Entretien avec un Chasseur

Chapitre 10 : Rattrapé par le passé

5026 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 14/03/2023 09:58

Mon interlocuteur me regarde d'un œil moqueur. Il rit un peu puis se lance : 

- ""Eh merde" c'est tout ce qu'elle vous a inspiré ? Elle était si belle que ça vous a coupé la parole ? Vous ? Le séducteur de ces dames ?"

- "Bien sûr que non !!" Dis-je en remettant les pieds sur la table, piqué au vif.

Je ne supporte pas qu'on me perce à jour comme ça, déformation professionnelle, il faut toujours que je cache mes faiblesses. Et elle est devenue ma faiblesse, instantanément. Alors je sors au Binoclard le premier mensonge qui me passe par la tête. Et pour le coup, c'en n'est même pas un, de mensonge :

- "Cette chambre était l'épicentre d'une aura que je ne connaissais que trop bien. Une aura maléfique que j'aurais aimé ne jamais recroiser." Fais-je mystérieusement, attisant la curiosité de mon interlocuteur qui, après m'avoir dévisagé pendant quelques secondes, les yeux écarquillés, se remet brusquement à griffonner sur son cahier.

Voilà, parfait, ne jamais avouer ses faiblesses. Jamais. Sous aucun prétexte. Parce que oui, l'avoir vu allongée sur ce lit, si fragile, si délicate, ça m'avait retourné le cœur à l'époque.


Je me perds dans mes souvenirs de la première vision que j'avais eu d'elle et du tsunami qu'elle avait provoqué en moi. Mon camarade a fini de griffonner et me tire de mes pensées en me demandant :

- "Et du coup ? Je veux savoir moi, maintenant. C'était quoi cette aura ? C'était qui ? Un esprit ? Un démon ?"

- "Le Diable." Lui réponds-je sur le même ton de mystère employé précédemment. "Le Diable en personne ..."

- "Hein ?"


***

Mes yeux restaient accrochés au corps allongé sur le lit. Kaori semblait si fragile ainsi, si faible, si ... immobile et sans vie. J'enrageai. Avec tous ses tubes et le respirateur plaqué sur son nez et sa bouche, je ne voyais pas vraiment son visage. Et je ne découvrirais pas la couleur de ses yeux, non, pas aujourd'hui. Ils resteraient clos ... même pour moi. Je faisais un piètre prince charmant, ça je le savais déjà, mais, là ... J'en fus étrangement peiné.

Sa peau pâle avait presque la même teinte que les draps impeccables et sans un pli. Finalement, elle me semblait toujours être en noir et blanc car les couleurs des tubes ou de la couverture ne suffisaient pas à lui donner un semblant de vie.

Le seul contraste résidait dans ses cheveux. Elle avait les cheveux roux. Je souris malgré ma tristesse. Une chevelure de feu pour un tempérament de feu, ça lui allait bien à ma petite âme errante cogneuse et pudique. J'avais une impression étrange et une sensation nouvelle montait peu à peu en moi sans que je parvienne à la comprendre et encore moins à la définir. J'avais l'impression d'avoir le cœur déchiré en deux. 

D'un côté, j'étais heureux de la rencontrer pour de vrai, confiant en ma capacité à pouvoir lui venir en aide. De l'autre, je crois que je la préférais sans couleur mais paradoxalement pleine de vie. Je la connaissais à peine mais déjà son regard espiègle, son sourire, ses émotions qu'elle ne dissimulait pas, déjà toutes ces petites choses qui faisaient qu'elle était elle ... toutes ces petites choses insignifiantes mais si particulières me manquaient. 

Je ne sais pas trop ce que je m'étais imaginé mais rencontrer la vraie Kaori ne signifiait pas pour moi découvrir un corps inerte, pâle et frêle, allongé dans un lit, tel ... un cadavre. Oui. Un cadavre. Malgré les bruits des respirateurs et des scopes, malgré les grincements, les souffles et les bips, elle ressemblait à un cadavre et pour la première fois de ma vie, je fus heurté d'en voir un. J'avais envie de hurler :

- "Non, non, non ! C'est injuste, pas correct, pas dans l'ordre des choses, anormal ! Stop ! Pause ! On rembobine, y'a dû avoir une erreur dans le scénar ..."


Je croisai le regard de Saeko et j'y découvris la même détresse quand soudain, une petite voix à l'intérieur de mon crâne me murmura :

- "Non, mais t'as raison, mec, y'a un truc qui déconne ... et pas qu'un peu ..."

Je m'attendais presque à ce que Mon Ange gardien personnel vienne glousser en agitant ses plumes sous mon nez : 

- "T'as le béguin, t'es foutu, tu t'es fait avoir ..." 

Mais non, l'emplumé ne fit pas son apparition et ma conscience s'éveilla soudain, en même temps qu'un pressentiment que je connaissais bien et qui commençait à me picoter la nuque : je sentais une autre aura. Pas celle de Kaori, pas celle de Saeko et pas celle de l'angelot blond non plus. Oh non, loin de là ... C'était tout le contraire de celle de Mick, c'était une énergie néfaste, funeste et d'une puissance redoutable. 

Un halo intense et invisible, une force malfaisante mais discrète, parfaitement bien dissimulée par toute l'angoisse et le désespoir qu'elle distillait discrètement, insidieusement, pénétrant par chaque pore de nos peaux, par chaque molécule d'oxygène qui entrait dans nos poumons, passant dans notre sang, remplissant nos cœurs ...

La Peur. Le Désespoir. La Tristesse. 

Voilà derrière quoi il se cachait et dès que je parvins à lever le voile, je le reconnus immédiatement et sans aucune hésitation.

La Peur. Le Désespoir. La Tristesse. La mort ... 

Voilà bien des choses qu'il maîtrisait à la perfection ... Et qui lui allaient à la perfection.

J'érigeai discrètement mes barrières mentales et je pris Saeko par le bras pour nous diriger vers la sortie. Non seulement j'en avais assez vu mais en plus, je ne savais pas jusqu'à quel point ce sale connard pouvait nous percevoir. 

M'avait-il senti ? 

Pourrait-il éventuellement nous entendre ?

Mais aussi : m'avait-il reconnu ? 

Se rappelait-il de moi ? 

Moi oui, je me rappelais de lui, très bien même ... Et j'avais du mal à contenir en moi la haine qu'il m'inspirait depuis tant d'années.

Par mesure de précaution, je préférai vider les lieux non sans un énorme pincement au cœur : si j'avais été sensible au désespoir qui régnait dans cette pièce au bout de même pas deux minutes, qu'en était-il de Kaori qui était enfermée ici depuis plus de quatre mois ?


Arrivés dans le couloir, je refermai rapidement la porte derrière moi et commençai à me diriger rapidement vers la sortie. Et, alors que je ne la lâchais pas et qu'elle peinait à suivre mon rythme sur ses talons hauts, Saeko me souffla :

- "Mais ... Qu'est-ce qu'il te prend ?"

- "Besoin d'une clope !" Répondis-je, sans vraiment mentir. "Tu voudrais pas que je fasse péter la pièce en m'approchant de l'arrivée d'oxygène, non ?"

Elle ne dit plus rien, sentant la tension dans ma voix, et je la traînai jusqu'à l'extérieur, pensant, à tort, y trouver ma libération. Ce fut encore pire. Mon passé me revint en pleine figure quand je me retrouvai à l'air libre. 

En regardant les barbelés, les allées bien propres, les bâtiments protégés de barreaux aux fenêtres pour ceux qui avaient la chance d'en avoir, les chaussures bien cirées et parfaitement lacées des trois militaires qui passèrent devant nous en nous dévisageant, je songeai, cynique :

- "L'Air Libre. L'air ... C'est bien la seule chose qui est libre ici." 

Mais au moins, ici, ce que je respirai n'était pas vicié par cet enfoiré de merde que je haïssais du plus profond de mon être. Oui, je le haïssais… Mais aussi ... Pfff qu'est-ce que c'était compliqué, tous ces sentiments !


Je m'assis sur les marches du perron du bâtiment médical en soufflant. Saeko me regarda, éberluée mais accepta de s'asseoir à mes côtés quand je lui fis signe de se joindre à moi.

- "Militarophobie et Nosocomephobie en prime ?" Me demanda-t-elle, narquoise.

- "Nosocoquoi ?" Demandai-je.

Elle leva les yeux au ciel, moqueuse :

- "Hospitalo-phobie, si tu préfères ..."

Je souris :

- "Mouais, y'a de ça ..." Maugréai-je en sortant une cigarette de mon paquet.

- "Tu veux en parler ?"

- "Non. Sans façon." J'allume ma clope et l'aspire avec délectation. "Diagnostic ? Les médecins disent quoi ?"

- "Que son état est stable, ses blessures sont guéries. Elle avait été touchée par balle à l'abdomen, l'hémorragie a été contrôlée et depuis les plaies sont cicatrisées. Mais, suite à l'opération, plus rien… Ils m’ont appelée hier matin parce qu’ils ont cru qu'elle allait se réveiller, cependant… 

Je tiquai et demandant, mon cœur battant un peu plus fort : 

- "Hier matin ? Qu'est-ce qui s'est passé hier matin ? "

- "L’infirmière m’a dit que, d’un coup, son cœur s'est mis à battre très vite, son souffle était devenu anarchique, comme si elle luttait contre le respirateur… Il paraît qu’elle a même rougi sous l'effort. Puis quelques minutes après, d'un coup, son cœur s'est arrêté quelques secondes, puis il a repris… Elle ne s'est finalement pas réveillée et depuis, c'est de nouveau le calme plat … Et comme par hasard, quelques heures plus tard tu te pointes à mon appart en disant que tu la vois …"

Je hochai la tête : 

- "Comme par hasard …"

Ainsi, les appareils avaient enregistré notre rencontre. Et elle aussi avait réagi bizarrement. Je notai l'information dans ma tête, il faudra que j'en parle au Doc. Je ne relevai pas davantage pour ne pas alerter Saeko et poursuivis : 

- "Pourquoi elle reste dans le coma ? Elle a été touchée à la tête ?"

- "Non. Absolument pas. Les médecins eux-mêmes ne comprennent pas pourquoi. Tous les voyants sont au vert, même son électroencéphalogramme est nickel. Ils me disent à chaque fois qu'elle devrait bientôt se réveiller... Hier, tout le monde y a cru et puis ..." Elle soupira. "Mais ça fait maintenant presque trois mois qu'ils me répondent ça, du coup, je ne pose même plus la question ... C'est comme ..."

Elle suspendit ses paroles, gardant les yeux dans le vague et je continuai sa phrase, comme Hideyuki l'aurait fait s'il avait été là.

- "C'est comme si elle ne voulait pas se réveiller. C'est ça ?"

- "Oui." Elle tourna vers moi son regard myosotis. "Oui, ça parait complètement idiot, n'est-ce pas ?"

- "Pas tant que ça ... Mais je dirais plutôt qu'elle ne PEUT pas se réveiller… quelque chose l'en empêche. Ou plutôt quelqu'un ..."

Et alors qu'elle allait ouvrir la bouche pour me poser la question à laquelle je n'avais aucune envie de répondre, je me levai en jetant ma cigarette au loin et lui coupai la parole :

- "Tu me raccompagnes ? J'ai à faire. J'ai une petite idée de ce qu'il se passe mais j'ai besoin d'en référer à des instances supérieures, si je peux m'exprimer ainsi ..."

Elle hésita une seconde en fronçant les sourcils, puis finalement acquiesça avant de se lever à son tour. Je savais bien que le moment viendrait où elle me reposerait la question et où je devrais fatalement y répondre, mais plus tard, le temps que je fasse le tri dans tout ça…

Le trajet du retour se passa en silence, et dans le noir pour moi, comme à l'aller. Ce qui laissa à mon esprit tout le loisir de déambuler dans mon passé ... 


Cette aura…. Jamais je n'aurais pensé la recroiser un jour, tout comme celui dont elle émanait. Je le haïssais, autant que je l'avais aimé. Ces deux sentiments sont toujours mis en opposition alors qu'ils sont dans la continuité l'un de l'autre. On ne peut haïr que quelqu'un qu'on a aimé… 

Plus je me perdais dans mes souvenirs, plus je me sentais redevenir le petit garçon égaré dans la jungle. Celui qui avait perdu ses parents dans un accident d'avion. Celui qui avait erré pendant des jours avant d'arriver dans un village. Celui qui avait eu de l'espoir en croisant le visage souriant de cet homme.

J'avais trois ans à peine, j'étais orphelin et il avait été ce dont j'avais eu besoin à l'époque : une famille. Il m'avait consolé, il m'avait élevé et il m'avait aimé et protégé, autant qu'il avait pu dans cet environnement précaire, violent et dangereux. 

Il m'avait appris tout ce qu'il savait, et petit à petit, des liens particuliers s'étaient tissés entre nous. Je lui avais voué une confiance absolue et il avait tout piétiné. Il m'avait drogué à mon insu avec un dérivé du PCP qui m'avait fait me sentir invincible et qui m'avait fait perdre tout jugement. 

Celui que je considérais comme mon père adoptif... Shin Kaïbara… Celui que j'appelais Papa avait fait de moi un cobaye et m'avait envoyé à une mort quasi certaine, sans l’ombre d’un regret. 

J'avais été trahi, déçu. Et la trahison et la déception avaient été aussi fortes que l'amour qu'un petit garçon avait éprouvé pour lui à l'époque. Toute cette affaire faisait tout remonter, tout mon passé, celui d'avant mes "petites séquelles", celui qui m'avait causé ces "petites séquelles". Tous ces souvenirs pas vraiment digérés. J'avais beau dire, je n'étais pas en paix avec tout ça. Cette affaire m'y aiderait peut-être mais je n'avais aucune envie de m'y replonger. 

C'était douloureux… 

Mais Kaori… Kaori n'avait rien demandé et elle avait été mêlée à tout ça, j'étais celui qui pouvait la sauver et la tirer à nouveau vers la lumière, pour la sortir enfin de ce lit trop blanc. Mais pour ça, j'allais devoir affronter Mon Père… Kaïbara… 


***

- "Vous êtes sérieux là ??? Vous voulez dire que c'est votre père qui maintenait Kaori dans le coma ? Mais il n'était pas présent dans la pièce, si ? Mais du coup, comment faisait-il ??? Il était lié à tout ça alors ???"

Je hoche la tête pour confirmer sombrement. 

Ce n'est pas que j'ai honte. Non. 

Peut-être que je ressens de la culpabilité ? Possible.

Ou une certaine tristesse ? Probablement. 

Des regrets ? Sûrement. 

Je n'ai jamais été familier de tous ces sentiments et c'est parfois difficile de les identifier. Tout ce que je sais, c'est que penser à lui me fait un pincement au cœur. Du coup, je me pose la question de savoir pourquoi j'ai accepté de raconter tout ça, je savais bien que je devrais finir par parler de ça. Et je ne veux pas embellir la situation, ça ne servirait à rien. 

- "Mon père n'est pas un héros. Il ne l'a jamais été. Mais c'était aussi un homme bien… Avant…" 


Je ne le regarde même pas, mon Gentil Petit Binoclard, et je ne sais pas combien de temps il reste silencieux. Je suis loin. Mon esprit est loin. Il semble s'en rendre compte et me dit soudain : 

- "Merci… De me raconter tout ça. De ne rien me cacher."

Je relève la tête, un peu surpris. Ça faisait partie du deal après tout, pourquoi me remercie-t-il? Il est bizarre, ce mec. 

Je m'esclaffe et me passe la main dans les cheveux, d'humeur un peu plus joyeuse. 

-"Bon, on continue ?" 

Le gars me regarde puis me sourit avant de hocher la tête et de se repositionner, les jambes croisées et son dossier de feuilles bien alignées sur la table.


***

Je n'avais même pas vu le temps passer et si Saeko m'avait parlé durant le trajet, je n'avais strictement rien entendu et j'émergeais de mes pensées quand elle ôta le bandeau qui couvrait mes yeux. Je sortis alors de la voiture pour échapper à son regard inquisiteur et m'avançai sans un mot vers ma Mini. 

En déverrouillant la portière, je me rendis compte que j'avais oublié quelque chose, quelque chose d'important, quelque chose dont je pourrais avoir besoin dans les prochains temps. Je fis volte-face et interpellai ma belle inspectrice :

- "Saeko ?" 

Elle se retourna et je lui demandai : 

- "Tu peux me donner la bague ?"

Elle sourit, moqueuse :

- "Une nuit avec moi et tu veux déjà te marier ?"

- "Mais nooooon ! Pffff ... Qu'est-ce que tu vas chercher ! Celle qui me passera la bague au doigt n'est pas encore de ce monde, crois-moi !" M'exclamai-je en riant.

Elle me répondit, espiègle :

- "Mouais, tu as raison... Celle qui y arrivera viendra sûrement d'un autre monde ... Une extra-terrestre ... Ou une habitante d'une réalité parallèle, tiens ... Il faudra au moins ça ..."

Je ne compris pas un traître mot de ce qu'elle était en train de me raconter alors je répétai ma question :

- "Tu peux me donner la bague ? Celle qu'Hideyuki a laissé pour l'anniversaire de Kaori ? Celle qui est le seul lien avec sa famille biologique."

Saeko me dévisagea, interdite, troublée. Elle murmura :

- "Oh ... Il t'en a parlé ?"

Je hochai simplement la tête et elle tourna les talons pour disparaître dans son appartement et réapparaître une minute plus tard alors que je m'étais lentement assis au volant, gardant la portière ouverte pour allumer une cigarette.

Arrivée à ma hauteur, Saeko se pencha vers moi, s'appuyant sur la vitre de la voiture et elle me tendit un petit écrin en velours rouge tout en me regardant intensément :

- "Fais-en bon usage, s'il-te-plait."

Je soutins son beau regard myosotis et lui promis :

- "Compte sur moi."

Puis, elle me sourit et d'une main nonchalante, elle me tendit une carte de visite :

- "On se tient au courant de nos avancées mutuelles ?"

Je glissai sa carte dans la poche intérieure de ma veste avant de demander :

- "Tu comptes faire quoi ?"

Elle me sourit à nouveau, et si je ne la connaissais pas, son sourire et ses mots m'aurait fait froid dans le dos :

- "Je vais réfléchir à comment faire sortir le diable de sa boîte ... et faire un peu de ménage chez moi. J'attends ton signal, Chasseur de Fantômes."

Et elle tourna ses talons vertigineux vers son appartement, d'une démarche merveilleusement chaloupée qui faillit me faire perdre les pédales ... Mais, je me repris bien vite : une douce âme errante avait besoin de moi, et j'avais déjà assez perdu de temps.


Je jetai ma clope au loin avant de démarrer rapidement et conduisis vers l'immeuble aux briques rouges. Je devais revoir mon âme errante et avoir une petite discussion avec elle. Quoique, mon instinct me disait que ça allait être compliqué. 

Son âme était encore liée à son corps, je l'avais senti en la traversant, et l'avoir vue avait confirmé mon impression : pendant notre communion, quand j'étais passé à travers elle en sortant de la salle de bain hier, j'avais entendu le bruit des scopes et du respirateur, j'avais senti la perfusion dans mon bras. J'avais senti le tuyau dans ma gorge. Elle devait le sentir aussi… Parler allait peut-être se révéler compliqué.

Je ruminais encore ces pensées quand je me garai devant l'immeuble de Kaori. Je grimpai les marches quatre à quatre et entrai en trombe dans l'appartement. J'eus à peine le temps d'ouvrir ma veste que je fus littéralement écrasé sous le porte manteau de l'entrée qui était venu percuter mon crâne de plein fouet, réveillant instantanément ma migraine. 

Je hurlai : 

- "Mais pourquoi tant de haaaiiiiiiiiine !!!! 

Je m'extirpai douloureusement des débris de parquet et de l'arme de fortune qui m'avait terrassé pour me retrouver aux pieds de mon âme errante. Je levai doucement la tête avec appréhension, en me demandant bien ce que j'avais pu faire pour la mettre en colère cette fois. Et je la vis taper du pied d'impatience, les bras croisés sur la poitrine, les yeux sévères, les joues noires de colère. 

Elle brandit son index menaçant vers moi et commença à s'agiter dans tous les sens pour finir par se planter à nouveau devant moi, en tapotant une montre invisible à son poignet. Je crus rêver. Elle tapotait sa montre ! Elle me reprochait de rentrer tard ! Sérieusement !!!! 

- "Non mais ça va oui, on n'est pas mariés que je sache… Je viens quand je veux ... Je suis L'Étalon de Shinjuku, libre, sauvage, ombrageux, farouche, indomptable ! Je multiplie les conquêtes et aucune femme ne me résiste, ne l'oublie pas ! Et aucune femme ne m'apprivoisera, ou ne me domestiquera pour me transformer en un petite bêbête gentille et obéissante ! Ah, ça, jamais ! Tu entends ?" 

Je répétai :

- "Je suis l'Etalon de Shinjuku moi !!!! Je…"

Je ne pus finir ma phrase : mon âme errante venait de s'écrouler à genoux en se tenant les côtes, riant ouvertement … Je n'avais pas le son, mais elle se foutait clairement de ma gueule… 

Je m'assis en tailleur par terre, les bras croisés mais le dos droit comme un piquet, blessé dans ma fierté. Mais je préférais clairement cette Kaori-là, pleine de vie, d'émotion et de colère, même en noir et blanc, que celle en couleur et presque morte que j'avais vue tout à l'heure. 

N'y tenant plus, je m'écriai :

- "Mais c'est pas bientôt fini, oui ? On a des choses sérieuses à régler, p'tite tête ! Je te signale que t'es dans la mouise pour pas dire autre chose et que je suis le seul qui puisse t'aider ... Alors, un peu de respect, Mademoiselle !"

Elle suspendit son rire et me regarda, les yeux encore pétillants de joie. J'opinai, satisfait :

- "Bien ..."


J'attendis qu'elle vienne s'assoir en face de moi en plein milieu du salon pour la regarder dans les yeux avant de lui dire : 

- "Donc, j'ai appris pas mal de choses ces dernières heures. Parce que oui, j'ai découché mais ce n'était pas uniquement pour mon plaisir. Donc, tu vas sagement m'écouter…"

Je pris l'écrin rouge qui se trouvait dans la poche de ma veste, le posai sur le sol juste en face d'elle et l'ouvris. Elle me dévisagea, interdite. Je me rassis en face d'elle, à même le parquet et lui murmurai alors doucement :

- "J'ai rencontré ton frère, Hideyuki. Enfin, son fantôme. Il est parti apaisé et m'a laissé ça pour toi. Il voulait te l'offrir pour ton anniversaire et te ... "

Elle me regarda et je vis des larmes brillantes pointer aux coins de ses yeux en noir et blanc. Je n'eus absolument pas le courage de lui en dire plus. Qui étais-je pour lui annoncer que son frère mort n'était pas son frère, que son père, sa mère, toute sa famille ... Non, non, non, au-dessus de mes forces, c'était complètement hors de ma portée. Plus tard peut-être mais, là ... Là, maintenant, non ... 

J'ajoutai un inutile :

- "Enfin voilà, quoi."

Elle voulut tendre la main pour toucher l'écrin mais sa main passa au travers. J'en fus le premier surpris, vu qu'elle arrivait parfaitement à se saisir d'objets pour me fracasser le crâne, et là, elle n'arrivait pas à toucher cette boite. Je la vis essayer encore et encore, sans plus de succès. 

Des larmes coulaient vraiment sur son visage maintenant. Je mis mes mains juste au-dessus de l'écrin, les paumes tournées vers elle, comme si j'attendais que Kaori pose les siennes dans les miennes. 

- "Calme-toi, j'imagine ce que tu ressens… Je vais réussir à comprendre d'accord ? Je vais y arriver. Je vais te ramener de ce côté. Mais tu dois arrêter de pleurer. On a un travail à faire ... " 

Ma petite âme errante me regarda de ses grands yeux pleins de tristesse. Sa lèvre inférieure tremblait encore. Je lui souris et ajoutai, interrogatif :

- "OK, p'tite tête ?"

Elle me sonda de ses grands yeux en noir et blanc, hésitante. Puis, lentement, elle positionna ses mains au-dessus des miennes. On ne se touchait pas, mais cette posture sembla la calmer. Et curieusement, cela m'apaisa aussi. Je poursuivis d'un ton professionnel :

- "On dirait que tu n'arrives à toucher les objets que lorsque tu es en colère… Ce porte manteau, le je-ne-sais-quoi dans ta chambre, le fil du téléphone, tu étais en colère à ces moments-là, non ?"

Elle rougit, ou plutôt, elle noircit un peu et hocha lentement la tête.

- "C'est bien ce que je pensais. C'est pour ça que tu n'arrives pas à saisir cette petite boite. Là, tu es triste, il n'y a plus aucune colère en toi. Mais, je vais te dire un truc, Kaori, elle est là, cette bague. Elle t'attend. Je la poserai dans ta chambre sur ta table de nuit, et elle y restera jusqu'à ce que tu te réveilles et que tu viennes la chercher." 

Elle opina du chef, encore un peu émue mais elle me lança un regard déterminé tout en me souriant. 

Je reposai mes mains sur mes genoux : 

- "Maintenant, j'ai besoin de comprendre tout ce qu'il vous est arrivé à toi et à ton frère. Il m'a raconté ce qu'il sait, mais tu détiens la clé de toute cette affaire." 

Mais d'abord, je devais lui expliquer où elle était et l'état dans lequel j'avais vu son corps. 

- "Tu es dans le coma, quelque part en sécurité. Tu n'es pas morte, tu n'es pas un fantôme. Tu es ce qu'on appelle ici une âme errante. Tu es coincée entre le monde des esprits et celui des vivants."

Elle fit mine de se lever et je l'interpellai :

- "Attends, Kaori ! Je peux t'aider ... Enfin ... Je veux t'aider. Ensemble, on peut y arriver. Mais il faut qu'on s'associe pour ça. Il faut qu'on devienne des sortes de partenaires, si tu vois ce que je veux dire.  Il faut que tu m'écoutes et que tu sois forte."

Elle resta immobile quelques secondes et j'avais croisé les doigts en pensée, espérant qu'elle ne disparaîtrait pas et qu'elle revienne s'asseoir en face de moi. Ce qu'elle fit lentement, tout en me sondant du regard.


Je pris une grande inspiration et je lui racontai tout. Enfin plus ou moins. Je tus certains détails un peu ... intimes, évidemment. Je lui parlais de l'affaire de corruption, lui racontai ce que Hideyuki et Saeko avaient découvert.

Souvent, elle me regardait, ouvrant la bouche en se tenant la gorge. Ça confirmait ce que je craignais : elle ne pouvait pas parler à cause de la sonde d'intubation dans sa gorge. 

- "Je sais." Lui dis-je. "Je sais." 

Elle me regarda tristement avant de laisser retomber ses mains le long de ses genoux, impuissante. Alors, elle opinait du chef, les yeux pleins de larmes, acquiesçant ou réfutant mes affirmations, m'obligeant à émettre différentes hypothèses et peu à peu, les choses se précisaient, jusqu'à ce que ...

- "Il semblerait que tu aies suivi ton frère, que tu as entendu ce qu'un type du nom de Diable Noir disait, il m'a dit qu'il t'avait donné un enregistrement ..."

Elle se raidit. Et fit une grimace de douleur alors qu'elle essayait de parler. Je levai les mains devant moi et essayai de la calmer : 

- "C'est bon, c'est bon, arrête d'essayer de parler, je ne veux pas savoir tout de suite. Juste une question d'accord, tu hoches juste la tête, ok ?" 

Elle se calma et opina du chef, toute ouïe. Je posai ma question, le cœur battant : 

- "L'enregistrement… Tu sais où il est ? "

Elle hésita, les yeux dans le vague, les sourcils froncés, puis secoua la tête négativement. 

- "Et cette soirée… tu te rappelles de ce qu'il s'est passé ce soir-là?"

Elle secoua à nouveau négativement la tête. La frustration me frappa de plein fouet ... Putain, moi qui croyais tenir enfin le bout de cette affaire ! Je lui souris, prenant sur moi : 

- "Bon ce n'est pas grave, amnésie post-traumatique sans doute, ça arrive. On devrait réussir à te rappeler tout ça quand tu seras de retour dans ton corps…"

Et alors que je prononçai ces mots, je la vis se crisper davantage encore, ses yeux reflétaient la peur. Elle commença à s'agiter, elle me regarda, les yeux écarquillés puis porta ses mains à sa gorge, grimaçant de douleur et de frustration devant son incapacité à parler.

Je me frottai le crâne :

- "Bon ! Il faudrait quand même qu'on arrive à communiquer tous les deux. ! On ne peut pas résoudre cette affaire comme ça !!!."

Elle me regarda et je pris une grande inspiration pour juguler ma colère et m'adresser calmement à elle :

- "Je ne sais pas toi, mais vu l'inconfort de la communion de nos deux corps dans le couloir l'autre jour, j'ai pas vraiment envie de recommencer ... Pis tes pensées et les miennes partaient dans tous les sens ... A garder pour les cas d'urgence, qu'est-ce que tu en dis ?"

Alors qu'elle se redressait et opinait du chef furieusement, les joues légèrement grisées, j'en déduisis qu'elle était d'accord avec moi sur ce point. 

- "Bien ... Je vais appeler quelqu'un si tu le permets."


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