rasait les murs et s’appliquait à se rendre invisible. La tête haute, sans trébucher sur les pavés inégaux, elle faisait courir son regard du fleuve au pont, du pont au quai, du quai à la haute tour biscornue qui se dressait devant une demi-lune rousse aux cratères inconnus, de la tour à la statue incongrue d’un hippopotame à l’air féroce – le tout sans la moindre inquiétude, sans la moindre surprise, comme si ce monde lui était familier.

Et lui-même, Rupert Giles, trouvait à la ville, au fleuve, et même au commissaire divisionnaire Vimaire, comme un petit air de déjà-vu. Il aurait pu se croire à Londres, ou plutôt dans un Londres médiéval fantasmatique, un Londres auquel ne manquaient ni le brouillard, ni la lumière fuligineuse des torches, ni la Tamise pestilentielle. Sur l’autre rive, un enchevêtrement de toits et de cheminées complétait un décor que le bibliothécaire avait l’impression de connaître.

La réaction, ou plutôt l’absence de réaction de Willow, conjuguée à sa propre apathie face à leur situation dramatique, lui semblait préoccupante. Sans parler des filaments de lumière pourpre-verdâtre qui s’accrochaient encore aux vêtements et aux cheveux de la jeune fille.

Giles parvint à reprendre peu à peu ses esprits tandis que le policier lui exposait les récents déboires auxquels avaient été confrontés les habitants d’Ankh-Morpork : un double meurtre probablement commis par un golem (à ce stade, le bibliothécaire avait ouvert la bouche pour ponctuer l’explication d’un commentaire effaré, puis l’avait prudemment refermée en essayant de passer outre, ce qui s’était avéré étonnamment facile), une tentative d’assassinat sur le dirigeant local, et le chaos qui s’était ensuivi lorsque la rumeur de sa mort avait commencé à circuler. Rupert acquiesçait tout en essayant de démêler le fil passablement embrouillé de ses propres pensées. Il s’interrogeait sur sa propre résistance à l’absurde : après le golem, la mention d’un vampire que le métier d’héraldiste rendait suspect aux yeux d’un Vimaire particulièrement remonté contre la noblesse ne lui arracha pas la moindre exclamation de surprise. Il le savait, il aurait dû s’en inquiéter, mais ses propres neurones se rebellaient contre le principe de réalité qui avait jusqu’ici présidé à son existence tout entière. Après des golems meurtriers, des vampires férus de généalogie, une Guilde des Voleurs et des mages incompétents, plus rien ne lui semblait impossible. Un peu comme si ce monde inconnu le contaminait avec une facilité déconcertante.

Une large porte ouverte le long du quai laissait filtrer une lumière douteuse accompagnée de sons tout aussi peu accueillants – cris, sifflements et bruits de verre brisé.

– La façade du Tambour, expliqua Vimaire laconiquement. Ce n’est pas une mauvaise adresse, mais il faut être habitué, c’est sûr.

Giles, désemparé, ne trouva rien à répondre. Willow pencha la tête pour regarder un instant par la porte grande ouverte et lâcha un petit rire parfaitement inapproprié au moment où un individu franchissait le seuil dans un vol plané impressionnant et s’écrasait à terre, non loin du commissaire divisionnaire qui se contenta de faire un petit écart. L’observateur constata que l’homme qui, après s’être relevé tant bien que mal en crachant une dent ensanglantée, retournait se jeter dans la mêlée, mesurait moins d’un mètre vingt, portait une barbe qui faisait la moitié de sa taille ainsi que de lourdes bottes de cuir et, à la ceinture, une hache noire d’une taille impressionnante.

Encore une fois, il aurait dû réagir, il aurait dû s’étonner. Au lieu de cela, il fit un vague signe vers la taverne et interrompit Vimaire qui discourait alors sur l’imbécillité des gardes du Palais :

– Vous… Je veux dire, ce n’est pas votre rôle de…

Le bibliothécaire s’emmêla les pinceaux dans sa question. De quel droit se mêlait-il des affaires de leur guide ? Le fonctionnement de cette ville lui échappait et lui échapperait quoi qu’il arrive. Il devait rester concentré sur son unique but : rentrer à Sunnydale avec Willow.

Le balbutiement de Giles n’avait pas échappé à Vimaire, qui haussa les épaules en tirant de sa poche un étui argenté.

– Si je m’amusais à arrêter tous les ivrognes qui se battent, il n’y aurait bientôt plus un seul habitant aux Ombres, soupira-t-il en portant un cigare à ses lèvres. Et encore, vous n’avez pas vu une bagarre dans un bistrot de trolls !

Rupert ne s’attarda pas sur ce dernier mot pourtant incongru car la main de la jeune fille le tirait par la manche de sa chemise.

– M. Giles ! Vous avez vu sur le fleuve ?

Il regarda machinalement par-dessus le parapet alors qu’ils arrivaient à un pont de pierre. Le cours d’eau qu’enjambait ce dernier ne méritait pas le nom de fleuve. Ni de rivière, ni même de cours d’eau, à la réflexion, car un cours d’eau, par définition, coule. Celui-ci semblait presque immobile. On aurait même dit qu’il était plus solide que liquide. Les torches qui éclairaient le pont à intervalles irréguliers se reflétaient dans une matière visqueuse et brune sur laquelle Giles crut voir courir un animal de petite taille. Non pas nager, mais bel et bien courir. Les courtes pattes du rat – ou équivalent local – laissaient sur la surface molle des empreintes qui disparaissaient quelques instants après. L’odeur qui accompagnait ce spectacle déroutant soulevait le cœur de l’observateur tout en lui rappelant vaguement celle de la cantine de l’internat où il avait passé ses années adolescentes.

C’est à ce moment, alors que Vimaire grattait une allumette, qu’une silhouette apparut sur le pont, au milieu d’une nappe de brume. Il fallut à Giles quelques secondes pour comprendre que ce qu’il voyait n’était pas un être humain normalement constitué, mais une sorte de mort-vivant au visage macabre d’où pendaient des lambeaux d’une peau verdâtre. Il était vêtu d’un pantalon noir, d’une veste à manches courtes et d’une chemise déchirée qui laissaient voir ses bras nus tendus en avant, bras essentiellement constitués d’os et de tendons. Soudainement revenu à un niveau d’effroi proche de la normale, l’observateur se jeta devant la jeune fille dans le but probablement vain de la protéger de la créature.

– Oh, mon Dieu, une goule !

Il avait beau être habitué, de par sa formation, aux phénomènes paranormaux, il n’avait jamais croisé de goule, ni de zombie, ni de mort-vivant, et n’avait jamais imaginé pouvoir prononcer ces quelques mots ; mais dans ce monde fantasque, où tout pouvait arriver, une telle phrase était peut-être monnaie courante.

Giles s’attendait à ce que le policier se place à côté de lui pour lutter contre la chose qui se serait jetée sur eux en poussant des grognements, mais au lieu de cela, tandis que Vimaire continuait de fumer tranquillement, le monstre s’arrêta à quelques pas et lança au bibliothécaire un regard outré.

– Une goule ? s’écria la créature d’une voix parfaitement normale et emplie d’une vertueuse indignation. Je vous prierai, monsieur, de garder vos commentaires désobligeants pour vous ! Est-ce que je m’écrie, moi, en vous voyant, « oh, mon Dieu, un humain » ?

– Faut pas lui en vouloir, Raymond, intervint Vimaire en tirant une bouffée de son cigare comme si de rien n’était. Il n’est pas d’Ankh-Morpork. Monsieur Raymond Soulier est un zombie, précisa-t-il en se tournant vers Giles, une nuance réprobatrice dans la voix. Un zombie, pas une goule.

– Mais…

Les neurones se battaient, dans l’esprit de Giles, pour reconstruire une version tangible et crédible de la réalité. La vision d’un mort-vivant, qu’il fût goule ou zombie ou n’importe quoi d’autre, n’aurait-elle pas dû provoquer la panique chez tous les spectateurs de la scène ? Il se tourna vers Willow pour trouver auprès d’elle un peu de soutien moral et constata avec effarement que trois paires d’yeux le fixaient, lui, au lieu de se tourner vers la créature, comme s’il était le principal fauteur de trouble. Vimaire le regardait d’un air agacé, comme s’il avait commis un impair, Willow semblait pleine de compassion pour… pour « Raymond Soulier », et ce dernier, quant à lui, paraissait mortellement offensé par la remarque de Giles.

– Que vous soyez d’Ankh-Morpork ou non, monsieur, rien, je répète, rien ne justifie cette attitude inqualifiable. Dites-moi, je vous prie, avez-vous déjà été attaqué par un non-vivant ?

Pris de court par le côté surréaliste de la conversation, Rupert répondit machinalement :

– N… non.

– Un membre de votre famille aurait-il été victime d’un non-vivant ?

– Non.

– Dans ce cas, pourquoi cette répulsion à mon égard ? Voilà bien un exemple patent de la discrimination dont nous sommes les victimes, alors même que nous rendons à la cité des services notoires ! Inhumés, oui, inhumains, non !

– Il ne pensait pas à mal, dit Vimaire en recrachant un nuage de fumée qui se dissipa dans le brouillard.

– Si la situation de la cité n’était pas aussi critique, je déposerais une plainte auprès de la Ligue, poursuivit le zombie. Les morts aussi ont des droits, monsieur, sachez-le. Et des sentiments ! martela-t-il, le menton (ou ce qu’il en restait) pointé en avant dans un geste de défi.

– Monsieur s’excuse, le coupa le policier avec une certaine rudesse qui indiquait son impatience. N’est-ce-pas ? ajouta-t-il à l’intention de Giles qui ne put que bredouiller un « oui, bien sûr, je vous prie d’accepter mes… ». Bon, maintenant que ce problème est réglé, faites-moi votre rapport. J’imagine que vous me cherchiez ? Du nouveau au Palais ?

Le dénommé Raymond détourna à regret de son offenseur un de ses globes oculaires, qu’il fit pivoter vers le commissaire divisionnaire tandis que l’autre continuait à fixer l’observateur avec sévérité.

– Oui, commissaire. Le Patricien a fait une nouvelle rechute.

Le cigare à demi consumé de Vimaire s’échappa de ses lèvres alors que son visage se figeait dans une expression de stupeur mêlée de colère :

– Ce n’est pas possible ! Nous avons pris toutes les précautions possibles, seuls les membres du Guet peuvent entrer dans la chambre, les plats ont été goûtés trois fois, nous avons vérifié toutes les entrées, jusqu’aux conduits d’aération ! Et comment va Vétérini ? Son état est grave ?

– Heureusement non, commissaire, répondit le zombie. Il est simplement étourdi, comme s’il n’avait pas eu le temps d’ingérer beaucoup de poison.

Vimaire respira.

– Nous devons absolument trouver comment s’y prend le coupable, Raymond, ou bien le Patricien va nous claquer entre les doigts ! Je dis nous, car je vous compte dans l’équipe, même si vous n’êtes que réserviste.

Le deuxième globe oculaire pivota dans son orbite vers son interlocuteur :

– Merci, commissaire, merci ! Vous, au moins, vous ne faites pas de distinction entre vivants et non-vivants et vous acceptez tout le monde au Guet. C’est un honneur de mettre ma non-vie au service de ma cité sous vos ordres. Vous pouvez compter sur moi. Que souhaitez-vous que je fasse à présent ?

– Accompagnez-nous aux Orfèvres. J’aurai besoin de toutes les bonnes volontés pour traiter de front l’empoisonnement du Patricien, le meurtre du prêtre Tubelcek, celui de M. Hopkinson au musée du pain de nain et les petits malins de la Guilde des Voleurs qui s’amusent avec des livres ensorcelés…

Le commissaire divisionnaire pressa le pas, faisant signe à ses deux protégés de le suivre. Le zombie fit lui aussi demi-tour et tenta de s’aligner à leur niveau, mais il trébucha sur un pavé et tomba à genoux au milieu du pont. Giles vit du coin de l’œil quelque chose se détacher de son corps et rouler jusqu’au parapet.

– Désolé, Raymond, déclara Vimaire, on doit se dépêcher. Prenez votre temps et votre bras et rejoignez-nous aux Orfèvres. Hilare ou Angua vous rafistolera là-bas.

– Bien, commissaire.

A la stupéfaction horrifiée de Rupert, Willow s’accroupit pour ramasser l’horrible membre décharné qui s’était détaché du corps en décomposition et le tendit au mort-vivant qui venait de se relever péniblement.

– Je suis désolée pour ce qui s’est passé tout à l’heure, monsieur, murmura-t-elle, embarrassée mais nullement effrayée. Vous comprenez, chez nous, nous n’avons pas de zombies, alors M. Giles a paniqué en vous voyant. C’était pour me protéger qu’il a crié, ce n’était en aucun cas dirigé contre vous. Vous avez l’air d’un non-vivant très sympathique.

Désarmé par la gentillesse candide de l’adolescente, le zombie haussa les clavicules et esquissa un sourire qui lui déchaussa presque la mâchoire.

– Ce n’est rien, ce n’est rien, marmonna-t-il. Vous comprenez, on a sa fierté, c’est tout, même quand on est mort.

Willow lui rendit son sourire et revint en courant au niveau des deux hommes. Giles jeta un coup d’œil rapide à ses mains tout en regrettant de ne pas avoir sur lui un flacon de désinfectant. Si Raymond avait perdu son bras, lui-même commençait vraiment à perdre pied. Comment l’adolescente timide et réservée qu’il croyait connaître pouvait-elle s’être ainsi métamorphosée au point de n’éprouver aucune espèce de crainte devant un mort-vivant ? Il se rendit alors compte que quoique relativement ébranlé par la scène qu’il venait de vivre, il commençait à assimiler le fait qu’une goule – non, un zombie, un zombie – pouvait visiblement faire partie de l’unité de police locale.

Quelque chose clochait, et les volutes de l’étrange couleur sortie du livre magique continuaient à tourbillonner autour de l’adolescente.

Le commissaire Vimaire avait accéléré le pas suite aux révélations du zombie. Arrivé de l’autre côté du pont, il reprit la parole :

– Je suis désolé de vous presser ainsi, mais la situation est urgente.

– Bien sûr, nous comprenons, s’empressa de répondre Giles qui souhaitait faire oublier sa maladresse. J’imagine que c’est une conséquence de la tentative d’assassinat contre votre Patricien, dont vous me parliez tout à l’heure ?

Vimaire hocha la tête, dents serrées.

– Je ne comprends pas. Je n’ai rien vu venir. Le Patricien est gardé jour et nuit par mes hommes les plus sûrs, la nourriture n’est pas empoisonnée, et pourtant il en est à sa troisième rechute. Je ne comprends pas, répéta-t-il.

Pris d’une inspiration subite et en reprenant son souffle, le bibliothécaire demanda :

– Avez-vous fait vérifier les livres, les… les cahiers, les feuilles, les documents de votre… du Patricien ?

A côté de lui, Willow s’écria avec un enthousiasme déplacé :

– Oh oui, comme dans Le nom de la Rose !

Le policier, visiblement intéressé par l’idée, ralentit le pas alors qu’ils arrivaient à un carrefour.

– Oui, nous y avons pensé en voyant Tambourinœud – c’est le secrétaire personnel du seigneur Vétérini – s’humidifier le doigt pour tourner une page. Mais cela n’a donné aucun résultat : aucune trace d’arsenic, nulle part.

– Le Patricien se parfume-t-il ? Ou bien diffuse-t-il de l’encens ? suggéra Giles qui se creusait la tête pour venir en aide à celui qui les avait tirés d’un bien mauvais pas.

Vimaire secoua négativement la tête.

– Non, mais si vous avez une autre idée de ce genre, je suis preneur.

– Je suis certaine d’avoir lu quelque chose… commença Willow. Dans un roman policier… M. Giles, vous ne vous souvenez pas ? Un Sherlock Holmes ou un Hercule Poirot… Oh, je l’ai sur le bout de la langue !

L’observateur chercha un instant dans sa mémoire. Cette histoire d’empoisonnement à distance lui disait également quelque chose, mais son esprit, incapable de se fixer, rebondissait d’une idée à l’autre.

– Non, Willow, je ne vois pas.

– Si ça vous revient, n’hésitez pas à me le dire, soupira Vimaire. Oh, et ne vous en faites pas pour Raymond. C’est un brave gars, il ne vous en tiendra pas rigueur. Il est un peu soupe au lait, il milite activement pour les droits des non-vivants, mais il fera un bon agent. Il n’est pas comme les gardes du Palais lui, pas à côté de ses pompes…

– De ses pompes funèbres, gloussa Willow.

De l’autre côté du pont, les rues se faisaient un peu plus larges et mieux éclairées. La puanteur du fleuve s’estompait, laissant la place à des odeurs de cuisine mêlée à des remugles plus étranges. Le policier tourna à gauche, puis à droite, et tous trois se retrouvèrent bientôt devant une bâtisse rectangulaire, crasseuse, d’aspect anodin, exhaussée du sol par trois marches inégales. Devant la porte se tenait une forme monstrueuse, de deux mètres de haut environ et pas loin d’un mètre de large, et qui rappelait davantage un bloc de rochers qu’un être vivant. En voyant le commissaire Vimaire, la chose – le troll ? – porta à son front une large main rocailleuse, qui résonna contre le casque de métal qu’elle arborait au-dessus d’un plastron cuivré et cabossé.

– Bonsoir, Détritus. Rien à signaler ?

– On a envoyé Raymond Soulier dire vous Patricien malade, répondit le bloc de rochers d’une voix à faire trembler la terre. Hilare a analysé repas. Pas d’arsenic.

Vimaire soupira.

– Vous voyez ? C’est vraiment à n’y rien comprendre, marmonna-t-il en se tournant vers Giles.

– Oui, c’est un problème insoluble : la mort invisible… Je vois bien que vous en perdez votre latin.

Le commissaire, qui commençait déjà à gravir les marches, s’arrêta soudain.

– Qu’est-ce que vous avez dit ?

– Euh… Qu’il s’agit d’un problème insoluble ?

– Non, après.

– La mort invisible.

– Encore après.

– Oh, c’est une expression de… de chez nous. « J’en perds mon latin ». Ça veut dire qu’on ne comprend pas, qu’il y a un mystère.

– Le latin… répéta le policier. Mmmmh…

Giles eut l’impression qu’une petite lumière venait de s’allumer dans les yeux voilés du commissaire, comme le début d’une idée encore vague mais qui bientôt pourrait illuminer l’affaire. Puis il lui vint à l’idée que toutes les créatures qu’il avait rencontrées jusqu’à présent – humaines ou non – parlaient un anglais plus ou moins pur, mais dans tous les cas parfaitement compréhensible. Quelles étaient les probabilités pour que non pas une mais deux langues soient communes à deux univers aussi différents ?

N'ayant pas de réponse satisfaisante, il décida d’oublier la question.

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