Dans la Gueule du Loup

Chapitre 1 : Dans la Gueule du Loup

Chapitre final

5946 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 16/11/2021 09:11

- "Ryo ..." Murmura-t-il en passant à côté de moi.


Dans ce hall bondé de l'aéroport de Tokyo, Mick Angel venait d'embrasser ma partenaire sur la bouche et je n'avais qu'une envie : lui balancer mon poing dans la tronche. Mais je savais pertinemment qu'il jouait avec mes nerfs avec délectation et je décidai que je ne lui ferai pas ce plaisir. 


Quelques instants auparavant, avant que son vol pour Los Angeles ne soit annoncé, il me l'avait confiée, m'avait demandé de veiller sur elle. Il savait bien ce qu'elle représentait pour moi et que je comptais pour elle. Ce baiser n'avait été qu'une simple provocation pour que je me secoue enfin et me décide un jour à faire de même ... Il serait temps.

- "Mon client ..." Poursuivit-il en me dépassant.


Mon corps se figea. Ce n'est pas dans ses habitudes de révéler l'identité de son commanditaire. Un tueur à gages digne de ce nom ne révélera jamais le nom de son employeur. Question de principe, de survie, d'honneur. Je le savais mieux que personne car nous avions les mêmes lignes de conduite. Quand Falcon et moi lui avions posé la question quelques minutes auparavant, c'était surtout pour blaguer, pour malmener un peu son orgueil trop arrogant. Nous savions pertinemment qu'aucun de nous ne répondrait à cette question et pourtant ... Je n'avais pas pû m'empêcher. Après tout, j'avais été sa cible. J'avais bien le droit de savoir ou du moins, d'essayer de savoir.

- "C'est ..." 


J'eus l'impression que le temps s'était arrêté et que je savais déjà ce qu'il allait me dire. J'aurais dû y penser plus tôt ... Une seule personne au monde peut me haïr assez pour engager le Tueur à Gage Numéro Un des Etats-Unis, mon ancien partenaire, rival mais ami de toujours, Mick Angel, pour me tuer, l'unique pro encore en vie et assez compétent pour réussir à me descendre. 


Une seule personne pouvait imaginer un plan aussi machiavélique et infaillible ... ou presque. Une seule personne était effectivement assez corrompue pour considérer comme un cadeau le fait de mourir par la main d'un ami. Mais cette personne n'avait pas prévu que Mick puisse renoncer, renoncer pour ne pas faire de peine à Kaori en me supprimant, cette personne ne pouvait pas imaginer que Mick renoncerait par amour. Oui, l'amour avait fait foirer son plan a priori infaillible tout simplement parce que ce sentiment était parfaitement étranger à cette personne. 


Et je ne fus même pas surpris quand Mick prononça dans un murmure à peine audible, me tournant déjà le dos :

- "Ton père."


Pendant que ses pas s'éloignèrent lentement derrière moi, je vis la silhouette massive de Falcon se raidir. Il avait entendu. Evidemment. Son ouïe surdéveloppée depuis la cécité qui l'a frappé à cause des anciennes blessures que je lui avais infligées quand nous étions guérilleros, lui permettait de capter le moindre changement de rythme cardiaque, les variations des auras et les accélérations des souffles, alors il n'avait eu aucune peine à comprendre les murmures de Mick. Ses lunettes noires étincelèrent soudain dans un rayon de soleil, sa moustache redevient droite, dissimulant brusquement ses dents et son sourire. 


A ses côtés, Kaori, encore rougissante du baiser que Mick avait déposé sur ses lèvres, me regardait avec de grands points d'interrogation dans les yeux. Percevant ma surprise, mais se méprenant sur son origine, elle me lança, parlant à toute allure, nerveuse :

- "Hey, pas de malentendu, hein ! Il m'a embrassée sur la joue ! Sur la joue. C'était juste à côté de la bouche mais bien sur la joue ..."


J'avais bien envie de lui répondre que ce n'avait pas d'importance mais aucun mot ne parvint à franchir mes lèvres. Je devais reprendre mes esprits et canaliser la haine, la colère et la rancœur qui remontaient lentement en moi. 


Mon père. 

Alors c'était lui. Il était encore en vie et souhaitait donc que nous mettions un point final à notre affrontement en m'éliminant. 

Mon Père.


Elle posa sa main sur mon bras, me faisant sortir brusquement de ma léthargie et je compris soudain ce qui allait se passer. J'entendis Kaori continuer : 

- "Mick n'a pas ..."

- "Mick ! Espèce de crétin décérébré !" M'exclamai-je en me dégageant de son emprise. "Mick !!! Attends !"


En me retournant, j'aperçus facilement sa grande silhouette et sa chevelure blonde parmi la foule et me lançai à sa poursuite, serpentant  entre les voyageurs, en bousculant quelques-uns, pendant que Kaori me poursuivait en hurlant :

- "Ryoooooo ! Non, arrête, Ryo ! Vous n'allez pas encore vous battre pour ..."


A cet instant, je parvins à la hauteur de Mick et l'attrapai par le bras, le forçant à se retourner. 

- "Angel, non ! N'y va pas."

- "Je rentre chez moi. Je n'ai plus rien à faire ici." Me répondit-il en me dévisageant comme si j'étais devenu fou.

- "Ne pas honorer la demande d'un homme comme lui équivaut à signer son arrêt de mort, Mick."


Son regard bleu azur me sondait, son sourire narquois me défiait mais Mick Angel restait muet. Kaori me bouscula soudain et bredouilla quelque chose dans mon dos mais je n'y prêtai pas attention. Je devais le convaincre. Il devait rester. C'était une question de vie ou de mort : 

- "Reste. A nous deux, on peut s'en sortir."

- "C'est l'Union Teope, Ryo. Je ne sais pas si tu les connais mais ce n'est pas un groupe mafieux comme ceux qu'on a malmenés par le passé à Los Angeles. " Répliqua-t-il d'un ton neutre, toujours maître de lui quand il s'agissait du boulot.

- "C'est quoi ? Qui ça ?" Demandai-je, abasourdi, pensant que mon ouïe, d'ordinaire si fine, me jouait des tours.

- "L'Union Teope."


J'entendis Kaori étouffer un hoquet de surprise derrière moi. L'Union Teope avait fait abattre son frère des années auparavant.

- "Tu es sûr ?" Demandai-je.

- "Oui."

- "L'Union Teope?"

- "Oui, t'es devenu sourd ou quoi, Bro' ?" 


Il ne put retenir un sourire qui s'effaça cependant bien vite car il comprit certainement à mon regard et à celui de Kaori que, pour nous, ce nom n'avait rien d'une blague. Mick Angel planta son regard bleu acéré dans le mien et articula avec précision :

- "Ton père en est devenu le chef incontesté depuis quelques mois et il est en train de lui donner une dimension internationale." Il se pencha un peu vers moi pour me préciser : "On n'a pas affaire à des malfrats à la petite semaine. On ne s'en débarrassera pas comme ça."

- "Et on est pas des nettoyeurs du dimanche ! Et ça ne serait pas la première fois que je mettrais à mal cette organisation."


Un de ses sourcils se leva quand je mentionnai cette information et je poursuivis :

- "Ils sont responsables de la mort de Makimura il y a presque huit ans maintenant. Mais on s'est vengés Kaori et moi. Je pensais qu'on en avait fini avec eux mais on peut remettre ça."


 Il regarda Kaori derrière moi pendant quelques secondes. Je n'eus pas besoin de me retourner pour savoir qu'elle avait les larmes aux yeux et j'étais prêt à parier mon Magnum 357 qu'elle hochait gravement la tête, le menton levé et le regard chargé de défi. Mick me lança sans ambages :

- "Tu as déjà essayé d'éliminer ton père quand on était aux Etats-Unis, Ryo, et tu t'es vautré." 

- "Je sais. Je m'étais laissé guider par ma haine."

- "Et là ? Qu'est-ce qui te guiderait ?"

- "A ton avis ?"


Il ne répondit pas, se contentant de jeter encore un œil derrière moi. J'abattis ma dernière carte en lui lançant :

- "Et j'étais seul. Deux Numéros Un ensemble, qui peut lutter contre ça ?"

- "Trois Numéros Un ..." Entendis-je derrière moi et la silhouette massive de Falcon nous cacha la lumière. "Je te rappelle qu'on a toujours pas fini notre duel. On a fini ex aequo toi et moi, Ryo."


En temps normal, j'aurais répliqué quelque chose de blessant, rien que pour l'enquiquiner mais ce n'était pas le moment. Je devais convaincre Mick de rester, sinon, il allait mourir. J'en étais persuadé. Je connaissais mon père, il ne plaisantait pas avec les questions d'honneur, de parole donnée ou d'engagement et ne pas honorer un contrat était puni par la peine capitale.


Mick Angel nous dévisagea tour à tour, l'immense Falcon, Kaori puis moi avant de lancer son sac de voyage sur l'épaule en marmonnant :

- "Alors si y'a Falcon, là, je dis qu'on peut peut-être s'en sortir ..." Il me dépassa et continua dans sa lancée : "Non, parce que juste avec toi, sorry man, mais on serait pas allés loin." 

- "Quoi ..." Je n'en croyais pas mes oreilles et j'eus de nouveau la furieuse envie de lui coller mon poing là où je pense quand il attrapa une Kaori pantoise par le bras en lui susurrant à l'oreille : 

- "Désolé ma Douce d'avoir brisé ton cœur avec ce faux départ ..."


Elle me lança un regard ahuri mais je haussai les épaules en levant les yeux au ciel. 


A cet instant, j'étais persuadé d'avoir fait ce qu'il fallait faire. 

J'étais persuadé que, face à nous trois, Falcon, Mick Angel et Ryo Saeba, les trois plus grands professionnels actuels réunis, face à nous, mon père adoptif, Shin Kaïbara, ancien chef mercenaire sanguinaire et impitoyable ne ferait pas le poids. 

Oui, j'en étais persuadé ...


Si j'avais su ... 


***

Si j'avais su ... je ne serai pas en train de quitter ce pays qui m'a vu naître une première fois et renaître ensuite en vivant à tes côtés. Debout sur la bastingage de ce yacht blanc et étincelant, je regarde la côte qui s'éloigne, pensant à l'homme que je suis devenu grâce à toi et que je laisse derrière moi. Les mots que Mick a prononcé à peine quelques heures auparavant à l'aéroport, me reviennent en mémoire, aussi clairement que s'il était à côté de moi :

- "C'est pour ça que je te confie Kaori, Ryo. Tu as changé et tel que tu es maintenant, je suis convaincu que tu sauras la protéger."


J'espère que c'est ce que je suis en train de faire. J'espère que j'ai fait le bon choix pour réparer ma négligence, que tu es et resteras en sécurité dorénavant. Mick et Falcon te protégeront envers et contre tout, j'en suis convaincu. Peut-être même qu'ils sauront mieux s'y prendre que moi.


***

Le trajet de retour depuis l'aéroport se fit dans un silence pesant. Kaori qui s'était assise sur la banquette arrière laissant la place passager à Mick, restait parfaitement immobile et je sentais ses yeux rivés sur ma nuque, à tel point que j'évitai soigneusement de vérifier le rétroviseur central craignant d'y voir ses émotions, ses reproches, sa déception. J'entendais presque les questions qui tourbillonnaient dans sa tête à cet instant. Il faut dire que ça devait être sacrément indigeste à encaisser. Elle venait d'apprendre que l'organisation qui avait assassiné son frère était de retour. Je la connaissais assez pour savoir que son chagrin envahissait à nouveau son cœur ... 


Et elle venait aussi de découvrir dans la conversation des bribes de mon passé que je lui avais toujours dissimulé, notamment que j'avais un père, enfin que j'avais rencontré un homme que j'avais considéré comme tel. Et il y avait encore beaucoup d'autres choses que je ne lui avais pas dites.


Elle connaissait déjà certaines choses, certes, elle avait découvert et accepté un gros morceau, elle savait qu'à l'âge de trois ou quatre ans j'avais été le seul survivant d'un accident d'avion au dessus de la jungle sud-américaine, elle savait que j'avais été recueilli par un groupe de guérilleros, elle savait que j'avais été élevé en enfant soldat et que j'avais donc commis toutes les horreurs que cela implique, elle savait que j'avais commis des crimes ... que j'étais un tueur ... et ce, depuis toujours. 


Oui, elle avait déjà encaissé tout ça. Elle m'avait accepté comme ça. Pour me le signifier à sa façon, elle m'avait même offert une date d'anniversaire, le vingt-six mars, date de notre première rencontre, me faisant là, le plus inestimable des cadeaux : son pardon.


Après avoir franchi le seuil de l'appartement que nous partagions elle et moi, j'échangeais déjà avec Mick, évaluant avec lui nos chances, confrontant différentes tactiques, échafaudant des plans d'attaque. Falcon qui nous avait rejoint, lâchait de temps en temps un grognement, nous incitant à changer nos hypothèses. Je retrouvai cette aisance et cette complémentarité avec mon ancien partenaire américain sans oublier pour autant que, quelques heures auparavant, il envisageait de me descendre froidement pour honorer un contrat sur ma tête.


Au début, Kaori s'était assise sur le canapé avec nous, puis elle s'était levée pour nous servir des cafés et du whisky pour la tasse de Falcon. Silencieuse, le regard fuyant, la tête basse, je ne parvenais pas à attraper ses yeux, je ne parvenais pas à lui dire ... Je ne voulais pas lui raconter ça comme ça, devant nos amis communs, même si eux aussi, connaissaient une partie de ce sombre passé qui était le mien mais certaines choses que j'avais à lui dire ne les regardaient pas. 


Puis, elle est venue nous interrompre tout en enfilant sa veste :

- "Je vais chercher des champignons."

- "Des quoi ?" Demandai-je, abasourdi, alors que mon esprit était concentré sur munitions, attaques furtives et anticipations des réactions de l'ennemi. 

- "Des champignons." Répéta-t-elle froidement. "Vous devez avoir faim et il ne reste que des œufs dans le frigo ... Sans champignons, l'omelette, c'est pas bon. Et comme d'hab, nos plaquards sont vides parce que Môsieur veut pas bosser, donc ... faut que j'aille en chercher."


Je hochai la tête, cherchant dans son regard éteint, un peu de notre complicité habituelle. Elle esquissa un maigre sourire quand Falcon lui gronda une approbation gênée. Je m'attendais à ce que Mick fasse une blague à sa sauce mais il ne dit rien, se contentant de la regarder, inquiet et décontenancé.


Quand elle eut refermé la porte derrière elle sans un mot de plus, Mick se tourna vers moi :

- "Qu'est-ce que ..."


Je l'interrompis pour éviter de lui donner les véritables raisons de son trouble :

- "Elle cuisine quand elle est de mauvais poil. Tu n'aurais pas dû la bécoter, maintenant, elle va s'attendre à un truc qui ne viendra pas et c'est moi qui vais récolter sa colère, comme d'habitude."


Mick éclata d'un rire arrogant :

- "Ahhhh, non, non, non, mon vieux, c'est pas à moi qu'elle en veut, là !"

- "Bah, à qui d'autre ?"

- "Tu as vraiment besoin que je te fasse un dessin ?"

- "Y'en a marre, Angel !"

- "Marre de quoi ? C'est toi qui as voulu que je reste, non ?"

- "Ouais, je me demande bien pourquoi d'ailleurs !"


*** 

J'avoue que j'ai été soulagé quand tu es sortie de l'appartement. Je n'en pouvais plus de te voir ainsi, joues pâles, bouche pincée et mâchoire serrée. J'en avais assez de sentir ton regard acéré braqué sur moi quand j'avais le dos tourné et de ne pas réussir à croiser tes yeux quand nous nous faisions face. Ton amertume me renvoyait mon incapacité à te parler ou plutôt ... ma trouille pathologique de te parler ... et de te perdre. Comme toujours. 


Mais si j'avais su ... 


Si je n'avais pas été si satisfait de te voir sortir, j'aurais peut-être eu la présence d'esprit de te retenir, de te protéger, d'être là pour toi. 


Si j'avais été capable de te parler de tout ça avant, tu n'aurais peut-être pas eu le besoin de sortir pour prendre l'air.


Si j'avais ... 


Mais je n'ai pas ... et à cause de moi, sans le savoir, tu t'es jetée dans la gueule du Loup.


C'est trop tard maintenant. Ce qui est fait ne peut être défait.


La brise du large qui me fouette le visage m'apporte une fraîcheur bienfaitrice, balayant mes regrets, ma peine et mes incertitudes. J'ai fait des erreurs et je vais les réparer.


***

Notre petite chamaillerie à Mick et moi avait vite été interrompue par le son de la télévision. Voulant nous signifier que nous l'emmerdions au plus au point, Falcon avait allumé le poste, augmentant le volume jusqu'à ce que je m'exclame, passant ma rage sur lui :

- "Putain mais merde, Falcon ! Pourquoi tu nous casses les oreilles avec ça ! T'es aveugle, qu'est-ce que t'en as à foutre de regarder la télé ?"

- "La ferme."


Sa voix de baryton et son ton autoritaire me réduit immédiatement au silence. Quand mon ancien rival parlait comme ça, c'est qu'il avait quelque chose à dire :

- "Je viens d'entendre un truc."


Mick et moi nous tournâmes d'un même mouvement vers le poste allumé où nous découvrîmes avec stupeur des images de morceaux métalliques qui flottaient sur l'océan et un bandeau rouge qui annonçait : "Crash Aérien : Le Jumbo Jet s'est abîmé en mer" pendant qu'une voix neutre de journaliste commentait :

- "Pour l'instant, les secours qui ont été dépêchés sur place n'ont guère d'espoir de trouver des survivants parmi les passagers du vol Jumbo Jet 714 Tokyo-Los Angeles de cet après-midi. Nous n'avons aucune information concernant les causes de cette explosion : défaillance technique, erreur humaine ou attaque terroriste ? Pour l'instant, les enquêteurs n'excluent aucune ..."


Falcon éteignit brusquement et se tourna vers nous :

- "Alors, Angel ? Content d'être resté, finalement ?"


Mick se tourna vers moi et murmura :

- "Yep, man. Of course." Pâle comme un linge, Mick joignit les mains sur ses genoux et ajouta dans sa langue : "I must say ... the message is perfectly clear, don't you think ?"

- "Oh oui. Même un aveugle le verrait." Répondit gravement Falcon.


A cet instant, le téléphone sonna, nous faisant sursauter tous les trois. Mick et moi échangèrent un regard. Je ne sus si il remarqua la tension et la panique dans mes yeux mais ses poings froissèrent le pantalon de son costume impeccable ... 


Après la première sonnerie, je m'étais levé sans m'en rendre compte.

A la deuxième sonnerie, je savais. 

Avant la troisième, j'avais saisi le combiné, sachant parfaitement quelle voix j'allais entendre, ce qui n'empêchait pas mon cœur de battre furieusement dans mes oreilles.


Dans le combiné, je prononçai d'une voix dure et sèche :

- "Où est-elle ?"


Un rire me répondit, un rire diabolique, un rire tiré des réminiscences du passé, un rire qui me glaça le sang, s'insinuant dans mes veines, provoquant un frisson de dégoût qui courut le long de ma colonne vertébrale qui se couvrit brusquement d'une humidité nerveuse et froide. Au bout de quelques silencieuses secondes, la voix de mon père me répondit :

- "Avec moi mais ça, tu t'en doutes, non ?"

- "Si tu touches à un seul de ses cheveux ..."


Il éclata à nouveau de rire :

- "Tu feras quoi ? Tu viendras me casser la gueule à grands coups de châtaignes dans les dents ou bien tu seras plus sérieux et tu viendras pour me ..."

- "Pour te tuer." L'interrompis-je froidement, pensant sincèrement ce que je disais. "Ca, oui."

- "Oh ... enfin ..." Jubila-t-il avant d'éclater d'un rire satisfait: "Alors tu tiens à elle ?"


Je ne répondis pas, me contentant de serrer le poing, tellement fort que je sentis mes ongles entailler ma paume. 

- "Alors, ça me donne une petite idée. J'ai une question pour toi, Ryo." poursuivit Shin Kaïbara d'une voix parfaitement maîtrisée, calme, froide et pragmatique. "Que préfères-tu ? Venir m'affronter, au risque de perdre ta petite amie ..."

- "Ce n'est pas ..." L'interrompis-je par pur réflexe puis retins mes mots ; Kaori n'était pas ma petite amie, certes, mais ça ne changeait rien à ce que je ressentais pour elle.


Comme je demeurais silencieux, mon père adoptif m'interrogea :

- "Oui ? Ce n'est pas quoi ?"

- "Rien. Laisse tomber."


Il toussota et reprit :

- "Je disais donc ... je te laisse deux options. Options numéro un : tu viens pour tenter de me tuer, avec tous les risques que cela comporte pour ta douce moitié. Option numéro deux : tu acceptes de te joindre à moi à la tête de mon organisation. En échange de quoi, je la libère sur le champ." 


Je restai muet, serrant toujours le poing, imaginant parfaitement son sourire perfide à l'autre bout de la ligne.

-"Alors ?" Murmura-t-il.


Je sentis une goutte de sueur froide dessiner un sillon brûlant dans mon dos alors qu'il reprenait d'un ton badin :

- "Oui, je sais, c'est un peu abrupt comme proposition ... mais j'ai donné à cette organisation une dimension qu'elle n'avait pas auparavant. Nous sommes capables de négocier avec des États. Tous veulent des soldats d'"Immortels" créés grâce à l'Angel-Dust."

- "Tu continues toujours ces saloperies ?"


Il rit :

- "Oh, je vois que ton exposition à la Poussière d'Ange t'a fortement déplu."

- "Déplu ?" m'exclamai-je abasourdi, en repensant à la douleur que j'avais ressentie en me réveillant, il y a presque vingt ans, en pleine jungle, couvert du sang de mes ennemis, les mains tremblantes, la vue brouillée, la tête sur le point d'exploser, mes veines battant encore au rythme de la drogue et de l'envie de tuer. 


Et cette douleur était douce en comparaison de celle que j'avais ressentie lors de mes trop longues crises de manque qui avaient suivies, alors que tout mon corps réclamait ce dérivé du PCP. 


J'avais été son cobaye, sa marionnette, un test parmi tant d'autres pour créer ce guerrier "immortel", shooté au point de ne ressentir ni la douleur des blessures ni la puissance de la mort. Un automate sanguinaire et démoniaque, voilà ce qu'il avait fait de moi.

- "Déplu ?" Répétai-je, me demandant s'il réalisait véritablement ce qu'il venait de dire.

- "Oh ... pardon mais ne jouons pas sur les mots, ce n'est pas le sujet." M'éconduit-il. 

- "Libère-la. Elle n'a rien à voir avec ça."


Il éclata de rire avant de me répondre :

- "Elle a tout à voir avec ça ... Elle prouve ta faiblesse ! Sa présence à mes côtés met en lumière ton incapacité à défendre une simple femme ! Donc, réfléchis bien, Ryo ! Tu n'es pas de taille !"


Je serrai les mâchoires, retenant ma furieuse envie d'exploser le téléphone et de le réduire en miettes. Mais il était le seul lien qui me permettrait de retrouver Kaori. Il était plus précieux que tout.


J'entendis à nouveau ce petit rire retenu et monstrueusement poli puis Shin Kaïbara conclut d'une voix sèche :

- "Je te laisse réfléchir. Je te rappelle pour te donner le lieu du rendez-vous."


Et il raccrocha. Je me retrouvai, immobile, abasourdi, rongé par ma haine et ma colère contre lui, contre moi, contre mon imbécilité ... Si j'avais su ... 


***

Pourquoi t'ai-je laissée sortir de chez nous, Kaori ? Pourquoi ?


Je soupire en portant ma main à mon front, protégeant mes yeux comme si je pouvais te voir d'aussi loin. Je t'imagine enroulée dans l'écharpe jaune que je t'ai offerte pour Noël, serrant autour de toi ton vieil imperméable, tes cheveux courts et indisciplinés chahutés par le vent qui forme un tourbillon autour de toi, emportant avec lui les dernières feuilles mortes de l'automne. Je vois presque les larmes qui coulent sur tes joues à cause de moi.


Pardon. 


Je te demande pardon. C'est de ma faute ce qui est arrivé. C'est de ma faute si tu as de la peine ce matin mais je vais réparer tout ça. C'est à moi de le faire et à personne d'autre. Mick, Falcon, toi ... vous devez rester en dehors de ça. Vous protéger est mon rôle, ma raison d'être, peut-être même mon destin, admettons que l'on croit à cette idée. 


Pardon.


J'accomplirai ma vengeance, ta vengeance, notre vengeance et tu seras en sécurité. Pour le moment, l'Union Teope et Shin Kaïbara détourneront leur attention de toi et c'est bien là l'essentiel pour moi. 


Adieu, Kaori.


****

A la tombée de la nuit, Falcon, Mick et moi nous rendîmes au point de rendez-vous donné par mon père lors d'un deuxième appel de sa part : une série de chiffres, incompréhensible pour Mick, mais limpide pour Falcon et moi, pétris de codes militaires comme nous étions. Il s'agissait de coordonnées géographiques et d'une heure. 


Nous n'eûmes aucune difficulté à trouver l'immeuble en construction dans une zone industrielle déserte à cette heure nocturne. Pas très original mais efficace. Pas de voisinage, des espaces ouverts permettant de s'enfuir facilement, des endroits pour se dissimuler, des bâches, des piliers, des coffrages, des tas de planches ... Une véritable jungle de béton, de bois et de ferrailles. 


Nous procédâmes comme convenu. 


Il y avait fort à parier que Kaïbara pensait s'être débarrassé de Mick et qu'il le croyait mort. Mon ami resterait donc en retrait, endossant le rôle du joker de la deuxième chance, en cas de besoin. Falcon, lui, se chargerait d'assurer discrètement mes arrières.

- "J'suis sûr qu'il y a des charges de C4 dans tous les coins." Avait-il murmuré. "Et au besoin, je zigouille ses gros bras. A mon avis, il n'est pas venu tout seul, cet enfoiré."


Sans un mot de plus, Falcon disparut dans la pénombre, Mick se mit à couvert et je poursuivis droit devant moi, conscient que j'allais me retrouver face à celui que je craignais le plus. 


Les sens en alerte, je sortis mon arme de son holster et pénétrai dans l'enchevêtrement de piliers en béton et de câbles électriques. Soudain, une lumière puissante déchira la pénombre, se fixant sur un pilier auquel un corps était attaché. 


Kaori !


J'avais failli crier son nom. Je l'entendis gémir derrière son baillon. Ses yeux me confirmèrent mon intuition : mon père était quelque part, tapi dans l'ombre. J'armai mon revolver, prêt à m'en servir.

- "Je ne ferai pas ça, si j'étais toi ..."


Je vis alors sa silhouette apparaître derrière Kaori, les contours se dessinant dans la lumière. Je redécouvris son visage qui se matérialisa au-dessus de l'épaule de ma partenaire qu'il utilisait comme bouclier. Mon père avait pris quelques rides, ses tempes s'étaient teintées de gris mais il était resté le même. Il me sourit et ses yeux pétillèrent de joie. Debout derrière elle, il passa son bras autour de son cou, pointant un objet contre sa carotide et s'adressa à moi d'un ton détaché et froid qui me glaça le sang :

- "Placée de cette façon, si tu tires pour la détruire, tu tues cette gentille petite. Alors ... réfléchis avant d'agir."

- "Je suis venu. Libère Kaori."

- "Ce n'était pas la seule condition, il me semble."

- "Affrontons-nous. Comme nous aurions toujours dû le faire."

- "Je n'en ai pas envie. Je ne veux ni mourir de ta main ni t'abattre, fiston. Je préfère une autre méthode." Et en terminant ses mots, il rapprocha l'aiguille de la gorge de Kaori. "Devine ce qu'il y a dedans ..."

- "De l'Angel Dust ..." Murmurai-je, la gorge tellement serrée que je ne reconnus même pas ma propre voix.


Il éclata de rire : 

- "Perspicace, comme toujours. Alors, voilà le deal, Ryo. Tu me rejoins, je la libère et elle repart saine et sauve avec tes amis. Joue au con et je lui injecte une bonne dose d'Angel-Dust et tu devras l'affronter en combat régulier pendant que mes hommes se chargent de Falcon et de ... je n'ai pas réussi à l'identifier."


A cet instant, trois dizaines d'hommes armés sortirent de l'ombre et nous mirent en joue. Je vis Mick sortir de derrière un tas de sacs de ciment, les mains en l'air sous la menace de six ou sept mitraillettes, le regard plein d'incompréhension, suivi de près par la grande silhouette de Falcon, dont le visage était tuméfié. Ni lui, ni Mick, ni moi n'avions perçu leur présence. Comment cela était-ce possible ? Shin éclata à nouveau de rire 

- "Mick Angel ... Je suis ravi d'ailleurs de constater que vous êtes toujours parmi nous. Surpris mais ... ravi ... Sincérement. Falcon, ta présence m'honore." Puis il nous expliqua fièrement : "Vous ne pouvez pas sentir leurs auras. Tous sont des "Immortels" grâce à une nouvelle version de l'Angel-Dust ... plus précise, plus mesurée ... qui évite les débordements de haine tout en annihilant totalement le libre-arbitre et l'instinct de survie. Prêts à tous les sacrifices. Obéissant à n'importe quel ordre, même le plus ... contre-nature. Magnifiques, non ? Des soldats parfaits en quelque sorte."


Je ne sus quoi répondre. 


Derrière son bâillon, Kaori me lançait un regard suppliant, me signifiant de ne pas céder. 

- "Mais pour elle, je me suis dit que l'ancienne version serait plus ..." Kaïabra toussota pour s'éclaircir la gorge, ménageant son petit effet : "... plus appropriée, disons. Histoire de faire revivre les vieux souvenirs, n'est-ce pas, Ryo ?"


J'en eus un haut-le-cœur. Je me rappelai si bien de cette torture. Imaginer qu'elle puisse endurer cette souffrance, qu'elle puisse sentir cette douleur s'insinuer dans toutes les parcelles de son corps, incendier  ses veines, insufflant une rage irrépressible, la forçant à tuer pour diminuer la souffrance ... tuer ... tuer ... tuer ... Encore et encore ... car seuls l'odeur et le goût du sang pouvaient atténuer cette douleur ...


Non.

Hors de question.

Non.

Pas Kaori.

Non.

Pas elle.

Non.

Surtout pas elle. 

Non.

Je ne supporterais pas de la voir subir cet immondice.

Non.

Plutôt mourir.

Non.

J'avais promis à son frère de veiller sur elle quand il était mort dans mes bras, je ne pouvais pas faillir à mon serment.

Non.

J'avais fait la même promesse à Mick.

Non.

Je ne pouvais pas lui faire subir cette infame torture

Non.

Je n'en avais pas le droit.

Non.

J'avais envie de hurler. 

Noooooon !!!


Shin Kaïbara inclina la tête en me souriant doucement, presque tendrement puis il ajouta, l'aiguille toujours posée contre la gorge de ma partenaire :

- "Tenir tête à la nouvelle Union Teope que je dirige serait pure folie ! Rejoins-moi."


Je n'avais pas le choix. Je posai alors mon arme au sol et levai les mains en signe de reddition. J'entendis Mick maugréer dans mon dos pendant que je me dirigeai vers Kaïbara et Kaori, Kaori qui me dévisageait, me sondant, cherchant à deviner mon plan sauf que, cette fois, je le savais bien, elle n'allait pas aimer mon plan. Mais je n'avais vraiment pas d'autre option. Aucune qui ne me convienne en tous cas. Ma décision était prise.


Quand je m'arrêtai à une dizaine de mètres d'eux, Kaïbara la détacha avec une surprenante et étrange délicatesse, je l'entendis même s'excuser sous les yeux ahuris de Kaori. Puis, enfin, ma partenaire se dirigea vers moi, avec une lenteur que je trouvais absolument insupportable. J'avais envie de lui crier :

- "Dépêche-toi, qu'on en finisse !" 


J'avais du mal à supporter cette attente, craignant à tout moment de voir un des hommes de main de mon père braquer son arme sur elle alors que mon revolver était resté au sol derrière moi. Quand Kaori fut assez proche, je la saisis par le bras et l'attirai vivement contre moi. Elle posa sa tête contre mon torse et je ne pus me retenir de lui caresser les cheveux.

- "Bon ... Tu viens ?" M'interpella Kaïbara.

- "Deux secondes."


 Kaori leva ses yeux vers moi en me murmurant :

- "Tu ne vas pas faire ça, dis ?"


Je pris son visage entre mes mains et plongeai mon regard dans le sien :

- "Promets-moi simplement de vivre. Et de tout faire pour rester en vie, d'accord ?"

- "Mais ... Ryo ..."

- "Promets-le moi !"

- "Je ..."

- "Promets-le moi !"


Elle hocha la tête pendant que deux larmes dessinaient deux parallèles brillantes sur ses joues :

- "Je te le promets."


Je déposai un  baiser sur son front avant de lui murmurer :

- "Je t'aime Kaori. Ne t'inquiète pas pour moi et vis !"


Je m'éloignai alors brusquement d'elle, sachant que si je restais encore une seconde de plus contre elle, je n'aurais plus la volonté de la quitter. Je fis quelques pas, les plus douloureux de toute ma vie, me dirigeant vers la silhouette de celui que je haïssais le plus au monde. J'allais le rejoindre mais je devais canaliser ma rage. Oui, il le fallait.


Au bout de quelques pas, sans me retourner, je prononçai haut et fort :

- "Angel ! Tu avais raison, Mec, on n'est pas allés loin. Veille sur elle et refroidis tous ceux qui voudront s'en prendre à elle, OK ?"


Après quelques secondes de silence, Mick me répondit, déterminé :

- "Trust in me, Bro'."


***

Alors que ce bateau de malheur m'éloigne inexorablement de Kaori, j'entends tes pas derrière moi puis ta voix atrocement mielleuse et satisfaite susurre lentement :

- "Je suis surpris que tu aies accepté de me rejoindre. Je pensais que tu avais changé. Il faut croire qu'un loup reste un loup après tout."


Tu t'appuies lentement au bastingage et laisses ton regard se perdre vers la côte qui s'éloigne de plus en plus. Tu ressembles à un homme comme les autres à cet instant. Tu  me murmures alors :

- "Et le Loup vient de retrouver sa meute. Enfin." 


Je ris intérieurement. Ne crois pas à ma métamorphose, Shin. J'ai appris que pour éradiquer un monstre, il ne suffit pas de lui couper la tête. Il faut découvrir ses points faibles et les utiliser sans remords, déterminer l'origine de ses ressources et en couper méthodiquement les racines, il faut en trouver le cœur et le détruire soigneusement. Et je  te promets que je frapperai en plein cœur, admettons que tu en aies encore un.


Je me tourne vers toi, te souriant pour te faire croire que je confirme tes espérances.

- "Oui. Enfin ..."



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