Il était une fois... Un conte de Noël à Tokyo

Chapitre 1 : Il était une fois... Un conte de Noël à Tokyo.

Chapitre final

5505 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 14/12/2024 23:41

Il était une fois, un soir de Noël, dans une ville que l'on pourrait baptiser Tokyo, une jeune fille qui attendait le retour de son frère. Seule dans leur petit appartement, attablée devant le repas qu’elle avait cuisiné pour l’occasion, elle attendait. Les yeux rivés sur la porte d’entrée, chacun de ses souffles était une prière pour qu’elle s’ouvre sur celui qui était sa seule famille, chaque bruit feutré lui parvenant du couloir la voyait frémir d’espoir, puis soupirer lorsque les pas glissaient devant la porte sans s’arrêter. Elle attendait, tandis que résonnaient dans la pièce les minutes égrenées par le temps qui passe, implacable, chantant de ses tic-tac lancinants l’inquiétude qui grandissait en elle. Elle attendait, dévorant la porte de ses yeux à force de la regarder, comme si sa seule volonté pouvait réaliser son plus cher désir en cet instant : le voir paraître devant elle, un sourire relevant légèrement le bord de ses grosses lunettes d'écailles, la chevelure en bataille et les yeux pétillants de joie contenue. Elle, Kaori Makimura, attendait Hideyuki.

Oh elle lui crierait dessus, elle le blâmerait pour ces victuailles qui finissaient de refroidir sur la belle table décorée. Elle lui reprocherait peut-être même d’être allé travailler un soir de Noël… « Oui c’est vrai ça, on n’a pas idée de bosser ce jour-là ! » pensa-t-elle. Mais elle savait qu’elle ne pourrait lui en vouloir longtemps. Il la regarderait de cet air de chien battu qu'il arborait parfois, aurait un petit sourire désolé et lui dirait qu’il s’en voulait mais que le crime ne connaissait pas la trêve de Noël. Il lâcherait alors son vieux pardessus élimé sur une chaise et viendrait lui ébouriffer les cheveux, et ce geste de tendresse maladroite la ferait craquer à coup sûr. Elle l’attraperait pour se blottir contre lui, avant de bougonner que tout était froid maintenant et que c’était tant pis pour lui.

Voilà sûrement comment se déroulerait la scène dès que son frangin apparaîtrait dans l'encadrure de la porte. Mais encore fallait-il qu'il rentre ! Il se passait quelque chose d'anormal, elle le sentait, et ses yeux noisette se voilaient de ce qui se transformait, malgré elle, en panique sourde.


La main sur la poitrine serrée d'angoisse, elle délaissa la table de fête pour se poster à la fenêtre. Dehors, la neige tombait sur un rythme calme, régulier et caressait les toits de la ville pour s'y déposer en une couverture moelleuse et blanche. Mais tout n'était qu'illusion car cette nuit de Noël était glaciale, et les Tokyoïtes pressaient le pas afin de rentrer au chaud.

Mais où était-il ?? Avec qui, ça elle le savait. Il devait être avec ce Ryo, cet homme qu'elle avait approché quelques mois auparavant et avec lequel il avait formé ce duo, City Hunter. Apprendre son partenariat avec ce nettoyeur l’avait d’abord inquiétée. Elle avait craint qu'il ne soit devenu un tueur à gages à la solde d'un criminel, mais elle avait ensuite pu voir derrière les apparences et avait découvert un homme merveilleux. Sa colère s’était alors muée en fierté, même si elle l'avait gardée secrète, choisissant de ne pas lui révéler cette rencontre.

Mais, ce soir, la réalité de ce boulot plus que dangereux la rattrapait. Elle prenait conscience que, bien plus qu'à l'époque où il était policier, il pouvait mourir à tout instant, que ce contact qu'il entretenait avec le mal pouvait le détruire... qu'elle pouvait le perdre à jamais...

Mais à quoi pensait-elle donc ! Elle était stupide, bien sûr que tout irait bien ! Après tout, c'était un bon policier et il était avec Ryo qui, par son simple souvenir, la rassurait déjà... Il serait bientôt là, aucun doute à avoir ! Elle réussit à sourire et plongea son regard dans le lointain, par-delà les toits enneigés, pour porter loin son espoir et sa foi en son destin... Hideyuki allait rentrer.


Les flocons continuaient de danser tranquillement devant ses yeux qui ne les voyaient plus. Ils se déposaient sur le rebord de la fenêtre, avant de glisser et de tomber en petits tas que les piétons foulaient sans s’y arrêter. Les souffles glacés se matérialisaient en de légers nuages et rappelaient à quel point les corps réclamaient de retrouver la chaleur des foyers. Les passants allongeaient alors le pas et tournaient dans des rues adjacentes, rejoignant des ruelles plus étroites, qui à gauche, qui à droite, soupirant de soulagement quand ils atteignaient enfin leurs destinations. De leur fragile parure de cristal, les flocons redessinaient la voûte céleste vers laquelle ils jetaient un dernier regard avant de vite claquer la porte et d'abandonner derrière eux la froidure hostile de l’hiver.

Mais pour qui restait dehors, ces délicats cristaux étaient autant de couteaux qui venaient mordre la peau. En tout cas, c’est l’impression qu’avait cet homme allongé au sol, tandis qu’il se redressait péniblement sur les coudes en gémissant de douleur. Pourtant, si son épiderme se crispait sous ces multiples agressions glacées, lui n'y prêtait pas vraiment attention. Le souffle court, il porta la main à son œil tuméfié pour remettre en place ses lunettes d'écaille. Le corps endolori par les coups, il ne percevait des flocons que les petites gouttes qui se formaient au contact de ses verres. Au travers des mèches humides qui lui barraient la vue, il ne voyait qu'une seule chose : ce canon de revolver qui le fixait de son œil unique, aveugle et implacable.

C'était mal barré, il le sentait bien. Fixant le pistolet, il tentait de rassembler ses esprits pour analyser la situation. Ils étaient bien trop nombreux autour de lui et s'il avait la force d'en repousser quelques-uns, il ne viendrait jamais à bout du groupe entier, surtout que sa propre arme avait glissé à l'autre bout de la ruelle. Il n'avait été qu'un imbécile de penser qu'il pourrait gérer seul cette situation. Il était loin d'égaler Ryo dans la gestion des attaques imprévues. Lui aurait géré ça en deux temps trois mouvements. Mais il n'était pas là, et la jeune femme qu'il avait entendue crier n'avait pas le temps d'attendre. Alors il avait foncé.


Le crime ne connaissait pas la trêve de Noël. C'est avec cette pensée en tête qu'il était sorti de chez lui pour faire ce qu'il faisait avec le plus de fierté : protéger à sa façon la ville et ses habitants, leur permettre de passer une bonne journée en nettoyant les rues des ordures qui pourraient les faire trébucher. Cela ne lui semblait pas être un gros sacrifice, même s'il éprouvait quelques remords à laisser Kaori seule ce jour-là. Mais il lui avait demandé de l'attendre pour diner, car il voulait partager ce moment avec elle, quelle que soit l'heure à laquelle il rentrerait. Il avait bon espoir d'être de retour avant minuit et pensait, qu'avec un peu de chance, il trouverait même le temps de lui acheter un petit cadeau.

Il se disait cependant que rien ne serait assez beau pour la remercier de tout ce qu'elle faisait pour lui. Elle savait qu'il n'était plus policier et qu'il menait une vie en marge, nécessitant qu'il rentre tard et prenne des risques, mais à part lorsqu'elle l'avait découvert, elle ne lui en avait jamais fait le reproche. Au contraire, elle l'avait maintes fois aidé à soigner une blessure et il retrouvait toujours ses vêtements propres et recousus, sans qu'elle ne lui posât jamais la moindre question. Si elle le lui avait demandé il aurait sûrement tout abandonné, mais elle lui avait donné son accord et il avait trouvé dans sa grande maturité, malgré ses seize ans, une explication suffisante à ce revirement.

Cependant, devenir à cet âge tendre la sœur d'un nettoyeur était certainement une bien lourde charge. C'est pourquoi il avait proposé à la jeune fille de dix-huit ans qu'elle était devenue de célébrer Noël ensemble. Il voulait lui offrir, en plus de ce petit quelque chose qu'il trouverait, un moment d'insouciance et de légèreté en famille.


La journée s'était déroulée sans la moindre anicroche. Le tableau de la gare était vierge de tout XYZ, les indics n'avaient rien de nouveau à signaler et leur tournée s'était faite rapidement et tranquillement. Finalement, le crime avait peut-être décidé d'accorder un peu de répit à la ville, à moins qu'il n'ait été rebuté par les températures glaciales. En tout cas, celui qui ne connaissait pas de trêve, quelle qu'elle soit, c'était le mokkori de Ryo. Son partenaire s'était mangé plus d'une fois la neige du trottoir en plus des rebuffades habituelles, mais il avait pourtant continué de harceler toutes les femmes qu'il croisait, leur proposant un petit coup pour les réchauffer. Lorsque la nuit était tombée, c'est le visage rougi par les baffes, les coups de sac et la neige qu'il avait déclaré qu'il jetait l'éponge et qu'il allait se réchauffer au New Bunnies. Une soirée Sexy Christmas était prévue et il comptait bien en profiter. Il lui avait vanté les petites tenues rouges et blanches des serveuses, puis avait souri devant son refus de l'accompagner, avant de lui souhaiter une bonne soirée en famille. La dernière image qu'il avait de lui, alors qu'il prenait la direction du cabaret, était cet air excité et stupide, un filet de bave coulant depuis le coin de sa bouche avant de geler et de lui former un petit stalactite sur le menton.

Il avait alors pris à son tour la direction de chez lui, soufflant dans ses mains dans le vain espoir de réchauffer un peu ses doigts engourdis. Le quartier dans lequel il se trouvait n'était pas vraiment à côté de l'appartement, alors il avait fait comme tous les badauds alentour : il avait rentré la tête dans les épaules, avait resserré son pardessus et avait pressé le pas. Chacun regardait ses pieds pour se concentrer sur sa chaleur interne, et il n'avait pas dérogé à la règle. Cependant, lorsque le léger vent du soir avait porté ce cri de femme jusqu'à lui, il avait aussitôt redressé la tête. Figé, les sens aux aguets, il avait attendu que ce bruit étouffé soit suivi d'un deuxième pour courir dans la direction indiquée par le sanglot apeuré.


En pénétrant dans la ruelle sombre, il s'était fondu dans l'ombre. Rien de plus simple que d'avancer sans se faire remarquer. Il avait puisé dans son passé de policier et son présent de nettoyeur pour maîtriser les battements de son cœur et garder son calme. L'arme au poing, il avait fait un tour d'horizon pour mieux analyser la scène éclairée par un réverbère faiblard : entourée d'une dizaine d'hommes portant tous le même blouson, une jeune femme au regard terrifié était acculée contre le mur de l'immeuble adjacent. Serrant contre elle son sac comme ultime rempart à la violence que le rire gras de ces hommes laissait présager, elle les suppliait, d'une voix rendue suraiguë par la peur, de la laisser partir. Mais cela ne suffisait visiblement pas à attendrir ceux qui l'entouraient, bien au contraire. Plus elle pleurait, plus leurs rires montaient dans l'air, emplissant l'espace de leur désir malsain. Lorsque l'un deux avait tendu le bras et arraché le sac pour le jeter au sol, elle avait poussé un cri, qui avait aussitôt été étouffé par une main puissante et, comme s'ils n'avaient attendu que ce signal pour partir à l'assaut de sa vertu, les membres du gang s'étaient quasiment jetés sur elle, la faisant disparaître à ses yeux.

Le son qu'avait produit son arme lorsqu'il avait tiré en l'air avait résonné contre les murs et figé la scène. Pris par surprise, les malfrats avaient lâché la jeune femme. Elle se tenait prostrée contre le mur et poussait de petits gémissements de bête aux abois, ramenant contre elle les lambeaux de sa chemise déchirée.

- Laissez-la tranquille, bande de porcs ! avait-il lancé en ramenant la visée de son arme en direction du groupe. Mademoiselle, venez vers moi. Allez, ils ne vous toucheront plus ! l'avait-il exhortée pour la tirer de son apathie.

La jeune femme avait alors levé un regard perdu vers lui, puis elle s'était traînée péniblement sur le sol, longeant le mur à genoux pour garder le plus de distance possible avec ses agresseurs. Il n'avait cessé de lui parler et elle avait trouvé dans la constance de ses encouragements la force de se relever… Et c'est là que tout avait dérapé. Se sentant enfin hors de danger, elle s'était mise à courir à toutes jambes en direction de son sauveur, criant et pleurant, éperdue de soulagement. Au bord de la crise de nerfs, elle s’était surtout malencontreusement interposée entre le gang et lui, l'empêchant de les voir et de tirer, sous peine de la toucher. Il avait crié : « Poussez-vous ! » mais c’était trop tard. Et lorsqu'elle s'était jetée à son cou, il n'avait qu'à peine eu le temps de la repousser sur le côté avant de recevoir le premier coup en plein dans l'estomac. Le souffle coupé sous la violence du choc, il avait aperçu, du coin de l'œil, son arme dans laquelle un des malfrats venait de shooter, l'envoyant au loin. Un deuxième coup, reçu dans l'arcade, lui avait voilé la scène, mais il entendait très bien les hurlements de la victime, lui signifiant qu'elle était restée sur place, pétrifiée, sans penser à s'enfuir. Alors, bandant son corps pour le rendre aussi dur que possible, il avait esquivé l’attaque suivante et s'était rué sur le groupe qui tentait de la ramener vers le fond. « Mais décampez d'ici bordel, foutez le camp !! » avait-il hurlé et il s'était jeté sur eux pour leur faire lâcher prise en les entraînant dans sa chute. Un corps à corps désespéré s'était alors engagé. Il savait qu'il n'en viendrait jamais à bout, mais le claquement des talons de la jeune femme s'éloignant à vive allure lui avait fait comprendre qu'elle avait enfin pris la fuite.

Et voilà... voilà comment il en était arrivé là, sur ce sol glacial et enneigé, le crâne douloureux comme autant de percussions frappées sur un rythme lancinant. La morsure du froid, la douleur, il s'en foutait. Au moins était-elle hors de danger, se dit-il en fixant cette arme braquée en direction de sa tête. Il ne regrettait pas de s'être ainsi jeté dans la gueule du loup, même s'il sentait bien que l'issue n'allait pas être aussi heureuse le concernant.

" Kaori "

-Tu vas crever !! Tu sais ça ?

La voie éructait, reprise par les ricanements de ceux qui l'entouraient, mais il ne les entendait pas. Ignorant la gueule sans fond du revolver qui semblait vouloir l’engloutir, il ne pensait qu'à sa sœur. Perdu dans ses pensées, comme peut l'être un homme qui regarde sa mort en face, il n'avait que Kaori en tête... L'attendait-elle à la fenêtre ? S'était-elle habillée pour l'occasion ? Oh, il y avait peu de chances la connaissant... Avait-elle cuisiné ? Peut-être son fameux poulet frit, c'était sa grande spécialité pour Noël... Elle devait même avoir fait un pudding, il l'avait surprise en train de regarder la recette quelques jours auparavant. Toutes ces pensées pourraient paraître stupides en de telles circonstances, mais voilà... c'étaient les siennes. Il se disait qu'elle avait certainement dressé une jolie table alors que lui, il allait mourir... Il allait mourir alors qu'il avait encore tant de choses à lui avouer sur son histoire, il allait la faire souffrir alors qu'elle avait encore tant de bonheurs à vivre...

Il ferma les yeux, rompant ainsi le contact avec la réalité et se coupant complètement de la situation, du froid et du danger. Et là, sur l’écran de ses paupières closes, aussi réelle que si elle se trouvait devant lui, il la vit. Kaori était installée, comme il s’y attendait, devant une table dressée avec simplicité mais raffinement. Il éprouvait un tel bien-être d'avoir réussi à tenir sa promesse ! La douceur de son regard lui signifiait qu'elle aussi était heureuse qu'il soit à ses côtés, et elle réchauffait l'atmosphère à la lumière de son seul sourire. Elle se mit brusquement à rire comme une jeune fille insouciante et lui sauta au cou en découvrant le paquet qu'il avait posé à côté de son assiette...

Il rouvrit les yeux et les referma aussitôt lorsqu'un homme lui balança un coup de pied dans les côtes, sûrement un de ceux auxquels il avait distribué quelques uppercuts dans la bagarre.

Kaori... Elle était là, encore, mais dans une autre situation cette fois. Elle semblait avoir quelques années de plus. Lui se tenait assis au milieu d'autres parents, un peu guindé sur sa chaise, dans un gymnase. Devant, au loin sur l'estrade, debout derrière un petit pupitre, rouge de confusion mais les yeux brillants, Kaori prononçait un discours qu'il n'entendait pas, mais il se sentait empli de toute la fierté du monde de la voir là, prête à saisir son avenir entre ses mains.

Il rouvrit une nouvelle fois les yeux, faisant disparaître la scène, alors que s'éloignait celui qui venait de le frapper. Chaque battement de paupières ne durait qu'une demi-seconde, mais chacune de ces visions lui réchauffait le cœur. Pourtant ce n'était pas le moment de flancher. Il devait bien y avoir un moyen de se sortir de là... mais lequel ? Respirer lui faisait mal, quant à son corps… il n'était même pas sûr de pouvoir tenir debout. Pour couronner le tout, il était cerné de toutes parts. Il était à la merci de celui qui le visait entre les deux yeux. Difficile de faire pire.

Par réflexe, il cligna encore des yeux lorsqu'il l’entendit enclencher le chien de l'arme...

Kaori... Encore ce sentiment de joie jusqu'au plus profond de son âme. Elle, elle était magnifique, si belle dans sa longue robe blanche. Il ne la voyait que de dos, mais il savait que c'était elle et il pouvait deviner son bonheur, qui irradiait dans tout l'espace. Cette vision était vraiment la plus belle de toutes ! A ses côtés, un homme... celui auquel il allait la confier. Qui était-ce ? Il avait la sensation diffuse qu'il le connaissait. Cette silhouette imposante et puissante ne lui était pas inconnue, tout comme cette aura rassurante qui émanait de lui. Mais, alors qu'il allait s'attarder pour essayer d'apercevoir ses traits derrière cette chevelure brune, le clic du chien armé parvint à ses oreilles et il rouvrit les yeux.

De nouveau le froid le saisit. Le froid et la nuit. Et cet homme qui hurlait qu'il allait lui faire payer les coups reçus, que rien ne lui ferait plus plaisir que de le buter. Les encouragements de ses acolytes rendaient la tension de plus en plus palpable. Le doigt était maintenant sur la gâchette. Il allait tirer. C'était fini... Alors autant fermer les yeux une dernière fois, et peut-être qu'il saurait enfin qui était cet homme qui prendrait soin de Kaori après lui.

Mais, alors qu'il allait baisser les paupières en une ultime acceptation de son destin, un mouvement dans l'ombre retint son attention, quelque chose de furtif, mais ce fut suffisant et il sut qu'il était sauvé. Il ne put retenir un petit sourire et reporta toute son attention sur son vociférant adversaire. Il planta son regard dans le sien et déclara avec assurance :

- Si j'étais toi... je ne ferais pas ça...

Stoppé net dans son élan, l'individu perdit contenance quelques secondes et relâcha la pression de son doigt sur la gâchette. Mais il remit rapidement le masque haineux qui lui déformait le visage pour cracher :

- Ah oui ? Explique-moi donc pourquoi je ne devrais pas te crever. Ça m'intéresse. Peut-être même que tu réussiras à me faire peur !

- Tu connais City Hunter, je suppose ? interrogea le nettoyeur, en prenant soin d'articuler chacun des mots, pour qu'ils prennent bien tout leur sens.

Il sentit qu'il avait fait mouche. L'homme sembla vraiment vaciller cette fois. Il eut l'air inquiet une fraction de seconde, puis il éclata soudain d'un rire mauvais, qui ne rencontra aucun écho.

- Non mais je rêve ! Vous avez entendu ça, les mecs ? Monsieur croit que City Hunter va débarquer et le sauver, railla-t-il dans le silence de la ruelle, mais tu crois au Père-Noël mon gars !

« Oh Oh Oh ! » entendit-il alors dans son dos, tandis que le canon d'un magnum 357 se posait sur sa nuque. Ce rire tonitruant qui reprenait l'intonation du Père-Noël et le contact métallique de l'arme eurent sur le gangster l'effet d'une bombe, et il sut immédiatement à qui il avait affaire. Déglutissant difficilement, le malfrat lança un regard circulaire pour trouver de l'aide auprès de ses acolytes, mais il ne vit personne. Il n'y avait que cet homme derrière lui et ce flingue qui lui faisait comprendre violemment qu'il fallait qu'il lâche le sien. Alors il obtempéra. Face à City Hunter il n'avait aucune chance. Son revolver tomba au sol et il leva les mains, signifiant par ce geste qu'il se rendait.

- Non mais tu te crois où, espèce d'ordure ? entendit-il siffler à son oreille, tu crois pouvoir agresser une femme le soir de Noël et t'en tirer à si bon compte ? Vouloir tuer un homme et endeuiller sa famille ? Tu crois que ça va suffire de lever les mains ? Alors laisse-moi te dire un truc, entendit-il en même temps qu'un cliquetis signifiant que sa fin était proche, je crois que c'est toi qui crois au Père-Noël “mon gars” !

Et lorsque l'arme tira, lui emportant au passage un petit bout d'oreille, la détonation lui déchira tellement le tympan qu'il se crut mort. Il tomba de tout son long dans la neige.

Au moment où le chef de gang tournait de l'œil apparut aux yeux de Hideyuki celui qu'il n'avait fait qu'apercevoir jusqu'à présent. Ryo, qui se tenait penché au-dessus de l'homme évanoui, affichait un air faussement étonné et un sourire franchement goguenard.

- Vraiment, les malfaiteurs, c'est plus ce que c'était ! fit-il avant de se diriger vers son partenaire auquel il adressa un clin d'œil, alors Maki, as-tu été bien sage cette année ?

- Suffisamment, semble-t-il, pour avoir le privilège de voir débarquer le Père Noël en plein milieu de Shinjuku ! répondit celui-ci en agrippant la main tendue et en se relevant péniblement.

Autour de lui, l'ensemble du gang se trouvait au sol. Ryo les avait mis KO pendant que leur chef le menaçait, sans même que celui-ci ne s'en rende compte.

- Allez, je te ramène chez toi. Par contre, je n'ai que mon épaule à te proposer, mon traîneau est en panne et mes rennes sont malades, plaisanta son partenaire en le soutenant pour le maintenir debout.

- Tout se perd, que veux-tu, mais ton épaule fera l'affaire... On les laisse là ? demanda-t-il alors que Ryo l’entraînait vers la grande rue.

- T'inquiète, la femme que j'ai croisée a déjà dû alerter les flics. Donc, il vaut mieux qu'on débarrasse le plancher si tu veux mon avis... sans oublier tes petites affaires ! conclut-il en se penchant pour ramasser l'arme qui avait glissé contre le mur.

Alors que des sirènes hurlantes se faisaient entendre dans le lointain, les deux hommes se fondirent dans le décor enneigé, comme s'ils n'avaient jamais été là, nourrissant ainsi la légende urbaine qui voulait que City Hunter apparaisse toujours au moment où tout semblait désespéré, pour ensuite disparaître sans laisser de traces.

Pourtant, ce n'était pas une légende urbaine qui avançait dans les rues de Shinjuku, c'était bien deux hommes. L'un des deux titubait et avait visiblement beaucoup de mal à mettre un pied devant l'autre, et s'il ne s'effondrait pas, c'était grâce à celui qui lui prêtait son épaule et l'aidait à marcher, tout en se moquant de lui :

- Non mais je te jure, jouer les héros pour draguer une miss mokkori ! C'est Saeko qui va être contente de l'apprendre tiens ! Quoique, voilà qui est intéressant... Comme ça, j'arriverai peut-être à lui soutirer un coup ou deux !

Hideyuki soupirait, Ryo hurlait de rire et faisait l'imbécile, mais son bras continuait de le soutenir fermement pour qu'il souffre le moins possible. C'est ce dont l'ancien policier prit conscience lorsqu'ils arrivèrent devant chez lui et que Ryo le lâcha doucement. Il serra les dents en sentant son corps retrouver soudain son poids et la douleur se rappeler à lui. Il ne fut pas surpris de voir Ryo avec un air soucieux quand il s’enquit :

- Ça va aller pour monter ?

- Oui, ça ira... Je te remercie Ryo, vraiment, sans toi je ne...

- Laisse tomber tu veux, le coupa celui-ci d'un ton ferme, promets-moi juste d'éviter, à l'avenir, de te remettre dans une situation de ce genre.

- Oui bien sûr... répondit Hide en souriant évasivement, mais ne t'inquiète pas, je n'ai pas prévu de mourir demain. Il y a des choses que je veux vivre... certaines choses, ajouta-t-il en repensant à ce que ses paupières baissées lui avaient laissé entrevoir.

Puis, devant le regard interrogateur de Ryo, il reprit en riant :

- Oui, je veux voir ce que donnera le grand Ryo Saeba dans cinquante ans !

- Oh mais ça je peux te le dire de suite, il sera encore et toujours le plus grand étalon de Shinjuku ! Et sans Viagra, tu peux me croire ! fanfaronna son fringant partenaire en souriant de toutes ses dents et en bombant le torse.

Devant son air stupide, Hide ne put s'empêcher d'imaginer un papi Saeba, déguisé en Père Noël, coursant des demoiselles très réfractaires et il éclata de rire. Son corps lui rappela alors brutalement qu'il venait d'être trop malmené pour s'autoriser ce genre de choses. Pris d'un étourdissement, il bascula légèrement en avant et serait tombé si Ryo ne s'était placé devant lui pour le retenir.

- Tu es certain que ça va aller ? l'entendit-il lui demander, l'inquiétude perçant dans sa voix, tu n'es pas obligé de jouer le héros devant moi, je ne suis pas une miss mokkori tu sais !

- Oui oui, ça va Papa Noël, je vais juste éviter de rire à tes bêtises, lui répondit-il en retrouvant ses esprits et son équilibre. Mais, dis-moi, est-ce que tu veux monter et dîner avec nous ? Ma sœur a dû préparer un bon dîner.

- Un repas préparé par une gamine ? Non merci !Je suis sûr que je mangerai bien mieux au Lotus Ecarlate !

-... Lotus Ecarlate... Tu ne devais pas aller au New Bunnies plutôt ? interrogea son partenaire qui se dirigeait vers la porte d'entrée.

- Heu... oui... Le New Bunnies... mais j'ai changé d'avis. Allez rentre chez toi maintenant, ta sœur t'attend rétorqua un Ryo qui lui sembla légèrement embarrassé, je suis sûr qu'elle a hâte de recevoir ses cadeaux de Noël !

La main sur la poignée de la porte de l'immeuble, Hide se figea alors brusquement. Le cadeau de Noël !! Il avait complètement oublié qu'il voulait en acheter un pour Kaori ! Il était maintenant trop tard et vu son état, il n'arriverait de toute façon jamais à se traîner jusqu'à une éventuelle boutique restée ouverte ! Il n'était qu'un imbécile ! Il y avait pensé toute la journée pour finir par oublier !

- Rhaaaa, c'est pas vrai, gémit-il en se frappant la tête du plat de la main, ce qui le fit regémir, mais de douleur cette fois.

- Quoi ?

- J'ai oublié le cadeau de Kaori ! répondit-il en se tournant vers Ryo, la mine déconfite. Il passa alors de la déception à la stupeur en découvrant un paquet tendu dans sa direction.

-....... ?? fut tout ce qu'il trouva à dire, en clignant les yeux d'incompréhension.

- J'avais l'intention d'offrir ça... heu... à une petite serveuse, histoire de gagner des points sur les autres clients, mais je pense que tu en auras plus besoin que moi ! C'est un cadre... Tu m'as dit que vous aviez fait une photo de vous deux dans le parc... Tu n'auras qu'à la mettre dedans...

Ryo lui semblait de plus en plus mal à l'aise, il bafouillait, cherchait ses mots, mais Hideyuki n'avait vraiment pas la tête à chercher une explication. De toute façon, il ne lui serait jamais venu à l'esprit que son partenaire ait pu acheter ce cadre en pensant à Kaori, ni qu'il l'ait eu sur lui depuis deux jours en se demandant comment le lui faire parvenir. Aucune chance vu qu'il ignorait que sa sœur et lui s'étaient déjà rencontrés. De plus, après cette soirée mouvementée, il ne réfléchissait plus, il ne pensait désormais plus qu'à Kaori qui devait être morte d'inquiétude. Il attrapa donc le paquet enrubanné et ouvrit la porte de l'immeuble. Avant de pénétrer dans l'entrée, il se retourna une dernière fois :

- Merci pour tout Ryo... Et Joyeux Noël…

- Joyeux Noël à toi aussi Maki...

Ryo le regarda se diriger péniblement vers les escaliers et commencer à monter les marches. Il leva alors les yeux vers la fenêtre éclairée du troisième étage, où il savait qu'elle se tiendrait. Effectivement, dans la lumière, se découpait une silhouette qu'il connaissait bien et qui, parce qu'elle ne regardait pas dans leur direction, ne savait pas encore qu'elle pouvait être rassurée. Il attendit de la voir faire un mouvement brusque, comme un sursaut, puis disparaître vers l'intérieur de la pièce, pour prendre la direction de son propre appartement. Secouant la tête pour débarrasser ses cheveux des quelques flocons qui avaient profité de cette pause pour les pigmenter de blanc, il mit les mains dans ses poches et, un léger sourire sur les lèvres, murmura comme pour lui-même : « … Et Joyeux Noël à toi aussi, Sugar Boy ».

Tandis que Ryo s’éloignait doucement et que sa silhouette disparaissait dans la pénombre de Shinjuku, quelques flocons l’accompagnèrent un temps avant de le laisser à sa solitude. Puis ils valsèrent jusqu'à une fenêtre éclairée avant de s'accrocher à la courbe d'une bourrasque pour retourner s'entrelacer dans le ciel nocturne. Ils soufflèrent alors au vent d'hiver les notes d’une étrange mélodie, une mélodie qui n'avait de sens que pour celui qui savait déjà : "Il était une fois… il était une fois… il était une fois…"

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

Il était une fois, un soir de Noël, dans une ville que l'on pourrait baptiser Tokyo, une jeune fille qui veillait sur le sommeil de son frère en caressant, du bout des doigts, la photo qu'elle venait de glisser dans un joli cadre en verre.

Il était une fois un ancien policier devenu nettoyeur, qui faillit forcer son destin en faisant ce pour quoi il était prêt à mourir et se disait, alors qu'il sentait la présence de sa sœur au pied de son lit, que s'il le fallait, il recommencerait.

Il était une fois un homme de l'ombre qui, parce qu'il avait voulu s'abreuver à la chaleur d'une fenêtre derrière laquelle vivaient les deux personnes qui comptaient le plus pour lui s'était trouvé, par hasard, au bon endroit au bon moment pour repousser de quelques mois l'inéluctable et leur offrir le plus précieux des cadeaux : du temps.







Laisser un commentaire ?