Aussi tenaces que la mauvaise herbe

Chapitre 1 : Aussi tenaces que la mauvaise herbe

Chapitre final

9263 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 28/08/2022 14:46

Cette fanfiction participe au défi d’écriture du forum de fanfictions.fr des mois de juillet-août 2022, intitulé : Mots et maux estivaux.

Niveau 1 : Intégrer les mots suivants appartenant au champ lexical estival, ainsi que leurs faux-jumeaux : température / tempérament, pâtés de sable / pâte sablée, joli transat / mauvais transit, sandales / dent sales, coquillages / coquillettes, bikini / pique-nique, paillote / papillote, estival / festival, palmier / palier.

En ce qui concerne le Niveau 2 : faire de la convalescence le thème principal de l'histoire, je suis perplexe. La convalescence est effectivement un des thèmes mais pas le principal. Elle l'était dans mon projet initial et puis, petit à petit, l’histoire s’est construite autrement (ouais, c’est ma spécialité, ça !) Disons que c’est peut-être un niveau 1,5 ^^.



********


J'ai mal. 

C'est comme si une pointe douloureuse et acérée rongeait patiemment ma chair, suivant le tracé brûlant de la balle qui a traversé mon épaule gauche. Les yeux fermés, j'identifie sans peine les muscles lésés et je compte au moins trois tendons abimés. D'après mes connaissances en anatomie, le projectile n'a évidemment pas touché d'organe, il n'a pas endommagé d'os, c'est déjà ça. Ca aurait pu être pire.

J'ai eu de la chance, ce n'est vraiment pas passé loin. 

J'ai eu de la chance, je suis en vie, je ne suis pas encore en Enfer. 

Mais j'ai mal. Putain de merde, j'ai mal. 

Je sais que rien ne viendra soulager ma douleur. C'est ainsi. Je ne fais pas partie des élus qui ont droit à l'apaisement des drogues. C'est mon lot, mon expiation, ma punition en quelque sorte. Pourvu que ... Je voudrais le dire ... Pas d'antalgiques, s'il-vous-plaît ... Mais je n'arrive même pas à ouvrir les yeux. Quelque chose dans ma gorge bloque mon souffle alors que je perçois un chuchotement délicat :

- "Professeur ..."

C'est Kazue. Je reconnais sa voix. Je sens sa main fraîche sur mon front, comme si elle vérifiait la température à un gamin. Ce geste maternel m'apaise. C'est pour ça que les femmes sont de si bons médecins et des infirmières si efficaces. Rien que leurs caresses font du bien. Et puis Kazue sait pour les anti-douleurs. Je suis donc rassuré. Tout va bien ... Elle murmure :

- "Tout va bien, Professeur. Vous êtes à la Clinique. Je sais : juste des antibio en IV, rien de plus."

Je sourirais si je pouvais. Quand je dis que mon assistante et moi nous nous comprenons sans nous parler ...

- "Essayez de vous reposer."

Me reposer ... Oui, il le faut ... Mais, j'ai mal et je connais cette douleur, je sais qu'elle ne partira pas de si tôt. Oui, je la connais et pourtant, je l'avais presque oubliée même si elle a laissé une marque blanche et fripée, indélébile sur mon abdomen. Ce n'était pas l'épaule à l'époque mais la douleur est similaire. Se prendre une balle dans l'épaule ou dans le bide, c'est prendre une balle et ça fait un mal de chien. 

Je m'entends gémir alors que j'essaie de bouger ma main pour vérifier mon pansement mais je sens à nouveau les doigts de Kazue se poser sur mon front :

- "Chut, tout va bien. Reposez-vous."

Me reposer ... Comme si j'étais capable de faire autre chose ... 

Je me concentre alors sur ma douleur, comme pour la contenir, songeant que finalement, je préférerais être en Enfer. Alors que mon cœur bat la chamade comme celui d'un adolescent en plein émoi, la souffrance me renvoie des souvenirs que je croyais enfouis depuis des lustres. C'est vrai que je n'ai pas pensé à cette vieille blessure depuis si longtemps. C'était il y a tant d'années. Combien d'ailleurs ? Trente ? Trente-cinq ? Non, quarante-trois ans ... Si mon compte est juste. Je refais le calcul ... Oui, c'est ça. Putain ... Plus de quarante ans après, je me rappelle encore de cette affreuse douleur ... C'est fou. 

Je ferme les yeux. Soulagé de mon inquiétude, fatigué par l'anesthésie, la souffrance et la retombée d'adrénaline, je me sens glisser vers les brumes de ma conscience, coincé entre rêves et souvenirs. J'entends alors, comme si c'était hier, dans mes vieilles oreilles plus très efficaces, une voix que je n'ai pas entendue depuis des années, une voix qui n'existe plus, une voix fantomatique qui m'entraîne vers les méandres de ma mémoire fatiguée :

- "Ça va aller, Doc, ça va aller. La balle a pu être retirée. Tu vas avoir mal encore un moment mais ça va aller."


Aveuglé par la lumière soudaine, j'ai cligné des yeux tout en portant ma main sur mon ventre où j'ai senti immédiatement le sang poisseux qui transperçait déjà le pansement. 

J'avais mal. 

D'après la localisation de ma douleur, c'est mon intestin grêle qui avait morflé. J'en ai immédiatement conclu que j'étais bon pour traîner un mauvais transit pour le reste de mon existence. Youpi. 

Mais ... J'ai eu de la chance, ce n'était vraiment pas passé loin. 

J'ai eu de la chance, j'étais en vie, je n'étais pas encore en Enfer. 

Mais j'avais mal. Putain de merde, j'avais mal. 

Un grognement est sorti de ma bouche et quelqu'un y a répondu :

- "Ouais, ouais, pas de panique, Doc. Tu sais bien qu'ici, avec la chaleur et l'humidité, les pansements s'imbibent trois fois plus vite qu'en temps normal."

J'ai presque sursauté. On venait de me parler dans ma langue maternelle. Pas en espagnol, ni en dialecte du coin. Non, on venait de me parler en japonais.

Encore ankylosé, je me suis tourné lentement vers l'origine de la voix : mon voisin de lit. J'ai immédiatement reconnu celui qui s'était interposé entre moi et ces miliciens sortis de nulle part avant que je ne sombre dans le noir complet ... Il m'avait bien semblé que ce jeune homme d'une vingtaine d'années était différent des autres guérilleros quand je l'avais vu mais ça n'avait pas été vraiment le moment adéquat pour réfléchir aux origines génétiques de mon sauveur. Alors comme ça, il était japonais ... 

Un rapide coup d'œil autour de moi m'a rassuré : nous étions dans la grande tente qui servait d'hôpital de campagne perdu en pleine jungle amazonienne et dans lequel j'officiais depuis quelques mois maintenant. J'en ai conclu, soulagé, que je n'avais pas été fait prisonnier par nos attaquants. C'était déjà ça.

Une autre vérification succincte m'a appris que mon voisin japonais avait été blessé lui aussi, ce qu'il m'a confirmé, en espagnol cette fois et en souriant d'une manière étrange :

- "Ouais, une balle dans l'épaule droite, une dans la jambe, trois côtes cassées et la lèvre fendue. Mais ça va aller. Tu sais ce qu'on dit ici, non ? Tant qu'on n'est pas mort ..."

J'ai essayé de me redresser un peu mais la souffrance m'a arraché un grognement et je me suis laissé retomber lourdement sur mon lit de camp brinquebalant dont les pieds ont, eux aussi, grincé de douleur.

- "T'inquiète, Doc, ça finira par passer. C'est comme tout." 

- "Pas de ... Pas d'antal... Pas d'antalgiques ..." Ai-je réussi à bredouiller malgré ma bouche aussi sèche qu'un canyon en plein été.

- "Ouais, ça aussi, c'est bon. Tu l'as dit avant de tomber dans les pommes tout à l'heure. J'ai prévenu ton collègue quand il est venu s'occuper de toi."

- "Qu'est-ce que ... Qu'est-ce qu'il ..." 

- "Qu'est-ce qu'il s'est passé ?"

J'ai simplement hoché la tête, ne me sentant pas la force de parler à nouveau. Le jeune homme a poursuivi avec un sourire étrange aux lèvres :

- "Des mercenaires payés par le gouvernement ont attaqué ton hôpital. Ils cherchaient un de nos informateurs que tu soignes ici. On le savait et notre escadron est arrivé à temps pour le protéger et les coincer. Ça aurait dû être le piège parfait. Ce qu'on n'avait pas prévu, c'est qu'ils étaient complètement tarés. Ils ont commencé à menacer tout le monde et à tirer dans tous les sens. Pour le moment, on compte trois morts et six blessés dont toi et moi." 

J'ai fermé les yeux, me rappelant parfaitement que ces enragés avaient dégainé leurs Kalachnikovs dans une zone officiellement neutre, arrosant de balles le plafond de toile de la tente. Rapidement, les souvenirs des évènements m'ont confirmé les dires de mon voisin : 

- "Tu t'es interposé bêtement. C'était courageux pour un civil non armé et maigrichon. Courageux et complétement stupide. Pour pas dire autre chose ..."

J'ai soupiré, ce qui a ravivé ma douleur à l'abdomen. Oui, j'avais effectivement fait une sacrée connerie. Les détails étaient encore flous mais je me suis souvenu avoir eu tellement peur en voyant ces hommes armés pénétrer dans notre tente hospitalière que j'en avais eu le souffle coupé. Pour moi, nous ne faisions pas partie du conflit. Protégé de ma blouse blanche, je me pensais intouchable, tout comme je ne pouvais concevoir qu'on s'en prenne à des blessés. J'avais été révolté et en même temps incapable d'agir. C'était tellement injuste. Incroyable. Improbable. J'avais serré les poings de rage, impuissant. J'avais eu l'impression que mon cœur cherchait à sortir de mon thorax et mes veines avaient charrié la puissance de l'adrénaline jusqu'à me faire hurler : 

- "Stooop ! Arrêtez !" 

Un homme en treillis avait brusquement tourné son revolver vers moi ... La déflagration avait alors percuté mes oreilles puis la douleur avait déchiré mon ventre. J'avais juste eu le temps de voir le sang se répandre sur ma blouse et je m'étais senti glisser lentement vers le sol jusqu'à ce que ma joue heurte la terre battue. Une autre déflagration m'avait fait sursauter puis une autre et encore une autre et j'avais vu avec stupéfaction les corps de nos assaillants s'écrouler comme des pantins. Ensuite, j'avais vu ce jeune homme, portant autour du cou le foulard vert des rebelles, avancer d'un pas vif vers moi, tout en remettant son fusil le long de son corps. Il s'était penché au-dessus de moi et m'avait crié, d'un ton très autoritaire, de tenir le coup.

Et là, alors que je restais allongé sur mon lit de camp, il jouait à nouveau les protecteurs. J'ai gardé les yeux fermés lorsque je l'ai entendu me murmurer, à nouveau en japonais :

- "Tu devrais dormir, Doc, y'a que ça à faire ici de toute façon."

C'est ce que j'ai fait mais j'ai fait des cauchemars. Le revolver qui se tourne vers moi, la déflagration, mes entrailles qui se déchirent ... La douleur ... Et puis, encore un révolver qui se tourne vers moi, encore une déflagration et cette fois, c'est mon épaule qui explose ... La douleur ... encore. 


J'ai mal.

Je me réveille en sursaut dans mon lit, à la Clinique. Kazue est là. Quand j'ai enfin repris mes esprits, elle m'aide à boire et à me lever pour m'accompagner aux toilettes. Pas question que j'utilise le bassin, je suis encore capable de marcher cependant, je suis vite épuisé par cette folle escapade. 

- "C'est plus de mon âge, ces conneries." Grommelé-je. 

Ma remarque la fait rire pendant qu'elle me raccompagne à mon lit où je m'allonge, pressé de me réfugier dans le sommeil. A peine ai-je les yeux fermés que je me sens à nouveau glisser.


J'avais mal. 

J'ai passé les heures suivant mon réveil dans un état second, préférant dormir pour tenter d'oublier la douleur qui me vrillait les entrailles. Je n'ai vu mes collègues que quand il fallait changer mon pansement ou absorber les antibiotiques en préventif. Il faut dire que mon homologue médecin, officiait seul désormais. Il était totalement débordé, de même que nos deux infirmières et j'ai fait tout mon possible pour ne pas être un poids supplémentaire. 

Le premier soir, après une collation plus que frugale, mon sauveur s'est tourné vers moi, alors qu'il est allongé sur le dos, les bras ramenés derrière la nuque, fixant certainement les mouches et les moustiques qui s'agglutinaient autour de la lanterne suspendue au toit de tissu : 

- "Au fait, Doc, moi, c'est Shin, Shin Kaïbara." 

J'ai retenu mon souffle. Shin Kaïbara, le Tigre d'Amazonie ou le Jaguar Nippon. 

J'avais déjà entendu parler de lui. Dans la jungle, les rumeurs ont construit les réputations. Stratège implacable, combattant intrépide, guerrier brutal et impitoyable, ce jeune officier en second d'un groupuscule rebelle, était pressenti pour prendre bientôt la tête du mouvement. Certains présageaient même qu'il arriverait à regrouper tous les mercenaires sous son commandement, ce qui ferait sans aucun doute basculer le rapport de force entre les révolutionnaires et les armées gouvernementales.

- "Ton silence m'apprend que tu as entendu parler de moi." A-t-il ajouté en fixant toujours le plafond.

J'ai serré les dents. Ce que je savais de lui ne m'engageait pas à le trouver sympathique. Il a cependant poursuivi, utilisant notre idiome commun :

- "Le prends pas mal, Doc, mais j'ai l'impression que toi aussi tu viens du Japon."

J'ai hésité avant d'avouer du bout des dents et dans la même langue :

- "Oui, je suis d'origine japonaise."

Shin m'a regardé de biais, me lançant à nouveau son énigmatique sourire, avant de fixer à nouveau le plafond :

- "Hummm ... Intéressant."

- "Intéressant ? Comment ça : intéressant ?" Ai-je demandé, me sentant étrangement offensé par sa condescendance inattendue.

Il a ri, tout simplement, éludant ma question pour me demander, parlant à nouveau en espagnol :

- "Comment ça va, pour toi, Doc ?"

- "Ça va." 

- "Bouche sèche, hein ... Attends." A-t-il murmuré en se levant. 

Il a clopiné sur le petit mètre cinquante qui séparait nos lits en toile.

- "Qu'est-ce que vous faites ?" Ai-je balbutié, pas très confiant dans les intentions de ce Tigre que l'on disait sanguinaire et sans pitié.

Mon cœur s'est arrêté de battre quand il s'est penché vers le sol. Je me suis immédiatement imaginé qu'il allait sortir une arme. Mais, à ma grande surprise, il est réapparu avec une tasse en aluminium toute cabossée. Je l'ai attrapée avidement alors qu'il me souriait de cette manière toujours aussi étrange : 

- "Tu peux me tutoyer, tu sais, Doc. Après tout, on vient du même coin et on est dans le même bateau ..."

Il a passé son bras valide sous mon oreiller et m'a aidé à me redresser. J'ai ainsi pu boire. Elle était loin d'être fraîche mais, l'eau, salvatrice, s'est infiltrée dans ma gorge asséchée. 

- "Tout doux, Doc, pas trop vite."

Je le savais bien mais c'était tellement bon que j'ai eu toutes les difficultés du monde à ne pas céder à mon envie de tout engloutir en une gorgée, cul sec ... Quand je l'ai finalement vidée petit à petit jusqu'à la dernière goutte, Kaïbara a repris la tasse et l'a reposée au sol.

- "Ça fait du bien par où ça passe, pas vrai ? Je dirai à tes collègues de t'en remettre."

Le Tigre ne semblait pas si méchant finalement. Par politesse, je me suis risqué à lui demander, désignant ses bandages :

- "Que vous est-il ..." Comme j'ai vu ses sourcils se froncer, je me suis corrigé : "Que t'est-il arrivé ?"

- "Oh ... Rien de grave. Je suis tenace comme la mauvaise herbe, tu sais. Je ne meurs pas facilement. Pendant que ton collègue te soignait, on a coursé quelques survivants dans la jungle. Ils ont répliqué, évidemment, mais on les a tous eu. Et ça, ...." Il a regardé sa jambe et a soulevé son avant-bras en écharpe avec un petit rire gêné : "Ca, c'est les risques du métier."

Je me suis souvenu de ce qui avait fait sa réputation : 

- "Pas de prisonnier, pas de survivant c'est ça."

- "C'est ça."

J'ai serré les poings de colère : 

- "C'est cruel." 

- "Non." M'a-t-il répondu froidement tout en retournant s’allonger sur son lit. "C'est une façon de protéger mes hommes. Des prisonniers représenteraient trop de risques."

J'ai reniflé de façon suffisante. Il ne m'a pas regardé mais il m'a expliqué d'un ton pragmatique :

- "Risque numéro Un : ce sont des bouches à nourrir. Autant ne pas faire de prisonniers si c'est pour les laisser mourir de faim mais les vivres sont rares et pèsent lourds. Un escadron n'emporte que les rations nécessaires. Donc, c'est double poids. Risque numéro Deux : il faut des hommes pour les surveiller nuit et jour, ce qui diminue nos effectifs et avec de si petites unités de combat, cinq ou six hommes, ça peut tout changer ..."

Il a farfouillé dans la poche de son pantalon et a sorti une cigarette qu'il a fait tourner entre ses doigts tout en poursuivant : 

- "Risque numéro Trois : ils peuvent nous faire repérer. Dans la guérilla, le silence est fondamental pour l'effet de surprise. Il leur suffit de faire du bruit ou de gueuler pour tout foutre en l'air. Et pour finir, risque numéro Quatre : ils sont rarement sourds et aveugles alors, lorsqu'ils parviennent à s'échapper, ils vont s'empresser de raconter tout ce qu'ils ont vu et entendu."


Il s'est tourné vers moi en allumant sa clope :

- "C'est la guerre, Doc. Ne pas faire de prisonnier et ne laisser aucun survivant contribue à faire peur et la peur est une arme comme une autre."

Ces propos heurtaient mes convictions les plus profondes. Je n'ai pu retenir un petit hoquet d'indignation mais mon voisin a continué sans en tenir compte :

- "Les seuls survivants utiles sont ceux qui peuvent transmettre ce qu'il est nécessaire que l'ennemi sache ... Un soldat n'a la vie sauve que si je considère sa vie comme utile."

- "Tu n'as pas le droit de décider ce genre de chose ! Ce sont des êtres humains, pas des pions sur un échiquier !"

- "Certes, quand ils se retrouvent ici, dans ton hôpital, oui ... mais sur un champ de bataille, non. Ils sont des soldats et les soldats servent une cause, point. Rien à ajouter."

- "Et ta cause à toi est meilleure que la leur, je présume."

Il fumait tranquillement sa cigarette, ne laissant transparaître aucune émotion :

- "J'adhère aux revendications des rebelles, si c'est ta question. Rendre leurs terres aux gens du pays et renvoyer ces putains de gringos chez eux, j'avoue que ça me plait, surtout si c'est des Américains ... A cause de ce qu'ils nous ont fait au Japon, tu vois ?"

- "Je vois, oui." Ai-je chuchoté, en repensant à l'atrocité des deux bombes qui nous avaient fait définitivement capituler et basculer dans un autre monde.

- "Mais je ne suis pas un fanatique pour autant. Je ne me bats ni par idéologie ni par misanthropie ni pour l'argent mais parce que c'est la seule chose que je sache faire : me battre pour ne pas crever. Même si j'imagine qu'un jour, je me servirai de tout le fric que j'ai amassé pour faire un truc bien."

J'ai failli m'étrangler :

- "Un truc bien !?! Avec de l'argent gagné en assassinant ?"

Il m'a servi son énigmatique sourire :

- "Te lance pas dans un discours pacifiste moralisateur, Doc. Je gagne de l'argent en faisant mon job. Je n'ai rien de personnel contre ceux d'en face. Depuis la nuit des temps, les soldats reçoivent un salaire en échange de leurs sacrifices : des terres, de la noblesse, du pouvoir, de la fortune, qu'importe ... On gagne tout ça en faisant la guerre. C'est comme ça. La guerre est comme ça : impitoyable. C'est pour ça qu'il vaut mieux qu'elle soit faite par des types comme moi que par des hommes comme toi."

Outré, je me suis redressé dans mon lit, le faisant à nouveau grincer :

- "C'est-à-dire ?"

- "Des types comme moi ... point."

- "C'est quoi, les types comme toi ?"

- "De la mauvaise herbe."

Il m'a souri et j'ai à nouveau frissonné :

- "Hum ... Et vous pensez ... Tu penses que tu feras quoi de cet argent gagné en tuant des êtres humains ?"

- "Des soldats, Doc, je ne me bats que contre des soldats. Ils ont choisi leur camp. Et ils ont commis l'erreur de se mettre dans celui opposé au mien, c'est tout."

- "Tu es cynique."

- "Non. Réaliste. Et pour répondre à ta précédente question concernant l'utilisation de mon argent, je n'ai pas de projet extravagant, tu sais. Peut-être rentrer au pays, tout simplement ? J'aimerais bien une jolie maison avec une famille comme-il-faut mais je sais qu'aucune femme ne voudra d'un type comme moi. Donc ... Un bateau, ça sera suffisant. Pas forcément un gros truc. Juste quelque chose d'un peu plus grand qu'une barque à moteur, quoi ..."

- "Un bateau ?"

Il s’est à nouveau tourné vers moi pour me sourire :

- "Oui. C'est con, hein ? Je ne sais même pas nager en plus, mais, j'ai très envie d'aller sur l'Océan. La seule fois où j'ai pris la mer, ça a été pour venir ici. Pourtant ... Je ne sais pas ... Peut-être juste parce que c'est très différent de cette putain de jungle. Sur un bateau, on peut voir l'horizon. Sentir le vent. Pêcher du poisson sans se fatiguer. Il n'y a pas de moustique, d'araignées ou de trucs qui vous grignottent de l'intérieur ... Et personne pour faire chier !" A-t-il ajouté en riant ouvertement cette fois. 

Je n'ai pas su l'admettre tout de suite mais le fait que le Tigre d'Amazonie ou le Jaguar Nippon ou qu'importe le nom que l'on donnait à cet homme, souhaite simplement un bateau m'a touché et mon regard sur lui a commencé à changer.

- "Et toi ? Tu ferais quoi si tu avais assez d'argent ?"

- "Aucune idée." Ai-je répondu. "Certainement la même chose que ce que je suis en train de faire. Soigner. Peut-être que j'en profiterais pour aider ceux qui n'en ont pas les moyens, si j'avais beaucoup d'argent. J'avoue que je ne me suis jamais vraiment posé la question."

- "Tu devrais peut-être."

- "Oh, c'est pas ici que je vais faire fortune, va."

- "On ne sait jamais ... Comme mon Commandant dit tout le temps : sans rêve, on ne peut pas tenir le coup ici. Alors, je me suis construit un rêve ... Tu devrais en avoir un aussi."


J'ai mal. 

J'ai l'impression que mon épaule va se déchirer. Un pic de souffrance me tire de mon lit de camp pour me ramener dans celui de la Clinique. Je vois le doux visage de Kazue près de moi. Elle vient de changer mon pansement, ce qui a ravivé la douleur. Elle me sourit :

- "La plaie est propre. Tout se passe bien. Bientôt, double dose de protéines à tous les repas pour refaire tout ça ..."

Je grogne un peu tout en serrant les dents. 

- "Vous êtes sûr pour les antalgiques, Professeur ?"

Je hoche la tête. Oui, je suis sûr. Je sais parfaitement que si je retouche ne serait-ce qu'un peu à cette merde, je vais replonger, et ça ... je préfère m'en abstenir. Ça fait des décennies que je tiens bon, je ne tiens pas à tout foutre en l'air maintenant, surtout à mon âge. Je pince les lèvres et détourne le regard vers la fenêtre, refusant de répondre à Kazue. Au bout de quelques secondes, j'entends mon assistante sortir discrètement de ma chambre. Il faudra que je lui demande pardon plus tard. Je ne voudrais pas la blesser en étant irrespectueux, c'est juste que je n'ai jamais rien confessé à personne. Personne. Sauf ... Sauf à lui : ce jeune Tigre à côté de qui je me suis réveillé dans la jungle alors qu'on venait de me tirer dessus ... Et encore, je ne lui ai pas vraiment avoué. Je ferme les yeux.


J'avais mal mais Shin mettait un point d'honneur à me faire penser à autre chose. Nos conversations ont été bien moins philosophiques que la première fois, parlant de tout sauf de ce qui nous entourait et le temps est passé très vite jusqu'à ce qu'il puisse quitter l'hôpital. Moi, j'arrivais à peine à m'asseoir seul et, comme je l'avais prédit, ma digestion était catastrophique, m'obligeant à garder le lit.

Ce jour-là, habillé d'un treillis propre et son foulard vert noué autour du cou, le Tigre est venu me saluer pour me dire au revoir :

- "Bon rétablissement, le Doc. Ravi d'avoir fait ta connaissance. T'es un type bien."

Allongé sur mon lit, je me suis redressé pour serrer la main qu'il me tendait :

- "Ravi aussi de te connaître Shin. Par contre, je ne suis pas sûr de pouvoir affirmer que t'es un type bien ...."

- "Ah, Doc, toujours aussi moralisateur ..." A-t-il soupiré en levant les yeux au ciel. "Mais ça vient de ton job, ça. D'ailleurs, tu devrais plutôt te faire appeler Professeur, ça ferait plus classe. Bien choisir son surnom est indispensable, surtout quand on cache sa véritable identité."

Je l'ai regardé, interloqué. Personne n'avait jamais osé relever ce détail. Il a poursuivi, sourire énigmatique aux lèvres : 

- "Tu sais, j'ai compris."

- "Compris quoi ?"

- "Ce que tu caches ..."

J'ai senti mon cœur se serrer et mes mains devenir moites alors qu'il me murmurait :

- "Je savais déjà que tu travaillais jour et nuit et que tu soignais quiconque se présentait ici. On raconte même que t'as une technique de sevrage aux drogues assez personnelle mais très efficace ... Tu vois ? Ta réputation à toi aussi a traversé la jungle. En posant quelques questions aux infirmières, j'ai découvert que tu n'as jamais donné ton vrai nom à personne et que tu préfères te faire appeler Le Doc."

Je l'ai écouté poursuivre, le souffle suspendu, me demandant jusqu'où l'avaient porté ses investigations :

- "Par dessus le marché, tu peines à avouer tes origines. Quelque chose me dit que tu traînes de vilaines casseroles. Tu refuses de prendre des anti-douleurs et il faut être fou pour refuser des anti-douleurs quand on a pris une balle dans le bide. Fou ou ... ancien toxico. Vu ton âge, ton accent citadin, ta bonne éducation et ta carrure pas très effrayante, l'absence de marque sur tes bras ou tes jambes ... Tu fumais, n'est-ce pas ? Ta casserole à toi s'appelle Opium. Je me trompe ?"

Mon cœur s'est accéléré mais je n'ai pas répondu. Je pensais que personne ne chercherait à savoir pourquoi j'étais venu me terrer dans la jungle. Après tout, j'étais utile ici et il y avait tellement à faire. Quel intérêt de fouiller dans le passé de ceux qui choisissaient se perdre dans cet enfer ? J'avais tout laissé loin derrière moi, les tentations, les erreurs, les mauvaises fréquentations qui me feraient immanquablement replonger. Je voulais aussi éloigner le souvenir de cette nuit horrible où une crise de manque m'avait fait perdre tous mes moyens en salle d'op. J'avais alors commis une maladresse irréparable et mon jeune patient n'avait pas survécu. Mes collègues m'avaient banni, ma carrière et ma vie étaient détruites. Venir ici sous une fausse identité était une façon de disparaître dignement et de purger ma peine de façon utile. 

Je ne me suis même pas rendu compte que je m'étais redressé sur mon coude pour me relever, guettant nerveusement la suite du discours du Tigre, m'imaginant déjà devoir avouer l'inavouable à mes collègues et faire mes valises. 

J'ai sursauté quand Shin a soudain éclaté de rire. Abasourdi, je n'ai même pas su quoi penser. Nos regards se sont croisés et il a cessé immédiatement de se bidonner pour me sourire à nouveau de cette manière si particulière. J'en ai frissonné ... Il m'a alors lancé, très sérieusement cette fois :

- "Tu es au milieu de mercenaires, ici, Doc. Beaucoup d'entre nous traînent un passé pas joli-joli, si tu vois ce que je veux dire. Pas de honte à avoir pour un peu d'opium. En plus, tous les étrangers qui viennent ici ont un truc à expier ... J'en sais quelque chose." A-t-il ajouté en soupirant. "Parce que, franchement, on ne vient pas dans ce pays pour faire des pâtés de sable sur la plage et reluquer les filles en bikinis !"

Soulagé par cette tournure inattendue, je n'ai pu me retenir de rire, tellement cette remarque était décalée. J'ai même enchéri avec ironie :

- "J'comprends pas ... Pourtant, c'est joli ici, ambiance chic et confortable ... Plages de rêve en bordure de fleuve, ce ne sont pas les palmiers qui manquent ... Et de jolis transats sont fournis aux clients fidèles !" Ai-je ajouté en désignant son lit de camp presque déchiré, libre de tout patient ... pour le moment.

- "Sous une paillote ombragée qui plus est !" A-t-il ri en montrant la toile de tente.

J'ai désigné la paire de rangers élimés qui gisaient lamentablement au pied de mon lit.

- "On prête même les sandales adaptées aux pieds les plus exigeants en matière de confort !"

- "Garanties sans ampoules, le rêve !"

- “Non, le pied !!!”

Nous avons éclaté de rire ensemble et c'est à ce moment que j'ai compris ce qui rendait son sourire si énigmatique : sa bouche souriait, sa gorge produisait le son approprié mais ses yeux restaient tristes, tristes et éteints. J'en ai eu le cœur serré. 

- "Bon, je dois y aller, Doc."

- "Professeur." L'ai-je corrigé. "Je crois que Professeur est effectivement bien mieux ... Fais attention à toi, le Tigre."

- "Pas d'inquiétude. Je te l'ai déjà dit, je suis aussi tenace que la mauvaise herbe, je ne meurs pas facilement ..."

Il m'a souri en hochant la tête et a tourné les talons en me faisant un dernier signe de la main. J'ai regardé sa silhouette s'éloigner et franchir la toile de l'ouverture de la tente. 


Un grand bruit me fait sursauter et me tire de mes rêveries. J'ai mal mais ça va mieux. 

- "Ryooo, tu ne peux donc pas faire attention." Lance Kazue à voix basse, invectivant le grand dadais qui vient de trébucher dans le fauteuil à mon chevet.

Je referme rapidement les yeux. Je n'ai pas envie de parler. Ryo tente d'amadouer mon assistante :

- "Ne te fâche pas, Doctoresse-d'Amour. Regaaarde ... Il dort comme un bébé. Héhéhé, la colère te va bien ... tu es resplendissante aujourd'hui et, quand je vois tes yeux ..."

PAF. Une gifle, je parie. Je me retiens de rire. Je préfère la tranquillité.

- "Ryo, je te préviens, si tu recommences, j'appelle Kaori pour qu'elle vienne t'assommer et Mick pour t'achever." 

- "Pitié, non, fais pas çaaa !"

- "Bon ... Alors, reste sage. Et surtout, laisse-le tranquille. Il doit se re-po-ser. C'est clair ?"

- "Limpide, chef. Je serai sage comme une image."

J'entends Kazue tourner les talons et refermer la porte derrière elle. Ryo fait grincer le fauteuil en s'asseyant, je sens qu'il étend ses jambes sur le bord de mon lit avant de jouer avec un paquet de feuilles en ricanant :

- "Enfin tranquille ! Je vais pouvoir en profiter !"

Pas besoin d'ouvrir les yeux pour deviner que cet imbécile vient de dégainer un de ces magazines coquins qu'il affectionne particulièrement ... Tout comme moi, d'ailleurs. 

- "Si vous voulez émerger, Le Vieux, pas de souci, j'en ai tout un stock. Je partage volontiers." Me murmure-t-il. 

J'ai à nouveau envie de rire mais je n'en ai pas la force. Babyface, tu ne changeras jamais. Dire que la première fois que je t'ai vu, tu étais un petit crapaud couvert de boutons ... 


C'était à peu près un an après ma blessure à l'abdomen. Debout devant un lit de camp de mon hôpital, j'observais un gamin qui venait de s'endormir :

- "C'est la varicelle, Shin. Rien de grave."

- "T'es sûr, Prof ?" 

En quelques semaines, le Tigre d'Amazonie avait effectivement fédéré sous son commandement les différentes factions rebelles. Ce grand leader, adulé par beaucoup et craint par une multitude, venait de débarquer dans ma tente hospitalière en pleine nuit, nerveux et inquiet, avec, dans les bras, un petit garçon japonais d'environ quatre ans. Il l'avait trouvé dans la jungle, deux semaines auparavant, seul rescapé d'un crash aérien. Et puis, tout d'un coup, le pauvre gosse avait été couvert de pustules et il s'était écroulé, brûlant de fièvre, ce qui avait fait rappliquer Shin au pas de course.

J'ai ri :

- "Sûr. C'est tout simplement la varicelle et c'est comme tout. Ça va passer. Il faut juste surveiller qu'aucune cloque ne s'infecte et ce petit bonhomme retrouvera sa jolie Babyface dans deux ou trois semaines ..."

Le lendemain, le petit bonhomme, baptisé Ryo Saeba, s'est réveillé en pleine forme, le corps couvert de boutons séchés, mais en pleine forme. Quand Shin lui a dit qu'il ressemblait à un crapaud, Ryo lui a sauté dans les bras en croassant, ce qui a fait sourire le Tigre ... Sourire pour de vrai. Au regard qu'ils ont échangé, je me suis même demandé si le fauve n'avait pas été dompté par un minuscule batracien.

Deux jours plus tard, Kaïbara m'a amené un grand sac en toile dans ma tente personnelle. En l'ouvrant, j'y ai découvert une petite fortune en monnaies de toutes origines, surtout des dollars mexicains.

- "Fais-en quelque chose de bien, le Prof."

- "Quoi ... Non ... Shin ... Je ..."

- "Prends cet argent. Et promets-moi de rentrer un jour au Japon avec Ryo et de veiller sur lui quoiqu'il arrive."

- "Shin, qu'est-ce que ... ?"

- "Pas de questions, Prof. Promets simplement."

- "Et tes projets ? Ton bateau ? Vous pourriez rester ensemble ! Rentre avec lui !"

- "Non, je ne rentre pas. Par contre, ça pourra te servir à toi. La guerre finira un jour. Et ce jour-là, ton ONG t'obligera à rentrer. Utilise alors ce fric pour soigner ... soigner ceux qui en ont besoin même s'ils ne peuvent pas payer. Soigne les marginaux, les soldats, les oubliés ... tout ce que tu veux. Mais surtout, veille sur lui."

- "Je ne peux pas accepter."

- "Si. Tu peux. Il n'est pas si sale cet argent. Je n'ai pas volé la part de mes camarades." 

J'ai hésité mais, effectivement, j'ai pu. J'ai promis. Ensuite, à l'arrière de ma tente, dans une bâche en plastique, j’ai enterré soigneusement le sac, acceptant l'argent de mon ami le Tigre. 

Durant la dizaine d'années qui a suivi, j'ai revu Shin et Ryo de nombreuses fois, pour des petits bobos en général, jusqu'à ce que je sois forcé d'amputer la jambe gauche de Shin. Il avait posé le pied sur une mine anti-personnel en allant libérer le gamin d'un camp ennemi et le résultat n'était vraiment pas beau à voir. C'est à partir de ce moment que j'aurais dû remarquer le changement dans le tempérament du Tigre. Son regard est redevenu froid et distant. Déjà autoritaire auparavant, on disait qu'il se transformait en chef tyrannique et sans pitié, même pour ses propres guérilleros. J'ai entendu des rumeurs qui me glaçaient le sang. Le bruit courait qu'il se transformait sorcier, qu'il se prenait pour un dieu ou qu'il cherchait à rendre ses hommes immortels. 

J'ai pris ces informations à la légère, de loin, m'imaginant qu'il façonnait encore son image de chef effrayant. Je n'ai pas voulu voir les signes. Je n'ai pas voulu croire que le Tigre avait changé. Je n'ai pas voulu envisager qu'il avait perdu ce qui lui restait d'humanité. Non, je n'ai pas voulu croire que j'allais perdre mon ami et pourtant, je l'avais déjà perdu ... 

La vérité est venue à moi une matinée de mai, sous une pluie diluvienne comme il n'en existe que dans la jungle amazonienne. Ce jour-là, on m'a amené Ryo dans un état lamentable. Le jeune homme avait été drogué au PCP, dont une nouvelle variante faisait des ravages à cette période : l'Angel-dust. Son sevrage n'allait pas être une partie de plaisir. Babyface en a effectivement bavé pendant deux semaines mais il était solide. Pour ne rien arranger, pendant tout ce temps, le Tigre est resté aux abonnés absents. J'étais mort d'inquiétude.

Un matin, quand Ryo a repris ses esprits, il m'a révélé de but en blanc que c'est Shin lui-même qui l'avait drogué, contre sa volonté, pour tester la dernière version de sa drogue. J'ai failli en vomir. Je n'ai pas compris. Je n'ai jamais compris. Mais toutes les preuves étaient là. Je n'ai pas pu les réfuter. J'ai été obligé d'admettre ce que je n'avais pas voulu voir plus tôt : les douleurs et les combats avaient rendu le Tigre complètement fou.

Une nuit, alors que je venais de quitter le chevet de Ryo pour aller dormir dans ma tente personnelle, j'ai découvert une silhouette massive et sombre, assise sur une de mes chaises de camping.

- "N'appelle pas les gardes, le Prof."

Mon sang n'a fait qu'un tour :

- "Comment as-tu pu lui faire une chose pareille, Shin ?" Comme il ne m'a pas répondu, j'ai ajouté, fou de rage : "Tu as failli le tuer, espèce de connard !"

- "Il aurait pu être immortel ..."

- "Tu es complètement taré. Il t'en voudra jusqu'à ta mort ... et peut-être même plus. Va lui expliquer pourquoi tu as fait ça ! Va lui demander pardon !"

Il a soupiré en se levant pour se diriger vers moi, menaçant :

- "Je n'en ferai rien. Le Tigre d'Amazonie ne demande pardon à personne. Même pas à son fils. Je te l'ai dit. La guerre doit être faite par des types comme moi. Les hommes comme toi ne peuvent pas comprendre."

- "La guerre est finie, Shin. Les forces gouvernementales acceptent d'organiser de nouvelles élections. Il n'y aura bientôt plus de raison de se battre."

- "Il y aura toujours des raisons de faire la guerre et de se battre, Prof. Toujours. Ce n'est pas ton monde, tu ne peux pas comprendre. Rentre au Japon. Soigne les gens. Veille sur Ryo. Tiens ta promesse. C'est tout ce qu'il te reste à faire. Même si nous vivons dans deux mondes différents, tu es le seul en qui j'ai confiance. Tu restes mon ami."

J'ai pointé mon index sur son torse alors qu'il me dominait de toute sa hauteur :

- "Un jour, comme tout le monde, tu vas mourir, Shin. Et tu regretteras ce que tu viens de lui faire."

- "La mort ... Depuis le temps que je l'attends, je vais te dire ... La mort est une belle garce. Je la poursuis et l'appelle dans mes prières mais elle reste insaisissable. Je dois vraiment être de la mauvaise herbe ... " Il m'a souri et ses yeux étaient encore plus tristes qu'à l'accoutumée quand il a ajouté: "Tu sais quoi, Prof ? Tu n'aurais pas dû me couper la jambe. Me laisser mourir ce jour-là aurait été préférable pour tout le monde."

Sur ces mots, il est sorti de ma tente sans se retourner. Quand je me suis précipité à sa suite, je me suis retrouvé cerné d'hommes de main à la mine patibulaire, armés jusqu'aux dents. D'où sortaient-ils, d'ailleurs ? Je ne les avais même pas vus entrer dans le camp. 


A cause d'eux, je n'ai même pas pu apercevoir une dernière fois la silhouette de Shin disparaître dans la jungle. J'avais encore quelques vérités à lui dire ... Mais je n'ai jamais pu lui les avouer, je ne l'ai jamais revu. Jamais. Et je ne le reverrai jamais puisque Ryo a effectivement réussi à se venger de lui récemment. Plus de vingt ans après avoir vu Shin pour la dernière fois, j'ai eu le cœur serré en apprenant sa mort.

Je n'ai pas demandé à celui que j'appelle encore Babyface plus de détails sur leur affrontement. Ça fait partie des choses que je n'ai pas besoin de savoir. J'ai compris depuis bien longtemps que mon ami Shin Kaïbara avait disparu. Maintenant, j'ai juste la certitude que, cette fois, le Tigre ne reviendra pas. La mauvaise herbe a finalement été éradiquée. Je soupire, m'enfonçant un peu plus dans la jungle de mes souvenirs. 


Quand Ryo a été rétabli, il a refusé de me suivre mais ma décision était prise : je rentrais chez moi. Il a promis de venir me rejoindre plus tard. Je n'ai pas posé de questions. Je me doutais bien qu'il avait besoin de faire ses propres expériences. Il sortait à peine d'une adolescence marquée par la violence et la guerre. Il avait bien droit à un peu de liberté. Qui étais-je pour l'en empêcher ? Je l'ai confié discrètement à un ami, un combattant américain qui m'était redevable et que tout le monde surnommait Moon. Il m'a promis qu'il veillerait sur Ryo comme sur un membre de sa famille. Et il l'a fait. A sa façon mais il l'a fait. 

Ils sont donc partis aux USA et moi, je suis retourné au Japon. Je n'ai pas utilisé tout de suite l'argent que Shin m'avait laissé. J'ai bien pensé le donner à de bonnes œuvres ; mais lesquelles ? Tout, dans ce pays, avait été corrompu, gangréné par les groupes mafieux. Les yakuzas faisaient désormais la loi, au sens propre du terme, les forces de l'ordre les laissant régler certaines questions "délicates". Je ne pouvais plus exercer officiellement en tant que médecin mais je ne savais rien faire d'autre. Enfin, rien de bien lucratif. Les petits boulots à la journée m'ont permis de ne pas mourir de faim car je refusais inexplicablement de piocher dans le magot.

Un jour, j'ai soigné chez moi un yakuza qui venait de se faire rosser par des membres d'un clan ennemi et qui avait eu la bonne idée de s'écrouler dans ma rue. Au bout de quelques temps, d'autres yakuzas ont fini par se pointer sur le palier de la chambre insalubre que je louais pour trois fois rien dans un immeuble crasseux du centre ville de Tokyo. J'ai commencé à me forger une réputation, comme dans la jungle : le Professeur soigne tout le monde sans poser de question et accepte même les rations de riz en guise de paiement. Ce qui a naturellement déplu à mes voisins, bien qu'eux-mêmes ne brillaient pas par leur honnêteté. 

Alors, quand, en me promenant par hasard dans le quartier de Shinjuku, j'ai vu le grand panneau de l'agence immobilière, je n'ai pas hésité une seconde. Je venais de trouver une grande maison traditionnelle à vendre pour un prix honnête. J'ai sorti mon sac de toile ; un oyabun a accepté de faire le change en yens moins suspects que les dollars sud-américains. Après quelques travaux, cette demeure entourée d'un grand jardin est devenue très belle ; j'ai utilisé le reste du trésor de Shin pour m'équiper d'un labo plus que correct et j'ai eu MA Clinique. J'ai continué à faire ce que je savais faire tout en me disant que j'utilisais l'argent du Tigre, puis celui que m'ont donné les oyabuns, pour faire quelque chose de bien. Enfin ... je crois ... que c’était vraiment quelque chose de bien. 


J'ai mal. Je crois que j'ai essayé de me tourner et mon épaule me rappelle douloureusement à l'ordre. Je grogne.

- "Alors Vieux Grigou, on s'amuse à jouer les héros alors qu'on n’a plus l'âge ?"

J'ouvre les yeux. Les rideaux sont tirés mais la lumière me fait cligner des paupières. Ryo n'a pas bougé de son fauteuil.

- "Je n'ai plus l'âge de rien, Babyface ..." Dis-je d'une voix éraillée.

- "A ce point ?"

Je perçois son inquiétude. Mince, ce n'est pas ce que je voulais. J'essaie de le rassurer :

- "Panique pas, Babyface. Je suis tenace comme la mauvaise herbe, je ne meurs pas si facilement."

Il reste silencieux, tout en me dévisageant, reconnaissant la phrase fétiche de celui qui avait été son père. Je me pince les lèvres, regrettant déjà mes mots. Pris dans mes souvenirs, j'ai parlé sans réfléchir et je n'ai pas prêté attention à ce que cette phrase pourrait signifier pour lui. A mon grand soulagement, au bout de quelques secondes, il me sourit enfin, d'un vrai sourire, avec son regard espiègle de petit crapaud. C'est ce qui l'a toujours différencié de Shin, cette vive étincelle au fond des yeux. Il me taquine :

- "Franchement, s'interposer comme ça, c'était pas très futé. Courageux mais pas très futé ... Pour pas dire autre chose."

Je souris. C'est drôle comme parfois l'histoire se répète :

- "Je ne pensais pas que quelqu'un viendrait s'en prendre à un patient de la Clinique. Depuis le temps que c'est un terrain neutre ..."

Son regard change immédiatement, se faisant dur et impénétrable, semblable à celui du Tigre :

- "A ce propos, j'ai fait passer le message, Professeur. Ce clan ne recommencera pas."

C'est avec un pincement au cœur que je réplique tristement, ne tenant pas à en savoir plus :

- "Je n'en doute pas une seconde. J’espère que tu n’as pas pris de risques inconsidérés"

- “Mais non … Moi aussi, je suis de la mauvaise herbe. Et vous savez bien qu'il vaut mieux que ce soit un type comme moi qui se charge de ce genre de choses."

- "Un homme comme toi ..." Murmuré-je pour moi-même, songeant que j'aurais aimé que tout soit différent pour lui et me demandant pour la millième fois ce qu'il se serait passé si je n'avais pas accepté ce sac, si j'avais réussi à convaincre Shin de partir avec Ryo avant qu'il ne soit trop tard, s'ils étaient partis en mer, si je n'avais pas amputé le Tigre, si j'avais prêté attention aux rumeurs ... Si j'avais ...

Interrompant ma rêverie, Ryo se relève en soupirant, dépliant toute sa grande et large silhouette, les mains vissées dans les poches de sa veste froissée : 

- "Où vas-tu ?" Demandé-je.

- "D'abord, me brosser les dents. J'ai grignoté pendant votre dodo et je vais pas pouvoir draguer avec les dents sales et une haleine de chacal, ça le fait pas ... ensuite, j'irai faire un tour à la plage pour pêcher des coquillages."

- "Quoi ?" 

J'imagine mal ce grand gaillard marcher pieds nus dans le sable avec un seau à la main et le bas du pantalon retroussé. Nul doute qu'il s'agit d'un nom de code ou d'une nouvelle expression de jeunots à la mode. Je dois avoir l'air totalement idiot car il me tend une revue, tapotant la couverture de son index. Contrarié, je me racle la gorge et désignant ma table de nuit du menton :

- "Comme si je pouvais y voir quelque chose ... Passe-moi mes lunettes, s'il-te-plait."

Ryo s'exécute et pose délicatement mes montures sur mon nez. Enfin, le monde redevient net.

- "T'as une sale tête." Lui dis-je. "T'es là depuis combien de temps ?" 

- "Le temps de tout lire en long, en large et en travers." Fanfaronne-t-il en secouant le magazine.

- "Donne-moi ça." De ma main libre, je lui arrache la revue des mains pour en observer attentivement la couverture. Je n'arrive pas à croire ce que j'y découvre : "Pique-niques et papillotes : nos recettes estivales pour un festival de saveurs." 

J'éclate de rire :

- "Où sont les vrais ?"

- "Les vrais quoi ?"

Je secoue le magazine féminin cherchant à débusquer un exemplaire dissimulé de Playboy ou de Bejean mais rien, définitivement rien, même pas un poster ou un fascicule bonus ... Que dalle. Déçu, je soupire :

- "Ne te moque pas de moi, Babyface ... Depuis quand est-ce que tu t'intéresses à ce genre de popote ?"

- "Depuis que Kaori prétend que je suis incapable de cuisiner. Alors je fais quelques recherches ..."

- "Pfff, qu'est-ce que c'est encore que ces histoires ?"

- "C'est la faute de Kaori, cette fois. Vous savez comment elle est, non ? Je suis tranquille dans mon coin, elle me crie dessus, j'essaie de me défendre et ça finit en défi débile ..." Il se gratte le crâne d'un air nigaud. "Je tenterais bien les coquillettes façon risotto aux tomates cerises et fruits de mer ... et aussi la tarte aux prunes et glace à la cannelle. C'est français, ça en jette non ? Et puis, ça n'a pas l'air très compliqué de faire une pâte sablée, je devrais m'en sortir."

- "Allez, Babyface, avoue. Où tu les as planqués ?" 

- "Je vois vraiment pas de quoi vous parlez, le Vieux."


Ce n'est pas possible. Je n'en crois pas mes oreilles. Je dois être mort, je ne vois pas d'autre explication, et j'ai atterri en Enfer avec pour seule lecture des recettes de cuisine ennuyeuses. A ce moment, la porte s'ouvre lentement sur la jolie silhouette de Kazue :

- "Oh bonjour Professeur ! Je suis heureuse que vous soyez enfin réveillé."

Exaspéré par la mauvaise foi de Ryo, je grommelle sèchement à mon assistante tout en me tortillant dans mon lit :

- "Oui, oui. Moi aussi, moi aussi."

- "Quelque chose ne va pas, Professeur ?"

- "Non, non. Tout va bien, tout va bien."

- "Vous voulez peut-être manger quelque chose avant de faire votre toilette et de changer votre pansement ?"

Son ton enjoué m'horripile mais je ne veux pas la heurter, elle n'y est pour rien après tout. Comme je ne suis vraiment pas d'humeur, je me cache entre mes draps pour ne plus rien entendre. Quitte à être en Enfer avec des magazines de cuisine, autant retourner rêver.

- "Je suis encore fatigué."

- "Je comprends, Professeur. Allez, Ryo, laisse-le tranquille maintenant que tu es rassuré. Tu vois ? Il va bien ..."

- "A vos ordres, Doctoresse-de-Mes-Rêves, je sors. De toute manière, j'ai prévu de faire un tour à la plage ..."


A peine a-t-il franchi la porte, que j'entends un grand cri dans le couloir :

- "Ahhh, te voilà toi !"  

Ca, c'est la voix de Kaori, partenaire et nouvel ange gardien de Ryo. C'est elle qui veille sur lui à présent et elle est bien plus efficace que moi, je dois bien l'avouer. Même si j'ai tenu ma promesse aussi bien que j'ai pu quand Babyface est revenu à Tokyo, j'ai été soulagé quand il a croisé la route des Makimura : Hideyuki et, plus tard, Kaori, lui ont porté chance. 

- "Alors c'est là que tu te planques, fainéant ?"

Je souris intérieurement. Si j'avais fait autrement par le passé, Babyface n'en serait peut-être pas là aujourd'hui. Ça aurait été bien dommage ... 

- "Héhéhé ... Kaoriii ... Qu'est-ce que tu fais là ?" Balbutie Ryo.

- "Je te cherche, quoi d'autre ?!? On a du pain sur la planche, figure-toi." 

- "J'arrive, j'arrive ..."

- "Comment va le Professeur ?" Demande-t-elle d'une voix douce cette fois ; j'ai toujours été surpris de la capacité de Kaori à passer d'une humeur à l'autre.

- "Bien. Il est réveillé mais il a encore besoin de repos."

- "Je comprends. Je passerai le voir demain."

Pendant que Kazue vérifie mes perfusions, j’entends leurs pas s’éloigner. Je sursaute quand Kaori gronde brusquement :

- "Une minuuute, espèce de perveeers ! J'espère que tu ne planques pas tes cochonneries de revues dégoûtantes dans la chambre du Professeur !"

Je dresse l'oreille, croisant les doigts pour ne pas me tromper. Se pourrait-il que ... ? Mais Ryo éclate de rire :

- "Mais ça va pas la tête, toi !”

 Je souffle, dépité. J'y ai presque cru pendant quelques secondes. Ryo reprend, indigné :

- "Et tu voudrais que je mette ça où, hein ? Y'a pas de cachette dans cette piaule, c'est une chambre d'hôpital."

- "Bah, je sais pas moi ... Sous le matelas peut-être ?"

- "Avec le Vieux vautré dessus ? Il est pas bien lourd mais quand même, je sais qu'il ne faut pas bouger un blessé par balle."

Tiens, tiens, sous mon matelas ?

Dans le couloir, Kaori marmonne :

- "Hummm ... Pas convaincue de ton honnêteté, moi ..." 

Moi non plus ... 

Kazue a le dos tourné. J’en profite pour passer discrètement les doigts de ma main libre sous l'épaisseur des draps pendant que Ryo continue, sans se laisser démonter :

- "Ah bon ? Et bien, ça se voit qu'on ne t'a jamais tiré dessus. Ça fait un mal de chien. Je n'aime pas faire souffrir les autres, moi, contrairement à toi, bourreau à la massue !"

- "Ohhh, tu la reçois quand tu la mérites, ma massue ! C'est la seule chose qui t'empêche de faire n'importe quoi !"

- "Mais je te parle d'autre chose. Là, c'est une question d'éthique et j'ai une morale, moi, Mademoiselle ! Pfff ... Et c'est moi que tu traites de pervers, non mais je rêve !"

- "Oui, oui, c'est bon ..." Concède Kaori.

- "Non, c'est pas bon ! Attends un peu ..."

J'imagine parfaitement Kaori presser le pas, rageuse alors qu'elle rouspète vertement :

- "Raaa, on peut passer à autre chose ... On a un XYZ j'te rappelle !"

- "Ah, c'est facile ça, faire semblant d'être pressée pour ne pas avoir à s'excuser !"

- "Mais t'as pas bientôt fini ?"

- "Non ..."


La suite de leur dispute s'estompe ainsi que leurs pas dans le couloir et la porte de ma chambre se referme doucement :

- "Pardon, Professeur, je vous laisse dormir ..." Chuchote discrètement Kazue.


Je ne réponds pas, impatient de profiter de ma solitude alors que mes doigts ont senti quelque chose sous le matelas ... Si je pouvais, je trépignerais !

J'ai eu de la chance, je suis en vie, je ne suis pas encore en Enfer.

J'ai eu de la chance, ça, c'est une vraie convalescence, une convalescence digne de ce nom ! 

J'ai eu de la chance. Grâce à un petit crapaud, bientôt, je serai au Paradis !

Et je ne peux m'empêcher de murmurer, espérant qu'un ami perdu depuis longtemps m'entende :

- "Je me demande si moi aussi, je ne serais pas un peu de la mauvaise herbe."



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