Qui suis-je ?

Chapitre 2 : Le vent T'emportera ...

Chapitre final

4438 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 01/02/2022 10:49

 Les paroles de : "Le Vent Nous portera" de Noir Désir ont été écrites par Jean-Paul Roy / Denis Barthe / Bertrand Cantat / Serge Teyssot Gay

Pour l'écouter : https://www.youtube.com/watch?v=NrgcRvBJYBE




- "Papaaaaaa !"


Je m'éveille en sursaut, le cœur battant à tout rompre, la nuque couverte d'une fine sueur glacée. Je reprends peu à peu mon souffle et je m'efforce de me reconnecter à la réalité et à ce monde qui m'entoure. Je réalise alors que je suis tombé de mon canapé et que je gis lamentablement sur le sol.


Mon canapé. Mon salon. Mon appartement. Shinjuku. Tokyo. Japon.  

Je suis au Japon. Je suis City Hunter. Je suis la moitié de City Hunter. Je partage ma vie avec Kaori. 


Kaori ...


Tout va bien. C'était un cauchemar ... 

Tout va bien. Un cauchemar ...

Enfin, tout va bien ...


Tout va bien ?


Je me frotte la tête avant de me relever. Ma main glisse sur la bouteille de whisky qui roule jusqu'au pied de la table basse faisant cliqueter sa sœur jumelle. Dans le silence de la nuit, on dirait presque une explosion. Je sursaute et je retiens mon souffle, tendant l'oreille. J'entends Kaori se retourner dans notre lit mais elle ne se lève pas. Je ne l'ai donc pas réveillée. Je soupire de soulagement.


Je réalise alors qu'une méchante gueule de bois me ronge le crâne, traversant d'une lame brûlante mes tempes de part en part. Je masse lentement ces dernières, espérant ainsi diminuer un peu la douleur. En vain. Peine perdue. Après deux bouteilles, c'est pas un petit massage qui fera disparaître mon mal de tête et ma bouche pâteuse.


Je regarde à nouveau les bouteilles vides en murmurant :

- "Putain, Ryo, t'as merdé, là ... Deux. En entier."


Je me lève enfin pour ramasser les preuves irréfutables de mes faiblesses et les poser sur la table basse. Je les regarde, les dévisage, les inspecte, les mesure. 

Pas de doute, je les ai bues ... 


Je les ai bues toutes les deux la veille au soir, après avoir rassuré Kaori quand elle m'avait interrogé du regard en me demandant : 

- "Tout va bien ?"


Malgré ma migraine, je souris en repensant à sa question. Je n'ai pas pu la berner. Mais je n'ai pas pu lui dire :

- "Non, ça ne va pas bien, Kaori." 


Ca, je ne lui avouerai pas. Il y a encore certaines choses que je préfère garder pour moi. Désolé, je suis comme ça. Je ne change pas si facilement, en un claquement de doigts ... Je lui ai alors répondu, sûr de moi :

- "Bah oui, bien sûr ! Va te coucher, t'es crevée, je te rejoins après ma clope sur le toit."

- "Tu es sûr ?"


Je l'ai embrassée pour toute réponse, ne voulant pas continuer à lui mentir plus longtemps. 


Je regarde la pendule : il est presque cinq heures du matin et la question de Kaori résonne encore dans mes oreilles :

- "Tout va bien ?"


Je soupire. Mais, oui, tiens ! Bien sûr que tout va bien !!! C'est pour ça que je me suis enfilé deux bouteilles de whisky ! 


J'ai ouvert la première la veille, vers vingt-deux heures trente, après avoir vérifié que Kaori dormait paisiblement. 

La veille, alors que je n'arrivais pas à ne pas penser à toi. 

La veille ... Toute la journée, je n'avais fait que ça, penser à toi ...

La veille, l'anniversaire de ta mort.


Cinq ans. 

Ça fait cinq ans maintenant que je t'ai tué, Papa. 

Ça fait cinq ans que j'ai décliné ton offre de devenir ton bras droit dans la gestion de l'Union Teope. 


Je vais pousser un peu plus loin, Papa : aujourd'hui, ça fait des années que j'ai refusé de te suivre dans la mise au point et la commercialisation de l'Angel-Dust et que tu m'as fait payer mon refus de la pire des façons. 


Je me rassois sur le canapé et cherche mon paquet de clopes. Je réalise que je me suis endormi dessus et la dernière cigarette que j'extirpe est complètement tordue. Je me lève pour ouvrir la fenêtre et l'allumer. J'envoie alors ma fumée dans l'air frais, baigné de la lumière de l'aube qui se lève peu à peu.


Il faut qu'on parle, ce matin, Papa. Je suis prêt à te parler. Enfin ... 


Mon cauchemar me revient en tête, par bribes. J'en ai la nausée. Ce n'est pas le premier du genre mais, cette nuit, il était sacrément dérangeant.


Je me demande ... Oui, Papa, je me suis souvent demandé, lors de mes rêveries alcoolisées, quand la tristesse et les souvenirs ressurgissent, révélés par les vapeurs de whisky : à quoi aurait ressemblé ma vie si je t'avais dit oui alors que nous étions perdus dans la jungle ? Si j'avais accepté, il y a de ça des années, de dominer nos camarades, de les transformer en marionnettes inhumaines, quel genre d'homme serais-je aujourd'hui ? 


Mais, je tiens d'abord à te dire une chose, ce n'est pas parce que je me suis posé la question plusieurs fois dans ma vie que je regrette d'être devenu qui je suis. Et les images de mon rêve ne font que confirmer ma certitude.


J'en ai souffert, de ce choix, oh oui, et ça a été difficile de soutenir ton regard empli de déception quand je te l'ai annoncé, mais je ne le regrette pas. Ce refus a conditionné tout le reste de mon existence : mon empoisonnement contre ma volonté de ta part avec cette maudite drogue, les blessures que j'ai infligées à Umibozu sans le vouloir, mon sevrage à l'Angel-Dust et ma rencontre avec le Professeur, mon départ pour les Etats-Unis pour essayer de t'éliminer, ma défaite cuisante, mon association avec Keny, ma rencontre avec Mick, mon départ pour le Japon, mon partenariat avec Makimura, frère ... sœur ... Kaori ...


Oui, sans ce douloureux refus que tu as perçu comme une rébellion contre toi, sans cela, j'aurais été quelqu'un d'autre ... Et je n'aurais pas rencontré Kaori.


Kaori ...


Je ne m'y attendais absolument pas, Papa, mais j'ai été récompensé de ce choix de la plus belle et la plus inattendue des façons : une femme remarquable partage ma vie aujourd'hui, une femme qui connait mon passé et mes faiblesses, à moi, l'orphelin perdu, le guérillero sans cœur, le tueur sans pitié. Elle m'accepte comme je suis et accepte de m'aimer autant que je l'aime.


Et tu sais quoi ? Elle m'a offert un cadeau précieux : un avenir. Pour la première fois de ma vie, je ne vis pas juste pour ne pas mourir demain, ou dans l'heure ou la minute qui suivra. 


Je vois plus loin. J'envisage de vieillir, oui, moi l'éternel jeune homme de vingt ans, j'envisage de vieillir à ses côtés. Cette perspective me remplit d'une joie étrange que je découvre jour après jour depuis presque cinq ans aujourd'hui.


Je n'ai pas peur de la route

Faudrait voir, faut qu'on y goûte

Des méandres au creux des reins

Et tout ira bien

Le vent nous portera


Ça fait cinq ans que j'ai fait sombrer ton corps dans la mer en détruisant ton bateau maudit. 

Ça fait cinq ans que ma vie a changé à jamais puisque ton ombre ne plane plus derrière mon épaule et que ma haine contre toi s'est évaporée ...

Ça fait cinq ans que nous nous sommes affrontés …

Ça fait cinq ans que j'ai gagné notre duel.


Je ne regrette pas non plus d'avoir appuyé sur la détente, Papa, car, je sais, au plus profond de moi, que c'est ce que tu souhaitais.


Cela fait quelque temps maintenant que je suis persuadé que tout ton stratagème n'avait pour but que de mourir de ma main ; de ma main et mon arme, ce Python 357 Magnum que tu m'avais offert après mon initiation. Je ne doute pas que tu savais très bien qu'en impliquant les personnes qui m'étaient chères, je ne pourrais pas faire autrement que les défendre : Mick, mon ancien partenaire, mon alter ego et Kaori, ma nouvelle partenaire ... 


Quand elle m'a raconté votre première rencontre, j'ai tout de suite compris que tu avais vu ce qui nous liait, elle et moi. Tu as su immédiatement que je serais prêt à tout pour elle. Tu as peut-être même compris avant moi combien je tenais à elle, combien elle était tellement plus qu'une simple partenaire de travail.


Tu m'as littéralement acculé pour que je n'aie pas d'autre choix que de t'envoyer vers la mort, ta délivrance, la fin de ta folie et de ta douleur, vers Anita ...

- "Mieux vaut mourir d'une balle tirée avec amour que d'agoniser le cœur rempli de désespoir et de souffrance. " 


Cette phrase terrible me revient souvent en mémoire depuis notre affrontement, me rappelant ce douloureux souvenir, ce moment affreux où tu as abrégé les souffrances de l'amour de ta vie, Anita ... 


Ton message à la Grande Ourse

Et la trajectoire de la course

Un instantané de velours

Même s'il ne sert à rien,

Le vent l'emportera

Tout disparaîtra

Le vent nous portera


Anita ... 


Cette femme formidable qui me prenait dans ses bras quand, alors que je n’étais qu’un petit garçon, je me sentais complétement perdu et terrorisé, appelant désespérément mes parents la nuit dans le noir …

Cette combattante qui avait été atteinte d'une septicémie, provoquée par une blessure à l'épaule mal soignée ; un cas pas si exceptionnel que ça dans notre jungle sud-américaine, alors que nous restions éloignés pendant des semaines de la civilisation.

S'interdisant tout signe de faiblesse, refusant de devenir un poids pour le commando, Anita avait dissimulé ses symptômes et quand elle s'était inévitablement écroulée, c'était trop tard. Elle était déjà tellement affaiblie par la fièvre et la douleur qu'elle n'avait pas eu la force de se relever. 


Pardon Papa, j'ai presque oublié son visage aujourd'hui ... Quel âge pouvais-je bien avoir à ce moment-là ? Neuf ou dix ans, je suppose. Pas beaucoup plus. 


Mais si ses traits se troublent dans ma mémoire, je me rappelle très bien de son regard empli de résignation et de tristesse lorsqu'elle t'a supplié de l'achever, terminant son discours dans un souffle : 

- "Mieux vaut mourir d'une balle tirée avec amour que d'agoniser, le cœur rempli de désespoir et de souffrance." 


Quand nous nous sommes affrontés, j'ai reconnu cette résignation et cette tristesse. Oui, j'ai vu la même chose dans tes yeux ce jour-là, j'en suis sûr ...

- "Mieux vaut mourir d'une balle tirée avec amour que d'agoniser, le cœur rempli de désespoir et de souffrance." 


Et tu as appuyé sur la détente, comme moi je l'ai fait il y a cinq ans.


Je mesure aujourd'hui combien ce geste as dû te coûter, combien ton cœur a dû se remplir de douleur, combien ta vie a dû te paraître vide de sens après ça. Ce n'est pas pour rien que tu n'as pas arrêté de me répéter ensuite qu'il était indispensable de ne s'attacher à personne, encore moins à une femme, qu'aimer rendait influençable, faible, partial, faillible ... C'est vrai que ton amour perdu t'avait rendu triste et amer. 


Comme je te comprends aujourd'hui. Je n'ose pas imaginer ce que tu as ressenti, je ne sais pas si j'aurais eu le courage de faire ce que tu as fait. Mon cœur se sert en pensant à ma belle endormie à l'étage. Que ne serais-je pas prêt à faire pour elle ?


Je ne me souviens plus très bien des événements qui ont suivi ce drame. Je me rappelle que, quand ton regard se voilait de tristesse, je détournais le mien car je ne savais ni quoi faire ni quoi dire et je me doutais bien que tu refuserais un quelconque apaisement. Tu voulais vivre ta douleur.


Et peu à peu, tes yeux ont définitivement changé, ils ont perdu tout ce qui faisait que tu étais toi. Je comprends aujourd'hui, avec mon recul d'adulte, mon passé de combattant et mon cœur d'homme libre, que tu as commencé à perdre pied à cette époque. Tu t'es jeté à corps perdu dans la guerre, les combats et la violence. 


Mais malgré cela, tu as continué à prendre soin de moi, envers et contre tout, venant à mon secours pour me libérer de nos ennemis, perdant même ta jambe lors de cette opération d'évasion périlleuse.


Je t'en suis reconnaissant, car malgré tes maladresses et tes erreurs, je sais que tu m'as aimé à ta manière, autant que ton cœur effiloché était encore capable d'aimer. 


Je t'ai aimé en retour, Papa, n'en doute pas, même si j'ai refusé d'être ton bras droit dans ton projet d'utilisation de l'Angel Dust. Nous avions, toi et moi, tout simplement deux façons de voir totalement différentes.


Toi, tu ne connaissais que la lutte permanente, l'élaboration de stratégies complexes, la rage des affrontements au corps à corps, le goût du sang et de la violence, l'odeur de la mort. Tu ne savais pas exister sans cela. Tu n'envisageais pas d'exister sans cela. 


Moi, du haut de mes seize ou dix-sept ans, je n'espérais qu'une seule chose : que cette putain de guérilla se termine pour quitter la jungle et entamer une nouvelle vie, loin de tout ça. Oui, je savais pourquoi je refusais de te suivre dans ta folie. Je voulais que ça s'arrête, tout simplement, et ne plus me battre ou tuer uniquement pour survivre. Je voulais connaître la ville, la sensation de satiété, savoir ce que ça faisait de dormir dans un vrai lit bien sec et confortable, me laver de temps en temps ... connaître des filles ...


La caresse et la mitraille

Et cette plaie qui nous tiraille

Le palais des autres jours

D'hier et demain

Le vent les portera


Quand j'ai refusé de te suivre dans ton projet, tu as puni mes rêves de la pire des façons en trompant la confiance absolue que j'avais en toi en inoculant dans mes veines ce poison de Poussière d'Ange. Et, quand j'ai réalisé ce que tu m'avais fait, je t'ai haï. Je t'ai détesté du plus profond de mon âme, de tous mes os, de tous mes souffles, de tous mes battements de cœur. 


Cette haine est malheureusement restée entre nous et a longtemps donné un sens à ma vie : je me suis battu contre les effets du manque pour avoir l'occasion me venger, je t'ai cherché jusqu'aux Etats-Unis avec pour seul et unique but celui de t'éliminer, je me suis entraîné sans relâche pour t'affronter, je me suis enfui vers le Japon pour digérer ma défaite et te laisser le plus loin possible derrière moi.


Et, alors que c'est chose faite aujourd'hui, je me rends compte que vivre pour haïr quelqu'un est une chose terrible qui a bien failli me détruire. Surtout maintenant que j'ai découvert que vivre pour aimer quelqu'un est une chose tellement plus belle, plus humaine, plus logique ... 


Oui, je t'entends rire de moi encore une fois ... Pas grave, je t'ai déjà dit ce que j'en pense, non ? D'ailleurs, il est temps que j'aille la rejoindre.


Je referme la fenêtre, jette les bouteilles à la poubelle, vide mon cendrier avant de remettre les coussins correctement sur le canapé. Je sais que je ne parviens jamais à le faire avec le talent et la précision de Kaori et qu'elle râlera inévitablement tout à l'heure quand elle découvrira mon œuvre. Je souris : elle aura encore une occasion de me houspiller, j'en aurais une autre de tenter de me faire pardonner ... 


Mes méfaits alcoolisés dissimulés, je file prendre une douche pour enlever l'odeur désagréable de tabac froid et de whisky séché. Je sais bien que sans cela, elle m'éjectera de mon propre lit sans ménagement. 


J'efface la buée qui s'est accrochée au miroir de la salle de bain et observe mon reflet. J'ai un peu vieilli, je dois bien l'avouer ... Quelques rides en plus, des cheveux blancs qui élisent insidieusement domicile sur mes tempes, des cernes qui trahissent plus facilement mes nuits sans sommeil. C'est le cas ce matin et même si ma migraine s'estompe, mes yeux me trahissent. Est-ce que je ressemble à mon père ? Je veux dire, mon vrai père ?


Pardon, Papa, mais, oui, je me suis souvent posé la question.


Génétique en bandoulière

Des chromosomes dans l'atmosphère

Des taxis pour les galaxies

Et mon tapis volant

Le vent l'emportera

Tout disparaîtra

Le vent nous portera


Malheureusement, je ne saurais jamais à qui je ressemble. Voilà un douloureux manque que je partage avec Kaori. Nous connaissons tous les deux le vide creusé par l'absence de racines. Ce n'est pas pour rien que nous nous sommes entourés d'amis fidèles, tous un peu déjantés et "complétement crazy" comme dirait l'autre ... 


Peut-être aussi est-ce pour cela que depuis quelque temps, je pense de plus en plus à ... 


Oserais-je le dire, Papa ?


Je me souris à nouveau dans le miroir, imaginant ton regard et ton rire si tu entendais les mots que je chuchote à mon reflet : 

- "J'aimerais bien être papa, moi aussi ..."


Je l'ai réalisé l'autre jour ... Kaori devait me rejoindre au parc après son déjeuner avec Eriko et bien sûr, elle était en retard. J'avais flâné quelques minutes, la cigarette au bec, profitant des rayons du soleil qui chauffaient agréablement mes épaules. 


Au cours de mes pérégrinations, j'étais arrivé sans m'en rendre compte au petit espace de jeux où nous avions vu la petite Michiko sur sa balançoire, il y a de cela presque treize ou quatorze ans maintenant. Je m'étais alors rappelé les débuts de notre partenariat, à Kaori et moi, et comment nous avions réussi à rendre son papa à cette petite fille ... Comment s'appelait-il encore ? 


J'ai réfléchi quelques secondes ... Naoyuki Hagio, oui, voilà ... Monsieur Naoyuki Hagio ... avait tout fait pour la retrouver. Il n'avait pas accepté la fatalité et s'était battu pour ce qui comptait le plus pour lui : sa fille.


J'ai souri ce jour-là, au square, en repensant à ces deux-là mais aussi à tous ceux qui ont suivi. En y réfléchissant bien, City Hunter a déjà été utile à beaucoup. Combien de destins avons-nous changé, Kaori et moi ? Il serait peut-être temps que nous changions aussi le nôtre, non ?


Je regarde une dernière fois mon reflet dans le miroir. Non, Papa, je ne regrette absolument pas qui je suis aujourd'hui. J'aurais pu être tout à fait différent, j'aurais pu mal tourner, je pourrais croupir en prison, je pourrais être mort ... Mais non. Je suis Ryo Saeba. Je suis la moitié de City Hunter. Et ça, j'en suis fier.


Ce parfum de nos années mortes

Ce qui peut frapper à ta porte

L'infinité de destins

On en pose un et qu'est-ce qu'on en retient?

Le vent l'emportera


Et puis, un petit évènement m'avait bouleversé, ce jour-là, quand je me promenais entre le tas de sable et la cage à poule du square : j'avais été tiré de mes pensées par un grand éclat de rire cristallin et d'une pureté inouïe. 


Une petite de même pas quatre-vingt-dix centimètres de haut à vue de nez, venait de sauter dans les bras de son papa et riait pendant qu'il la faisait tourner en l'air à toute vitesse. 


Si son rire m'avait fait sourire malgré moi, que dire du regard qu'elle avait partagé avec son père ? 


Là, brusquement, j'ai réalisé que moi aussi, j'avais envie qu'on me regarde comme ça, que moi aussi, finalement, je voudrais bien être un homme ordinaire ... ou plutôt un homme extraordinaire, aussi extraordinaire que ce papa pour cette enfant, alors qu'à bout de bras, il la faisait tourner aussi vite que ne tourne le monde.


Quand je repense à ce rire de petite fille haute comme trois pommes, je souris en enfilant un caleçon et un t-shirt. 


Oh, c'est bon, Papa, ne viens pas me dire que c'est n'importe quoi, du sentimentalisme à deux balles, que c'est un point faible supplémentaire, un fardeau ou je-ne-sais-quoi-encore ! 

- "Ne te fous pas de moi !" murmure-je au souvenir de ton ombre. "Alors, pourquoi m'as-tu gardé auprès de toi, hein ? C'est vrai, quoi ? Pourquoi t'encombrer avec un gamin de même pas quatre ans ?"


Car oui, dans la jungle, au milieu de la guérilla, j'ai dû être pendant longtemps une charge : en plus de représenter une bouche supplémentaire à nourrir, mes petites jambes ne devaient jamais aller assez vite pour tenir la cadence et je représentais, sans aucun doute, un risque permanent de nous faire repérer par nos ennemis en pleurant pour une raison indéterminée. En somme, j'étais une personne vulnérable à protéger. 


Il aurait été plus simple, plus logique et plus pragmatique de me déposer dans le premier dispensaire ou le premier village qui aurait croisé notre pérégrination. Je suis certain qu'une famille autochtone aurait bien fini par accepter un petit orphelin ... même d'origine japonaise. 


Ne me sors pas une excuse du genre :

- "Pour faire de toi un combattant parfait !"


Je te répondrais :

- "Je ne te crois pas, Papa. L'investissement en temps et la prise de risques sont beaucoup trop importants pour ce simple objectif. Je pense qu'il s'agissait d'autre chose ... je pense que tu n'avais simplement pas envie de m'abandonner ... Je n'ai jamais osé te demander ni comment ni pourquoi tu étais devenu guérillero si loin du Japon ? Peut-être te rappelais-je simplement ton pays? Peut-être te faisais-je penser à quelqu'un ? Est-ce que je me trompe si j'avance que le petit garçon que j'étais comblait le vide de ton existence ? Est-ce que je me trompe ?"


Hein, Papa, est-ce que je me trompe ? J'ai tapé juste, non ?


Je me regarde à nouveau dans le miroir et me brosse les dents pour la deuxième fois. Double dose de whisky, double brossage, logique, non ?

- "J'aimerais bien être papa, moi aussi ..." Murmuré-je à nouveau à mon reflet, me demandant comment j'allais lui le dire, à elle ... Car, oui, il serait temps que j'en parle à Kaori, je crois ... Après tout, elle est la principale intéressée ! 


Mouais ... 


Il faut que je travaille encore un peu ma réplique, que je lui explique pourquoi je change d'avis maintenant alors que j'ai toujours clamé haut et fort que faire un enfant serait pure folie. Je sais qu'elle va me fusiller du regard, voire qu'elle m'assommera une ou deux fois avant que je lui jure sur tout ce que j'ai de plus cher que je ne me paie pas sa tête et qu'il ne s'agit pas d'une vile et perfide tactique pour l'entraîner encore plus souvent entre nos draps ... 


Quoique ... 


Cette perspective n'est évidemment pas pour me déplaire. C'est vrai, quoi ? C'est loin d'être désagréable de faire un bébé, non ? Je devrais bien réussir à la convaincre ! Alors que je me retrouve debout dans le couloir, je souris. 


Mais, beaucoup plus sérieusement, il faudra aussi que je la convainque que je serais capable de les protéger, elle et le bébé, que je lui apprenne encore quelques techniques de défense, que je lui présente mes plans de sécurisation de l'appartement ... 


Mais, je sais que j'en ai envie. 

Je sais que j'en suis capable.


Juste avant d'ouvrir la porte de notre chambre, je te murmure en pensée :

- "Je suis navré de t'avoir tué, Papa, mais tu ne m'as pas laissé le choix, je n'ai fait qu'accomplir ta volonté. Maintenant que je suis libéré de ma culpabilité et de ma haine, je sais que je peux changer mon destin. Il me suffit de lui demander."


Je m'avance sans bruit dans la pénombre de la pièce et me glisse sous la couette. Elle grogne un peu avant de m'inciter à l'enlacer, calant son dos contre mon torse. Je sens la douce chaleur de son corps endormi pendant que j'appuie délicatement ma joue contre ses cheveux qui me picotent le menton.


Je l'entends me murmurer :

- "Ça va ?"

- "Moui ..."

- "Ryoooo ..." Chuchote-t-elle en se lovant encore un peu plus contre moi. "Le shampoing et le dentifrice n'effacent pas tout ... Même à double dose ..."


Je souris.

- "Je ne peux rien te cacher."

- "Non ..." Répond-elle. "Et je sais aussi lire un calendrier ..."


Je ne réponds pas. Je me suis bien douté qu'elle avait deviné mais je n'ai quand même pas envie d'en parler. Elle attrape ma main et la serre contre sa poitrine. 


Je ferme les yeux et je pense une dernière fois à toi :

- "Adieu, Papa ... Je dois tourner la page. Je sais qui je suis et je ne le regrette pas. Si tu m'as donné mon nom : "Ryo Saeba", c'est moi qui me suis construit. Je suis devenu City Hunter et je suis un homme libre. Libre de toi et de mon passé. Je sais qu'aujourd'hui je serai capable de protéger un enfant comme tu m'a protégé, à ta manière. Je ferai même mieux car je ne le trahirai jamais. Je veillerai sur lui, sur sa mère et il aura une famille au grand complet pour l'aider à grandir ... Il est temps pour moi de te dire : Au revoir, Papa. Je ne t'oublierai pas ..."


Pendant que la marée monte

Et que chacun refait ses comptes

J'emmène au creux de mon ombre

Des poussières de toi

Le vent les portera

Tout disparaîtra

Le vent nous portera


Je prends une grande inspiration, posant mon front dans le creux de sa nuque avant de murmurer :

- "Kaori ? Tu sais ... J'ai pensé à un truc ..."




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