Tout commence par un rêve

Chapitre 2 : Temps mort

6023 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 20/02/2019 15:48

Il avait ouvert les yeux. En nage et en sueurs. Se redressant d’un bond. Haletant. Il s’écoula quelques instants avant qu’il ne reprenne ses esprits. Qu’il ne sorte de sa torpeur. Qu’il ne reconnaisse l’endroit où il se trouvait. Sa chambre. L’internat. Ulrich. Son léger ronflement. Il faisait noir. Kiwi était endormi à ses pieds. L’atmosphère paisible de la nuit enveloppait la pièce. Il sentait son cœur battre à tout rompre dans sa poitrine. Il crut un instant qu’il allait se déchirer. Sa respiration était rapide. Comme s’il venait de courir deux marathons d’affilés. Il avait la gorge nouée. Le cœur pris dans un étaux. Il crut un instant qu’il allait s’étouffer. Suffoquer. Crever d’angoisse. De peur. Ou d’effroi. Il frissonnait. Ce qu’il venait de vivre avait chamboulé ses sens. Il se pinça plusieurs fois pour vérifier qu’il était, cette fois-ci, bel et bien réveillé. Il inspira profondément. Puis expira longuement. Fermant les yeux. Et répéta l’exercice. Il se calmait. Peu à peu. Il expira une ultime inspiration prolongée. La bouche ouverte. Puis il rouvrit les yeux. Lentement.

C’était encore un rêve. Ça recommençait. Ça faisait trois nuits de suite. Il s’assit en tailleur dans son lit. Réajustant le drap qu’il disposa sur ses genoux. Celui-ci dissimulait ses jambes. Il avait les yeux perdus dans le vague. L'expression de son visage trahissait une profonde inquiétude et une grande fatigue. Il était grand temps qu’il parle à Jérémy.



****


Le blondinet était assis à son bureau, devant son ordinateur. Il s’apprêtait à lancer une nouvelle série de calcul. Il en tapait les quelques dernières lignes. Il était plutôt satisfait. Il avait hâte de voir ce que cela donnerait. Il entendit soudain un bruit. Émanant du couloir. Un bruit qu’il n’avait pas reconnu. Qui se situait un peu entre le grincement de porte et les craquements d’un parquet ancien. Le sol n’était pas en bois et, de son souvenir, aucune porte ne grinçait à cet étage. Étrange. Mais il n’eut pas le temps d’y songer plus longtemps. Des pas se firent entendre. Et se rapprochaient. Sans réfléchir plus longtemps, il coupa son écran et se jeta sous les draps de son lit. Les pas s’étaient arrêtés devant sa porte. Cela devait être Jim, entrain de faire une ronde. Probablement. Il entendit alors sa porte de chambre s’ouvrir. Il s’efforça de conserver une respiration calme. Et mesurée. Comme celle d’un garçon endormi. Il entendit les pas s’approcher. Jim voulait sûrement s’assurer que le blondinet était bien couché. Mais est-ce que Jim s’approcherait autant ? Ce n’était pas dans ses habitudes. C'était étrange. Inhabituel. Quelques peu intriguant. Voire effrayant. Il ressentit soudain une pointe d'angoisse. Les pas étaient là. Près de lui. Et ne bougeaient plus. Le blondinet passa alors rapidement en revue les possibilités, qui s’étendaient désormais de "Jim" à "tueur aux couteaux".


« Jérémy... »


Il était tétanisé. Cette voix. Il ne la reconnaissait pas. Ce n’était pas Jim.


« Jérémy... »


Cette voix. Elle était glaçante. Accablante. Menaçante. Elle venait d’outre-tombe. Comme celle d’un fantôme. D’un mort-vivant. Il sentit soudainement une main agripper son épaule.


« Jérémy. »


Il était à deux doigts de craquer.


« JEREMY ! »


La main le fit se retourner. Il ouvrit les yeux en poussant un cri. Il ne put retenir son hurlement. Il se trouva nez à nez avec la voix. Le monstre à qui elle appartenait se tenait devant lui. Il découvrait son visage. C’était en fait celui d’Odd. Lui aussi maintenant criant. Jérémy se releva d’un bond dans son lit. Odd lui, fit un bond en arrière, se rétamant sur le sol.


« Tu m’as fait peur ! Qu’est-ce qui te prend de crier comme ça ? Tu vas réveiller tout le monde ! »


Il avait été surpris par la réaction de son ami. Lui qui venait de se réveiller en sursaut, il ne s’attendait pas à se faire recevoir de la sorte. Jérémy se frottait les yeux.


« Mais… C’est toi qui m’a fait peur. Je faisais un rêve. Avec un… Un monstre et… »


Il reprenait peu à peu ses esprits.


« Qu’est-ce que tu fais ici ? 

– Je… J’ai besoin de te parler. »


Jérémy jeta un coup d’œil à son radio réveil. Les LED renvoyaient une lumière verdâtre lui agressant les yeux, qu’il tenta de dissimuler derrière sa main.


« A deux heures du matin ? »



****


« C’était un rêve Odd, un cauchemar… Retourne te coucher. »


Il venait d’écouter les paroles insensées de son ami. Ce dernier, assis en tailleur face à lui sur son lit, tournait le dos à la porte de la chambre. Lui, dans la même position, avait laissé son pied gauche reposer sur le sol. Il n’était pas sûr d’avoir tout saisi. Il avait eu du mal à suivre. Son récit n’avait ni queue, ni tête, ni même un semblant de logique. Il ne parvenait pas à savoir si cela venait du récit lui-même, ou du fait qu’il était encore trop tôt pour écouter de telles élucubrations. Ou peut-être un peu des deux. Probablement.


« Non, ça ressemblait pas à un rêve Jérémy. C’était plus comme si j’étais... Dans une réalité alternative ou... Ou je sais pas. J’avais l’impression d’être là-bas, comme si j’avais changé de dimension. Ça avait l’air trop réel, je te jure. Ça commence à me foutre la trouille. C’est pas la première fois que ça m’arrive.

– Et si t’avais fait un rêve lucide ?

– Un quoi ?

– Un rêve lucide. En gros… Est-ce que tu savais que tu rêvais ?

– Hein ? Bah non ?

– Ouais non oublie, ça peut pas être ça. »


Jérémy s’était rendu compte de la bêtise de sa question. Une partie de ses neurones étaient encore en phase d’activation. Tandis que l’autre avait carrément sortie le piquet de grève et refusait catégoriquement de se réveiller. Tant pis. Il allait devoir faire avec. Le blondinet à lunette était troublé par la réaction de son ami. Il ne l’avait encore jamais vu dans un état semblable. Il semblait réellement apeuré et perdu. C’était très inhabituel. Son instinct s’était passablement développé depuis qu’ils combattaient X.A.N.A. Et malgré les propos fantasques tenus par Odd, son instinct s’était éveillé. Et lui intimait de prendre au sérieux ses divagations.


« Donc, reprit-il, si c’est pas la première fois, quand est-ce que ça a commencé ?

– Depuis que la Méduse m’a attrapé. »


Les sourcils de Jérémy s’arquèrent. Son expression reflétant sa surprise. Il se souvenait de cette attaque. C’était quelques jours après l’exploration du réplika banquise. Et de l’apparition du Kolosse. Deux, ou peut-être trois. La Méduse avait attrapé Odd. Sans raison. Il n’avait pas été xanatifié. Sur ses écrans, Jérémy avait pourtant pu voir qu’elle lui implantait quelque chose. Mais de retour sur Terre, après un scanner, rien n’était apparu. Odd était revenu indemne. Rien n’apparaissait sur les images numériques. Aucun d’eux n’avaient compris. Ils avaient alors pensé à une attaque raté. Tous. À l’inquiétude avait succédé la surprise. Jérémy tentait de se ressaisir. Odd lui, était absorbé par ses explications. Il n’avait rien vu de son expression.


« Mes rêves sont devenus bizarres. Quelque chose a changé, je saurais pas dire quoi. Disons que... »


Il réfléchissait.


« C’est devenu plus… »


Cherchant ses mots. Il voulait décrire le plus justement possible ce qu’il ressentait.


« Plus noir, voilà c’est ça. D’habitude je rêve de choses agréables. Ou un peu moins. Mais ça reste du genre de… la découverte de la maladie de la patate folle, tu vois. »


Jérémy se remémora brièvement cette histoire. C’était le jour où il avait tenté pour la première fois de ramener William. Il avait fait planter les programmes de la tour. Cela affectait celui de la réplique et celui permettant l'identification d'Aelita. Puis X.A.N.A n'avait pas attendu pour en profiter et lancer une attaque. Encore une mission galère, où ils avaient réussi à éviter le pire. Il secoua la tête. Odd continuait.


« Mais depuis un moment, c’est devenu… glauque.

– Glauque ? Ça t’es jamais arrivé les rêves glauques, avec tout ce qu’on vit depuis deux ans ?

– Bah non. »


Jérémy était emprunt de perplexité. Jusqu’alors, il avait eu tendance à penser qu’aucun d’entre eux n’était épargné par les rêves horribles et les songes cauchemardesques. C’était sans compter sur Odd et son naturel optimisme, visiblement. Mais son esprit divaguait de nouveau. Il secoua la tête. Avant de se recentrer.


« Bon, passons, quel genre de rêve glauque ?

– Des rêves…. Tellement… réels. Les sensations. La douleur… L’angoisse… C’était épouvantable, je te jure. Et puis, il y a eu... » 


Il s’arrêta. Tout net. Il se mordit la lèvre. Et leva les yeux vers Jérémy. Celui-ci attendait la suite. Il en avait déjà trop dit.


« Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? »


Il peinait à avouer le reste.


« J’ai… Peut-être eu des trous de mémoire.

– Des trous de mémoire ?

– Oui, du genre... de pas savoir comment je m’étais retrouvé à un endroit, où j’étais avant, ce que j’avais fait entre temps. »


Jérémy réfléchit quelques secondes.


« Comme des black-out ?

– Ouais. Ouais c’est ça. Y’a des moments dont je ne me souviens pas du tout.

– Plutôt inquiétant, en effet. Ça dure depuis combien de temps ?

– C’est arrivé la première fois quelques jours après la Méduse. C’était trois fois rien, au début je pensais à un bête trou de mémoire, je savais plus si j’avais sorti Kiwi ou… Si je m’étais brossé les dents, tu vois. Mais… »


Il s’arrêta. A court de mots pour décrire ce qu’il ressentait avec précision. Il était épuisé. A bout de force. Au bord de l’effondrement. Jérémy pouvait percevoir sa détresse. Il reprit doucement.


« Qu’est-ce qu’il se passe dans tes rêves ? »


Odd garda le silence. Il avait peur. Pour la première fois. Comme si en parler à haute voix allait rendre tout cela réel. Comme si les deux types armés allaient surgir des recoins sombres de la pièce. Il déglutit. Fermant brièvement les yeux.


« Je m’étais fait enlever par un groupe de type louche qui m’ont probablement traîné jusqu’au Moyen-Orient pour avoir des infos sur notre "arme secrète". »


Jérémy réfléchit un instant.


« L’arme secrète étant le supercalculateur dans l’usine.

– Tout juste.

– Et… Ils vont jusqu’où pour que tu leur révèles ce qu’ils veulent savoir ? »


« Ils me torturent. »


Il marqua une pause. Déglutit. Puis reprit.


« Cette nuit, ils m’ont torturé à mort. »


Jérémy tenta de maîtriser l’expression de son visage. Mais il ne put empêcher ses yeux de s’agrandir. C’était extrêmement violent. Il ne savait pas vraiment ce que cela pouvait signifier. Son regard rencontra celui de son ami. Terrorisé. Il tentait de faire face mais il était visiblement épuisé. Jérémy devait prendre les choses en main. Il se leva pour s'installer devant son ordinateur. Odd le suivit et vint appuyer le bas de son dos contre la table près de lui.


« Ça doit être en lien direct avec l’attaque de X.A.N.A. Je ne vois pas d’autre explication. Il a dû réussir à t’implanter quelque chose. Quand je t’ai scanné à l’usine, je n’ai rien vu sur l’image et on a cru qu’il n’y avait rien. Mais peut-être que… Ça a fini par se développer. »


Il échangea un regard avec son ami. Celui-ci menaçait de craquer à tout moment. Il avait les yeux presque légèrement embués. Fixant Jérémy. Intensément. Se raccrochant à son regard comme si sa vie en dépendait. Ce qui était peut-être vrai. Jérémy reprit prudemment.


« Quand la Méduse t’a attrapé, mes écrans montraient qu’elle visait la base de ton cerveau. Peut-être une zone clé dans l’élaboration des rêves, qui sait. Mais dans quel but...»


Jérémy réfléchit un instant tout en se frottant le menton, les yeux plissés sur son écran d'ordinateur. Odd reprit, d'une voix qui laissait transparaître son angoisse.


« Et les sensations décuplées, les black-out, tu les expliques comment ?

– Ça doit venir de là aussi. X.A.N.A a dû t’implanter un… un truc, Jérémy commençait à cruellement manquer de vocabulaire à trois heures du matin, qui t’embrouille le cerveau. » Vraiment cruellement.


« Un truc ? Et quel genre de... truc selon toi ?

– J’en n'ai aucune idée. Mais je vais y travailler. Je m’y mets dès maintenant. »


Odd acquiesça.


« Tu devrais retourner te coucher. Enfin, au moins te reposer. »


La mine d'Odd était désormais un livre ouvert pour Jérémy.


« Je vais trouver de quoi il s’agit Odd, tenta-t-il d'un ton rassurant.

– Pour ça je te fais confiance. »


Il sourit faiblement. Puis il se dirigea vers la porte. D’un pas lent. Il n’avait pas vraiment envie de retourner dans sa chambre. Ulrich dormait. Kiwi aussi. Il allait se retrouver seul. Seul avec ses pensées. Seul avec ses songes. Seul dans la nuit noire. Effrayante. Il posa la main sur la poignée de la porte, s’apprêtant à sortir, avant de se tourner vers son ami.


« Jérémy, j’aimerais que… Que t’en parles pas aux autres. Pour l’instant. 

– Même pas à...

– Non, même pas à Ulrich. »


Jérémy acquiesça d’un signe de tête. Odd le remercia d’un sourire timide avant de franchir le seuil de la porte.



****


Jérémy resta un instant tourné face à la porte qui venait de se refermer derrière son visiteur inattendu. Il songea un instant à l’échange que tous deux venaient d’avoir, se remémorant l'attaque de X.A.N.A. Essayant de trouver à côté de quoi il était passé.

Ca s'était produit deux semaines auparavant. Tout avait été normal depuis lors. Et soudainement, rien ne l'était plus. X.A.N.A avait peut-être réussi son coup et il ne l'avait pas vu venir. Il n'avait d'ailleurs aucune idée sur ce que le coup en question pouvait avoir comme conséquence. Il en avait déjà eu un bon aperçu. Ce que lui avait raconté Odd n’était pas pour le rassurer. Il avait choisi les pires horreurs. Odd semblait apeuré à leur simple évocation.

Il inspira profondément. Avant de se retourner vers son écran d’ordinateur. Et de laisser glisser ses doigts sur le clavier. Il avait des recherches à faire. Il allait probablement y passer une bonne partie du reste de sa nuit.


Odd était resté appuyé contre la porte de la chambre de Jérémy. Un air songeur sur le visage. Le regard perdu au loin dans le vague. La tête légèrement inclinée sur le côté. Comme s’il tentait de déchiffrer un message caché. De percevoir l’invisible. La quintessence du vide lui-même. Il ne pouvait se résoudre à retourner dans sa chambre. Retourner dormir. Faire encore un de ces… rêves. Il se laissa glisser sur le sol. Perdu dans ses pensées angoissantes. Il ne pouvait se résoudre à bouger.



La lumière du couloir s’éteignit soudainement. Il se releva vivement. Déclenchant le détecteur de mouvement. L’éclairage revint. Il secoua la tête. Voilà qu’il se mettait à avoir peur du noir.

Il reprit le chemin de sa chambre à pas de loups, rasant le mur de près, se faisant inconsciemment le plus petit possible. Mais ce n'était pas de Jim dont il avait le plus peur à cette heure-ci.




****


Il avait reprit ses premiers scans. Ceux effectués lorsque la méduse le tenait encore. Ceux qu’il avait fait encore après. Ça concordait. Il fallait qu’il parle à Odd. De toute urgence. Le blondinet devait vérifier ses hypothèses. Faire un point sur son état. Ses recherches nocturnes l’avaient beaucoup éclairé. Elles l’avaient également beaucoup inquiété.


Il allait frapper à la porte lorsque celle-ci s’ouvrit. Il tomba nez à nez avec l’occupant de la chambre qu’il était à nouveau venu consulter.


« Odd. J’allais justement te voir.

– Alors, t’as du nouveau ? »


Il avait réussi à maîtriser la pointe d’angoisse qu’il avait dans la voix. Il n’avait pas beaucoup dormi le reste de la nuit. Il était d’ailleurs encore tôt. Peu avant sept heures.


« Oui. Mais il faudrait qu’on aille au labo. J’aimerais te refaire passer au scanner. »


Odd hocha la tête en signe d’acceptation.



****


Il prit une profonde inspiration. Pour la première fois depuis que tout avait commencé, il avait peur. Peur d’entrer dans son caisson. Peur de ce qui allait se passer quand il en ressortirait. Peur que rien ne soit plus comme avant. Peur que Jérémy ne puisse cette fois rien y faire. Il n’avait jamais autant hésité de toute sa vie. Est-ce qu’il voulait vraiment savoir ce qu’il se passe dans sa tête ? Ne valait-il mieux pas rester dans l’ignorance ? Non. Il avait déjà essayé l’ignorance. Il avait ignoré ses premiers rêves inhabituels. Puis il avait ignoré les derniers moins inhabituels. Et il avait fini par débarquer dans la chambre de Jérémy à deux heures du matin. Il avait maintenant peur de s’endormir. L’ignorance allait finir par lui faire perdre la tête.

Il se décida enfin.


« Alors, t’as trouvé quelque chose ?

– Odd… J’ai pas une très très bonne nouvelle… »


Le blondinet à lunette regardait son ami. Arborant une mine mi sonné, mi effondré. Il ne savait pas par où commencer. Il avait déjà lui-même du mal à intégrer. Il ne savait pas comment lui dire. Il ne voulait pas lui dire. Il ne se sentait pas seulement désemparé. Il l’était cette fois réellement.


« Quoi, comment ça ? »


Il ouvrit la bouche. Il ne savait pas ce qui allait en sortir. Il n’y avait pas réfléchis. Il n’arrivait plus à réfléchir. Son cerveau était sur pause. Ses méninges étaient en grève. Sous le choc. Ils digéraient la nouvelle. Il aurait aimé avoir le temps de le faire. Mais il n’en avait pas. Son ami se tenait là. Devant lui. Il attendait des réponses. Des réponses qu’il ne voulait pas lui donner. Il ne voulait pas être celui qui allait le condamner.


« Jérémy, arrête ça, tu me fais peur là. »


Il avait peur. Réellement. Mais il ne pouvait pas s’effondrer. Il n’en avait pas le droit. Il se devait d’être là pour son compagnon d’arme. Lui seul comptait désormais. Il allait devenir sa cible prioritaire, son objectif numéro un. Il n’avait pas le temps de se lamenter. Pas le temps de se torturer. Il se devait d’être présent pour son ami. Il devait être fort pour lui. Il devait l’aider à surmonter cette épreuve.


« Tu… devrais t’asseoir. »


C’était la première phrase qu’il avait réussie à prononcer. La première phrase qui lui était venue à l’esprit. Sous le choc de ce qu’il venait de découvrir. Sous le poids de la responsabilité qui pesait maintenant sur ses épaules. Celle de l’annonce. L’annonce terrible. L’annonce morbide. Cauchemardesque.

Odd regarda de chaque côté de la pièce, des fois que Jérémy ait effectivement prévu un éventuel siège.


« Et où ça, y a pas de chaise ici Jérémy.

– Euh, oui. Effectivement. Bon. »


Il prit une profonde inspiration tout en replaçant machinalement ses lunettes.


« C’est ce dont je te parlais ce matin. X.A.N.A a effectivement touché la zone d’où les rêves sont en partie produits, à la base du cerveau, dans le cortex... »


Il s’arrêta. Secoua la tête. Le moment n’était pas celui des digressions scientifiques.


« Comme c’était cette zone là que visait la Méduse quand elle t’a attaqué, je me suis dit que… Qu’elle devrait effectivement être touchée. Mais on n’a rien vu sur les scans que je t’ai fait une fois revenu sur Terre. Du coup, on a tous pensé que c’était rien, que l’attaque de X.A.N.A n’avait pas aboutie. Mais, après ce que tu m’as raconté hier soir… »


Il avait utilisé le "on". Comme pour tenter de se dédouaner. Ils avaient tous pensé la même chose. Au fond, ce n’était pas sa faute.


« Les scans que je viens de refaire ne sont pas très bons… »


Il avait la vague impression d’être un médecin sur le point d’annoncer à son patient que celui-ci est mourant.


« Ils montrent que… » Il s’éclaircit la gorge.


« En… très très gros, X.A.N.A a… Il semble avoir réussi à altérer ton ADN humain. Ton génome. Certains de tes gênes. Il y a implanté comme des… Des séquences anormales, un… "gène-X.A.N.A", qui se développe et se multiplie à mesure que les cellules de ton corps se recréent. Ce gène a des répercussions sur ton organisme. Comme une maladie dégénérative. Dans… Dans le genre Alzheimer. Sauf que la tienne te fait faire des cauchemars aux portes du réel. Enfin, pour le moment. J’imagine que si X.A.N.A a modifié tes gènes, il doit avoir autre chose en tête que… que des rêves trop réalistes. Mais ce n’est pas tout. »


Jérémy s’arrêta un instant. Laissant à son compagnon le temps d’intégrer ces informations. Le temps pour lui-même de reprendre un peu ses esprits.


« Les scans indiquent que… »


Il avait la gorge nouée.


« Les scans que je viens de faire indiquent que… »


Il ne parvenait pas à continuer. Il prit une profonde inspiration.


« Ils montrent que ça s’est étendu. Ça ne touche plus seulement le cortex. Il y a aussi des foyers un peu partout dans ton cerveau. Si j’en crois ce que j’ai sous les yeux, ça touche ton aire visuelle, auditive, c’est ça qui te donne l’impression de réalisme. Tes sens sont comme perturbés. Le gène anormal produit des informations erronées et c’est pour ça que l’analyse par les aires qui régissent tes sens est bancale et que tu as ses… Ses rêves. D’après le scan complet de ton corps, il n’y a pas eu d’implantation ni de multiplication ailleurs dans ton organisme. Ça se concentre dans ton cerveau. »


Un silence, de nouveau. Puis, le coup de grâce.


« Odd, je ne sais pas du tout ce que je peux faire contre ça. »


Il avait pris une claque. Une. Des milliers. D’un coup. D’un seul.

Il resta là. Sans bouger. Sans réaction. Un milliard de pensées se bousculaient dans sa tête. Et aucune en même temps. Un milliard d’émotions ne demandaient qu’à jaillir de l’intérieur. Mais aucune ne pouvait se décider à transparaître sur son visage. Un milliard de question naissait dans son esprit. Aucune ne parvenait à sortir de sa bouche. Il était comme figé. Figé pour l’éternité. Une éternité avec X.A.N.A. C’était ce qui l’attendait.

Un air de piano se mit à jouer dans sa tête. Comme si les anges s’étaient mis à chanter pour lui.


« Odd ? »


Il voulait crier. Hurler. De colère. De peur. De haine. Contre Jérémy. Contre X.A.N.A. Contre ses amis. Contre la vie.


« X.A.N.A est dans ma tête. »


C’était tout ce qui était parvenu à sortir. Machinalement. Sans expression. Ni dans la voix, ni dans les mots. Ni sur le visage.


« Odd... »


Il ne réagissait plus. Comme figé. Dans le temps et l’espace.


« Odd, je suis désolé. 

– Non. Ne… Dis rien Jérémy. Juste… Ne dis rien. »


Il avait parlé sèchement. Puis fermé les yeux. Il ne pouvait plus voir la mine de son ami à ce moment précis. Il ne pouvait plus le voir abattu. Désarmé. Vaincu. Il n’avait pas le droit. Ce n’est pas lui qui perdait l’esprit. Pas lui non plus qui se retrouvait avec un virus informatique dans la tête. Un virus informatique meurtrier. Il n’avait pas le droit d’être dépité, désemparé, désespéré. C’était son droit à lui. Le sien. A lui seul. Pas celui de son ami blondinet bigleux. Et après tout, c’était sa faute. C’est lui qui les avait tous embarqués dans cette aventure. Dans ce piège mortel. C’était lui. Lui depuis le début. Lui, le génie en informatique. Lui, le génie scientifique. Au QI défiant celui d’Einstein lui-même. Lui. Le cerveau de l’équipe. Le commandant en chef des opérations. Lui. C’était à lui de trouver les solutions. Toutes les solutions. Sans exception.

La colère. Il l’avait sentie monter en lui. Soudainement. Furtivement. Sans prévenir. Sans un bruit, sans un cri. Comme si elle avait attendu le moment propice. Comme en réaction aux paroles de Jérémy.

Il ne savait pas combien de temps il était resté ainsi. Les paupières fermement closes. Dans le silence glaçant du laboratoire. Il ne voulait pas les rouvrir. Il ne voulait pas retourner à la réalité. A cette réalité. Sa réalité. Qui venait de basculer. Définitivement. A tout jamais. Il aurait voulu rester ainsi suspendu dans le temps. Indéfiniment. Presser le bouton pause. Ou retourner en arrière. Douce ironie. Ils avaient pourtant un fabuleux programme à porté de main. Une gigantesque gomme virtuelle. Qu’il serait vain d’utiliser maintenant. Il le savait. Il se sentait piégé comme un rat de laboratoire. En cage. A la merci des scientifiques fous qui pratiqueraient des expériences interdites. Dans le rôle du scientifique fou se tenait maintenant le plus dangereux programme informatique du monde. Lui se trouvait dans le rôle du cobaye. Il secoua la tête. Cela aurait presque pu être le scénario d’un des épisodes de sa série favorite : « Horreur aux urgences ». Il ne savait pas, à ce moment précis, s’il préférait être entre les mains du Dr Shrenk, ou celles de X.A.N.A.


« X.A.N.A est dans ma tête. »


Il rouvrit les yeux. Jérémy n’avait pas bougé. Comme figé. Il avait toujours la même expression.


« Pourquoi… Pourquoi il a fait ça ? reprit-il vivement.

– Je n’en sais rien Odd. X.A.N.A est… Il est tordu. Qui sait ce qu’il a prévu de faire en colonisant ton cerveau avec des gènes altérés.

– Mais selon toi, qu’est-ce ça pourrait lui permettre de faire ? »


Il s'agitait tout en parlant. Jérémy se sentit bredouillard.


« Ça peut-être plein de chose. Peut-être… Peut-être qu’il veut te posséder ou, te faire passer du côté obscure. Ou… Te tuer à petits feux.

– Et t’as une idée ce que c’est cette altération ? A quel niveau, qu’est-ce que ça va me faire à long terme ?

– Je n’en ai aucune idée. »


Odd évacua une profonde inspiration par la bouche. Fermant brièvement les yeux.


« Très bien. Restons calme. »


Il eut un petit rire nerveux. Le ton de sa voix trahissait ses mots. Il ne parvenait plus à dissimuler l’angoisse qui animait maintenant sa voix.


« Qu’est-ce que tu sais d’autre ?

– Rien de plus pour l’instant.

– Et bien c’est parfait, lança t-il d'un ton faussement énervé, cherchant à dissimuler vainement sa peur.

– Je vais continuer mes recherches Odd.

– C’est ça, lança t-il les poings serrés.

– Odd, reprit Jérémy fermement, je ne vais pas te laisser tomber, tu m’entends ? On a toujours fait face. On a toujours réussis à s’en sortir. La materialisation d’Aelita, son virus… J’ai finis par y arriver. J’y arriverais pour toi aussi. »


Il avait parlé avec calme. Il était parvenu à rester maître de lui même. De ses émotions. A garder son sang froid. Il se surprenait lui-même. Il le fallait bien. Il ne fallait pas qu’il craque. Pas Odd. Il fallait qu’il reste lui-même. Ne pas qu’il se laisse ronger. Ne pas qu’il perde pied. Pas maintenant.


« Ok Jérémy. Est-ce que tu as une idée de comment. Comment il a pu réussir à faire ça ? »


Il n’avait même pas songé à cette partie de l’énigme. Il réfléchit quelques secondes. La réponse apparut soudain à Jérémy comme une évidence.


« Ses réplikas. »


L’évidence apparut elle aussi dans les yeux de son compagnon. Il avait également compris. Le laboratoire de la jungle, les tests sur les araignées, les cerveaux humains qu’il avait vu baigner dans un liquide qu’il avait comparé à de la soupe. Sans compter les nombreux autres réplikas qu’ils n’avaient pas encore découvert ni exploré. Qui savait ce que le programme pouvait bien y trafiquer, à part lui-même.




****


Ulrich émergeait d'un sommeil paisible. En s'étirant et en baillant. Il parcourut la pièce du regard. Et fut interloqué. Odd n’était pas dans son lit. C’était étrange. En effet, il avait pris l’habitude d’avoir tous les matins la lourde tâche de tirer son ami blondinet de son plumard. Il haussa les épaules. Peut-être commençait-il enfin à être... raisonnable ? Cette idée le rendait perplexe, mais il laissait à Odd le bénéfice du doute. Il le retrouverait sans doute entrain de se préparer dans la salle de douche commune.




****


« Peut-être que... ce virus est un test. Peut-être qu’il l’a mis au point dans le but d’exterminer l’humanité mais qu’il avait besoin d’un cobaye pour étudier son action sur l’homme. Comme pour un essai clinique. 

– Sauf que là ça serait plutôt un essai mortuaire, acheva Odd. »


Un silence s’installa de nouveau. Les deux compagnons étaient plongés dans leurs pensées. Quand une idée fit irruption dans le cerveau malade d’Odd.


« Mais… Ça pourrait être ça la solution. Si X.A.N.A s’est servit de ses réplikas pour altérer mon ADN, c’est là qu’on trouvera les réponses.

– Si on parvient à trouver le laboratoire qu’il utilise pour créer ce type de… virus, on pourra l’utiliser pour savoir exactement ce que la Méduse t’as injecté et mettre au point l’anti-virus. Odd, on tient peut-être une solution ! »


Odd expira lourdement de soulagement. Il avait pourtant conscience qu’il s’agissait de chercher une aiguille dans une meule de foin titanesque. Mais s’il y avait un brin d’espoir, il voulait s’y accrocher. Jérémy ne le laisserait pas tomber. Il allait réussir pour lui aussi. Il allait gérer. Comme il l’avait toujours fait jusqu’à présent. Il lui faisait confiance.


« Ce qui tombe bien, c’est que j’avais prévu de vous parler de mes avancées concernant le moyen de vaincre X.A.N.A et la récupération de William ce midi. Pour ça, il faudrait qu’on retourne sur le réplika de la banquise, là où tu as vu les cerveaux humains.

– Tu crois qu’on pourrait trouver des réponses là-bas ?

– En tout cas ça me paraît être un bon endroit pour commencer à en chercher. »


Odd acquiesça, esquissant un sourire timide.


« T’as vraiment trouvé un moyen de vaincre X.A.N.A ?

– Oui. Je vous expliquerais tout pendant la pause déjeuné. »


Odd était à la fois surpris et rassurer par l'aplomb et la confiance qui émanait de la réponse de Jérémy. Il avait une question stupide en tête. Il reprit timidement.


« Dis… Tu crois que si on arrive à le détruire, ça pourrait me libérer ? »


Jérémy s’attendait à cette question. Mais il ne s’était pas encore penché sur le sujet.


« Je n’en ai pas la moindre idée. Il faut que j’étudie plus attentivement le gène corrompu qu’il t’a transmis. »


Odd soupira et laissa son regard plonger vers le sol. Jérémy préférait être sûr de lui avant de lui annoncer la nouvelle, mais il n’était pas très optimiste à ce sujet.


« En tout cas, reprit Odd, je veux pas que les autres soient au courant. Pas... Pas maintenant. »


Jérémy hocha la tête.


« Bien sûr mais Odd, si jamais il se passe autre chose, si jamais ça… évolue, dis-le moi, d’accord ? »


Il acquiesça silencieusement en guise de réponse, puis jeta un œil à son téléphone portable.


« Bon, on va être quitte pour prendre le p’tit dej' en 10 minutes, il faut qu'on se grouille de revenir au bahut ! »


Jérémy sourit. Tant qu’il garderai son légendaire appétit, il irai bien.

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