Le goût des flocons de neige

Chapitre 1 : Le goût des flocons de neige

Chapitre final

9611 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 04/12/2025 15:21

Cet O.S. participe au défi d'écriture de novembre décembre 2025 : la chute. Niveau 1.




"Le vent est à l'Est, la brume est là,

C'est comme si sans prévenir, une chose se passait,

J'peux pas piger c'que c'est, c'est idiot.

Quelqu'un, je crois, peut s'amener, et c'est pour bientôt..."*


— Qu'est-ce que tu chantes, Bob ?

Petit et maigre, Bob se releva puis suspendit sa recherche minutieuse qui consistait à inventorier les poubelles du coin, comme à son habitude, à la recherche de maigres reliques : sandwichs oubliés, bentos inachevés, bouteilles “encore un peu pleines”, mégots pas tout à fait finis... En gros, tout ce qui ne satisfaisait plus les gens bien mais qui pouvait encore lui convenir. 


S'il s'était redressé vivement, il n'était cependant pas inquiet. Il connaissait bien cette voix. Elle appartenait à un grand gaillard assez sympa qui lui ramenait souvent de bons petits plats dans des boîtes en alu qu'il disait ne pas aimer parce que sa femme cuisinait mal, trop épicé ou trop gras, ce genre de trucs. Bob, lui trouvait toujours ça très bon. 


Ce jour-là ne faisait pas exception. Un délicat fumet de viande mijotée et d'épices lui titillait déjà allégrement les narines quand le sans-domicile-fixe, se retourna pour répondre en souriant :

— J'sais pas. Un vieux truc qui me trotte dans la tête depuis hier soir. 


Le type à l'éternelle veste bleue lui tendit un petit paquet :

— Poulet au curry trop fade et riz sauté trop cuit, agrémenté de légumes presque crus. 

— Déconne pas, Ryo, ça sent trop bon, ton truc ! s’exclama Bob en se ruant sur la barquette.

— T'as quelque chose pour moi ? demanda Ryo.


En effet, en échange de ces délicieux petits plats, pâtisseries et autres douceurs, Bob rendait quelques menus services à celui qui se faisait appeler City Hunter. Ils étaient deux d'après la rumeur, mais Bob n'en avait jamais vu qu'un seul, Saeba Ryo, le grand type à la veste bleue délavée, et il n'avait jamais osé demander des infos sur son acolyte. Il secoua la tête, son attention accaparée par l'alléchante odeur qui se dégageait de la barquette encore tiède entre ses mains. Saeba lui tendit aussi une paire de baguettes ; il lui en apportait toujours une nouvelle, en bois et emballée dans un petit papier blanc. Bob adorait ça, il avait l'impression d'être au restaurant.

— Rien de spécial, répondit-il. Les temps sont durs pour les clans ces derniers temps. Il parait que tu y es pour quelque chose…


Bob regarda Ryo hausser les épaules en guise de réponse puis enfoncer les mains dans les poches de sa veste. Ce dernier prit congés d’un simple geste de la main et repartit nonchalamment, laissant Bob reprendre ses investigations. 

— Fais attention à toi, Bob. Le vent tourne. C'est un coup à choper quelque chose.


Malgré son envie de flâner, il préféra rentrer chez lui. Son instinct lui disait qu’il ferait mieux de ne pas traîner. Et il avait raison ! Il découvrit une agréable surprise en arrivant à la porte d'entrée de son appartement, et pas n’importe laquelle : une très jolie jeune femme… quoiqu’un peu étrange. Elle portait un long manteau très cintré à la taille et qui s’évasait jusqu’à ses chevilles, elles-mêmes agrémentées de drôle de bottines à boucles avec de petits talons et des pointes légèrement recourbées. Elle arborait aussi un petit chapeau aplati, orné de fleurs rouges et blanches. A ses côtés, était posé un sac de voyage en tapisserie brodée rose pâle. 


L’ensemble donnait l’impression qu’elle sortait d’un roman de l’époque victorienne. Cela ne surprit pas vraiment Ryo : ces derniers temps, à travers les rues de Tokyo, on croisait des cosplayers bien plus bizarres. Ca ne le gênait pas car, grâce à son œil avisé, il parvenait à discerner les courbes élégantes qui se dissimulaient sous le costume. Un déguisement, ce n’est qu’un déguisement, ce qui compte, c’est la beauté qui est cachée dessous, n’est-ce pas ?


La demoiselle attendait, debout dans l’entrée, devant une Kaori à la mine plutôt contrite qui l'accueillit avec un soulagement évident: 

— Ah Ryo, tu arrives enfin ! 

— Héhéhéhé, toujours là pour les jolies filles, moi ! dansa-t-il.

— Arrête de faire le mariole, grogna Kaori. On a un problème…. Je…

— Quoi ?

— Je…  J’ai peur qu’elle soit un peu… 


Elle lui fit les gros yeux.

— Un peu quoi ? Elle n’est pas “un peu”, elle est "beaucoup" Mokkori !

— Mais non, triple buse ! Un peuuu… 


Elle se retourna pour échapper à la vue de la jeune femme, mit son doigt sur sa tempe pour la tapoter tout en roulant des pupilles.

— Un peu… siphonnée. 

— C’est pas grave ça, un léger grain de folie, c’est toujours très apprécié ici ! répondit Ryo en voulant attraper la main de la jolie visiteuse mais Kaori l’intercepta en lui tapant sur les doigts.


Elle le tira en arrière par le col de se veste pour lui chuchoter discrètement : 

— J'rigole pas. Elle parle d'un voyage à bord d’un nuage, de mission et de personnes qui lui envoient des trucs. Va voir de près, elle est en plein trip ou j’sais pas quoi. Mais comme j’ai toujours été archi nulle en anglais, j’suis pas sûre de piger tout ce qu’elle raconte.

— Laisse faire le pro ! se réjouit Ryo en invitant la demoiselle à entrer d’un geste qui se voulait charmant et élégant.


Fort de ses années passées aux USA, il poursuivit la conversation dans la langue de Shakespeare, songeant qu’il avait là un atout non négligeable pour ce plan drague. 

Entrez donc, ma chère. Au Japon, l’usage veut qu’on retire ses chaussures, alors laissez-moi vous prêter des pantoufles, vous serez bien plus à l’aise !


Une fois confortablement installée sur le sofa, elle accepta une tasse de thé. Elle et Ryo échangèrent un moment, sous le regard suspicieux de Kaori qui dut par ailleurs reprendre trois ou quatre fois le dragueur invétéré et ses mains baladeuses, en lui tapant sur les doigts ou sur la tête : 

— Tu veux que je sorte tout de suite la massue, ou tu préfères attendre ? l’avait-elle finalement menacée.


Quelques minutes plus tard, Ryo se tournait vers Kaori : la jeune femme s’appelait Mary Poppins et était venue de Londres pour rencontrer City Hunter. Elle voulait même emménager chez eux et proposait ses services en tant que… nounou ! 


Sauf que, aux dernières nouvelles, il n’y avait pas d’enfant chez Kaori et Ryo. Cette dernière scruta Ryo, suspicieuse : 

— Qu’est-ce que tu as encore fait ? murmura-t-elle. Quelque chose à avouer, monsieur le joli-coeur ?

— Ah non, ça, c’est pas possible. Je sais prendre mes précautions, tout de même ! Et toi ?

— Quoi moi ?

— Tu n’as pas… commença-t-il en soulevant le pull de Kaori pour vérifier la forme de son ventre. Ah si, plus rond que d’hab….


Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase qu’il se retrouva encastré dans le mur par un coup de massue énorme et surgie de nulle part. Miss Poppins observa la scène avec circonspection et marmonna en anglais : 

Ça semble plus compliqué que ce que j’imaginais.

— Peut-être vous êtes-vous trompée d’adresse, annonça Kaori avec un fort accent nippon.

Les signes que je reçois ne me trompent jamais. Ce flyer est bien à vous, n'est-ce pas ? répliqua Mary en tendant devant elle une feuille format A5 froissée.


Ryo se releva à la vitesse de l’éclair pour examiner le papier de plus près : il s’agissait effectivement d’un des tracts publicitaires que Kaori distribuait allègrement dans la rue quand elle cherchait à tout prix un boulot pour City Hunter afin de payer les factures. 

Il est arrivé sur mon nuage, expliqua Mary. C’est toujours comme ça que je découvre dans quelle maison je serai utile. Vous êtes ma prochaine mission, ça ne fait aucun doute. 


Comme la jeune Japonaise n’avait visiblement pas tout compris, ce fut Ryo qui traduisit : 

— En gros, elle dit qu’elle va rester… 


Il ne put s’empêcher d’ajouter en agitant le papier sous le nez de Kaori : 

— Depuis le temps que je te dis que tes tracts allaient nous attirer des emmerdes… Bah voilà, c’est fait ! Ah, tu peux être fière de toi !

— Comment je pouvais savoir, moi ? 


Après quelques minutes de discussion en privé, Kaori et Ryo conclurent que la jeune demoiselle était sans aucun doute un peu toquée. Ils décidèrent alors de ne pas la contrarier et de la laisser s’installer pendant qu’ils chercheraient des infos sur elle.

— Quelqu’un doit bien être à sa recherche, un parent, un ami, une institution... 

— Oui, j’irai faire le tour de mes indics ce soir, proposa Ryo.


Mais quelques jours plus tard, ils n’avaient toujours rien à propos de la jolie Mary. Kaori en était presque arrivée à croire que la Miss ne pouvait être qu'une nounou anglaise. Toujours tirée à quatre épingles, élégante, bienveillante, chantant presque tout le temps de sa voix douce et légère, elle était trop parfaite pour être autre chose qu’une nurse britannique !


Mary répétait sans cesse qu’elle finirait bien par trouver pour quelle raison elle avait été envoyée chez eux : 

La magie a ses mystères. A nous de les découvrir !


Kaori et Ryo échangeaient alors un regard entendu, hochaient la tête à l’unisson devant la jeune femme avant de lui tourner le dos en se tapotant la tempe de leurs index pointés. 

— La magie ? N’importe quoi !


Mais force était de constater qu’il se passait quand même des choses bizarres depuis que Mary était arrivée. D’abord, elle avait appris le japonais en moins de deux jours. Ensuite, l'appartement n'avait jamais été aussi propre et bien rangé. 

— Pfff, j’sais pas comment elle fait. On dirait qu’il lui suffit de claquer des doigts et bim, tout est nickel chrome, maugréait Kaori quand Ryo lui le faisait remarquer. J’te jure, des fois, j’ai à peine le temps de tourner les talons qu’elle a déjà fini de passer le balai.


Cela n’empêchait pas Kaori d’apprécier ses vitres étincelantes, le manteau de cheminée immaculé, les piles d'assiettes alignées et les casseroles classées par taille dans le placard de la cuisine. 

"Je ne vais pas cracher sur un peu d’aide ! se disait-elle. Elle est un peu chelou avec ses fringues gothico-romantiques mais, dans le fond, elle est sympa."


En plus, les oiseaux venaient chanter sur les rebords de fenêtre, les plantes fleurissaient avant l’heure et Kaori ne ratait plus aucune de ses recettes. Comment ne pas y voir un peu de magie ?


Ryo, lui, ne croyait pas à ces histoires et encore moins à la magie ! En plus, la demoiselle n’était pas si délicate et si parfaite que cela… surtout quand elle jouait de son parapluie, un grand parapluie noir orné d'un manche à tête de perroquet que Mary maniait avec une dextérité impressionnante. Elle parvenait à lui asséner un bon coup sur la tête à chaque fois qu’il se comportait de manière inconvenante, ce qui arrivait somme toute assez souvent. En effet, Ryo, pas insensible pour deux sous au charme exotique de la demoiselle, ne parvenait pas à se contenir très longtemps. 

— C’est bizarre… ne cessait de répéter Ryo. Je ne comprends pas.


Pensant qu’il parlait de la froideur de Mary à son égard, Kaori ne trouvait pas ça si étrange que ça.

“Quelle femme pourrait être attirée par ce pervers, franchement ?”


Par contre, ce qu’elle, elle trouvait étrange ou plutôt étrangement agréable, c’était qu’elle n’avait, malgré l’attitude dérangeante de Ryo, que très peu eu recours à sa massue, le parapluie se révélant plus rapide et efficace : 

“Mine de rien, ça soulage de ne plus être la seule à le recadrer. Je me demande si je ne commence pas à avoir une tendinite, à force.”


Donc finalement, le seul à se plaindre de la présence de Mary, c’était Ryo bien sûr. Quoique… Il était persuadé d’avoir entendu le volatile du parapluie, râler d'être utilisé de la sorte. 


Kaori ne l’avait évidemment pas cru, soutenant qu’à force de se prendre des coups sur la tête, il commençait à développer des acouphènes. Mais, ce soir-là, après avoir reçu son cinquième coup de parapluie sur le crâne de la journée, Ryo en était persuadé, il avait bien entendu le perroquet se plaindre : 

On ne traite pas un oiseau de ma lignée ainsi ! C'est honteux.

— Tsss, tsss, tsss, avait laconiquement murmuré Mary en pinçant discrètement le bec de l'oiseau. Parfois, il faut savoir donner de sa personne, très cher. Mais, tais-toi, ils ne sont pas prêts à entendre ta voix.

— Mpfff brrrr, prrrr... C'est de la dictaturrre ! avait ajouté le ara à voix basse.

— Ahhh ! Qu’est-ce que c’est qu’ce piaf ! s’était écrié Ryo en se relevant avec un début de migraine. Kaori ! Kaoriiii ! T’es où ???


Entendant son partenaire hurler dans le salon, Kaori était sortie précipitamment de la cuisine. A toute vitesse, Ryo s’était dissimulé derrière son dos : 

— Le perroquet, il cause ! avait affirmé Ryo en pointant le parapluie de Mary.

— T’as pas fini de faire l’idiot, toi ? l’avait grondé Kaori. C’est un parapluie en bois. En bois. Comment veux-tu que ça parle, du bois ? N’est-ce pas Mary ?


Cette dernière avait souri pour toute réponse puis avait tourné les talons pour monter à l’étage en chantonnant joyeusement : 

"C'est le morceau de sucre qui aide..." *


Ryo avait regardé sa partenaire, tout en se frottant l’arrière de la tête : 

— Son parapluie parle !

— C’est ça… T’as raison ! s'était moquée Kaori. C’est surtout un parapluie qui cogne fort. 

— J’te jure ! Cette bestiole de malheur a dit que…

— Arrête un peu ton cinoche, elle va finir par prendre peur. Et comme elle est… Enfin tu vois quoi… On ne sait jamais comment elle peut réagir.

— Mais…

— Stop ! Tu n’as pas été puni pour rien, à mon avis. Alors ne joue pas les victimes, Monsieur je-ne-sais-pas-me-tenir. C’est pas parce que t’as déjà eu un coup de perroquet que tu peux plus recevoir une massue.


Puis Kaori était retournée dans la cuisine en tapotant sa tempe de son index : 

— V’là qu’il devient maboule, lui aussi.


N’empêche, Kaori était quand même un peu jalouse, voire envieuse, de la classe de Mary qui parvenait à mettre son partenaire KO, sans s'énerver, puis à tourner les talons avec élégance, et en chanson qui plus est ! 


Ainsi, une semaine passa, puis une autre, durant laquelle une affaire, assez simple, occupa le duo City Hunter pendant trois jours. Une jeune et trop jolie cliente vint emménager à l'appartement. Mary observa de loin le manège de clown érotomane de Ryo et les punitions de Kaori, qui en découlaient inévitablement. Elle avait du mal à comprendre :

— Pourquoi jouez-vous alors que vous avez n'avez pas vraiment envie de gagner ? demanda-t-elle à Ryo alors qu’il venait de finir enroulé dans un futon et ficelé comme un maki prêt à être découpé.

— Hein ? 

— Vous ne tenez pas vraiment à vos fins, n'est-ce pas ?

— Mais bien sûr que si que j'veux gagner ! Qu'est-ce qu'elle raconte la fêlée du parapluie ? Aïe ! Ça fait mal, ça !


Ryo regarda le manche en forme de perroquet qui venait de lui percuter le crâne et, l’espace d’une seconde, il lui sembla voir la langue de l’oiseau entre les deux pointes de son bec. Le temps de cligner des yeux et la vision avait disparu.


Quelques heures plus tard, l'affaire qui occupait le duo City Hunter se terminait bien. Enfin "bien"... Bien à la façon Kaori et Ryo. L’une s'était mise en danger pour protéger la cliente, l’autre était venu à leur secours, la jolie fille était repartie, charmée par ce héros sans peur et au charisme de dingue quand il voulait bien rester sérieux plus de trois minutes. Ce qui n'arrivait somme toute que trop rarement. Cette dernière le comprit au moment de quitter cette drôle d'équipe. La seule à pouvoir le supporter, et la seule qui occupait son cœur, c'était bien sa partenaire ! Quelle paire de fous furieux, ces deux-là !


Il était tôt ce matin-là quand Ryo et Kaori étaient rentrés après cette aventure. Elle s’était effondrée de fatigue sur le canapé du salon, et dormait déjà quand Ryo était sorti. Il monta alors sur le toit pour fumer une cigarette et regarder le soleil se lever pour cette jolie journée de printemps qui s'annonçait discrètement. Il y trouva Mary qui chantait avec les oiseaux en leur lançant des grains de riz.

— Mince, je l'avais presque oubliée, celle-ci, maugréa-t-il en vérifiant de droite et de gauche si tout allait bien.

— J'ai laissé mon parapluie, ne vous inquiétez pas, dit Mary sans se tourner vers lui, un oiseau brun clair sur le doigt. 


Elle siffla avec lui, bien mieux que le petit passereau d'ailleurs. 

— Pas mal...  admira Ryo en s’avançant. Avec un uguisu, en plus ! Vous allez faire accourir tous les touristes du coin ! 


Jugeant ce deuxième humain trop proche de lui, l’oiseau s'envola, non sans oublier de siffler bien fort pour avoir le dernier mot. Mary le regarda partir entre les toits des immeubles.

— Un uguisu, c'est ainsi que vous l’appelez ?

— Oui, c'est un rossignol japonais si vous préférez. On dit que son chant apporte le printemps.


Mary sourit, infiniment satisfaite de sa réussite. Un petit silence s'installa. Ryo s'accouda au garde-corps et observa les lueurs de l'aube, cigarette coincée entre les lèvres. La nurse se mit à ses côtés, admirant le même spectacle pendant qu’il faisait craquer son briquet.

— Ça sera une belle journée, affirma-t-elle.

— Peut-être une journée pour repartir sur votre nuage ? Non pas que je veuille me débarrasser de vous, Miss Poppins, ajouta-t-il en se protégeant le crâne, ce qui fut inutile cette fois.

— Non, le vent n'a pas encore tourné. Ma mission n'est donc pas terminée.

— Ah oui, le vent... En effet, maugréa Ryo se rappelant qu’ils avaient convenu, lui et Kaori, d’entrer dans le jeu de la ravissante Anglaise pour ne pas aller à l’encontre de sa pathologie éventuelle.

— Oui, le vent. Tant qu’il n’aura pas changé de direction, je ne pourrai pas partir. Cependant, j’ai compris certaines choses… 

— Oh ! Vous vous êtes plantée d'adresse, c'est ça ?

— Pas du tout, je ne commets jamais d’erreur, sachez-le, même si, au départ, je pensais que j'étais là pour Kaori.

— Pour Kaori ? Mais non, elle est trop vieille !


Mary sursauta et écarquilla les yeux :

— Trop... vieille ? 

— Bah, les nounous, ça s'occupe des mioches, non ?

— Les nounous ? Les mioches ? Bonté divine, votre langage, Monsieur Ryo, surveillez votre langage.


Il se protégea le crâne avec ses deux mains mais rien ne se passa.

— Je vous ai dit que j'avais laissé mon parapluie, murmura-t-elle avec un petit sourire.

— Mouais, on sait jamais avec ce piaf de malheur, soupira-t-il avant de se corriger : cet oiseau de paradis... Je sais, je dois surveiller mon langage.


Devant les sourcils froncés de Mary, il se racla la gorge et changea de sujet :

— Et donc, vous n'êtes pas venue pour Kaori ?

— Non, même si ses moments de tristesse m'ont un peu inquiétée, les premiers temps.

— Ses moments de... tristesse ?

— Oui, vous n’aviez jamais remarqué qu’elle s’isolait assez souvent ? 


Ryo tiqua mais préféra masquer son inquiétude pour sa partenaire. Après tout, on ne savait toujours pas qui était vraiment cette Mary Poppins. Il n’allait certainement pas lui dire que Kaori n’était devenue sa partenaire qu’à la suite de la mort d’Hideyuki, qu’elle avait voulu venger sa mort et ensuite prendre sa place auprès de lui, Ryo, un des meilleurs tueurs à gages du monde. Il ne révélerait pas que Kaori n’était pas vraiment à sa place dans son univers de danger et de violence. Ça aurait pu la rendre vulnérable.


Faisait-il assez confiance à Mary pour lui avouer qu’il avait maintes fois songé à renvoyer Kaori “chez les normaux” comme il appelait celles et ceux qui ne faisaient pas partie du milieu ? Surtout quand cette dernière se plaignait de ses frasques, de leur compte en banque vide… Alors si en plus, elle était triste… A cause de lui ? Pouvait-il dire à cette jeune femme qu’il savait bien que sa situation avec Kaori n’était plus viable sur le long terme, qu’il faudrait un jour ou l’autre que… que… que… 


Mais non, non, non. Carrément pas, il ne dévoilerait rien ! Que dalle. Hors de question. Même si Mary semblait assez inoffensive, il ne se risquerait pas à confesser quoique ce soit à propos de Kaori. Ah ça non ! Surtout si ça pouvait mettre en danger la vie de sa partenaire. Aller savoir, Mary Poppins travaillait peut-être pour la pègre anglaise ou irlandaise ?


Comme la nurse le lorgnait du coin de l’oeil, attendant visiblement une réponse à sa question, il haussa les épaules en maugréant, feignant de prendre l’affaire à la légère : 

— Mais nooon, Kaori n’est pas triste. Elle est toujours de mauvais poil. C’est dans sa nature d’être rabat-joie.


Mary secoua la tête :

— Non, je ne crois pas. Mais comme sa tristesse n’a rien à voir avec son enfance, je ne peux malheureusement rien faire pour ça. 

— Ah… Vous êtes sûre ? Et la mort de son frère, de son père, tout ça… poursuivit Ryo avec sérieux. 

— Non, il n'y a pas que ça. 

— Qu'est-ce que...

— Qu'est-ce qui la rend triste ? Je pense que ce n'est pas à moi de donner la réponse à votre question. Je le dis rarement, vous savez : devenir adulte, c'est aussi assumer son âme d'enfant, comprendre qui on est et l'accepter. Kaori, elle l'a fait. Mais pas vous.

— Quoi ?


A cet instant, Ryo commença à douter. Peut-être que Mary n’était pas si fofolle, après tout ? Comme il ne comprenait visiblement rien, elle soupira et pinça les lèvres, révélant ainsi la fossette qui se creusait quand elle était agacée :

— Venons-en au fait. Votre enfance, c'était comment ?

— Hein ? Non, mais ça, ça ne vous regarde pas, répondit sèchement Ryo.


Mary sourit. Elle s’attendait visiblement à cette réaction de sa part.

— Vous savez, tant que vous ne répondrez pas, je resterai... avec mon parapluie... susurra-t-elle.


Ryo se détourna et regarda à nouveau devant lui, les coudes sur le garde-corps. Si la foldingue s’en allait après ça, pourquoi ne pas jouer le jeu ? C’est qu’il en avait marre de prendre des coups de perroquet. Il alluma une nouvelle cigarette.

— Je n'aime pas en parler, finit-il par avouer.

— C'est votre droit.

— Tout ce que je peux vous dire, c'est que je n'ai pas connu mes parents. Je ne sais même pas qui ils sont.

— Ils vous manquent ?


Il se tourna vers elle et elle lui sourit. Elle semblait gentille et compréhensive. Ce n’était pas si désagréable que ça de parler avec elle finalement. Et puis, si elle quittait les lieux prochainement, il ne risquait pas grand-chose à se décharger un peu de son fardeau.

— J’sais pas. J'en sais rien, en fait, avoua-t-il. C'est difficile de savoir si quelqu'un vous manque quand vous ne le connaissez pas.

— Oui. Et dans l'autre sens, parfois une personne peut vous manquer alors que vous êtes juste à côté.


Ne comprenant pas cette dernière remarque, les doutes de Ryo concernant la santé de la demoiselle revinrent en force :

— Vous êtes sûre que vous ne vous êtes pas échappée d’un hôpital psy ?


Mary soupira en levant les yeux au ciel. Elle se redressa, se repoudra rapidement le nez et se dirigea d'un pas décidé vers la porte des escaliers :

— Bon, j'ai enfin compris ce dont vous avez besoin. Venez. Écrasez-moi cette cigarette, que diable et pressez-vous un peu.

— Ohohohohoh ! J'ai droit à un câlin spécial ? 

— Allons, youpla ! dit-elle en ouvrant la porte qui menait aux escaliers.

— Je sais, c'est à cause de mon passé d'orphelin tout malheureux ? se réjouit Ryo en se précipitant à sa suite, des cœurs roses plein les yeux, oubliant tout à fait la folie éventuelle de Mary. Vous savez, j'ai vraiment vraiment vraiment souffert pendant mon enfance, hein ! J'ai tenu des mitraillettes et posé des bombes. Mon père m'a même... Aïeuuuu ! Mais d'où il sort encore celui-là ? 


Il s'arrêta net, frottant son crâne douloureux, clignant des yeux sur le parapluie, entre les mains de Mary dont le manche en tête de perroquet arborait une mine indignée au possible.

— Je ne vais pas vous révéler tous mes trucs, non ? répondit Mary. Que serait le monde sans magie ? Allez, vous venez ou vous préférez rester planté là comme une courge ?


Elle s'assit sur la rampe d'escalier telle une Amazone, tout en ajustant son chapeau à fleurs d'une main et tenant son parapluie ornithologique de l'autre, et commença à glisser lentement vers les étages inférieurs. Ryo, les yeux écarquillés, resta pétrifié pendant quelques secondes. Devait-il la suivre ou la laisser partir ? Avec un peu de chance, elle ne remarquerait même pas qu’il ne la suivait pas et elle atterrirait dans un autre appartement. 


Cependant…


Non, il ne pouvait pas la laisser seule dans une ville inconnue. Elle n’était pas méchante. Un peu tarée mais pas méchante. Et jolie aussi… et… magique ? Surtout jolie... Il n’en fallut pas plus à Ryo pour se décider. Il dévala les escaliers quatre à quatre pour la rattraper, le crâne toujours douloureux. C’est fou ce que ça faisait mal son truc !


Une fois dans la rue, Miss Poppins se mit en route d'un pas assuré, regardant à droite ou à gauche, comme si elle cherchait quelque chose ou quelqu'un. Ryo la suivait, à la fois dubitatif et intrigué par cette foldingue en robe longue et bottines à boutons, qui refusait fermement de lui révéler où elle le menait.


Au bout d'une dizaine de minutes, ils arrivèrent au parc de Shinjuku. Là, elle inspecta minutieusement les allées jusqu'à se diriger vers une silhouette que Ryo connaissait bien :

— Bonjour Bob, comment allez-vous ? demanda poliment Mary au SDF qui poussait son petit chariot rempli d'affaires glanées au fil de ses recherches.


Le petit homme maigre sourit de toutes ses dents manquantes : 

— Ohhhh, quelle agréable surprise ! Qu'est-ce que vous faites ici, Miss Mary Poppins ?

— Petite promenade matinale, c'est bon pour la santé et le teint. 

— Oui, il parait, confirma Bob.

— Avez-vous quelque chose pour moi, Monsieur Bob ?


“Ah, ça y eeest, songea Ryo avec un pincement au cœur, j’ai compris l’truc ! Elle est une marginale. Peut-être a-t-elle tout simplement inventé cette histoire de nounou sur son nuage pour dormir au chaud de temps à autre ? Bob serait-il dans la confidence ?”


Le mendiant salua rapidement Ryo puis réfléchit quelques secondes, avant de fouiller dans le grand sac qui dépassait de son caddie, pour en sortir une boule à neige qu'il tendit à Mary :

— Parfait, dit-elle. C'est exactement ce qu'il me fallait.

— Je savais bien qu'elle serait utile, elle est tellement jolie ! s'exclama Bob, ravi.

— On a fait tout ce chemin au pas de course pour une simple boule à neige ? s'indigna Ryo. Vous savez qu'on en trouve dans presque toutes les boutiques à touristes du centre-ville ?

— Non, on n'en trouve pas des comme ça dans les magasins, Monsieur Ryo. Celle-ci est spéciale, répondit Mary en inspectant avec satisfaction l'objet rond et brillant entre ses mains gantées de dentelle blanche.

— Spéciale ?

— Oui. Regardez. Approchez-vous. Collez votre nez dessus.

— Hééé, non, c'est dégueu, on ne sait pas où elle a traîné cette boule !

— Ne vous inquiétez pas. 


Il s’approcha et observa la sphère, dubitatif.

— Bah, j'vois rien d'spécial, moi.

— Regardez bien, Ryo. Voyez le joli bonhomme. 


Mary secoua la boule à neige puis la tendit à quelques centimètres seulement des yeux de Ryo. Il hésita. Et si elle était simplement folle à lier ? Ne devrait-il pas plutôt l’emmener voir le vieux Doc ? Lui, il saurait certainement quoi faire.


Cependant, la boule à neige était effectivement très jolie. Les fins flocons de plastique flottaient dans le liquide avant de retomber mollement sur une petite colline peinte en blanc sur le sommet de laquelle se dressait un bonhomme de neige. Leur danse était agréable à regarder, apaisante, hypnotisante.


Mary retourna la boule encore une fois :

— Regardez... Sentez le froid. La neige sur votre visage... Il suffit d'y croire.


Soudain, le sol se déroba lentement sous ses pieds. Il se sentit glisser, dans une fugace sensation de vertige, un peu comme sur une vague un peu plus haute que les autres. Son cœur s’emballa mais Ryo ne ressentit aucune crainte. Il flottait, un peu comme sur un nuage. Par pur réflexe, il voulut se rattraper mais n’y parvint pas mais cela n’aurait pas été nécessaire puisque le sol était déjà redevenu solide sous ses pieds. Autour de lui, la neige qui tombait paraissait beaucoup plus épaisse que celle de la boule qui avait disparu brusquement. 


Ryo se trouvait au pied d'une pente toute blanche de givre, cernée par un épais brouillard. Des flocons tombaient doucement d'un ciel cotonneux. Il faisait froid mais pas trop. Mary se tenait à côté de lui, dans un grand manteau de laine beige et rouge, coiffée d'une toque assortie à son manchon. Très classe, comme toujours.

— Mais comment est-ce possible ? demanda-t-il pensant que lui aussi, était devenu complètement fou.

— Je vous l’ai déjà dit… Je ne vais pas vous révéler mes astuces.


Ce fut à cet instant que Ryo réalisa soudain qu'il avait dû lever la tête vers elle. Miss Poppins était tout à coup bien plus grande que lui, d’au moins deux têtes. Enfin non, c'était lui qui était devenu plus petit !


Il regarda ses mains et en retira les toutes nouvelles moufles vertes qui les recouvraient depuis qu’il était arrivé dans ce nouveau monde. Ses paumes et ses doigts étaient bien plus menus. Il s’inspecta ensuite de la tête aux pieds. Tout était plus petit : ses mains, ses bras, ses jambes. Il portait un pantalon de velours côtelé bordeaux qu’il n’avait jamais vu, un gros pull en laine et des bottes fourrées. Tout était minuscule par rapport à d'habitude. Tout. 

— Qu'est-ce que c'est que ce délire ?!?

— Vous avez neuf ans aujourd'hui, expliqua Mary. Mais seulement pour aujourd'hui.

— Quoi ? 

— Vous m'avez dit ne pas avoir de souvenirs heureux de votre enfance, énonça Mary en haussa les épaules comme si tout était parfaitement évident. Je vous propose de vous en créer un.


Ryo resta pantois, les bras ballants, les yeux écarquillés. Mary se pencha pour ramasser les moufles du petit garçon. Elle les lui glissa dans la poche et ajouta :

— Je pense que vous avez besoin d'un beau moment de joie à graver dans votre mémoire pour accepter de devenir adulte, mon cher Ryo. 


Ryo se tourna vers elle, circonspect :

— Mais non ! J'accepte tout à fait d'avoir vingt ans ! 

— Sornettes et balivernes, trancha Mary. Vous ne me ferez pas avaler ça. Acceptez de devenir adulte et d'être ce que vous devez être, pas seulement un clown faussement débauché. Vous devez le faire… pour elle, ajouta-t-elle avec un clin d'œil. Maintenant, excusez-moi, mais je vais aller faire une petite promenade. J'aime beaucoup les promenades sous la neige. J'espère que vous ne m'en voudrez pas de vous laisser vous amuser sans moi.


Elle tourna les talons et se dirigea d’un pas léger vers un traîneau tiré par quatre rennes. A la place du cocher, se tenait Bob, chaudement vêtu d'un lourd manteau de feutre gris. 

— Bob ? Mais qu'est-ce que tu fous là ? demanda Ryo d'une voix fluette.


Bob lui envoya un sourire éclatant de dents blanches et bien rangées. Il était tellement différent ainsi. Ce fut Mary qui répondit à la question du petit garçon :

— Un Monsieur B me seconde dans la plupart des pays. C'est très utile.


Ryo ne put se retenir de rire, un petit rire enfantin qui sonna étrange à ses oreilles :

— Et après on critique les mecs qui ont une fille dans chaque port, maugréa-t-il.

— Je vous ai entendu ! répondit Mary tout en le saluant, alors que Bob secouait la longe en cuir, faisant retentir de légers grelots. Montez sur la colline et amusez-vous bien. D’habitude, j’accompagne mes petits protégés mais, cette fois-ci, je pense que vous y arriverez bien mieux sans moi.

— M'amuser, m'amuser, grommela Ryo. Je suis devenu un gnome prépubère, comment voulez-vous que je m’amuse ?


Mais comme le traineau venait de disparaître dans un nuage de brouillard étincelant d'étoiles de givre, le petit garçon n'avait d'autre choix que de gravir la colline suivant les consignes de la nounou. Il dut faire de grands pas avec ses petites jambes. Ça semblait si haut. Il regarda autour de lui. Le monde se limitait à cette colline mais, curieusement, cela ne l'inquiétait pas. 


Il continua à grimper et, plus il montait, plus il sentait léger, plus il abandonnait ses pensées d'adulte, ses inquiétudes, ses peurs. Il gravissait une colline pleine de neige… De la neige ! C’était trop chouette ! Que pourrait-il bien faire une fois arrivé en haut ? Soudain, une image s’imposa dans son esprit : un bonhomme. Il allait y faire un bonhomme, oui, c’était une super idée ! Maintenant, plus rien d'autre ne comptait : il montait sur sa colline pour y créer son bonhomme de neige, le plus beau, le plus grand et le plus génial de tous les temps ! Il accéléra le pas.


Il commença à distinguer le sommet. Tiens, le bonhomme de neige avait déjà été commencé ! Ce n'était encore qu'une grosse boule, mais quand même, le début était plutôt pas mal. Ryo pressa encore le pas, impatient d'arriver. Il savait déjà ce qu'il allait ajouter pour rendre ce bonhomme plus rigolo, en plus d'une tête, évidemment. Un bras ou deux, un chapeau ? un balai ? une écharpe ? Oh, oui, une écharpe et des boutons en cailloux pour faire comme s’il avait un manteau ! Il sentit son cœur battre plus fort. Il avait presque envie de rire.


Tout à coup, il aperçut quelque chose à côté du bonhomme. Une silhouette. Petite et légèrement courbée dans la neige. Oh, il n'était pas seul ! Un copain ? 

— Héhooo ! appela-t-il.


La petite forme se retourna et lui fit de grands signes en le voyant :

— Salut ! Tu viens jouer avec moi !

— Ouais ! On termine le bonhomme ?

— J'ai du mal à soulever sa tête, c'est lourd.

— Attends, j'arrive !


Quand il fut enfin au sommet, Ryo n'était presque pas essoufflé mais il sentait ses joues chauffer et picoter un peu à cause de l'effort. Le petit garçon qui l’attendait retira son gant et lui tendit la main, avec un sourire éclatant sous son bonnet jaune :

— Moi, c'est Kaori. J'ai six ans. 


Kaori. Evidemment. Qui d'autre aurait pu l’attendre en haut d’une colline enneigée ? Ryo ne put se retenir de rire en serrant la main de la petite fille qu’il avait prise pour un garçon.

— Je m'appelle Ryo.

— T'as quel âge ?

— Neuf. Enfin je crois...

— Tu crois ? Normalement, on sait quel âge on a… T'es bizarre. Mais t’as l'air costaud.

— Bien sûr que je l'suis !

— Tu m'aides à rouler encore un peu sa tête ? Elle n'est pas assez grosse.


Et c'est ce qu'ils firent. A deux, ils n'eurent aucun mal à arrondir encore la boule de neige et à la déposer sur la plus grosse. En fouillant un peu aux alentours, ils dénichèrent, sous des amas de flocons vaporeux, une carotte, un bonnet, un balai... C'était magique. Chaque découverte leur arrachait des petits cris joyeux. Pour eux, plus rien d'autre n'existait qu'eux deux, le bonhomme de neige, le vent, le doux tapis blanc et leurs rires. Quand ils eurent fini, ils admirèrent leur œuvre : un joli bonhomme un peu bancal, mais qui leur paraissait parfaitement rond, coiffé d'un chapeau cabossé, arborant un nez trop long et des yeux en cailloux.

— Il est marrant, dit Kaori.

— Ouais, on dirait qu'il fait un clin d'œil !

— Qu'est-ce qu'on fait maintenant ?

— J’sais pas...

— Oh ! J'ai trouvé ! On va faire des anges !

— Des anges ?

— Tu connais pas les anges ? Un ange, c'est un enfant avec des ailes dans le dos et une zoréole sur la tête.

— Si, si ! Je vois de quoi tu parles.

— Alors pourquoi tu me poses la question ? demanda la petite en éclatant de rire. 


Elle se coucha aussitôt dans la neige et se mit à bouger les bras et les jambes. Elle se releva lentement et se retourna :

— Tadaaaaam ! Un ange ! A toi !


Ryo fit de même en riant, Kaori aussi et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il n'y ait plus aucune surface intacte autour d'eux. Ils restèrent alors un moment allongés côte à côte dans la neige, en silence, regardant le ciel gris d'où tombait la myriade de paillettes glacées :

— C'est joli ! dit Kaori. Et c'est bon ! T’as déjà goûté ?

— Quoi ?


Elle tira la langue pour attraper les flocons qui se transformèrent immédiatement en gouttelettes au contact de sa peau. Ryo l'imita. Il sursauta quand il sentit pour la première fois la petite pique glacée dans sa bouche grande ouverte. 


Il ouvrit un peu plus les bras et parvint à frôler les doigts de sa camarade de jeu. Sans se tourner vers lui, elle glissa immédiatement sa petite main dans la sienne. Elle avait chaud. C'était doux. Il referma ses doigts sur les siens. Bien fort. Scellés à jamais. Unis pour toujours.

— J'espère qu'on n'oubliera pas ce jour-là quand on sera grands, dit-elle en se tournant vers lui. Amis pour la vie ? 


Comment résister à ce sourire ? Il hocha la tête :

— Pour la vie.


Elle serra sa main encore plus fort. Elle lui faisait presque mal mais il ne voulait surtout pas qu'elle le lâche.

— Comment tu es arrivée ici, Kaori ? demanda-t-il.

— Supercalifragilisticexpialidocious !

— Quoi ?

— Supercalifragilisticexpialidocious. C'est la formule magique pour revenir ici !

— Supercalifrijilistic...


Kaori éclata de rire et répéta, détachant soigneusement chaque syllabe

— Super, califra, gilistic, expia, lidocious. C'est pas compliqué.

— Supercalifragilistixapili...

— Non ! M'enfin ! 


Elle lâcha sa main, pour le plus grand regret de Ryo et s'assit devant lui :

— C'est pas pire que Jugemu Jugemu Gokō-no Surikire Kaijarisuigyo-no Suigyōmatsu Unraimatsu Fūraimatsu Kuunerutokoro-ni Sumutokoro Yaburakōji-no Burakōji Paipopaipo Paipo-no Shūringan Shūringan-no Gūrindai Gūrindai-no Ponpokopī-no Ponpokonā-no Chōkyūmei-no Chōsuke !


Ryo resta sans voix, bouche bée devant le flot de prénoms que Kaori venait de réciter consciencieusement.

— Tu connais pas ? s'étonna la petite fille. C'est une histoire que me raconte souvent mon grand frère. Alooors... c'est des parents. Ils ne savent pas comment appeler leur bébé. Alors ils ne choisissent pas et ils lui donnent tous les prénoms qui portent chance. Un jour, Jugemu-Jugemu-Et-toute-la-suite, et bah, il est devenu grand. Il se bat avec un copain et il lui colle une bosse. Le copain va faire ouin-ouin chez ses parents, et le temps de dire le prénom de son ami, la bosse a disparu.


Ryo rit. 

— C'est pratique, Jugemu s'est pas fait prendre comme ça.

— Ouais ! Mon père dit que la vraie version c'est celle où Jugemu tombe dans un puits. Le temps que les gens appellent les secours, il meurt noyé. Papa dit que c'est pour montrer que, quand on en veut trop, on est puni. Mais moi, j'aime pas quand les gens meurent. Même dans les histoires. C'est trop triste.

— T'as raison. Je préfère l'autre aussi. C'est comment ? Jugemu Jugemu Gokō-no...


Et la petite prit soin de lui apprendre le reste de ce nom à rallonge. A la fin, Ryo avait même réussi à dire :

— Supercalifragilisticexpialidocious !


Et ils avaient éclaté de rire quand il avait enfin réussi à le prononcer en entier. Ensuite, une bataille de boules de neige les occupa un long moment jusqu'à ce que... Kaori perde l'équilibre. 


Déstabilisée par une attaque frontale, elle fit un pas en arrière mais le sol derrière elle était en pente. Ses yeux s'agrandirent, son souffle se coupa. Elle ouvrit la bouche pour crier mais aucun son ne sortit. Elle bascula. Ryo plongea en avant pour attraper sa main, mais trop tard, il ne parvint qu'à frôler le bout de son gant mouillé et à s'étaler tête la première dans la neige. Ils échangèrent un dernier regard, et elle disparut, comme au ralenti, avalée par l’apesanteur de l’abîme nivéen. 

— Kaoriiiii ! 


Il cria de toutes ses forces mais elle ne l'entendit pas. Happée par le néant, elle ne percevait plus autour d'elle qu'un brouillard blanc composé d'une myriade de petits flocons. Elle sentait les picotements humides de la poussière glacée sur ses joues, dans sa bouche, ses yeux. Ballotée en tous sens, elle se cogna partout. Haut, bas, gauche, droite, le monde se mélangea, et n'était que neige immaculée et glacée. Elle essaya de se retenir, en vain. Elle n'attrapait que du vide, roulant encore et encore dans la froideur blanche et cotonneuse. 


Et puis soudain, tout s'arrêta. 


Ryo, lui, s'était relevé. Il n'avait vu qu'un nuage qui dévalait la colline. Il avait commencé à le suivre. Descendant la pente à grandes enjambées, il n'était cependant pas parvenu à rattraper la masse brumeuse qui tombait encore et encore.

— Kaoriiii !


Il devait aller plus vite ! 


Allez, youpla, plus vite ! Il faut la rattraper ! 


Il avait étendu sa foulée, glissant sur ses talons pour gagner en efficacité. Comme ses jambes s'étaient étirées un peu à chaque nouveau pas, il avait gagné peu à peu du terrain. Il l’avait rattrapée au moment même où Kaori s’était écrasée au bas de la pente. 

— Kaori, tu m'entends ?


Il était tellement inquiet qu'il remarqua à peine qu'il avait retrouvé sa taille adulte. De ses grandes mains, il déblaya la neige, insensible à la froide morsure des paquets de glace sur ses doigts nus.

— Kaori ! Tu es blessée ?


Il dégagea un pompon de laine jaune. Son bonnet ! Il redoubla d'efforts et bientôt, le visage de Kaori apparut. Elle non plus, n'était plus une petite fille. Le cœur de Ryo se serra : ses yeux restaient clos. 

— Kaori ! Réponds-moi !


Il se pencha vers sa bouche et son nez. Elle respirait. Son pouls était palpable, rapide et puissant. Elle était donc simplement évanouie. Il continua de repousser la neige autour de son corps pour la libérer de son carcan de glace. Dès qu’il le put, il la prit dans ses bras et lui tapota doucement la joue :

— Kaori ! Allez, réveille-toi !


Il la serra plus fort contre lui, collant sa joue contre la sienne. Il sentit sa chaleur derrière la fine couche humide de neige fondue sur sa peau. 

— Kaori, ma chérie, réveille-toi, s'il-te-plait, murmura-t-il à son oreille.


Mais rien ne se passa. Du moins, pas tout de suite. Brusquement, une désagréable sensation mouillée et glacée le frappa de plein fouet dans la nuque, lui coupant le souffle. Un rire bruyant éclata dans ses oreilles et il vit Kaori, les yeux brillants de joie, les joues rouges de plaisir se moquer de lui. 

— Je t'ai bien eu !!!


Réalisant ce qu'il venait de se passer, il gronda :

— Ohhh, tu vas me l’payer !

— Ah oui ?


Et une nouvelle pelletée de neige s'écrasa sur son visage, s'infiltrant dans sa bouche, ses narines et le col de son pull, provoquant un frisson dans tout son corps. Il battit des cils et passa les mains sur son visage pour en retirer les flocons de givre pendant que Kaori tentait de s'évader en riant de plus belle. Avant qu'elle ne parvienne à se relever, Ryo la rattrapait par la taille et la plaquait sur le sol. Elle cria de surprise et continua de rire puisque son compagnon de jeu, hilare, lui frictionnait les cheveux d'une main pleine de neige. 


Quand il eut fini, il se laissa tomber à côté d'elle, essoufflé d'avoir trop ri. Allongé sur le dos, il regarda les flocons de neige, aussi légers que de la poussière, qui dansaient en tombant du ciel chargé de nuages. Leur danse faisait étinceler le brouillard. C’était beau. Enfin apaisé de son angoisse récente, il put enfin annoncer à Kaori le plus sérieusement du monde :

— Ne me refais plus jamais une telle frayeur.

— T’as eu peur pour moi ? 

— Evidemment.


C'était étrange, il était redevenu grand mais les mots sortaient toujours de sa bouche tels qu'il les ressentait. Plus de filtre, plus de mensonge, plus d'hésitation, de gêne ou de fausse prudence. Lui et Kaori étaient liés. Pour toujours. Ils se l'étaient promis et tout allait bien avec cette idée.

— J'ai tout le temps peur pour toi, avoua-t-il en se tournant vers elle. 

— Pourtant moi, quand je suis avec toi, je n'ai jamais peur...


Elle s'appuya sur un coude et le regarda intensément :

— ... parce que je sais que tu viendras toujours me sauver.

— Je ne mérite pas une telle confiance.

— C'est moi qui décide à qui j'accorde ma confiance, tu ne crois pas ?

— Oui, mais...

— Pas de mais. Et toi ?

— Quoi moi ?

— Tu as confiance en moi ?

— Tu es la seule qui ne m'ait jamais abandonné.


Elle se rapprocha un peu de lui. Encore un peu… jusqu’à ce qu’elle puisse poser une main sur sa poitrine où, un cœur habituellement très calme, s’emballa un peu. Sur sa joue humide de neige fondue, Ryo sentit le souffle tiède de Kaori. Elle était si jolie avec ses cheveux ébouriffés, ses joues rouges, ses yeux brillants d'avoir trop ri et ses lèvres si délicatement ourlées qui lui souriaient. Il aimait tant son sourire. Il ne se déroba pas quand elle déposa rapidement sa bouche sur la sienne. C'était timide, un peu hésitant, léger... comme les flocons qui parsemaient encore ses lèvres. Il lui sourit, ravi, libéré de ses peurs. Il était là, tout simplement. Kaori contre lui, heureuse, venait de l'embrasser. C'était si beau, doux, paisible. 


Il passa sa main derrière la nuque de la jeune femme et l'attira à lui pour un baiser plus appuyé. Sa bouche s'ouvrit, leurs lèvres se rencontrèrent intensément, les langues se frôlèrent, les souffles se mêlèrent, fiévreux. Il la bascula sur le dos. Leurs mains trouvèrent le chemin secret qui menait à leurs peaux, cachée sous les pulls en laine. Ils s'embrassèrent encore et encore jusqu'à ce qu'ils se retrouvent à bout de souffle. 


Il s'écarta lentement d'elle et profita de ce petit instant hors du temps alors qu'il avait encore l'impression de sentir sa bouche contre la sienne et qu'elle gardait les yeux fermés. Elle se pinça les lèvres pour mieux percevoir le goût de leur baiser, avant d'ouvrir les paupières pour le regarder en riant.

— Si tu m'embrasses comme ça à chaque fois, je veux bien me casser la figure plus souvent, murmura Kaori mutine.

— Tu n'auras plus besoin de tomber, promit-il.

— Ah oui ?

— Oui. Je n'oublierai pas ce beau souvenir.

— Tu n'oublieras pas Jumegu Jumegu ?

— Jamais ! 

— Ni Supercalifra...

— ...gilisticexpialidocious !


A ce moment, tout s'effaça et Ryo eut la désagréable sensation de tomber dans le vide. Non ! Il ne voulait pas la quitter ! Pas maintenant ! Ils ne s'étaient embrassés qu'une seule fois pour de vrai. C'était pas juste ! Il en voulait plus ! Encore au moins un !


La chute lui parut interminable et le choc fut rude. Quand il ouvrit les yeux, c'était le matin dans son appartement de Shinjuku. Il était allongé de tout son long sur le tapis du salon, au pied du canapé. Au-dessus de lui, allongée confortablement, Kaori était là, endormie sous une épaisse couverture. 


"Pour nourrir les p'tits oiseaux,

Deux pens, deux pens,

Pas cher le sac.

Avec des mots 

très simples mais beaux,

Deux pens, deux pens, 

L'appel va vers vous !" *


Une chanson douce et enfantine en provenance du poste de télévision… Comme celles que chantait Mary.


Mary Poppins... 


Ils étaient en train de regarder “Mary Poppins” de Walt Disney quand ils s’étaient endormis sur le canapé après être rentrés de mission tôt ce matin. Leurs cafés, dans leurs tasses à moitié vides, n’étaient pas parvenus à les tenir éveillés bien longtemps, pas plus que ce film pour enfants. Quoique... Ryo en avait vu une bonne partie quand même. Il se rappelait surtout d'un truc un peu fou avec des peintures au sol, une course de chevaux de bois, et d’un renard dans une forêt... ou bien était-ce sur une colline enneigée ? Qu'importe.


Il se leva, un peu courbaturé, et alla à la fenêtre, plus par habitude que par envie de regarder au dehors. Et là, stupeur ! Il revint au canapé pour secouer sa partenaire :

— Réveille-toi !

— Hmmm, quoi ? Qu'est-ce qu'il s'passe ?

— Il neige !

— Et alors ?

— Alors, il neige ! Grouille-toi de t'habiller !

— Non mais ça va pas la tête ? Laisse-moi dormir.


Ryo retourna vers la fenêtre, l'ouvrit et récupéra suffisamment de neige sur le rebord pour réaliser une belle boule. Il se mit en position et visa juste.


Les flocons gelés pénètrent brutalement par le col du pull de Kaori. Elle en avait partout, dans le cou, la nuque, la bouche, sur les joues et quelques poussières blanches se collèrent à ses cils. Elle cligna des yeux, frissonna. C'était froid. C'était mouillé. C'était... 

— Hahahah !


Drôle ? 


Apparemment. 

— RYYYYOOOO !!!! Mais t’es devenu complètement maboule ! hurla la jeune femme en se redressant, furibonde, de la neige plein les cheveux.

—  Supercalifragilisticexpialidocious ! répliqua-t-il comme si c’était une évidence. 


Cependant, Kaori restait bouche bée, oscillant entre surprise ébahie et colère noire. Ryo, lui, dansait d’un pied sur l’autre : 

— Habille-toi ! On sort ! 


Comme elle ne bougeait pas d'un centimètre, les yeux écarquillés d'incompréhension, il s'approcha du canapé, la souleva comme si elle ne pesait rien du tout et la déposa dans l'entrée.

— Chaussures, blouson, bonnet, moufles, dit-il en lui fournissant son attirail. Allons, Kaori, youpla !


Elle s'habilla sans dire un mot, observant son partenaire enfiler ses gants, sa veste et s'enrouler dans son écharpe.

— Je peux savoir quelle mouche t'a piqué, sérieux ?

— Il me pique que j'ai envie de faire une partie de boules de neige... et un  bonhomme ! 

— Tu dis toujours que c'est pour les mômes !

— Justement. On oublie trop souvent qu'on est encore des enfants dans le fond, dit-il en déposant un baiser rapide et totalement inattendu sur la joue de Kaori qui rougit instantanément.


Ryo s'éclipsa dans les escaliers qu'il descendit à califourchon sur la rampe.

— Alors, tu viens ou tu resteras plantée là-haut comme une courge ?

— Ohé, on se détend ! balbutia-t-elle en caressant rêveusement sa joue.

— Grouille-toi ! Les gamins du quartier vont nous piquer toute la bonne neige.


Elle soupira puis, se disant que même si Ryo était devenu complètement taré à cause des coups qu’elle lui balançait régulièrement sur le crâne, elle avait bien envie aussi de jouer dans la neige comme quand elle était petite. En attendant, elle se demandait quand même si Ryo n'était pas en train de manigancer quelque chose de louche :

— Ce serait pas une nouvelle technique pour draguer les nounous au parc, des fois ? cria-t-elle en commençant à descendre les escaliers.

— Les nounous, très peu pour moi, j'ai eu ma dose ! répondit-il en riant depuis le palier d’en bas.


Le sang de Kaori ne fit qu'un tour :

— Quoi ? Qu'est-ce que ça veut dire, ça ?


Encore un peu mal réveillée, déconcentrée par sa jalousie maladive, elle trébucha et se sentit partir dans le vide. Elle tendit les bras, prête à encaisser le choc. Tomber de six ou sept marches, sur des angles en béton… Elle serra les dents. Ça allait faire mal. 


Mais non.


Elle se réceptionna directement dans les bras de Ryo. Elle le regarda, surprise et soulagée.

— Merci.

— De rien. Je te l'avais bien dit, répondit-il en la remettant droite sur ses pieds.

— Dit quoi ?

— Que tu n'aurais plus besoin de tomber pour ça ! 


Il l'embrassa à nouveau mais sur les lèvres cette fois. Ce fut un petit baiser furtif, rapide et léger comme un flocon mais qui acheva d'empourprer Kaori.

— J'ai souvenir d’une super partie de boules de neige quand j'étais gamin et j'aimerais beaucoup en refaire une ! Mais, à ce rythme, j'aurai terminé de réciter les prénoms de Jugemu Jugemu avant que tu ne sois arrivée en bas !


Elle le regarda dévaler les dernières marches. Il n'avait jamais eu l'air aussi heureux. Il l’avait embrassée, non ? Était-il soudain devenu fou ? Rêvait-elle ? Bon, si c’était un rêve, pourquoi ne pas en profiter ? Elle se pinça pour vérifier. Aïe ! Non. Ce n’était pas un rêve. Mince… alors, Ryo était vraiment devenu maboule ? 


Elle finit par sourire. 

“Qu’importe, se dit-elle. Ryo redeviendra Ryo bien assez tôt. Parfois, il y a des choses qui ne s’expliquent pas.”


Et puis, il ne neigeait pas tous les jours à Tokyo, surtout à l’approche du printemps ! Ryo avait raison, ils devaient en profiter de cette petite magie d’hiver, et si, en prime, elle pouvait glaner encore un ou deux baisers, pourquoi se priver ? 


Elle s'élança en riant : 

— Attends-moi ! J'te crois même pas, tu peux pas connaître tous les noms de Jugemu Jugemu ! Et puis, quand est-ce que t'as fait une bataille de boules de neige, toi ? T'as grandi dans la jungle !

— Jugemu Jugemu Gokō-no Surikire... annona Ryo déjà arrivé aux deux étages plus bas. 


Cet après-midi-là, au parc de Shinjuku, les passants observèrent avec stupeur deux jeunes gens se livrer à une bataille de boules de neige sans merci, se jeter par terre sur le sol blanc immaculé pour dessiner de drôles de bonhommes ou marcher la tête en arrière avec la langue tirée. 


Il faut dire qu'il se passe de drôles de choses parfois, à Tokyo, surtout quand le vent tourne et apporte, pour qui veut bien les attraper, de fabuleux souvenirs traînés par la brise de l’hiver, des souvenirs des premiers doux baisers échangés, ceux qui ont un goût de flocons de neige et qu’on n’oublie jamais.




* Extraits de “Mary Poppins”, film de Robert Stevenson, 1964, Studios Disney, version française.



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