Il était une fois 4
Chapitre 1 : Il était une fois 4
4806 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 19/04/2025 13:12
Cette fanfiction participe en deuxième chance au Défi Saint-Valentin inattendue (février-mars 2018), du fanfiction.fr.
Il était une fois, dans la forêt dense du Vingt-Septième royaume, une clairière où se dressait une isba perchée sur des pilotis en forme de pattes de poulet. À l'intérieur, comme il sied à ce type d'habitation, résidait Baba Yaga.
En cette belle journée d'été, la sorcière était très occupée à arpenter nerveusement sa demeure. Elle allait de la porte à la fenêtre, de la fenêtre au four, du four à la table, puis de la table à la porte, tout en marmonnant : « Où peut bien être cette écervelée, cette bécasse de Vassilissa ? Je lui ai accordé une semaine, sept jours entiers pour rendre visite à ses parents ! Et voilà comment elle me remercie - elle est en retard, non, elle est très en retard, elle est affreusement en retard ! Trois jours, soit soixante-douze heures ou quatre mille trois cent vingt minutes ou… »
Baba Yaga s'interrompit, reprit son souffle et résista à la tentation de commencer à compter les secondes, ce qui aurait été une preuve irréfutable de son inquiétude. S'en faire pour quelqu'un était, après tout, un péché impardonnable pour une magicienne de son envergure.
Il convient de mentionner que le premier jour où Vassilissa était censée revenir, son absence plongea Yaga dans une fureur noire. La sorcière avait préparé de ses blanches mains des blinis et du thé pour célébrer le retour de son apprentie, mais celle-ci ne se manifesta point. Le lendemain, Baba jeta les blinis desséchés et confectionna une tarte aux pommes de jouvence, mais pas plus de Vassilissa que de l'intelligence en boîte. La colère céda alors place à l'inquiétude. Et le jour où débute notre récit, la sorcière ne cuisinait point, ne se consacrait pas aux tâches ménagères, ne volait pas dans son mortier magique, mais arpentait sa demeure de long en large, comptant, il faudrait bien l'admettre, les secondes qui s'égrenaient...
Elle parcourut une nouvelle fois la pièce, puis s'immobilisa, comme si un obstacle invisible s'était soudainement dressé devant elle. "Cela suffit ! Il est temps que je m'adonne à une activité plus constructive que de tournoyer dans ma demeure. Je suis anxieuse, j'en ai honte, mais c'est la vérité !" songea-t-elle. Puis, emplissant ses poumons d'air, elle hurla :
- Rassemblement ! Tous à moi !
Et elle continua en chantant à pleine voix la puissante incantation d'appel, venue de la nuit des temps. Ou peut-être pas ? Qui pouvait vraiment le savoir ? La formule se révélait efficace, et cela suffisait amplement.
Tous à moi ! Tous à moi !
Un grand malheur arriva !
Kribli, krablé, boumse,(1)
Je vous convoque tous !
Elle s'avança sur la véranda pour accueillir ses alliés. Quelle ne fut sa surprise lorsqu'en lieu et place de ses compagnons, elle vit apparaître devant son seuil un imposant chat au pelage tigré.
- Qui es-tu donc ? Et où sont passés Koschey, le Loup et cet étourdi de Jeannot ? s'enquit-elle.
Le chat se dressa sur ses pattes arrières, esquissant un geste élégant comme s'il ôtait un chapeau invisible, s’inclina dans une révérence surannée, puis déclara :
- Je suis le Chat Ménestrel, le Chat Savant, celui-là même qui réside dans un arbre majestueux au bord d'une anse marine !
Le félin fit soudainement apparaître une guitare, comme s'il l'avait matérialisée de l'éther, et se mit à déclamer, tout en pinçant les cordes de l'instrument, produisant des sonorités fort peu mélodieuses :
Un chêne vert au creux de l'anse.
Sa chaîne d'or fixé au tronc
Un chat savant, dans le silence,
Nuit et jour déambule en rond.
À droite il chante une rengaine,
À gauche il ronronne un secret. (2)
Yaga esquissa une grimace, la voix du chat évoquant avec une troublante similitude le crissement d'une craie sur un tableau noir. Puisant dans ses réserves de patience, elle parvint à répondre d'un ton presque serein :
- Bien, toi tu es ce Chat savant. Mais cela n'explique pas qu’est-ce que tu fous ici au lieu de déambuler sur le chêne…
- Moi, je voyage à la recherche des nouvelles histoires à consigner et actuellement je suis l’hôte du sorcier Koschey, répondit le Ménestrel.
- Alors, tu dois bien être au courant où sont les autres ? Je veux savoir ce qui leur est arrivé !
La sérénité de la sorcière fut éphémère sa voix monta dans les registres aigus, les cheveux crépitèrent de l’électricité statique, le vent se leva et une des fenêtres de l’isba vola en éclats, aspergeant le félin et Yaga elle-même de fragments de verre.
- Saint-Valentin leur arriva..., murmura le chat en s'ébrouant pour se débarrasser des tessons.
Il recula prudemment de quelques pas, brandissant sa guitare tel un bouclier devant lui.
La sorcière s'efforça de recouvrer son sang-froid et s'enquit :
- Et quel est le rapport de ce saint des chrétiens avec eux...
Le félin, constatant l'accalmie fugace dans la tempête, reprit son instrument, pinça les cordes et entonna, d'une voix déclamatoire, presque lyrique :
- Ô très avisée Baba Yaga, avez-vous déjà fait l'expérience d'un bouquet projeté à travers votre visage et d'une poêle antiadhésive coiffant votre tête en guise de couvre-chef ? Car voyez-vous, les fleurs arboraient une teinte dorée et non écarlate, s'apparentaient à des lys plutôt qu'à des roses, et se présentaient coupées au lieu d'être en pot. Pour parachever le tout, c'était un anneau que l'on espérait, et non un ustensile culinaire.
Yaga ne put qu'exprimer la négation par un mouvement de tête. Elle peinait même à concevoir l'audace de celui qui aurait osé la coiffer d'un accessoire de cuisine.
- C'est pourtant bien ce qui advint à Jean le Prince en ce quatorze février, jour de la Saint-Valentin et de tous les amoureux, soupira le félin.
La magicienne considéra son interlocuteur velu avec une pointe d’incrédulité :
- Tu es en train de me dire que Jean le Prince a trouvé le moyen d'offrir à sa fiancée pour le jour des amoureux une poêle...
Le félin déposa sa guitare et souleva les épaules d'un air contrit :
- Exactement ! Alors, sévèrement chassé par sa belle, il résolut, pour se consoler de son chagrin, affronter Koschey Immortel. Dans cette confrontation, il était prêt à périr ou à s'emparer de la tête de ce sorcier, pour l’offrir en guise de repentir et de preuve de son amour à sa promise, Maria la Sage.
- Naturellement, la tête de Koschey représente le témoignage d'amour le plus éloquent à donner à une demoiselle et constitue une alternative acceptable au rosier en pot ! railla Baba en levant les yeux au ciel. Mais, je t'en prie, poursuis ton récit…
- Ainsi, Jean le Prince fit son entrée dans la demeure fortifiée de Koschey. Cependant, ce dernier, accompagné de Loup gris et de Jeannot le Benêt, s'adonnait aussi à noyer son chagrin de la Saint-Valentin dans de généreuses rasades de vodka. Chacun se console comme il peut...
Baba Yaga, réprimant avec difficulté son hilarité, s'enquit :
- Ont-ils également offert à leurs dulcinées les batteries de cuisine ou les balais et les fers à repasser ?
- Nan, Koschey, fit tout dans les règles en présentant à son amour du moment, un diamant de la taille d'un œuf de pigeon. Et il le reçut en pleine figure, accompagné du cri : "Je ne suis pas une fille, je suis un homme, tout comme toi !!!". Le loup, lui, apporta à sa louve un lapin blanc en peluche à câliner, au lieu d'un vrai à dévorer. Quant à Jeannot, véritable Benêt qu'il est, oublia complètement la Saint-Valentin et n'offrit rien à son amie...
- Ce qui est probablement pour le mieux, commenta tout doucement Yaga.
- En somme, Le Prince s'était associé aux consolations, et depuis lors, ils se réconfortent mutuellement, pansant les plaies de leurs âmes. Ils ont même délaissé la vodka au profit du cognac...
- Depuis février ?! Mais nous sommes en juin !!!
Le chat écarta les pattes, arborant une expression désolée. De son museau jusqu'à l'extrémité de sa queue, toute sa silhouette semblait clamer : « Que puis-je y faire ? »
Baba s'adonna aux exercices de respiration, dans l'espoir de recouvrer quelques miettes de patience et chuchota, par crainte de basculer à nouveau dans les ultrasons et de compromettre ainsi l'intégrité des dernières fenêtres de sa demeure :
- Très bien, rends-toi auprès de ces inconsolables et, s'ils ne sont pas en proie à un delirium tremens - ce qui, du reste, ne me surprendrait guère - fais-leur savoir que je suis disposée à les assister dans leur réconciliation avec les êtres chers à leurs cœurs, en échange d'un modeste service dans une affaire d'une importance capitale.
***
Quelques instants... non, plusieurs minutes... en réalité, de nombreuses heures s'écoulèrent, laissant à Yaga le temps de concocter, non sans irritation, l'élixir censé dissiper l'ivresse et atténuer les effets secondaires, notamment la désagréable gueule de bois. Il conviendrait de noter qu'elle hésita longuement quant à ce dernier aspect, fort tentée de laisser ces énergumènes endurer les conséquences de leur comportement, si peu digne des habitants du Vingt-Septième royaume.
La compagnie hétéroclite et joviale se présenta enfin sous son regard courroucé. Jeannot le Benêt et Jean le Prince s'épaulaient mutuellement pour garder l'équilibre, tandis que Le Loup enlaçait les épaules de Koschey de ses pattes, geste dont on peinait à discerner s'il relevait de la consolation ou d'un simple besoin de soutien pour se tenir debout. Pour couronner le tout, aggravant leur situation déjà fort peu reluisante, ils entonnaient à pleins poumons :
Buvons encore une dernière fois
À l'amitié, l'amour, la joie
On a fêté nos retrouvailles
Ça me fait de la peine, mais il faut que je m'en aille (3)
Le félin, pour sa part, se tenait prudemment en retrait, espérant ainsi se soustraire aux manifestations les plus immédiates de l'ire de Yaga. Néanmoins, il pinçait par intermittence les cordes de sa guitare, incapable de résister à la tentation de les accompagner par la musique.
La sorcière pendant un instant observa ses invités, qui se figèrent sous son regard peu avenant, éprouvant une sensation comparable à celle de la cité de Pompéi face au Vésuve sur le point de déverser son magma incandescent. Cependant, l'éruption n'eut point lieu. Yaga se contenta de soupirer avant de distribuer à la ronde des verres emplis d'un breuvage verdâtre, effervescent et parcouru de flammèches dansantes.
Koschey contempla son verre et, soudain, se méprenant sur le contenu de son bocal, essuya une larme empreinte de nostalgie :
- Ah ! La fée verte, l'absinthe ! Ils buvaient de l'absinthe comme on boirait de l'eau (4)…Une éternité s'est écoulée depuis ma dernière dégustation. C'était en compagnie de ce peintre…, il fit claquer ses doigts comme pour solliciter de l'aide afin de raviver sa mémoire, … ce français aux œuvres si expressives… Van Gogh !
Il éleva alors sa coupe et déclara :
- À votre santé ! À la vie ! Et à tous les artistes qui la rendent supportable !
Sur ces paroles, il vida son verre d'un trait, promptement imité par ses compagnons. L'effet de la potion fut instantané : les comparses vacillèrent d'abord, puis se redressèrent, leurs regards perdant leur voile trouble pour devenir plus lucides.
- Eh bien, le vieux Sac d'Os et les jeunes Sacs à Vin, avez-vous suffisamment recouvré vos esprits pour entendre ce que j'ai à vous dire ? s'enquit la magicienne, balayant du regard la vaillante compagnie avec l'acuité d'un sergent instructeur jaugeant les bidasses fraîchement incorporés.
***
- Je vous ai invités, Messieurs, pour vous annoncer une nouvelle quelque peu désagréable (5)…, annonça Baba Yaga une fois ses invités installés dans son isba, autour de la table dépourvue de mets. Et ne me regardez pas comme ça, je n’ai pas eu ni le temps, ni l’envie de cuisiner, donc j’ai rien à vous offrir ! À moins que vous ne consentiez à patienter quelque peu, le temps que je vous prépare un mets véritablement princier et dans une poêle antiadhésive, ajouta-t-elle perfidement en pinçant la joue et en palpant le biceps de Jean le Prince, avec un sourire quelque peu sanguinaire.
Jean le Prince recula brusquement, manquant de basculer de sa chaise et le chat se glissa sous la table, craignant que le Prince ne suffise pas à l'élaboration de ce plat manifestement princier. Cependant, ni Koschey, ni Jeannot ne tressaillirent, parfaitement accoutumés à l'humour macabre de l'illustre sorcière.
Koschey se redressa et fit mine de se diriger vers la sortie en déclarant :
- Si, Vieille Mégère, tu nous as conviés uniquement pour t’adonner à tes plaisanteries discutables, sans même nous proposer à manger et à boire, je prends congé !
L'atmosphère se chargea d'électricité :
- Je ne suis point vieille, tonna Yaga avant d'ajouter d'un ton plus posé, Mégère, je l'accepte ! Reprends donc ta place, je ne vous ai pas tous mandés pour me gausser à vos dépens, je fais appel à vous car mon élève, ma chère Vassilissa s'est volatilisée...depuis plus de trois jours, conclut-elle d'un air quelque peu dramatique.
Jean le Prince prononça en se frottant discrètement la joue, les doigts de Baba s'étant révélés particulièrement fermes et le pincement fort désagréable :
- Trois jours, en voilà une belle affaire ! Elle a sans doute croisé la route de cette canaille lubrique de Prince Charmant et s'est enfuie avec lui, voilà tout !
Jeannot bondit de sa chaise, saisit le Prince par le col de son caftan et le secoua violemment en s'écriant :
- Pas ma Vassilissa ! Rétracte immédiatement tes propos, sinon...
- Du calme, mon jeune Padawan, intervint Koschey en tapotant avec bienveillance l'épaule de Jeannot. Le Prince plaisante, et son humour est encore plus déplorable que celui de Yaga ! Par ailleurs, je soupçonne que l'allusion de notre “pas si vieille que cela” mégère, à un certain ustensile antiadhésif l’a particulièrement mis en rogne. Néanmoins, je dois confesser que moi non plus, je ne saisis pas pleinement la raison de toute cette inquiétude concernant Vassilissa, trois jours ne représentant qu'un bref laps de temps à l'égard de l'éternité...
- Vassilissa est aussi ponctuelle qu'une horloge Suisse, soupira Yaga. Un retard de quelques heures serait déjà surprenant de sa part, alors trois jours… Je redoute fort qu'un malheur ne lui soit arrivé. Qui plus est, je ne parviens à la localiser ni dans l'assiette magique, ni dans les ondes de la source, qu'il s'agisse de l'eau vive ou de l'eau morte.
Jeannot tressaillit à l'évocation de l'eau vive, conscient que tous les êtres vivants devaient s'y refléter. Puis, manifestement apaisé par le fait que l'eau morte ne la reflétait pas davantage, et s'enquit, l'air déconcerté :
- Ainsi, elle n'appartient ni au monde des vivants, ni à celui des défunts ? Comment est-ce possible ?
Le Chat émergea progressivement de sous la table, d'abord le museau, puis le corps entier. Il s'installa avec nonchalance sur l'unique siège disponible et intervint pour épicer le débat :
- Elle doit ressembler à la Belle de ce conte, suggéra-t-il.
Puis en pinçant les cordes de sa guitare et entonna d'une voix d'outre-tombe, provoquant chez l'assemblée des grimaces dignes d'un violent mal de dents :
Dans les ténèbres obscures
Oscille une sépulture,
La princesse en ce cristal
Dort en un sommeil fatal.(6)
- Mais ferme ton clapet ! Tu n'es pas un chat tu es un oiseau de malheur, hurla Jeannot soutenu par les regards approbateurs de ses compagnons.
- Je dis ça, je dis rien, se rétracta immédiatement le félin, tout en évaluant ses chances de se cacher à nouveau sous la table.
Koschey posa les coudes sur la nappe, croisa les doigts sous son menton et déclara d'un air pensif :
- Néanmoins, il n'a pas entièrement tort. Tout cela est bien curieux. Je pense qu'il serait judicieux que l'un d'entre nous aille vérifier sur place.
Puis il ajouta avec un enthousiasme quelque peu malsain :
- Je me porte volontaire et je vais proposer au Professeur Ivanov de se joindre à ma quête !
- Par la même occasion, tu tenteras d’obtenir son pardon concernant ta bévue de la Saint-Valentin, n'est-ce pas ? C'est astucieux, mais de la jeune fille disparue, tu te soucies autant que de la première machine à vapeur de Barbara la Curieuse ! persifla Le Grand Loup Gris et compléta pompeusement : c'est à moi d'y aller ! Qui parmi nous a un meilleur flair que moi, pour pister la Belle ?
- Et chipper au passage quelques lapins d'élevage pour ta louve ? railla Jean le Prince. J'y vais ! Qui mieux que moi connaît la psychologie des Princes, et peut mieux déjouer cet escroc de Charmant !
Jeannot balaya du regard ses compagnons et déclara avec fermeté, bien que sa voix s'estompât en un murmure vers la fin de sa phrase :
- Et tu en profiteras pour acquérir quelques rosiers en pot et une jolie bague ! J'ai vu juste, n'est-ce pas ? C'est moi qui irai, car je le ferai uniquement pour Vassilissa et pour nulle autre raison… Que ce soit pour la Saint-Valentin ou non…
***
Jeannot se retrouva soudainement assis sur la chaussée, accueilli par les klaxons stridents et les invectives des automobilistes, fort heureusement peu nombreux à cette heure. Il se redressa avec difficulté, l'atterrissage s'étant avéré quelque peu brutal, puis claudiqua jusqu'au trottoir tout proche.
Époussetant sa chemise et son jean, il fut soudain saisi d'une émotion nostalgique intense : jean, baskets, chemisette, au lieu de la tenue folklorique ! Peu importait que le jean fût fabriqué à Odessa plutôt qu'en Amérique et arborât fièrement la marque LIVIS, ou que les baskets se prénommassent non moins fièrement Abibas. Ces détails étaient secondaires ; l'essentiel était qu'il se trouvait de retour chez lui, à Moscou, en ce quatorze juin 1981, et que sa montre Sinko (7) indiquait dix heures.
Il observa les alentours. La cour de l'immeuble où résidait Vassilissa baignait dans la quiétude légèrement somnolente de ce dimanche matin. Les jeunes enfants érigeaient des forteresses de sable dans le bac situé au cœur de la cour, tandis que les mères les surveillaient d'un regard à la fois attendri et vigilant, tout en conversant entre elles et en s'échangeant des conseils de tricot. Les bancs ombragés sous les arbres étaient occupés par des étudiants plongés dans leurs révisions, la période d'examens battant son plein.
À proximité immédiate de l'entrée principale de l’immeuble se tenait le conclave des doyennes de la résidence. Rien n'échappait à leur regard perçant, et aucune rumeur ne se dérobait à leurs oreilles attentives. En son for intérieur, Jeannot les surnommait le « Big Brother » ou « notre petit KGB ». Ce jour-là, la compagnie de ces respectables matrones était agrémentée par la présence d'un gentleman âgé que Jeannot n'aurait jamais osé qualifier de papy. Son maintien était impeccable, ses chaussures lustrées à la perfection, et sa canne ornée d'un pommeau en bronze représentant un cœur stylisé transpercé d'une flèche fermement ancrée au sol.
Jeannot s'approcha et les salua avec une grande courtoisie, gardant à l'esprit que l'une d'entre elles pouvait fort bien être une Yaga de ville. Il convenait donc de faire preuve d'une extrême prudence, juste pour le cas où… :
- Mes hommages, Baba Vera, Baba Luba, Baba Nâdiya, Baba Sopha (8) et… ?
- Tu peux m'appeler Deda Valia (9), fiston ! s'exclama gaiement le gentleman.
- Je ne l'oserai jamais ! murmura Jeannot d'une voix à peine perceptible, avant de poursuivre un peu plus distinctement : Bonjour, respectable Valentin... hélas, j'ignore votre patronyme...
Deda Valia éclata d'un rire sonore, perdant quelque peu de sa prestance :
- Respectable Valentin, et qui plus est, tu souhaites connaître mon patronyme ! Disons…, Sviatoslavovitch(10)! Quelle plaisanterie délicieuse ! Tu es assurément un jeune homme fort courtois, mais peut-être un tantinet trop réservé...
D'un geste presque imperceptible, le vieux monsieur sortit, on aurait pu croire de l'air, mais en réalité de sous le banc, un minuscule chaton noir qu'il plaça d'autorité dans les bras de Jeannot, tout en déclarant :
- Voilà, prends-le. Cela t'aidera, et ce sans tarder…
Jeannot, ne saisissant guère le rapport entre sa prétendue timidité et le chat, fit le geste pour le restituer lorsqu'il perçut le grincement caractéristique de la porte d'entrée de l'immeuble. Il pivota, les bras tendus encore chargés du petit félin, et se retrouva face à face avec Vassilissa. Cette dernière, ignorant totalement l'agitation qu'elle avait suscitée dans le Vingt-Septième royaume, émergea du porche, un filet à provisions se balançant au bout de son bras, tout en fredonnant une rengaine à la mode.
Elle s'immobilisa brusquement à la vue de Jeannot, et ils s'exclamèrent à l'unisson :
- Vassia ! Tu es vivante !
- Bien sûr ! Et tu voudrais que je sois morte ?
Jeannot, à qui les mots firent cruellement défaut face à une telle accusation, ne put que secouer la tête en signe de dénégation, avant de prononcer :
- Tu es en retard de trois bonnes journées ! Et on ne te voyait pas ni dans l’assiette de vision, ni dans la source d’eau Vive et Morte. Nous étions très inquiets...J’étais très inquiet !
Vassilissa leva les yeux au ciel et déclara, citant involontairement Koschey :
- Et alors ? Trois jours ne représentent qu'un bref laps de temps à l'égard de l'éternité... Pour être honnête, je me suis dissimulée à la détection magique - il y a des astuces pour cela - afin d'échapper à la surveillance d'une certaine indiscrète, que nous connaissons fort bien. De plus, le bonheur de retrouver mes parents m'a fait perdre la notion du temps. Ils m'avaient tellement manqué, avoua-t-elle avec un peu de gêne.
Et, pour détourner la conversation, elle s'exclama avec enthousiasme :
- Qu'il est chou ce petit chat ! C'est pour moi ?
Jeannot, qui vraiment n'était plus un Benêt, déposa la petite boule de poils noirs dans les mains de Vassilissa et déclara :
- Naturellement, c'est pour toi, un authentique chat noir pour une véritable sorcière. C'est pour Saint-Valentin, je suis parfaitement conscient que nous sommes en juin, mais...
La jeune sorcière serra le petit félin contre sa poitrine, lui gratta délicatement derrière l'oreille, geste qui fut instantanément récompensé par un ronronnement sonore, et acheva la phrase de Jeannot :
- Mais qui a décrété que Saint-Valentin ne venait qu'en février ? Sans doute le même imbécile qui a prétendu qu'il ne neigeait jamais au mois de juin !
Elle fit claquer ses doigts et, du ciel azuré estival, commencèrent à tomber d'épais flocons de neige...
- Et maintenant ? murmura Jeannot.
- Et maintenant on va faire comme dans la marine - on se tire ailleurs ! s'exclama joyeusement Vassilissa.
Elle saisit le bras de son ami et l'entraîna dans une course effrénée, riant aux éclats.
Épilogue
La modeste cour de l'immeuble, niché au cœur de Moscou, se recouvrit d'un épais manteau neigeux. Les respectables vieilles dames, postées devant l'entrée ne furent pas épargnées par les abondantes précipitations et rappelaient maintenant des bonshommes de neige un peu bizarres. Seul Deda Valia demeurait impeccable, comme protégé par un parapluie invisible. Il observait avec bienveillance Vassilissa et Jeannot s'éloigner en courant.
À vrai dire, il partageait pleinement l'opinion de la magicienne : la neige n'était nullement contrainte de ne tomber qu'en hiver, tout comme lui-même n'était point tenu de se manifester uniquement en février.
Il éprouvait une joie sincère pour ces deux jeunots qui commençaient à peine à tracer les premières lignes de leur histoire, et peu importait que leur conte débutât par l'apparition d'un petit chat noir plutôt que par la formule consacrée Il était une fois.
FIN
Notes :
- Kribli, krablé, boumse - une incantation dans la pièce La reine des neiges écrite par Schwartz, dramaturge russe, en 1938.
- Un chêne vert au creux de l'anse… - L’extrait de prologue de l’œuvre de Pouchkine Rouslan et Ludmila (1820), traduit par Gabriel Arout.
- Buvons encore une dernière fois… - Les paroles de la composition Il faut que je m’en aille de Graeme Allwright, interprétée pour la première fois en 1966.
- Ils buvaient de l'absinthe comme on boirait de l'eau - L'Absinthe Chanson de Barbara (1972).
- Je vous ai invités, Messieurs, pour vous annoncer une nouvelle quelque peu désagréable - la première phrase de la pièce Le Révizor (Acte premier scène I) écrite par Nikolaï Gogol en 1836, traduction de Marc Semenoff en 1922.
- Dans les ténèbres obscures…- Conte de la princesse morte et des sept chevaliers, Pouchkine (1833) traduction de Satho Tchimichkian.
- Livis, Abibas et Sinko - les inscriptions sur les contrefaçons qu’on pouvait réellement apercevoir dans les rues de Moscou dans les années quatre-vingt. (si mes souvenirs sont bons)
- Vera, Nadia, Luba et Sopha - diminutifs des prénoms Vera, Nadejda, Lubov et Sophia, qui se traduisent littéralement du russe par : Foi, Espoir, Amour et Sagesse. Le terme "Baba" est simplement employé pour désigner une grand-mère.
- Deda Valia - Deda ou Dedouchka désigne le grand-père en langue russe, tandis que Valia est un diminutif épicène du prénom Valentin.
- Sviatoslavovitch - En Russie, le patronyme est utilisé dans les conversations formelles ou respectueuses. Sviatoslavovitch dérive du prénom Sviatoslav, qui signifie littéralement Saint Glorieux.