Comment délivrer une princesse - Mode d’emploi incontournable.
Chapitre 1 : Comment délivrer une princesse. Mode d’emploi incontournable. Coécrit avec B7B14
7516 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 05/05/2025 15:16
Contribution au Défi du Forum de fanfictions.fr La Rébellion (mai 2019) en seconde chance
Écrite par B7B14 et Beauvais
L'écrivain à succès Alexis Bedniakoff, plus connu sous son nom de plume Alex Beds, regagna son studio, situé Place Marcel Aymé, l'endroit le plus bohème de Paris. Que voulez-vous, les obligations d'une célébrité naissante ! Il déposa négligemment son blouson aviateur dans un recoin de l'entrée, déjà encombrée d'objets hétéroclites, puis ôta avec un soupir de soulagement ses baskets onéreuses, mais particulièrement inconfortables en cette chaude journée d'août. Pieds nus, il se dirigea vers la cuisine en prenant soin d'éviter de regarder son salon, où l'ordinateur trônait tel un monument accusateur.
Force est d'admettre que notre héros traversait une période particulièrement délicate de son existence d'artiste. Son ouvrage Mon Frère, véritable succès de librairie, avait attiré sur lui l'attention des médias et des maisons d'édition. Porté par les ailes de sa réussite, il signa un contrat avec celle qui semblait la plus généreuse, sans se douter un instant que cette apparente libéralité s'accompagnait d'une rigueur implacable concernant les délais de remise des manuscrits. Tout retard était passible d'amendes, voire de menaces de poursuites judiciaires pour les plus lents ou les plus récalcitrants.
Pour le plus grand malheur d'Alexis, son nouveau roman, qu'il devait rendre dans moins d'un mois, n'était non seulement pas achevé, mais n'avait même pas été entamé. L'inspiration le fuyait telle une bête sauvage, ou plus précisément, tel un lapin apeuré. Les pages Word demeuraient donc désespérément immaculées, semblant contempler leur utilisateur avec un reproche à peine voilé.
Il avait tout entrepris pour séduire la Muse qui le délaissait avec obstination : parcourir des contrées lointaines, échanger sur le forum dédié à l'art d'écrire, se plonger dans les œuvres classiques, participer à des ateliers littéraires… Hélas, aucune de ces tentatives n'avait produit l'effet escompté. Erato(1), cette dame fantasque, persistait à lui refuser sa visite. Un jour, il alla même jusqu'à tenter d'accéder au deuxième niveau du jeu Vingt-Septième Royaume, dans l'espoir d'y puiser une inspiration salvatrice. Mais à chaque essai, il ne voyait s'afficher sur l'écran de son moniteur qu'une clef à molette virtuelle, accompagnée de l'inscription « Erreur 503 ».
Ce jour-là, il était fermement résolu à briser ce cycle infernal. Il se remémora les gestes accomplis trois ans auparavant, lorsqu'il avait pénétré la première fois dans l'univers fantastique du Vingt-Septième Royaume, un monde qu'il croyait parfois n'avoir qu'imaginé. Ainsi, il prépara méticuleusement le même thé, parcourut sa messagerie électronique saturée de courriels irrités de son éditeur, et s'efforça de retrouver son état d'esprit d'alors. Il aspira de toute son âme à un changement, à un tournant dans son existence et, après s'être mentalement recueilli, lança le jeu. L'écran vacilla un instant, comme s'il réfléchissait, puis afficha : « Niveau 2, entrer ou sauvegarder et fermer ». Alexis inspira profondément et, d'un geste déterminé, sans s'accorder le luxe de tergiverser, pressa la touche « Entrer ».
Un vortex à l'aspect inquiétant se matérialisa sur l'écran, accompagné d'un son évoquant une aspiration. Alex n'eut guère le loisir de s'interroger sur la différence notable avec sa première expérience, qu'il se trouva littéralement happé dans les abysses insondables de l'ordinateur.
***
Dans les confins insondables de l'univers, Baba Yaga (2) extirpa son assiette de vision (3). Elle se frotta les mains avec une délectation non dissimulée et s'exclama, la satisfaction transparaissant dans sa voix : « Enfin ! Je vais pouvoir savourer la suite de ce feuilleton captivant ! Un protagoniste a déjà fait son entrée en scène. Il ne reste plus qu'à convoquer les autres, et peut-être même à en introduire quelques nouveaux ! »
***
Au même moment, dans le Vingt-Septième Royaume (4), au palais de Kochtcheï l’Immortel(5).
Le sorcier, ravi de sa nouvelle immortalité qui le figeait à tout jamais à l’âge de vingt-cinq ans, s’installa confortablement sur son trône.
La salle de réception se remplissait rapidement des courtisans désireux d’être le plus près de ce Tsar illustre, immortel et craint par ses sujets.
Depuis quelques années, l’opulence régnait grâce aux revenus générés par les impôts, les taxes et les jeux de hasard, auxquels s’y ajoutaient les occasionnelles expéditions pour s'emparer des trésors des dragons, lui apportant non seulement une richesse matérielle considérable, mais aussi une renommée internationale pour ses prouesses. Bref, il jouissait d’une existence enviable : il s’adonnait aux plaisirs de la table, parfois avec excès, sans se soucier des dépenses, disposait des hommes loyaux pour veiller sur son château, et inspirait la crainte à ses sujets et même par-delà son Royaume.
Une sombre réputation l’entourait, laissant entendre qu’il aurait atteint l’immortalité par les arts occultes. Sans oublier de mentionner ses nombreuses conquêtes féminines, il attirait les jeunes demoiselles et les matrones plus mûres autant par sa réputation de coureur de jupons notoire et de Bad Boy que par son aura mystérieuse d’immortel.
Assis sur son trône, il contemplait la foule des courtisans avec une irritation grandissante, tous ces regards obséquieux des flagorneurs et tous ces soupirs enamourés des dames l’exaspéraient au plus haut point. Il sentit poindre en lui une velléité de rébellion, il voulait du changement, il voulait une montée d’adrénaline, mais il ne savait guère comment s’y prendre. Ni les tournois chevaleresques, ni les conflits armés avec ses voisins ne l’amusaient plus, que n’avait-il pas accès aux distractions tant vantées par son cher ami Alexis : le saut en parachute, le pilotage d’avion ou même, au pis aller, le French Cancan !
Parfois, certains jours, il se disait en son for intérieur, avec un soupir nostalgique : « Comme ils sont irritants, tous ces flatteurs ! Que n’aurais-je donné pour voir, à défaut de Kastous, ce sympathique Alexeï Petrovitch, nos exploits palpitants me manquent tellement ! »
Le seul être qu’il acceptait encore à ses côtés sans trop d’agacement était le Chat Savant(6), troubadour itinérant à la recherche de nouvelles épopées dignes des temps anciens, récemment arrivé en son château. Kochtcheï l’appréciait pour sa franchise, parfois très irrévérencieuse, et son endurance à l’alcool, qui pouvait rivaliser avec la sienne.
Ce jour-ci, le mage maléfique convia le Ménestrel à s’approcher de son trône. Après un repas copieusement arrosé qui dura trois heures, il se confia à lui d’une voix feutrée, soucieux de ne point éveiller la curiosité des derniers oisifs de la cour et bons à riens qui étaient encore présents malgré l’heure tardive :
— Regardez-moi ces retardataires, ils traînent encore dans cette salle en espérant entrer dans mes bonnes grâces ! Des conseillers, flatteurs de métier, tous des bons à rien et des lèche-bottes, disons le ainsi, pour demeurer poli et ne pas verser dans un langage grossier indigne de mon rang ! Ces dames qui se pâment à mes pieds, trop faciles ! Ils m’ennuient tous ! Je me morfonds, je me languis horriblement, bref, je m’emmerde, pour le dire dans un langage simple ! Que faire ? Cet état est devenu permanent ! Je vais dépérir si je continue ainsi ou sombrer dans l’alcool ! Faire quoi ?
Il se frappa une main sur le front, yeux brillants de joie à son idée.
— J’ai trouvé !
Son interlocuteur quadrupède l’observait à la dérobée, très intrigué de connaître cet éclair de génie qu’il redoutait quelque peu, en connaissant assez bien son illustre vis-à-vis.
— Je vais convoler en justes noces, je ne serais plus seul ! Au lieu de toute une cour d’incapables, je n’aurai qu’une seule femme à gérer ! Simple, non ?
Le Tsar se pencha vers le félin, tenta de lui effleurer le museau pour appuyer son propos, manqua de peu de l’éborgner, sa coordination, laissant à désirer. Le Chat Savant recula prestement, se tapota la tempe d’un geste universel signifiant « Tu as perdu la raison » et déclara :
— Es-tu cinglé ou plus ivre que je ne le pensais ? Ta mémoire est bien sélective pour oublier la catastrophique union avec Maria Morevna, la princesse du Trentième Royaume !
Le sourire s’effaça du visage du Kochtcheï, son regard se glaça, effrayant l'itinérant ménestrel qui se figea.
— Non, je ne l’ai pas oublié ! J’ai une excellente mémoire qui ne néglige rien ! Et ce n’est pas un petit verre en trop qui me la ferait perdre ! J’ai dit que je veux me marier et je vais me marier ! Rien, ni personne ne me fera changer d’avis ! Je dois bien trouver une distraction dans ma vie !
— En outre, ton raisonnement manque quelque peu de logique, miaula son interlocuteur. Un remariage ne ferait pas disparaître ta cour comme par enchantement. Il est fort probable que tu te retrouves avec les deux à gérer, de quoi rencontrer encore plus de difficultés. À moins, bien sûr, que tu ne choisisses une compagne capable d'y mettre bon ordre, conclut le chat d'un air fort pensif.
— Et ce n’est pas parce que j’ai essuyé un échec avec cette prétentieuse de Morevna qui m’a eu dans un moment de faiblesse que toutes les femmes sont ainsi !
Il se leva d’un bond de son trône et s’exclama, en levant les mains au ciel en geste de supplication.
— Je veux une épouse à mes côtés ! La solitude, telle une pierre en mon âme, me devient de plus en plus lourde ! Rien ne me fera dévier de ma décision !
Le Chat Conteur soupira et miaula :
— Très bien, alors bonne chance pour ta quête d’épouse ! Organisons, par exemple, un bal où les plus belles filles des royaumes voisins se feront une joie d’assister et tu choisiras parmi les plus jolies, comme le prince de Cendrillon !
Kochtcheï fit une moue et commenta :
— Ce n’est guère glorieux, un tel procédé ! Je le laisse de bon cœur à des roitelets de pacotille ! Je ne suis pas Kochtcheï l’Immortel Ier, fils d’Ivan Ivanovitch Ier, pour rien !
Son interlocuteur opina du chef, mine pensive.
— Kostia, n’as-tu pas songé que le mariage implique d’avoir des enfants et si tes enfants ou petits-enfants en viennent à convoiter ton trône, ne seras-tu pas en danger de devoir vivre en exil ou de mourir ?
— Ne dis pas des bêtises pareilles ! s’offusqua le sorcier. Je suis un immortel, impossible de me tuer, personne ne connaît l’emplacement de ma mort !
Un sourire carnassier se dessina sur son visage fin, donnant un frisson au Chat Savant.
— De plus, si j’ai des enfants avec ma chère épouse, je me ferai craindre et respecter d’eux, empêchant toute forme de révolte au sein de mon Royaume !
Soudain, une agitation résonna à la porte, un brouhaha s’éleva. Le Tsar ordonna sèchement :
— Pourquoi autant d’agitation ? Mais qu’est-ce que c’est qu’ce binz ?
Un héraut fit son entrée et s’approcha du tsar en jouant des coudes pour se frayer un chemin à travers la foule des courtisans, il déroula le parchemin et lut, d’une voix de Stentor :
— Oyez, oyez, les Braves Gens ! Nous, Vladimir Petrovitch II, Tsar souverain du Vingt-Quatrième Royaume, lançons un appel à tous les habitants, qu'ils soient nobles ou manants, de notre contrée et des terres avoisinantes. Partez en quête pour délivrer notre fille, la princesse Maria La Très-Belle (7), des griffes du redoutable et ignoble dragon tricéphale Zmeï Gorynytch (8). Le valeureux qui parviendra à la secourir se verra offrir sa main ainsi qu'une part de notre royaume en récompense. Signé Vladimir Petrovitch deuxième du nom.
Les sombres yeux du Tsar se tournèrent vers son confident, large sourire au visage et il exulta :
— Mon cher conteur, c’est l'occasion rêvée ! Je serais plus connu que le Persée grec, ce freluquet de roi insignifiant ! Mes exploits pour délivrer ma belle seront inscrits dans l’Histoire ! Allons-y !
Sa mine s’assombrit. Il chuchota pour que son interlocuteur ne l’entende point.
— Mais ceci veut dire que Zmeï est encore vivant ! Comment ai-je pu oublier qu’il est immortel lui aussi ? Il a trouvé un moyen de revenir à la vie… Par contre, j’irais délivrer la très belle Macha ! Une femme si belle et intelligente ne peut qu’être mon épouse !
— Et elle saura mettre de l’ordre dans ce poulailler, ajouta le Chat en désignant l’assistance. Elle a un caractère inflexible, selon les rumeurs !
Et Kochtcheï s’agita pour chasser les effluves de l’alcool qui assombrissaient son esprit. Il rassembla prestement provisions et équipements de toutes sortes — armes, armures et livres magiques — qui lui auraient permis de soutenir un siège d’une année entière, et non simplement de délivrer une princesse, sous le regard médusé du Chat qui peinait à suivre les mouvements du sorcier.
***
L'illustre, le redoutable, l'éternel Kochtcheï se tenait immobile devant un coffre, plongé dans une profonde méditation. Devait-il opter pour l'armure estivale, hivernale, celle d'apparat, ou toutes les trois ? Soudain, un bruit émanant d'un coffre voisin le fit tressaillir. Quelque chose s'agitait, grondait et se débattait à l'intérieur, produisant des sons susceptibles d'effrayer plus d'un mortel, mais pas notre intrépide sorcier ! Le Chat Savant, quant à lui, nullement téméraire, se dissimula promptement derrière les tentures, seuls ses yeux curieux restaient visibles. Le tsar sorcier, faisant preuve d'audace, ouvrit le bahut en question. Quelle ne fut pas sa stupéfaction lorsqu'au lieu des vêtements ou d’une bête féroce, il découvrit son ami très cher, Alexis, qui en émergea en éternuant — le produit antimites étant particulièrement allergisant — et déclara :
— Enfin ! J’ai failli crever là-dedans ! Tes larbins sont trop généreux quant à l'usage de pesticides, encore un peu, et l’œdème de Quincke (9) m’était garanti !
Éberlué, ne croyant pas ses yeux, le sorcier aida son compagnon à se libérer, et hurla de joie :
— Mon ami, Alexeï Petrovitch, tu viens à point nommé ! Viens, viens, nous affronterons à nouveau Zmeï Gorynytch ! Mais avant, il sied de t’accueillir, de te servir à manger et à boire ! Sans oublier de prendre de tes nouvelles ! On ne part pas le ventre vide, ni sans se soucier de son ami !
Kochtcheï l'observa avec une attention accrue et remarqua :
— Ton teint est bien pâle. Aurais-tu croisé le chemin d'un vampire qui se serait abreuvé de ton sang ?
Alexis, luttant contre la nausée provoquée par le déplacement entre les mondes, chancela légèrement et répliqua :
— Nul n'a bu de mon sang, hormis mon maudit éditeur…
— L'amitié avant tout ! s'exclama Kochtcheï. Je m'apprêtais à affronter un dragon et délivrer une princesse, mais je suis prêt à rendre visite à ce malandrin et à l'occire sans délai !
Alexis médita un instant, s'efforçant de résister à la tentation d'accompagner le sorcier pour une visite de courtoisie à son éditeur, ne serait-ce que pour observer la réaction de ce dernier face à l'apparition du personnage haut en couleur qu'était Kochtcheï. À contrecœur, il y renonça :
— Ta proposition d'affronter le dragon tricéphale me séduit davantage. Remettons ma sangsue d'éditeur à plus tard.
Et il ajouta silencieusement, en son for intérieur : « Je suis convaincu qu'un récit bien ficelé le rassasiera mieux que le sang de son malheureux auteur ».
De plus, son malaise commençant à se dissiper et la suggestion du magicien de festoyer tombant au bon moment, il ajouta avec entrain :
— Allons donc nous sustenter, trinquer, deviser, puis affronter et délivrer !
— Excellent programme !
Kochtcheï administra une tape amicale sur l'épaule d'Alexis, et les deux compères se dirigèrent vers la salle à manger privée du sorcier, suivis à distance prudente par le Chat Savant qui, ne sachant que penser du nouveau venu, se tenait en retrait…
***
Alexis, Kochtcheï et le Chat, s’installèrent autour de la table garnie des plats les plus exotiques et des alcools les plus divers. Entre deux bouchées, le sorcier interrogea son ami, lueur d’étonnement dans ses sombres yeux :
— Alexeï Petrovitch, pourquoi es-tu revenu chez moi ? Ta vie n’est plus aussi intéressante qu’auparavant ?
L’interpellé soupira, baissant le regard sur son verre de vodka, le vida d’un trait avant de lui répondre sur un ton traînant :
— J’ai des ennuis avec mon éditeur… J’ai un nouveau roman à soumettre dans moins d’un mois…. Et les Muses m’ont délaissé ! se lamenta-t-il. Alors, dans mon désespoir, je me suis tourné vers toi, mon ami ! J’espère ici et en ta compagnie trouver solution à ma situation ! En mon for intérieur, ces derniers jours, il m’est arrivé même de maudire mon éditeur ! Si pressé et si emmer…, Erato ne visite pas ses adeptes sur commande… Mes excuses pour mon langage peu adéquat.
Le sorcier souriant lui murmure :
— Liocha (10), mon ami, je suis ravi que tu viennes t’échapper, t’aérer l’esprit et les pensées et chercher l’inspiration dans mon Royaume ! Pourtant, je pensais bien que ton pays était plus intéressant, divertissant et inspirant que le mien, mais à t’entendre je me trompe lourdement !
Il déposa violemment son verre sur la table, manquant de peu de le briser, et affirma sur un ton qui démentait ses paroles :
— De mon côté, tout va bien, trop bien même !
Kochtcheï soupira d’exaspération, parcourant du regard l’assistance.
— Tellement bien que j’en meure ! Merci d’ailleurs pour tes conseils qui ont relevé l’économie nationale des cendres !
— Tu exagères, fit remarquer à voix basse le Chat Savant. C’est davantage ta cassette personnelle en tant que tsar qui s’en trouve enrichie ! Même auparavant, l’économie du Royaume se portait très bien ! Enfin, soit !
Le félin se redressa, prit un air docte et parodia sans vergogne le maître des lieux :
— « Nous, Kochtcheï, souverain de ces contrées, décrétons que l’économie s’est redressée, notre parole fait loi et est la seule vérité ! » Peuh !
Puis il ajouta en changeant de ton :
— Il ne te reste plus qu’à nous persuader que tu accomplis une mission divine !
Le tsar ignora le commentaire désobligeant, ne s’en fâchant même pas, et continua sur une même voix monocorde.
— Des courtisans bons à rien qui ne sont que des béni-oui-oui et des femmes différentes chaque soir, la routine me tue ! Je ne sais que faire !
Il se leva de son trône et lévita jusqu’à Alexis, lueur de joie dans ses yeux ténébreux.
— Et il y a peu, j’ai songé à me marier. Qui a dit qu’un tsar immortel doit s’emmerder seul ? Personne !
— Et ce n’est pas Ulysse, commenta le Ménestrel, fier de ses vastes connaissances.
— Il n’y a effectivement pire ennemi que l’ennui, confirma l’ex PDG, air songeur.
— C’est pour cela que j’ai l’intention de délivrer la Princesse Maria La Très-Belle. Macha sera mienne ! Qui dit que je dois jouer le rôle du méchant ravisseur de femme des autres ? ! Je veux maintenant être le libérateur ! Ne pourrais-je pas faire d’une pierre deux coups ? Accomplir une bonne action et contrecarrer les rumeurs pernicieuses qui m’attribuent des enlèvements, alors que les femmes se pressent à ma porte, et trouver une épouse légitime qui mettra de l’ordre parmi les courtisans !
— Pourquoi pas ? commenta Alexis Petrovitch. L’aventure avec toi tient mieux en forme qu’un centre sportif. De plus, aucun abonnement à payer ! Tout est meilleur que de se plier aux satanées exigences du délai d'écriture sur commande !
L’ancien PDG se leva de son siège pour donner une tape amicale au Chat Savant.
— Une opposition est libératrice ! Un changement d’air ! Hourra ! N’est-ce pas mon ami et confrère conteur ? D’ailleurs, que faites-vous ici ? Je vous imaginais encore perché sur ce chêne où le grand Pouchkine vous avait confiné en composant son œuvre immortelle Rousslan et Ludmila (11). N'oublions pas que les mots d'un génie prennent vie et substance et deviennent matériels en quelque sorte ! J’ignorais que vous étiez un proche du tsar !
— De mon côté, miaula le félin, je n’en pouvais plus de vivre dans ce chêne ! J’ai fini par avoir mal à la tête ! Tantôt à gauche, tantôt à droite, j’ai fait le tour de l’arbre sans voir venir l’inspiration pour autant ! Sans oublier que plus personne ne passe par mon coin ! Pour rédiger une nouvelle ballade ou encore mieux une nouvelle épopée, mon fantasme, il faut voyager ! Je ne suis pas une plante pour demeurer enraciné dans la terre ! Je suis un être libre, citoyen du monde ! Je désire ardemment que l’univers se souvienne de Baïoun comme d’un grand gouslar (12), meilleur qu’Homère pour les Grecs, meilleur que Joachim de Bellay pour les Français ! Pourquoi dois-je être limité à la perspective d’un chêne dans un Royaume méconnu, alors que je peux voyager et côtoyer les grandes figures politiques des Royaumes et du monde ?
— Et c’est ainsi que vous êtes devenu un nomade, commenta Alexis d’une voix avinée entre deux hochets, puis ajouta, en tentant de faire le V de victoire avec les doigts, sans y parvenir d’ailleurs, pour s’barrer à Katmandou / Ou au Népal. (13)
— Nomade, c’est peu dire ! s’offusqua le quadrupède. Je ne suis pas n’importe qui ! Je suis dans le secret des dieux… Euh, des tsars, devrais-je dire, de maints dirigeants, des stars et des peuples ! Et je leur chante des berceuses pour les endormir le soir. Mais toujours les deux à trois mêmes classiques : Au clair de la Lune, À la claire fontaine et Dodo l'enfant do, je m’enquiquine, je me fais suer, cela me casse les pieds ! Ça me fout le bourdon et je ne peux plus les entendre, ni les chanter ! Je ne veux pas que l’Histoire se rappelle de moi comme d’une nounou sans originalité ! Moi, qui suis un gouslar hors pair !
Le Chat bomba son torse d’orgueil, faisant apparaître une gousli de nulle part et pinça les cordes avec ses griffes, arrachant un rire étouffé au tsar qui recracha la vodka dans son verre avant d’éclater d’un rire homérique.
— Chat Savant, s’exclama Kochtcheï, tu me fais rire ! Mais il est certain que tu trouveras ta renommée auprès de moi ! Tu seras mon hagiographe (14) personnel ! En es-tu heureux ?
— Je ne m’y oppose pas, Kostia ! Si ça fait ma réputation, je suis satisfait ! Mais il ne faut pas que ton palais se transforme en prison dorée, en un autre chêne auquel je serai enchaîné, je veux chanter pour les peuples, pour le monde entier !
— Donc, nous partons à l’aventure, tous les trois ! Liocha et moi sommes les principaux et illustres guerriers et chevaliers qui délivrent une princesse des griffes du vil Dragon tricéphale ! Et toi, Chat, tu seras notre scribe et le chantre de nos exploits !
Il leva son verre dans les airs et hurla :
— À notre santé et pour la réalisation de notre mission !
Les trois trinquèrent une dernière fois avant de quitter la table, laissant aux serviteurs invisibles du tsar ranger le désordre.
***
Légèrement ivres après un repas copieux et quelques verres « pour la route », nos deux héros et, bien sûr, le chat se tenaient devant l'antre du dragon. Vêtus de cottes de mailles et armés de lourdes épées qui leur servaient, pour le moment, de béquilles, ils faisaient face à une grotte creusée dans le flanc de la montagne. Par décence, nous tairons le temps qu'il leur avait fallu pour arriver jusque-là.
Alexis, le plus éméché des trois, car il ne pouvait, dans le domaine de résistance aux effets pernicieux d'alcool magique, faire concurrence à un sorcier aussi âgé que maléfique et au félin du conte de fées, cria avec emphase :
— Bête ignoble, sort de ton trou, pour que nous t'occisons...t'occons, t'occissisissons… Bref pour qu'on te fasse passer de la vie au trépas ! Et nous te prdinon...prandinons… Bref, ce qui est à toi sera à nous !
Le dragon sortit l’une des têtes, les observa un moment et rugit :
— Maschinka, trois affreux veulent faire du mal à ton petit dragonou !
Un vacarme tonitruant résonna dans la grotte, et sous les yeux ébahis de nos compères apparut soudain une vision saisissante : une silhouette colossale de deux mètres, aux épaules puissantes, arborant de longues tresses cascadant jusqu'aux hanches et une poitrine opulente. Revêtue d'une armure rutilante, cette véritable walkyrie brandissait une lame redoutable. Elle émit alors un hurlement évoquant celui d'une banchée par sa puissance :
— Qui d'entre vous veut faire bobo à mon poussin tricéphale ?
— Lui ! s'exclamèrent à l'unisson Alexis et Kochtcheï, se désignant l'un l'autre du doigt, tous deux sidérés par cette apparition que nul ne pouvait qualifier d'angélique ou frêle. Le chat quant à lui recula de quelques pas pour se dissimuler derrière Alexis, le considérant comme le plus corpulent.
Walkyrie Maschinka abaissa son arme et s'exclama :
— Tiens, tiens ! Qui voilà ? Cette canaille osseuse de Kochtcheï avec un jeune freluquet et une bestiole de foire ! Le comble des guerriers !
Elle renifla d'un air méfiant, puis leva à nouveau son épée en vociférant :
— En plus, ils empestent l'alcool ! Je déteste les poivrots !
Alexis et le chat commencèrent à l’unisson :
— Je ne suis pas une bestiole et encore moins de foire…
— Mais, Madame, nous...
Ils s’interrompirent face au regard furieux de la dame et après un coup de coude à Alexis et un coup de pied au chat de la part de Kochtcheï. Ce dernier prit alors la parole pour poursuivre la conversation :
— Gente dame, dont la beauté éclipse les étoiles, dont l'intelligence n'a pas d'égale dans ce monde et les univers avoisinants et dont la force inspire le respect, nous vous présentons nos plus humbles excuses pour la conduite indigne d'un homme d'honneur, d'un sorcier maléfique et d’un Chat Savant ! L'astre de mon cœur ne seriez-vous pas, par le plus pur des hasards, la Princesse Maria Vladimirovna, que ce reptile a enlevé le mois dernier, et laquelle est recherchée par tous les chevaliers de ce royaume ? Nous pouvons le contraindre à vous rendre votre liberté, conclut Kochtcheï, avec une pointe de pathétique dans la voix.
— Il ne m'avait pas kidnappé ! Mon oisillon, m'a aidé à fuir le palais de mon père, ce monde machiste où j'étais obligé : broder, tricoter, filer, composer des vers et attendre un imbécile de prince sur son cheval blanc, source inépuisable de fumier ! Quant à moi, je nourrissais le désir ardent de m'envoler sur le dos d'un dragon, d'accomplir des prouesses et de me plonger non seulement dans des récits romantiques, mais aussi dans d'antiques grimoires ! À présent, tous mes souhaits sont exaucés ! Gardez-vous bien de tenter de me délivrer ! s’exclama avec fougue la Princesse.
Alexis, qui ce discours enflammé dégrisa, annonça d’un ton de PDG accompli et rompu dans le traitement des affaires douteuses :
— Alors, mettons-nous à la table de la négociation et trouvons un accord pour notre satisfaction mutuelle.
Il jeta un coup d’œil tout autour et ne trouvant aucune table continua :
— Installons-nous sur cette clairière et discutons en personnes responsables.
Le Tricéphale émergea entièrement de la grotte, s'installa sur la clairière, sa silhouette imposante occupant la majeure partie de l'espace de la « salle de pourparlers » improvisée. La princesse Maschinka prit place à ses côtés, s'adossant contre son flanc, son épée reposant sur les genoux.
Alexis et Kochtcheï se positionnèrent face à eux. Baïoun, légèrement en retrait, fit apparaître comme par enchantement une gousli qu'il déposa au sol devant lui, la retournant pour l'utiliser en guise de pupitre. Il y disposa un parchemin et une plume, également extraits de l'éther, s'apprêtant à consigner avec soin les termes de l'accord.
Alexis s'éclaircit la gorge et entama son discours avec le plus de conviction possible :
— Je soumets à l'honorable assemblée la proposition suivante. Cette proposition vise à satisfaire les aspirations de toutes les parties présentes. Commençons par énumérer nos desiderata : Le Dragon, majestueux tricéphale, souhaite préserver son existence et conserver la compagnie de la princesse Maria Vladimirovna ici présente. Cette dernière ne désire point regagner le palais paternel pour y contracter mariage. Kochtcheï souhaite trouver une épouse tendre envers lui et ferme envers… sa noble cour, votre serviteur et le Félin de ménestrel éprouvent un besoin pressant des sujets pour des nouvelles histoires qu’ils pourront, très certainement trouver dans les grimoires actuellement en possession du Dragon. Comment pouvons-nous concilier l'ensemble de ces éléments ? Je vous propose l'accord en ces termes :
1.Kochtcheï et Alexis renoncent à occire le Dragon.
Alexis, en habile diplomate, ne mentionna point la probabilité que c'étaient plutôt eux, et non le Dragon, qui risquaient de se trouver occis dans l'affrontement. Donc, il passa prestement au point suivant, avant que quiconque s’en aperçoive :
2.Kochtcheï s'abstient de ramener la princesse chez son père. Tout en renonçant, par la suite, à épouser ladite princesse.
L’énonciation de cet item provoqua un soupir de soulagement chez Kochtcheï et un reniflement d'indignation de la part de Maschinka. Alexis leur jeta un regard désapprobateur et continua :
3.Kochtcheï met en place une protection magique empêchant les autres chevaliers de retrouver la Princesse.
4.La princesse Maria Vladimirovna s'engage à trouver, au sein de son cercle de relations, une dame de la noblesse qui serait une épouse convenable pour Kochtcheï. Cette dernière devrait faire preuve de douceur envers son époux, tout en manifestant de la fermeté dans l'administration de sa cour.
À l'évocation de cet élément, Maschinka esquissa un sourire capable de faire reculer les armées ennemies et déclara :
— J'ai une sœur Hélène la Belle, qui n'a d'ailleurs rien de commun avec cette bêtasse de Belle Hélène des Grecs. Épouse-la, elle sera heureuse de quitter le nid familial où on la tient pour moins que rien, pour avoir son propre palais même avec toi, Sac d'Os, en prime ! Elle ressemble à une innocente marguerite, cependant, derrière cette apparence candide se dissimule une véritable Dionée attrape-mouches. Ta « basse-cour » de courtisans aura une belle « surprise »...
Maschinka adressa un clin d'œil complice à Kochtcheï et lui asséna une tape amicale sur l’épaule de tout son grand cœur, sans mesurer sa force, manquant de le faire tomber.
— Avez-vous terminé ? Puis-je poursuivre ? s'enquit Alexis, avec une pointe d'agacement dans la voix.
5.Le Dragon offre à Kochtcheï un grand coffre rempli d'or et de diamants.
6.Le Dragon remet à Alexis un coffre plus modeste, également garni d'or et de pierres précieuses et un recueil de contes inédits.
7.Le Dragon remet un ouvrage identique au félin ici présent.
Face aux regards quelque peu déconcertés de ses compagnons devant ces revendications financières inattendues Alexis déclara en guise de justification :
— Allons ! Nous n'avons pas entrepris ce périple pour rien, nous méritons une modeste rétribution, n'est-ce pas ?
8.Le Dragon conserve sa vie, sa princesse et la majeure partie de ses possessions, à l'exception de celles mentionnées ci-dessus.
9.Princesse ne rentre pas chez son père, n’épouse personne et mène la vie qu’elle désire.
Fait au Vingt-Septième Royaume en l’an de grâce...
Bedniakoff scruta attentivement les autres protagonistes et, sans leur accorder le temps nécessaire à la réflexion pour formuler d'éventuelles objections, ordonna d'un ton péremptoire :
— Apposez votre signature au bas de la page !
Quelque peu bousculés par une telle fougue et précipitation, tous les participants s'exécutèrent. Même le dragon y apposa l'empreinte de sa griffe, la patte entière étant manifestement trop imposante pour cette tâche.
— Voilà une affaire rondement menée, exhala Alexis avec une satisfaction non dissimulée.
***
Sitôt la dernière signature apposée sur le traité et les biens matériels remis aux principaux intéressés, l'atmosphère parut se densifier. Une brise soudaine balaya la clairière, faisant frémir le feuillage des arbres et courber les herbes. Au loin, le tonnerre gronda et un éclair fendit le ciel. Au lieu de s'estomper, celui-ci se métamorphosa en lettres incandescentes : « Niveau 2 terminé ». Ces caractères flamboyants scintillèrent un instant avant de se muer en : « Niveau 3 » ou « Sauvegarder et Quitter ». Sous chacune de ces inscriptions surgirent des portes — celle du « Niveau 3 » évoquant l'entrée de la salle de réception du château de Kochtcheï, tandis que celle de « Quitter » était le parfait sosie de la porte de l'appartement parisien d'Alexis.
Alexis réalisa que l'heure du départ était venue. Il se tourna vers ses compagnons d'aventure, étreignit chaleureusement Kochtcheï, son ami immortel, et s'apprêta à faire un baisemain à la princesse. Celle-ci, cependant, l'attira dans une accolade amicale avant de lui asséner un vigoureux coup sur le biceps, murmurant d'une voix plus émue qu'elle ne l'aurait souhaité : « Pas de chichis entre nous ! »
Il se dirigea ensuite vers le chat, lui gratta l'oreille avec une familiarité irrévérencieuse, provoquant à la grande confusion de ce dernier un ronronnement, comme si le félin n'était pas un Baïoun respectable mais un simple chat de gouttière, et chuchota : « À bientôt, cher confrère ! »
Pour conclure, Bedniakoff donna une petite claque affectueuse sur le museau de la tête centrale du dragon, qui en perdit presque l'usage de la parole face à une telle désinvolture, et lança : « Adieu, futur stock de maroquinerie pour dames ! »
Après un ultime geste de la main, il franchit la porte qui ressemblait tant à celle de sa mansarde.
***
Épilogue
Dans les confins insondables de l'univers, Baba Yaga s'arracha à regret de la contemplation des scènes dans son assiette magique et se redressa. Elle s'apprêtait déjà à la ranger lorsqu'une idée traversa son esprit fertile en facéties. Elle se rassit, tapota pensivement le rebord de l'assiette et prononça : « Allons, je suis incapable de résister à la tentation de voir un court extrait supplémentaire, juste la prise en main du palais de Kochtcheï par sa tendre épouse, Hélène la Belle. Assurément, je ne veux pas manquer cela ! »
***
La salle de réception au Palais de Kochtcheï était comble, tous les courtisans se pressant autour de la jeune reine, épouse du redoutable Kochtcheï, pour la féliciter de son mariage et lui témoigner leur dévotion. Nombreux étaient ceux qui la plaignaient en secret, déplorant qu'une si belle et jeune femme soit tombée entre les griffes de ce monstre immortel. D'autres l'enviaient, si jeunette et déjà reine, immensément riche de surcroît. Certains même se moquaient d'elle, la jugeant naïve… Et tous réfléchissaient avec frénésie au profit qu'ils pourraient tirer de cette ravissante ingénue.
La reine se tenait debout sur l'estrade, juste à côté du trône de son époux. Elle était d'une fraîcheur et d'une beauté saisissantes, avec ses nattes blondes encadrant son visage de poupée aux traits réguliers, et ses yeux bleus candides qui l'illuminaient de douceur. Elle évoquait une fleur des champs fraîchement éclose, une délicate marguerite en somme…
Soudain, cette fleurette ouvrit la bouche et prononça d'une voix douce et mélodieuse, en parcourant l'assemblée du regard :
— Nos chers sujets, votre nombre est tel que nous, votre souveraine, Hélène la Belle, peinons à mémoriser l'ensemble de vos noms. Ainsi, pour demain matin, nous décrétons que chacun d'entre vous nous remet un curriculum vitæ exhaustif, comprenant vos noms, rangs et qualités. Ce document devra également préciser vos contributions et aptitudes au service de notre noble nation, sans omettre votre patrimoine, l'ensemble de vos revenus, impôts et taxes acquittés, ainsi que les exonérations dont vous bénéficiez. Et prenez garde, toute inexactitude va me mécontenter, et franchement je vous conseille de ne pas provoquer mon déplaisir !
À ces paroles, elle esquissa un sourire bienveillant, mais cette apparente douceur le rendit plus terrifiant encore que le rictus de Kochtcheï en colère. Un frisson d'effroi parcourut l'assemblée.
Puis elle haussa légèrement le ton, laissant transparaître une inflexion métallique que les plus attentifs ne manquèrent pas de percevoir :
— Jusqu'à réception de ce document, je vous considère tous comme des parasites improductifs. Par conséquent, DEHORS !
Elle reprit son souffle et observa avec une satisfaction manifeste la cohue provoquée par ses sujets se précipitant vers les portes de la salle.
***
Walkyrie Maschinka et le Dragon tricéphale prirent place devant l'entrée de la caverne, un échiquier disposé entre eux, s'apprêtant à entamer une nouvelle partie.
— Quel sera l'enjeu, cette fois-ci ? s'enquit la Princesse.
— Le perdant fera la vaisselle toute la semaine ! N'éprouves-tu pas quelque appréhension devant ce gage ? Car c'est bien moi qui remporterai la victoire. Comme on le dit, une tête c'est bien, mais trois têtes c'est mieux, se délecta par avance le dragon.
— Une tête bien pleine vaut mieux que trois vides, soupira Maschinka. Et non, je ne redoute point la défaite. En revanche, je crains pour l'intégrité de notre vaisselle…
***
Le chat savant se tenait sur la place centrale de la capitale du Vingt-Septième Royaume, une gousli fermement serrée dans les pattes, son chapeau posé sur le sol à ses pieds, dans l'attente de menue monnaie. Il releva son regard et contempla avec ravissement la voûte céleste d'un bleu limpide, que nul rameau de chêne, objet de son aversion, ne venait obscurcir.
Il fredonna :
— Je suis né pour te connaître / Pour te nommer / Liberté. (15)
Puis il pinça les cordes de son instrument et chanta :
Écoutez les braves gens,
Ce conte épique saisissant,
C'est l'histoire d'un mariage,
D'un dragon et d'un roman
N'est ce pas déjà intéressant ?
***
Dans les locaux parisiens d'une prestigieuse maison d'édition, dont nous tairons le nom par discrétion, une figure haute en couleur fit son entrée dans le bureau de la direction, un personnage grand et maigre à faire peur, paré de soieries, de cuirs et de fourrures et arborant de nombreux bijoux. Il tenait d'une main une épée magnifique à la garde sertie de diamants, et de l'autre un long fouet. Kochtcheï, car c'était bien lui, s'avança d'un pas décidé vers le bureau de l'éditeur. Se penchant sur lui pour le dominer de toute sa stature, il leva son glaive et siffla entre ses dents :
— Est-ce toi, la sangsue indigne qui se repaît du sang des nobles hommes de lettres ?
— Mais qui êtes-vous ? s'exclama le maître des lieux se reculant légèrement pour s'appuyer contre le dossier de son fauteuil.
Puis, d'un ton nettement plus posé et empreint d'une certaine admiration, il poursuivit :
— Peu importe, en réalité. Si votre plume est, ne serait-ce que la moitié aussi habile que votre présentation, j'acquiers sans hésiter les droits de votre prochain roman… Et je mènerai une telle campagne de pub avec vous dans le rôle principal, que même un navet se vendrait comme des petits pains…
Kochtcheï, ignorant complètement le concept de publicité mais saisissant parfaitement le sens du mot « campagne », qu'il s'agisse de guerre ou de beuverie, abaissa son épée, prit place sur le siège face au bureau et s'enquit :
— Une campagne avec des sauts en parachute et du French Cancan ?
— Même avec toute la troupe du Moulin Rouge si cela vous chante, répondit l'éditeur en se frottant les mains d'anticipation.
***
Et Alexis dans tout cela ? Eh bien, dès son retour dans son appartement parisien et après avoir bu un bon thé, il s'installa confortablement devant son ordinateur, supprima tous les messages rageurs de l’éditeur, ouvrit une page vierge de Word et écrivit :
Comment délivrer une princesse
Roman
Par Alex Beds
Chapitre 1
L'écrivain à succès Alexis Bedniakoff regagna son studio, niché Place Marcel Aymé, au cœur du quartier le plus bohème de Paris…
FIN
Notes :
(1) Erato — C'est la Muse de la poésie et de l'écriture, fille de Zeus et de Mnémosyne.
(2) Baba Yaga — Méchante sorcière de folklore slave.
(3) Assiette de vision — Artefact permettant la vision à distance dans les contes slaves composé d'une assiette et d'une pomme. La pomme roule sur l'assiette et montre ce qui se passe dans le monde.
(4) Vingt-Septième Royaume — Un royaume des contes de fées issus de folklore slave. Trideviatoe tsarstvo, littéralement Royaume plus loin que trois fois neuf terres.
(5) Kochtcheï l’Immortel — Méchant sorcier de folklore slave.
(6) Le Chat Savant, ou Kot Baïoun — Dans le folklore slave il est un chat énorme, à la voix magique, qui endormait les voyageurs qui l'entendaient. Il est un chat-sorcier qui tuait sans pitié ceux qui arrivaient à lui. Cependant, nous préférons nous attacher à la version plus bienveillante du Chat Savant, immortalisée dans l'œuvre de Pouchkine Rousslan et Ludmila. Ce personnage fascinant, résidant dans un chêne majestueux, se révèle être un Conteur hors pair, captivant son auditoire par ses histoires et contes merveilleux.
(7) Maria La Très Belle ou Maria Premoudraya (La Très Sage) — Elle est une figure emblématique des contes slaves. Il convient de ne pas la confondre avec Maria Morevna, femme guerrière qui, selon certaines légendes, aurait été l'épouse de Kochtcheï, et la seule qui soit parvenue à l’emprisonner.
Dans la langue russe, le prénom Maria se décline en plusieurs diminutifs, parmi lesquels on trouve Macha et Maschinka. Ce dernier est particulièrement affectueux et pourrait se traduire par « Ma toute petite Marie ».
(8) Zmeï Gorynytch, ou Dragon Tricéphale — Dragon des contes russes à trois têtes, crachant du feu. Représentation du Mal, il est le gardien de trésors et enlève des princesses, s’opposant au preux chevalier.
(9) L’œdème de Quincke — Un gonflement rapide de la peau et des muqueuses au niveau de la tête et du cou. Ce phénomène est lié à une réaction allergique. S’il s’accompagne de difficultés respiratoires, c'est une urgence médicale.
(10) Liocha — Diminutif russe pour le prénom Alexeï, prénom équivalent à Alexis en français.
(11) Rousslan et Ludmila — Poème d’Alexandre Pouchkine publié en 1820 où il détaille l’existence de Kot Baïoun : « Un chêne vert au creux de l'anse. / Sa chaîne d'or fixée au tronc / Un chat savant, dans le silence, / Nuit et jour déambule en rond. / À droite il chante une rengaine, / À gauche il ronronne un secret. », Prologue du poème, traduction par Gabriel Arout.
(12) Gouslar, Gousli — Un gouslar est un joueur de gousli, sorte d’aède slave. La gousli est un instrument à corde similaire à la lyre ou à la cithare.
(13) Le vers « pour s’barrer à Katmandou / Ou au Népal » provient de la chanson Marche à l'ombre de Renaud en 1980.
(14) Hagiographe — Auteur de hagiographie, récits qui embellissent excessivement un personnage.
(15) Le vers « Je suis né pour te connaître / Pour te nommer / Liberté » est tiré du poème Liberté de Paul Eluard en 1942.