Volte-face en Terre du Milieu

Chapitre 1 : Volte-face en Terre du Milieu

Chapitre final

8468 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 28/02/2022 23:59

– Volte-face en Terre du Milieu –




Tout a commencé à l'époque où je dirigeais une expérience de voyage dans le temps appelée Code Quantum. Lors de cette expérience, une horloge cosmique déréglée me fit passer de l'état de physicien… à celui de pilote d'essai.


Ce qui aurait pu être amusant si j'avais su piloter…


Heureusement, je suis aidé par Al, mon ange gardien, qui me suit depuis le début. Malheureusement, Al est un hologramme et je suis le seul à pouvoir communiquer avec lui. Bref, je me promène à travers le temps, passant de la peau d'un personnage à un autre, en essayant de réparer les erreurs du passé.


Et j'espère chaque fois que mon prochain saut dans le temps me ramènera chez moi et me rendra enfin mon vrai visage.

 


***



Voyager dans le temps, c’est un peu toujours sauter dans l’inconnu : vous ne savez jamais où ni quand vous allez atterrir, et parfois cela peu s’avérer assez perturbant. Comme j’avais connu nombre de situations plus ou moins cocasses au cours de mes transferts, je m’étais attendu, là encore, à ce que mon arrivée me plaçât dans une position délicate.


Mais cette fois-ci, tout s’avéra particulièrement normal.


Je me trouvais dans un grand bâtiment, apparemment assez fréquenté. La hauteur sous plafond m’apparut particulièrement impressionnante lorsque je levai les yeux pour savoir où je me trouvais. Il s’agissait là de mon premier réflexe. En attendant Al, mon meilleur ami et le seul à pouvoir m’aider à rentrer à la maison suite à quelques difficultés rencontrées au cours d’une expérience scientifique, je me plaisais, lorsque l’occasion le permettait, à déterminer à quel endroit et à quelle époque j’avais été transmuté. Parfois même, je surprenais mon camarade en exposant la réponse avant même qu’il n’eût pu me la dire. Et ça, je dois reconnaître que c’est parfois assez jouissif.


Rapidement, le besoin me saisit de connaître l’identité de la personne dont j’avais pour ainsi dire « emprunté » la vie, mais cela nécessitait de l’eau ou un miroir pour que je pusse apercevoir mon reflet, hors il n’existait rien de cela aux alentours. J’entrepris donc de trouver rapidement un endroit où me rafraîchir, puisque de toute façon, sans Al, je ne pouvais pas connaître la raison pour laquelle je me trouvais ici ni y remédier. Comme il lui fallait toujours un peu de temps pour me localiser, j’avais donc quelques précieuses minutes à ma disposition et il ne tenait qu’à moi d’en tirer profit.

Je trouvai rapidement ce que je cherchais et en profitai pour me passer un peu d’eau sur le visage. La glace au-dessus du lavabo me renvoya mon image alors que je relevai la tête. Avec le temps, je m’étais habitué à avoir des reflets différents – de celui d’une femme enceinte à celui d’un chimpanzé en passant par celui d’un garçon de treize ans, on pouvait dire que j’avais eu plus d’un visage. Et aujourd’hui, mon apparence se constituait ainsi : d’après mes déductions, j’occupais – temporairement – le corps d’un homme dans la deuxième moitié de sa quarantaine, aux traits affirmés et à la chevelure courte et noire. La tenue que je portais, une chemise bleu ciel avec un pantalon de la même couleur, mais nettement plus sombre, attira également mon attention. Elle possédait un caractère officiel, mais je n’en avais jamais vu de semblables auparavant. Machinalement, ma main tomba le long de ma hanche, effleurant au passage quelque chose d’étrange. Intrigué, je tâtai l’objet et parvins à le sortir de l’endroit où il reposait jusqu’alors. Mes yeux s’écarquillèrent lorsque je découvris qu’il s’agissait d’une arme.


–       Oh bravo !


Je déglutis et rangeai précipitamment le révolver dans son holster. Même si ce devait probablement n’être qu’une arme de service, et que j’avais eu affaire à maints bandits et truands au cours de mes aventures passées, en devenant parfois un moi-même, les armes à feu m’angoissaient toujours autant, et moins j’en voyais, mieux je me portais. On règle toujours mieux les conflits avec de la diplomatie qu’avec de la violence, c’était une certitude que j’avais acquise dès mon plus jeune âge et qui s’était renforcée suite au projet Code Quantum.

Je quittai précipitamment les sanitaires et empruntai au hasard un des couloirs pour essayer de sortir du bâtiment dans lequel je me trouvais, me perdant aux milieux des gens qui évoluaient autour de moi. Le silence radio du côté d’Al risquait de durer un petit moment, tout du moins jusqu’à ce qu’il me localisât. En attendant, je pouvais au moins me rendre dans la rue et tenter de déterminer le lieu, et pourquoi pas l’époque, où j’avais été transmuté. Ah, et découvrir mon identité, également. Mais je ne pouvais tout de même pas interroger toutes les personnes que je croisais, elles risquaient de me croire fou.


Mes pas me guidèrent finalement vers un ascenseur, apparemment d’assez bonne facture, et j’appuyai sur le bouton pour l’appeler. Voilà mon moyen de sortie ! Bien sûr, je pouvais aussi emprunter les escaliers, mais j’ignorais où ils se trouvaient, et je n’avais guère l’envie de me mettre à les chercher maintenant. Mon instinct me soufflait que j’avais tout intérêt à patienter ici.


–       Sam !


Le soulagement s’empara de moi à l’entente de cette voix familière et je me retournai dans un grand sourire.


–       Al ! Ah ben tu tombes bien, je t’attendais, justement.


Ancien de l’armée, dragueur invétéré tout juste dans la moitié de sa cinquantaine, vêtu d’habits plus ou moins douteux – un costume cravate aux tons et motifs criards, la plupart du temps – et muni d’un petit ordinateur de poche marron futuriste qui clignotait sans cesse avec des bruits bizarres, Al ne passait jamais inaperçu, en tout cas à mes yeux puisque j’étais le seul à pouvoir le voir. Ses cheveux courts et bruns poivraient toujours plus au niveau des tempes à chacune de nos retrouvailles, et cette fois-ci, comme d’ordinaire, il fumait un gros cigare dont j’ignorais la marque et la provenance.


–       Excuse-moi, Sam, on a eu du mal à te localiser, cette fois-ci, se justifia-t-il, le regard rivé vers le terminal dans sa main tandis qu’il s’approchait de moi.


J’haussai les épaules, nullement inquiet. Ce n’était pas la première fois que ce genre de situation se produisait, il n’y avait pas à s’en faire.


–       Ce n’est pas grave. Qu’est-ce que je dois faire cette fois-ci ?

–       Laisse-moi voir ça. Pour commencer, tu es Ya… Ya… – il cogna énergiquement sa paume sur sa petite machine qui semblait bugger – Ah voilà, c’est mieux. Tu es Yanni Yogi ; tu es né en mille-neuf-cent-soixante-quatre, tu as trente-sept ans et tu es huissier dans un tribunal.

–       Ça explique l’uniforme et l’arme à ma ceinture.

–       Ta fiancée s’appelle A… Oh, pas encore ! – il tapa à nouveau sur l’outil technologique et fronça les sourcils, avant d’afficher un air satisfait lorsqu’il pût déchiffrer les lettres – Alice Jensen. Vous devez vous marier l’année prochaine.


Huissier dans un tribunal… J’avais connu plus loufoque comme position, mais je n’allais pas me plaindre. Pouvoir mettre un nom sur la personne que j’incarnais constituait déjà un grand progrès en soi. Mais ce n’était qu’en possession de toutes les informations que je pouvais réparer les torts dans la vie des uns et des autres. J’attendais qu’Albert fumât une bouffée de son cigare avant de relancer la discussion par une question.


–       Et la date d’aujourd’hui ?

–       Oh, pardon ! s’excusa-t-il en interrogeant à nouveau sa machine. On est à Los Angeles, le vingt-huit décembre deux-mille-un.


Nos regards interloqués se croisèrent en même temps. Le vingt-huit décembre deux-mille un ?!

… Je n’avais jamais dépassé le deuxième millénaire, au cours de mes précédents voyages. Voilà qui s’annonçait terriblement excitant.


–       Oh, Sam, tu te rends compte ? Deux-mille-un, le deuxième millénaire ! insista mon ami avec enthousiasme.

–       C’est incroyable ! J’ai encore plus envie de savoir quelle est ma mission.

–       D’après Ziggy, il y a quatre-vingt-seize–non, quatre-vingt-dix-huit pour cent de chance que tu sois ici pour empêcher… un homicide, souffla-t-il en relevant la tête, l’air grave.


Voilà qui douchait plus d’un enthousiasme. Il releva la tête et planta ses yeux dans les miens, l’air grave. Je sentis une brusque bouffée de chaleur s’emparer de mon organisme, et ne put m’empêcher de déglutir.


Des situations dangereuses, j’en avais connues. Je m’étais retrouvé dans la peau de voleurs, bandits, gangsters et autres criminels du genre plus d’une fois, et ça n’avait jamais été une partie de plaisir, d’autant plus que je ne pouvais me permettre de commettre une erreur.


–       Un homicide ? Qu’est-ce qui va se passer ?


Al pianota rapidement sur son terminal avant de me répondre.


–       D’ici quelques instants, toi et deux autres personnes allez prendre l’ascenseur juste derrière – il le désigna d’un mouvement du visage et je me retournai pour l’observer, abasourdi. Un violent tremblement de terre va frapper et vous coincer tous les trois à l’intérieur. Les secours vous retrouveront au bout de cinq heures, mais l’un de vous sera découvert mort d’une balle dans le cœur. Tu seras accusé du meurtre, perdras ton emploi et ta fiancée se suicidera.


Pour me laisser le temps d’encaisser la nouvelle, le contre-amiral ne poursuivit pas plus loin ses explications, et de toute façon, il avait résumé l’essentiel du problème. Malheureusement, comme il était un hologramme et ne pouvait entrer physiquement en contact avec moi, toute tentative de réconfort s’avérait inutile, sauf par les mots.


Je passai mes mains sur mon visage, tentant de voir le bon côté des choses. Si ma mission consistait simplement à empêcher deux individus de prendre l’ascenseur, je pouvais sans doute y arriver sans grande difficulté, même si je savais d’expérience que rien ne se déroulait jamais comme prévu. Restait à connaître l’identité des deux personnes censées prendre le monte-charge et dont l’une d’elles connaîtrait une mort certaine. En empêchant ce meurtre, c’était également ma vie, que je sauvais. Ma fiancée ne se tuerait pas, et ma réputation sociale demeurerait intacte. Je n’aurais à subir aucun opprobre.


–       Qui sont ces deux personnes ? demandai-je en refocalisant mon attention sur Al. Qui est-ce que je dois sauver ?

–       C’est compliqué. On dirait que Ziggy n’a pas tellement d’archives à ce sujet, avoua-t-il en se grattant la tête. Ce doit tout de même être assez important pour qu’il soit sûr qu’il s’agisse d’un meurtre. Je peux retourner voir si je trouve des informations…

–       Ce n’est pas la peine. Je crois que je les ai trouvées.


Face à cette réponse, il releva la tête et m’observa sans comprendre. Je lui indiquai de se retourner d’un vif mouvement de la tête, et il s’exécuta, ouvrant des yeux ronds comme des soucoupes et laissant échapper un petit cri rauque de surprise lorsqu’il aperçut les deux individus que je mentionnais.


Un homme, accompagné d’un petit garçon, se dirigeait effectivement vers nous. Dans le milieu de sa trentaine, il discutait jovialement avec le plus jeune, tous les deux affichant une expression de bonheur apparent. Je me concentrai sur leur apparence pour essayer de déterminer le moindre détail sur eux qui pût m’aider à découvrir leur identité.


L’adulte possédait des cheveux d’un noir de jais, peignés avec soin. Il portait une chemise blanche par-dessus un complet gris, dont, au revers de la veste, brillait un petit badge doré en forme de tournesol ; en outre, des lunettes noires rectangulaires trônaient sur son nez, et ses chaussures cirées claquaient contre le sol. L’enfant, vêtu de façon non moins élégante, à en juger par le veston rouge, le short en velours marron et les chaussettes qui lui remontaient jusqu’aux genoux, ne devait, lui, pas excéder neuf ans, et des mèches de ses cheveux brun cendré balayaient à intervalles réguliers ses tempes tandis qu’il discutait avec le plus âgé. Ont-ils un quelconque lien de parenté ? Et surtout, est-ce bien eux que je dois protéger ?


L’attention du duo se porta soudain sur moi tandis qu’ils avançaient et me remarquaient finalement. L’homme m’adressa un sourire courtois et ses yeux brillèrent derrière le verre de ses lunettes.


–       Monsieur Yogi ! Merci pour votre travail au procès de tout à l’heure. Vous prenez également l’ascenseur ?

–       Je vous en prie, euh, monsieur…

–       Hunter. Henri Hunter. C’est très agréable de pouvoir compter sur des gens comme vous.


Je lui adressai un hochement de tête tout en échangeant un regard avec Al, déjà en train de pianoter à fond sur sa machine, et je me détendis. Obtenir des informations ne serait qu’une question de temps, désormais.


–       Je l’ai ! s’exclama triomphalement mon ami. Henri Hunter, trente-cinq ans, avocat de la défense. Il a perdu sa femme il y a quelques années ; le petit que tu vois doit être son fils, Benjamin.


Je le regardai et le saluai poliment, salut auquel il répondit avec tout autant de bonnes manières.


–       Sam, c’est bien le père qu’il faut sauver. Si tu ne fais rien, il mourra assassiné dans cet ascenseur, m’informa mon ami, un certain affolement dans la voix.


Je prétextai aller acheter des boissons à la machine à café non loin pour pouvoir dialoguer plus librement avec celui que je restais le seul à pouvoir voir, sous forme holographique. Il s’avérait toujours gênant de remarquer des gens m’observer bizarrement parce qu’ils pensaient que je parlais seul.


–       Qu’est-ce qui va se passer ? demandai-je en introduisant quelques pièces dans la machine et en commandant un thé.

–       Henri Hunter participait à un procès, aujourd’hui, qu’il a perdu. Cette affaire l’opposait au procureur Manfred von Karma, invaincu depuis quarante ans ; il semble que ce soit lui, son assassin.

–       Mais, si l’avocat de l’accusation a gagné, pourquoi voudrait-il se débarrasser de son opposant ?


Je ne comprenais pas. Un bref silence s’installa, avant que mon interlocuteur ne reprît la parole, sourcils froncés.


–       C’est plus complexe que ça. Henri est très brillant, et a réussi à démontrer qu’une pièce à conviction avait été falsifiée par Von Karma. Celui-ci s’est retrouvé avec une pénalité qui a égratigné son record parfait, et l’a fait payer à Hunter… et à son fils aussi, ajouta-t-il en tournant la tête dans leur direction. Après la mort de son père, il va parvenir à adopter Benjamin pour essayer de le transformer en quelqu’un à son image, de méprisable. Ce sera d’autant plus facile que le petit sera convaincu d’avoir tué son propre père.

–       Eh ben, voilà un gars sacrément rancunier.


Al agita les bras, manifestement très remonté par ce qu’il venait d’apprendre depuis son arrivée.


–       Complètement barjot, tu veux dire ! Sam, tu dois les sauver. Si vous montez dans cet ascenseur, un tremblement de terre le mettra hors d’état de marche, vous attendrez pendant cinq heures jusqu’à ce que l’oxygène vienne à manquer, tu attaqueras Henri, Benjamin vous lancera l’arme tombée de ton holster pour essayer de vous séparer, vous vous évanouirez tous les trois, von Karma profitera du courant finalement revenu pour entrer dans cet ascenseur, tuer son rival, et ce sera le début de l’enfer pour beaucoup de personnes.


Ma main levée suffit à calmer mon équipier, et je récupérai le gobelet, avant de rajouter de la monnaie dans la machine pour ordonner une nouvelle commande, pensif. Bien sûr, hors de question de laisser un procureur véreux briser la vie de plusieurs familles ; jusqu’ici, jamais je n’avais échoué dans l’une de mes missions, et je ne comptais pas commencer maintenant. Protéger tous ces gens constituait mon unique priorité. Mais il fallait une marche à suivre, pour agir efficacement.


–       Tu préconises quoi ? demandai-je en attrapant le deuxième verre.


Mon interlocuteur haussa les épaules.


–       Déjà, empêche-les de prendre ce maudit ascenseur, insista-t-il en pointant le père et le fils du doigt. Et dépêche-toi parce qu’il arrive.


Je fronçai les sourcils, quelque peu exaspéré par ce ton autoritaire, mais Al avait raison. Si je traînais trop, je risquai de laisser filer ma chance.

Les Hunter patientaient tous les deux lorsque je me rapprochai d’eux, les deux liquides fumants dans mes mains. Je les invitai à s’asseoir sur un banc non loin. Nous devions nous entendre cordialement, d’ordinaire, car Henri accepta avec un certain plaisir la proposition, et son fils n’émit pas d’objection. Manifestement, personne ne les attendait, après ce procès, aussi pouvaient-ils se permettre de souffler et de se détendre un peu. De son côté, Al continuait à taper sur son petit ordinateur de poche qui clignotait de temps à autre, nous jetant parfois des regards inquiets.


–       Merci beaucoup, monsieur Yogi. Le procès de cet après-midi a été assez éprouvant.

–       Je vous en prie. Ça va vous faire du bien de vous reposer, à vous et à votre fils.


Je leur présentai les gobelets, l’un rempli de thé pour le père, l’autre de chocolat chaud pour le fils. Mais au moment où le plus âgé enroula ses doigts autour du plastique…


–       Sam, attention ! Un tremblement de terre !


L’avertissement d’Al me parvint, mais le temps que je comprisse le message, le sol commençait déjà à vibrer violemment, et des fissures lézardèrent en partie certains murs, tandis que des petits morceaux de plâtre tombaient du plafond. Les verres m’échappèrent des mains, répandant leur contenu brûlant au sol. Mon être entier se retrouva secoué, et j’eus toutes les peines du monde à me réfugier sous le banc. Impossible de savoir si Henri et Benjamin se trouvaient en sécurité, car ma vue se troublait et ma vision se rétrécissait. Je ne pouvais qu’attendre que ce tremblement de terre se terminât, ce qui me sembla durer une éternité.


Finalement, la terre cessa progressivement de s’agiter. Je rouvris mes yeux que j’avais gardés fermés jusqu’ici. Agitant doucement quelques membres, je constatai que mon corps fonctionnait encore malgré cette violente secousse infligée. Ça relève du miracle…


Je regardai soudain devant moi, angoissé. Dans cette histoire, j’avais presque oublié les deux personnes que je devais sauver. Elles avaient heureusement trouvé refuge sous le banc, elles aussi, et, serrées l’une contre l’autre, reprenaient progressivement leurs esprits. D’un regard entendu, nous décidâmes tous les trois de sortir de notre abri, en prêtant attention au moindre signe qui indiquerait une reprise de la catastrophe naturelle. Plusieurs secondes s’écoulèrent sans la moindre alerte, et nous poussâmes un soupir de soulagement.


–       Ça va, vous allez bien ? demandai-je en me tournant vers l’avocat et son enfant, inquiet.

–       Je n’ai rien, merci. Par contre l’intensité de ce séisme m’a surprise. Et toi, mon grand ? s’enquit-il auprès du plus jeune.

–       Tout… Tout va bien. Mais j’ai eu très peur.


Son paternel le serra tendrement dans ses bras, et je souris face à cette scène touchante. Heureusement que nous nous en étions tous sortis indemnes. Par contre, une partie du bâtiment s’était très probablement effondrée. J’espérais que le nombre de victimes n’était pas trop élevé.


–       Sam ! Comment tu te sens ?!


Interpellé par Al, qui se précipitait vers moi, je portai mon attention sur lui et sourit, pour le rassurer.


–       Ne t’inquiète pas pour moi, ça va, chuchotai-je. Regarde, j’ai réussi à empêcher le drame : ils n’ont pas pris l’ascenseur !


Mon corps se pencha légèrement en avant tandis que j’approchai mon visage du sien, le sourire aux lèvres.


–       Ils n’ont pas pris l’ascenseur, Al ! Tu comprends ce que ça signifie ? Je les ai sauvés, je les ai sauvés !


Je me retins à grand-peine de ne pas exulter. Les Hunter n’auraient pas compris mon excitation.

Cependant, quelque chose clochait. Je le remarquai lorsque je constatai que mon ami ne partageait pas mon enthousiasme et me dévisageait d’un air grave. Du regard, je l’invitai à m’expliquer ce qui le contrariait.


–       Non, Sam. Tu ne les as pas sauvés.

–       Mais, protestai-je, j’ai fait ce que tu m’as dit, pourtant ! Ils n’ont pas emprunté le monte-charge, ils ne risquent plus rien !

–       Tu n’as fait que retarder le problème. Selon Ziggy, Von Karma assassinera Henri Hunter demain, expliqua-t-il en regardant son petit terminal qui clignotait. Et cette fois…


Il releva la tête, et je suivis ses yeux, qui se posaient sur le garçon de neuf ans.


–       … il tuera aussi Benjamin.


Je me mordis la lèvre. En réalité, j’avais seulement retardé l’échéance, certainement pas arrangé le problème. Des situations où j’avais supposé améliorer le futur des gens alors que je repoussais simplement l’inexorable, elles se comptaient à la pelle. Encore une fois, je ne pouvais que me reposer sur Al. D’ici à demain matin, il me restait un peu de temps pour essayer de rectifier le tir, mais j’ignorais encore comment. Ce von Karma paraissait vouer une haine particulière aux deux hommes, et l’apaiser semblait impossible.


–       Qu’est-ce qu’on fait ?

–       Selon nos calculs, si Hunter reste dans cet univers, le procureur finira par se débarrasser de lui d’une manière ou d’une autre.


Ces propos me secouèrent à la manière d’un électrochoc. Jamais un tel casse-tête ne s’était présenté à nous, jusqu’ici. Nous avions toujours trouvé une solution.


–       Tu es en train de me dire que je ne peux rien faire ?


L’hologramme se gratta la joue.


–       Il y aurait bien une réponse au problème, mais je ne garantis pas que ça marchera.

–       Je m’en moque. Dis-moi. On ne peut pas rester les bras croisés.


Si j’échouais – voilà la première fois que j’envisageai sérieusement ce scénario depuis mon tout premier saut dans le temps – je ne pouvais affirmer ce qui en résulterait. Peut-être transmuterais-je simplement à une autre époque, comme si rien de tout ceci ne s’était produit. Mais je risquais aussi possiblement de finir coincé dans cet univers particulièrement étranger pour moi. Un drame, puisque je n’aspirais qu’à une seule chose, rentrer chez moi. Et de plus, ces deux innocents ne méritaient certainement pas qu’on les laissât mourir sans rien tenter.


–       D’accord. Alors voilà. Je vais ouvrir une porte vers un autre univers. Nos deux amis iront se réfugier là-bas en attendant que tu trouves un moyen de neutraliser von Karma.


Puisque je voyageais dans le temps, ouvrir des passages vers des planètes alternatives devait être possible. Ça pourrait marcher… Al étant un hologramme, il ne parviendrait pas à écarter l’homme de loi à lui tout seul. Si cet assassin s’avérait aussi corrompu qu’on me le dépeignait, amasser des preuves contre lui ne poserait pas trop de difficultés, du moins je l’espérais. Par contre, il restait un problème.


–       Et comment je les convaincs de se rendre dans un monde parallèle, exactement ? m’enquis-je, en haussant un sourcil.

–       Mince, je n’avais pas pensé à ça… constata Al en posant son poing sur son front, ennuyé. Je crois que tu vas devoir leur expliquer la situation, Sam.


Je soupirai.


–       J’avais cru comprendre, oui.




***



–       L'anneau ne peut être détruit, Gimili, fils de Gloïn, par aucun moyen en notre possession…


La vive lumière blanche s'apaisa progressivement, permettant doucement à Henri de reprendre ses esprits. Sa première pensée alla naturellement à son fils, Benjamin, serré fermement contre lui tandis qu'ils empruntaient ce mystérieux passage. Il se trouva soulagé de sentir son enfant qui l'enlaçait du plus fort qu'il pouvait, et s'autorisa dès lors à regarder aux alentours. La vue qui s'offrit à lui lui coupa purement et simplement le souffle.

Il se trouvait dans une sorte d’immense kiosque, ou bien peut-être s’agissait-il d’une sorte de petite place, il l’ignorait. Toujours était-il que le sol était dallé avec le plus grand soin. Le décor qui l’entourait n’en demeurait pas moins grandiose : une statue en pierre d’une femme au chignon relâché et vêtue d’une robe légère qui tenait des sortes de cymbales dans ses mains se tenait à sa gauche, tandis que, sur sa droite, un immense chêne – centenaire ? millénaire ? – déployait toute sa beauté, offrant aux rayons d’un soleil déjà plus à son zénith des feuilles verdoyantes toujours plus avides de lumière. Une végétation luxuriante et des sculptures, probablement de grands personnages des temps jadis, voilà le mirage que ses yeux bruns lui permettaient d’apercevoir.


Ça et des personnes. De nombreuses personnes. Une dizaine. Une vingtaine. Ou entre les deux. Toutes rassemblées sur cette petite place circulaire, chacune d’elle se tenait assise sur une chaise réalisée en bois, ou quelque autre matériau robuste du genre. Chacune d’elle, à l’exception d’un seul individu.


Particulièrement petit de taille, le ventre bien arrondi, une barbe rousse fournie et tressée au bout et habillé d’un costume – une armure ? Cela ressemblait à une cote de maille. D’ailleurs, tout le monde portait des tenues étranges, ici – le malheureux gigotait par terre, presque les quatre fers en l’air, une hache à la lame brisée en mille fragments gisant à ses côtés.


La bouche d’Henri s’entrouvrit, sans qu’aucun son n’en sortît. Que… Que s’était-il passé ? L’instant d’avant, il s’apprêtait à sortir du tribunal, et voilà qu’à présent, il venait d’arriver dans un monde totalement inconnu, car rien de ce qu’il ne contemplait de ses propres yeux ne lui paraissait familier.


Il prit une profonde inspiration et tâcha de calmer ses pensées. Tout tournait autour de monsieur Yogi, qui lui avait en fait expliqué être Samuel Beckett, un voyageur temporel dont le but se résumait à le sauver d’un meurtre apparemment planifié par Manfred von Karma, qui ne digérait pas la pénalité infligée lors de leur confrontation, un peu plus tôt dans la salle d’audience. Admettre l’existence de tels phénomènes paraissait surréaliste, mais Yanni, ou plutôt Samuel dans le corps de Yanni, lui avait donné des détails troublants de précision sur sa vie que jamais le vrai huissier n’aurait pu connaître. Et, de plus, Henri refusait de faire courir le moindre risque à son fils, alors si le docteur Beckett, scientifique ainsi qu’il l’avait affirmé, pouvait leur porter secours et régler la situation, il n’existait d’autre choix que de s’en remettre à lui. Voilà pourquoi l’avocat s’était engouffré avec son garçon dans le passage apparu sous leurs yeux.


À présent, ils se trouvaient dans une situation peu ordinaire.


–       Par Elendil, que signifie cette sorcellerie ?!


Interpellé, le trentenaire regarda devant lui, et esquissa un mouvement de recul. Plusieurs des personnes présentes visaient de leurs arcs agrémentés de flèches les trois intrus. Le point commun qui les reliait ? Leurs oreilles pointues qui leur conféraient l’apparence d’elfes. Une minute… des elfes ?! Mais ils n’existaient que dans les contes pour enfants ! À l’époque où sa femme vivait encore, Henri appréciait de lire de telles histoires à Benjamin, mais son fils possédait, parfois à son grand regret, une telle maturité, que la lassitude l’avait rapidement gagné.


Dans un réflexe instinctif et paternel, Henri protégea son fils en passant rapidement devant lui, afin de devenir un rempart contre les éventuelles hostilités du groupe en face. Il les comprenait : voir des gens arriver d’un autre univers et s’introduire dans un lieu manifestement sacré sans aucune autorisation n’avait rien de rassurant.


Mais il ne laisserait absolument personne s’en prendre à son enfant, peu importait la situation.

–       Que doit-on faire ? demanda l’un des elfes.


Ses longs cheveux blonds s’arrêtaient à peu près à la moitié du dos et ses yeux bleus scrutaient jusqu’au plus profond de votre âme. Vêtu de manière plus légère que le nain, il affichait cependant un air tout aussi méfiant et antipathique.


À quelques sièges de lui, quelqu’un d’autre se leva. Celui-là ne possédait pas d’oreilles pointues, ni d’arcs, mais de longs cheveux bruns à peine ondulés qui encadraient souplement son visage, ainsi qu’une épée fixée à sa ceinture. En fait, il ressemblait à un homme tout ce qu’il y avait de plus ordinaire, au milieu de cet endroit peuplé de créatures fantastiques.


–       Havo dad, Legolas, lui demanda-t-il gentiment en agitant quelque peu la main vers le bas.


Il devait s’agir d’une des langues de ce monde, car jamais l’avocat n’avait jamais rien entendu de tel. L’inconnu, sans plus accorder un regard à quiconque, se dirigea vers le nain, encore étendu sur le sol, pour l’aider à se redresser. Il regagnèrent tous deux leur place, sans quitter les intrus du regard.


Le dénommé Legolas abaissa suite à cette requête quelque peu son arc et se réinstalla sur sa chaise, de la même façon que ses autres compagnons de la même espèce, mais ses yeux clairs et plissés toujours rivés sur les inconnus. Profondément rassuré, Henri relâcha la pression dans son corps, tandis que, derrière lui, son fils jetait un regard curieux aux personnes réunies sur la place. Elles paraissaient manifestement le fasciner.


–       Puis-je savoir qui vous êtes ? Ici se tient un conseil secret, auquel vous n’étiez nullement conviés.


Voilà maintenant qu’un autre elfe, le chef du groupe et manifestement le plus âgé de tous, s’approchait d’eux. Il portait un épais manteau rouge aux larges manches, par-dessus une sorte de vaste tunique blanche, ou tout du moins une teinte qui s’y apparentait. Sur ses fins et raides cheveux de jais, entourant sa tête, reposait une délicate couronne argentée. Deux longues mèches noires retombaient le long de son buste. C’était lui, qui avait juré, tout à l’heure. Quelque chose comme Elanil ou Erindel… ?


Et cette histoire de conseil secret… Est-ce donc pour cela qu’ils sont si nombreux ? se demanda le trentenaire. Il se sentait gêné d’avoir interrompu une cérémonie aussi si importante. Il avait suivi les conseils de monsieur Beckett, pour arriver dans cet endroit, et il ne pouvait repartir qu’avec son aide. Il devait attendre son retour. J’espère que les documents que j’ai réunis sur le procureur von Karma lui permettront de réussir sa mission…


La situation demeurait problématique. Lui et Benjamin se trouvaient dans un lieu où ils ne devaient pas être, et en plus de cela, chacun des individus continuait à les scruter avec des regards inquiets, méprisants, voire même menaçants. L’avocat prit extrêmement garde de maintenir son garçon derrière lui. Le mieux, dans l’immédiat, consistait à trouver une solution à leur ennui. Peut-être existait-il un moyen de régler ce… conflit temporel ? pacifiquement.


Il esquissa un pas ou deux, désireux de prendre la parole.


–       Je suis désolé pour tous les troubles occasionnés. En compensation, j’aimerais vous apporter notre aide.


Son interlocuteur haussa les sourcils, l’air circonspect, et toisa l’adulte et l’enfant du regard, avant de répondre, d’un ton suffisant.


–       Et en quoi est-ce qu’un homme, qui plus est, inconnu de ce monde, peut être d’une quelconque utilité ?

–       Vous parliez d’un conseil secret, tenta son interlocuteur avec assurance. Si vous m’en disiez plus, nous pourrions joindre nos connaissances.


Cela ne parut pas convaincre particulièrement l’elfe, mais avant qu’il n’eût pu ouvrir la bouche pour prononcer la moindre phrase, un vieil homme au chapeau pointu, entièrement vêtu de gris et s’appuyant sur un bâton, vint le rejoindre en quelques enjambées et se placer à côté de lui. Son manteau glissa sur le marbre du sol.


–       Je ne pense pas qu’il ait de mauvaises intentions, Elrond. Je vous l’ai dit : c’est en les hommes que nous devons placer nos espoirs. Laissons-lui une chance.


Quelques exclamations de protestation s’élevèrent parmi les participants au conseil, mais la main de celui qui le présidait suffit à taire les voix agacées.


–       La quête qui s’annonce est des plus périlleuses. J’ai entièrement confiance en Gandalf. De l’aide en ces temps incertains tombe fort à point.


On installa aux deux étrangers des chaises similaires à celles des autres, avant de leur résumer brièvement la situation. Un anneau maléfique, ayant appartenu à un magicien noir du nom de Sauron, cherchait à retourner à son maître, existant sous la forme d’un seul œil, sans paupière et nimbé de flammes. Cela devait être empêché, sous peine de plonger le royaume – appelé par tous la « Terre du Milieu » – dans les ténèbres les plus totales ; sa destruction ne pouvait s’accomplir qu’en le jetant dans la lave d’une montagne bien particulière, située en territoire ennemi. Restait à savoir qui envoyer, et par quelle route.


Ce sujet n’étant pas nécessairement adapté aux enfants, Henri laissa son fils aller jouer un peu plus en contrebas de l’endroit où ils siégeaient actuellement. Une elfe aux longs cheveux bruns ondulés s’y trouvait déjà – il apprit qu’il s’agissait d’Arwen, la fille d’Elrond, et fut surpris de voir avec quelle facilité les deux nouèrent des liens. Rapidement, ils se retrouvèrent à lire sur un banc en pierre, et le trentenaire les observa tendrement. L’elfe ayant également perdu sa mère par le passé, cela leur créait assurément des points communs.


Une vieille carte papier qu’on lui tendait le tira brusquement de ses pensées. Il n’en avait jamais vues de la sorte, dessinées avec autant de précision et annotées avec autant de finesse ; cependant, aucun des noms de ces lieux ne sonnait familier à ses oreilles. Intrigué, il étala la carte sur ses genoux, tandis qu’Elrond se lançait dans un discours auquel il tenta d’être aussi attentif que possible.


–       L’anneau doit être détruit en Mordor, dans les flammes de la Montagne du Destin. Mais les alliés de Sauron veillent et empêcheront par tous les moyens à leur disposition l’accomplissement de cette quête.


S’il fallait se fier à ce qui était écrit, la contrée dans laquelle ils se trouvaient s’appelait la « Terre du Milieu », un nom plus qu’étrange en soi, comme s’il avait pu exister une terre de droite, de gauche, du bas ou du haut ; ce dont il n’était par ailleurs nullement fait mention sur le parchemin indicateur. À l’Est de leur position – un endroit considéré sacré et appelé Fondcombe – se dressaient les Monts Brumeux, qu’il paraissait difficile de franchir rapidement. Aller au Nord les éloignait indiscutablement de ce Mordor où tous souhaitaient ardemment se rendre, bien qu’il s’agît d’un territoire particulièrement aride, hostile et stérile, de l’accord de ceux présents.


–       Pourquoi n’empruntez-vous pas la Trouée du Rohan ? suggéra Henri en remarquant le passage ouvert au Sud. Cela semble le moyen le plus commode de traverser les montagnes.

–       Cela nous rapprocherait trop de l’Isengard, réfuta le vieil homme de tout à l’heure, Gandalf, son bâton toujours fermement tenu dans sa main.

–       Alors, les Mines de La Moria ? Je vois qu’elles permettent également de gagner le Rohan et le Mordor.

–       Des maux trop profonds sommeillent dans les entrailles de la terre, répondit à nouveau le magicien. Je ne passerai par là que si je n’ai pas le choix.


Se replongeant à nouveau dans la topographie de ce monde si étrange, l’avocat se rendit vite compte que les options pour atteindre l’objectif se réduisaient comme peau de chagrin. Si les ennemis surveillaient le Sud, et si les passages par la montagne s’avéraient trop impraticables pour diverses raisons, quelle route emprunter ?


–       Je crains que le Pic de Caradhras ne reste notre meilleure alternative.

–       Attendez. L’Isengard est aux mains de l’ennemi, n’est-ce pas ? interrogea l’homme de loi, en relevant la tête de son plan. Il vous empêchera l’accès au pic. Ce n’est pas une bonne idée de passer par là.


Un silence pesant s’installa suite à cette phrase, et plus personne n’osa se regarder dans les yeux, manifestement à court d’idées. Et, étrangement, même si Henri inversait souvent sa façon de penser au tribunal lorsqu’il bloquait sur une affaire, là il devait admettre qu’il ne voyait pas de solution. Le Mordor se situait loin de la Comté et des territoires avoisinants. Y aller à pied nécessiterait aisément des jours, voire des mois de marche, sans compter le voyage de retour, et…


Ses yeux s’écarquillèrent soudain.


Mais au fait. Qui avait même seulement parlé de se rendre à la Montagne du Destin à pieds ?


Tout le monde acceptait d’emblée l’hypothèse dans laquelle le voyage s’effectuait en marchant, mais, si l’on envisageait la problématique sous un angle différent, il existait peut-être un moyen plus rapide  et moins contraignant de réaliser le trajet.


Mais dans ce cas, lequel ? Pour le peu qu’il connaissait ce monde fantastique, le trentenaire se doutait que les avions ne couraient pas le ciel. D’ailleurs, il n’avait strictement rien vu voler, depuis son arrivée ici.


–       Tout va bien, Henri ?


Installé non loin à côté de lui, Gandalf lui avait posé la main sur l’épaule.


–       Oui, ça va, merci ; je réfléchissais simplement. Une possibilité serait de voler par-dessus les montagnes, ce qui permettrait d’éliminer cet obstacle et de gagner un temps non négligeable. Mais une telle solution paraît difficile.


Les yeux du vieil s’illuminèrent avec malice à cette réponse.


–       Mais non, au contraire, vous venez de mettre le doigt sur quelque chose d’incroyable !


Sans prêter plus attention au jeune avocat, il se tourna vers le groupe et commença à parler avec un enthousiasme nouveau :


–       Dites-moi, mes amis… Que penseriez-vous si nous demandions l’aide des aigles ?


Elrond haussa un sourcil, intrigué, avant de désigner le vieil homme d’un ample geste de la main.


–       Il est vrai que vous possédez quelques dons avec ces créatures volantes, mais j’ai peur de ne pas saisir où tout cela nous mène.

–       Je propose, répliqua son interlocuteur en appuyant chacun de ses mots, de faire appel à eux pour nous rendre jusqu’en Mordor.


Quoi ?


Clignant des yeux, Henri finit par également reporter son attention sur les différents membres du conseil, et réalisé que l’idée lui apparaissait incroyable, formidable, même. Il s’agissait là du genre de raisonnement qu’il adorait employer pour retourner complètement l’issue d’un procès afin qu’elle lui devînt favorable. Effectivement, des aigles pouvaient parfaitement remplir une telle mission, à défaut du moindre véhicule volant. Cela permettait un gain de temps considérable, si les principaux intéressés validaient cette idée. Ce qui, pour le moment, restait encore à voir. En tous les cas, c’était certainement une théorie qui méritait d’être étudiée.


Apparemment, elle produisit son effet, car déjà, le petit groupe se réunissait pour discuter entre eux, laissant les deux étrangers seuls, à l’écart. Rapidement, une unanimité fut atteinte, et Elrond s’avança de quelques pas, ses vêtements frottant sur le sol, avant de prendre la parole d’une voix calme et posée.


–       Je dois reconnaître que votre suggestion est pour le moins étonnante, mais personne à part vous n’avait eu le mérite d’y avoir pensé. Se rendre en Mordor à dos d’aigle risque d’être périlleux, mais c’est certainement la méthode la plus rapide pour mettre un terme au mal qui ronge cette terre.


Un sourire étira ses lèvres.


–       Aussi nous allons suivre votre conseil, et préparer des aigles pour ce grand voyage.


Une effervescence sans nom secoua le conseil. Certains approuvaient cette idée, d’autres au contraire s’en inquiétaient, notamment un des deux hommes présents que tous appelaient Boromir du Gondor, mais chacun convint de la rapidité évidente de la méthode, et s’étonna de ne l’avoir envisagée plus tôt. L’idée n’avait même effleuré personne.


Il restait à déterminer qui se rendrait dans les terres hostiles, car tous ne pouvaient évidemment s’y aventurer, mieux valait privilégier un comité restreint. Là encore, les débats s’enflammèrent, mais brièvement seulement.


–       Je porterai l’anneau en Mordor.


Un garçon, qui ne dépassait pas Benjamin en taille mais paraissait pourtant plus âgé que lui, s’était relevé de son siège. Des cheveux bruns bouclés encadraient son visage et ses yeux foncés observaient autour de lui avec inquiétude, guettant une réaction, n’importe laquelle. Henri voulut prononcer quelques mots, tant cela lui paraissait étonnant de laisser quelqu’un de si jeune entreprendre seul un voyage vers un endroit aussi hostile, mais il s’abstint. Il ne possédait pas suffisamment d’informations sur ce monde pour se permettre de juger ce monde. Aux yeux de tous ces peuples réunis, il demeurait un étranger.


Finalement, Gandalf s’avança vers le courageux individu, et lui posa une main amicale sur l’épaule, signe manifeste qu’il lui exprimait son accord. Trois autres personnes, toutes aussi petites que le premier, déboulèrent de nulle part, insistant pour accompagner leur ami Frodon. On décida finalement que ce serait son jardinier attitré, Sam Gamegie, qui le soutiendrait durant le voyage.


–       Papa, papa ! Regarde ce que j’ai fait !


Benjamin débarqua en plein milieu de la réunion – si l’on comptait Sam, Pippin et Merry, le trio s’étant porté volontaire pour aider Frodon, se permettre d’intervenir dans un conseil secret auquel on n’était pas convié commençait à devenir habituel – au moment où personne ne s’y attendait. Dans ses mains se trouvait un parchemin sur lequel il avait tracé des symboles, manifestement à l’aide d’un crayon à la mine très fine. Il le plaça dans les mains de son père avec excitation, ses yeux marron aux reflets argentés pétillant de fierté.


–       Dame Arwen m’a expliqué comment écrire mon prénom en Tengwar ! C’est l’alphabet que les elfes utilisent. Oh, et elle m’a appris une phrase, également ! Enfin, c’est plutôt moi qui lui ai demandé… avoua-t-il, les joues rouges.


Il inspira profondément, avant d’énoncer, le plus distinctement possible.


–       Gerich veleth nîn, ada.


Elrond, Legolas, Aragorn ainsi que les autres elfes présents tournèrent tous la tête vers Henri et son fils, dissimulant mal les sourires qui courbaient leur lèvres à tous. Devant le regard interrogateur de l’adulte, le président du conseil, amusé, décida de dissiper le trouble.


–       Votre fils vient de vous dire qu’il vous aimait, Henri. En elfique.


Les yeux du père s’agrandirent, et commencèrent à s’embuer de larmes. L’émotion étrangla tellement sa voix qu’il se retrouva rapidement incapable d’articuler le moindre mot, et parvint tout juste à ouvrir ses bras, dans lesquels son fils se réfugia. Il étreignit passionnément l’enfant, savourant avec délice ce moment, et le bonheur merveilleux qu’il possédait d’appartenir à la catégorie des papas. Il souhaitait que rien ni personne ne brisât cette bulle de bonheur qui les enveloppaient avec autant de douceur.


Le contact avec la réalité se renoua sous la forme d’un tapotement sur l’épaule. Lorsque l’avocat, surprit, se redressa et se retourna, Yanni Yogi habité par Samuel Beckett apparut dans son champ de vision, lui tendant une main amicale.


–       Henri ? Nous avons réussi. Von Karma ne s’approchera plus de vous ni de Benjamin. Je crois qu’il est temps d’y aller, à présent.

Pour toute réponse, l’intéressé hocha la tête, radieux.


Ce vingt-huit décembre deux-mille-un demeurerait assurément gravé dans de nombreuses mémoires.

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